Les 5 jours du condor
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Les 5 jours du condor
Les 5 jours du condor 6 septembre 1996 Le grand patron, Barry Stonewalker, est venu spécialement des EtatsUnis pour me rendre visite. Je l’aime bien. C’est lui qui m’a engagé comme directeur il y a cinq ans. Il est tout sourire. Il m’apporte un magnifique diplôme, encadré de bois doré, celui de manager de l’année. Et, cerise sur le gâteau, un certificat de stock-options, d’une valeur de 50'000 dollars. C’est Christiane, mon épouse, qui va être contente, elle qui se plaint qu’on n’arrive jamais à boucler les fins de mois. Et mes enfants, David et Andrea, qu’est-ce qu’ils vont être fiers de moi ! pour me rendre visite. Je le connais peu. Il vient des finances. Il a l’air contrarié. Les chiffres ne sont pas bons. J’ai pourtant restructuré, licencié, délocalisé, coupé les dépenses, élagué l’assortiment, lancé de nouveaux produits à haute valeur ajoutée, remplacé et déplacé des collaborateurs. Rien n'y a fait. m’appeler un taxi. Les employés se terrent dans leurs bureaux. Lâche, je suis tenté de blâmer Pierre Viret qui, accaparé par ses examens médicaux et ses traitements chimiothérapeutiques, vient de plus en plus sporadiquement travailler. 27 juin 2003 Puis John Terry m’informe qu’il ne peut déjeuner avec moi, devant prendre un avion pour l’Allemagne. Penaud, je vais manger à la cafétéria, seul à une table. La réceptionniste me lorgne d’un air dubitatif, les autres employés évitent mon regard. A midi, nous allons chez Girardet , à Crissier, dans ma voiture de fonction, une BMW 535, que j’aime bichonner le week-end. C’est à 16h30 que nous rentrons, guillerets. La réceptionniste m’observe d’un air admiratif. Des employés passent dans les couloirs, sans motif apparent, pour tenter de croiser nos regards. 13 janvier 2000 Le grand patron, Jerry Jones, est venu spécialement des Etats-Unis pour me voir. Je ne l’avais jamais rencontré. Il est accompagné du general counsel (un avocat) et du global human resources manager. Ils ont un arrangement à me proposer et des papiers à signer. Si seulement Pierre Viret, le directeur des ventes et du marketing, n’était pas venu me voir tôt ce matin avec ses problèmes. Les larmes au yeux, il m’avait annoncé qu’il avait un cancer, difficile à traiter. Je lui avais tendu ma boîte de Kleenex, en lui disant que tout allait s’arranger. Un nouveau directeur, transféré d’Allemagne, va me remplacer. En dix minutes, tout est réglé. Je laisse ma BMW au garage de l’entreprise. La réceptionniste me toise d’un air méprisant quand je lui demande un carton pour emporter mes affaires personnelles et de 11 novembre 1998 Le grand patron, John Terry, est venu spécialement des Etats-Unis -8 27 septembre 2004 Je suis en train de participer au bouclement des comptes du mois de septembre. Heureusement tous les chiffres concordent. Comment va réagir Christiane ? Que vont dire David et Andrea ? Dans mon désespoir, j’ai une pensée furtive pour Pierre Viret, dont je n’ai pas reçu, ni demandé, de nouvelles depuis plus d’un an. Christiane m’a téléphoné l’autre jour. Elle a rencontré " l’homme de sa vie " et veut divorcer. David et Andrea l’adorent. Ils vont partir aux Maldives pour les relâches. Le grand patron est venu spécialement de France pour voir notre grand chef, tout sourire. Il lui apporte un magnifique diplôme, encadré de bois doré, celui de manager de l’année. A midi, ils vont manger chez Rochat, à Crissier, dans la voiture de fonction de mon chef, une Mercedes 300, qu’il aime bichonner durant le week-end. J’ai enfin pris le courage d’appeler Mme Viret. Son mari est au CHUV. Elle n’a plus beaucoup d’espoir. Pendant la pause de midi, je vais le voir. C’est vrai qu’il n’a pas l’air bien. Je lui parle de mes problèmes. Comme j’ai les larmes aux yeux, il me tend une boîte de Kleenex, en me disant que tout va s’arranger. Je lui demande de pardonner mon indifférence et mon manque de charité à son égard. Il me serre la main. Ils rentrent à 16h30, guillerets. La réceptionniste les observe d’un air admiratif. Des employés passent dans les couloirs, sans motif apparent, pour tenter de croiser leurs regards. A la sortie, je me sens bien. Une sentence, que je répétais souvent quand j’étais grand manager, me revient brusquement à l’esprit : Après deux ans de chômage et une longue période de revenu minimal de réinsertion (RMR), cela fait bientôt dix mois que je travaille dans cette entreprise, comme comptable. Je partage un grand bureau avec trois autres collègues et quelques plantes vertes. " Quand bien même on lui couperait les ailes, un condor ne deviendra jamais un poulet ". Et pour la première fois depuis dix ans, je retourne au travail en sifflant. Je me demande ce que devient Christiane. David et Andrea me manquent. Et Pierre Viret, est-il encore vivant ? François Bel Conseiller en personnel, Permanence Trav’aïe ! -9- Bulletin EMDT hiver 04-05