Orange sa mère

Transcription

Orange sa mère
“La terre accouchait avec les fers et mourait peu à peu sous le fer ; car elle n’était ni aimée, ni haïe,
elle n’était l’objet ni de prières ni de malédictions.”
John Steinbeck, Les Raisins de la colère
J’ai grimpé à un arbre pour gagner mon pin, respirer un peu en compagnie des épines de salaire pur.
J’ai marché sur une branche professionnelle (CQP Vendeur/Conseil en Fruits et légumes), marché,
marché et encore marché, pour enfin, arriver au Marché d’Intérêt National de Rungis, le MIN. Le
MIN n’est pas d’or, sachez-le, il roule dessus, s’en fait, mais ne l’est pas. Très tôt le matin, il se dore
à la lune finissante. Le MIN me la fait mauvaise.
Oranges alignées, cordes-à-lingées, enfilées en masse, superposées, regroupées, en voyant cela, me
prend une réelle envie de pleurer, entassées, méprisées, rangées, je pense à l’arrangement céleste
des constellations d’oranges dans le cosmos de feuilles, remisées, dérangées, arrachées à leur
dignité leur tranquillité leur terre natale
« Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé, le
bulbe tératique de la nuit, germé de nos bassesses et de nos renoncements. Et nos gestes imbéciles
et fous pour faire revivre l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon ombilical restitué à
sa splendeur fragile, le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang, des épousailles
véridiques. »
Aimé Césaire, Cahiers d’un retour au pays natal
À Rungis, Aimé Césaire est une orange.
L’intention que l’on porte à une chose, un être, une orange, la nourrit, la berce, l’enveloppe. À
Rungis, les oranges rien à foutre, c’est pour la thune pleurent en silence à l’étroit dans leur cagette.
On parle des terribles conditions d’élevage des porcs, je veux lancer, avec grand sérieux, le débat
sur les terribles conditions d’élevage des fruits et légumes, de leur condition de transport, de leur
traitement, pas seulement seulement chimique mais aussi éthique.
Je dis que l’homme ne descend pas seulement du singe, mais aussi de l’arbre.
Il en descend les mains pleines de fruits arrachés. Le cœur vide d’amour. Les poches trouées
d’ignorance.
L’arbre de la connaissance est pulvérisé d’engrais chimiques de synthèses, dépouillé de ses
enseignements, eux-mêmes entassés dans des cageots à Rungis.
Quand je croque une orange de Rungis, je con-nais, nais avec, un exil en larme, et deviens cet exil en
larme.
« Les Bushmens (citoyens d’Afrique australe) possèdent le langage de la nature ils s’adressent au
vent, à la lune, au soleil, au sable, aux herbes, aux animaux, ils se placent très très bas dans la
hiérarchie de la nature pour eux la hyène ou le chacal sont plus importants qu’eux, ils dialoguent
avec toutes les choses vivantes dans cet environnement. »
Alain Degré dans le film Le Monde selon Tippi, 1997
Qui se placerait en dessous de l’orange ? Newton, lui, s’est bien placé en dessous de la pomme.

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