L`ANCIEN REGIME . - Collège Saint Pierre
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L`ANCIEN REGIME . - Collège Saint Pierre
1 L’ANCIEN REGIME . PREMIERE SECTION : UN SYSTEME POLITIQUE ET SOCIAL. I. Définitions. Revoir les notions de science politique, et en particulier Etat , Nation, système/régime politique. Se reporter au glossaire, notamment à l'expression Ancien Régime*. II. Caractères généraux A. Diversité des formes politiques avant 1789 : 1. Monarchie ou République (Suisse, Venise, Provinces-Unies). 2. Monarchie absolue (France) ou tempérée (Grande-Bretagne). 3. Monarchie de droit divin ou non (despotisme éclairé). 4. Monarchie laïque ou ecclésiastique (Etats pontificaux ; principauté archiépiscopale, épiscopale ou abbatiale). B. Absence de démocratie*, y compris dans les républiques (aristocraties ou ploutocraties, ou les deux). C. Absence de régime constitutionnel stricto sensu . D. Absence d’isonomie (pas de statut uniforme des administrés). III. Contenu. A. Le système. 1. Le droit a) Les lois fondamentales* du Royaume ou constitutions. Les lois fondamentales, également appelées constitutions, sont des règles constitutionnelles traditionnelles relevant en grande partie du droit coutumier (c'est-à-dire non écrit). Elles concernent essentiellement l'organisation de l'Etat , et notamment les modalités de la succession (hérédité, primogéniture masculine), l'inaliénabilité* du domaine de la Couronne (ou domaine royal), la religion ainsi que le consentement des Etats généraux pour tout nouvel impôt. Ces règles constituent des limitations du pouvoir, et personne, pas même le Roi, ne peut les modifier. b) La législation. La législation, au départ fort disparate, tend à s'uniformiser à l'échelle de la France, et ceci suite à l'extension des échanges (économiques, sociaux, culturels) ainsi qu'à l'action centralisatrice des rois, qui légifèrent de plus en plus pour le royaume tout entier. Cependant, la France reste un pays compartimenté, fragmenté par le maintien de nombreuses différences régionales et locales, voire sociales et même individuelles . Ceci résulte d'une politique soucieuse de maintenir, sous la pression des intéressés et souvent dans l'intérêt même de la monarchie, des droits acquis : statuts, monopoles et privilèges maintenus à des régions (ex.: prédominance du droit écrit au sud de la Loire, et du droit coutumier au nord), à des provinces (les principautés devenues provinces par leur agrégation au royaume ont gardé nombre de lois et règlements distincts), à des communautés locales, à des groupes (notamment professionnels) et même à des individus. c) La justice et les Parlements. En France, un Parlement* n'est pas, comme en Grande-Bretagne, une assemblée représentative mais bien une cour de justice suprême , c'est-à-dire qu'il rend la justice en dernier ressort au nom du Roi - sans parler des crimes les plus graves qu'il traite directement. Issu, à l'origine, de la Curia Regis qui s'est peu à peu divisée en conseils spécialisés, le Parlement, unique dans un premier temps (1260), a son siège à Paris ; réellement organisé à partir de 1278, il exerce sa juridiction sur près de la moitié de la France. Les autres Parlements (on en comptera treize à la fin de l'Ancien Régime) ont été institués dans les grands fiefs après la réunion de ceux-ci à la Couronne. E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 2 1/ Personnel. a/ Composition. Les parlementaires sont pour la plupart des juges professionnels (sauf les pairs et seigneurs, membres de droit), et en forte majorité laïques b/ Désignation. Inamovibles depuis le début du XVe siècle, les parlementaires ont obtenu l'hérédité de leur charge en 1604 (édit de la Paulette) ; la charge était vénale depuis le règne de Louis XII (1498-1515). Auparavant, les parlementaires étaient nommés par le Roi au XIVe siècle (d'abord pour un an, puis à la discrétion du Roi) ; à partir de 1401, ils se renouvelaient par cooptation. c/ Privilèges. Une charge de parlementaire confère la noblesse héréditaire depuis 1649 (Parlement de Paris) et de 1704 (tous les Parlements du royaume). 2/ Compétences particulières. Le Parlement a gardé de son rôle originel de conseil deux fonctions qui l'associent à l'action législative du Roi comme garant du droit et de la légalité : a/ la vérification , qui consiste à contrôler la compatibilité d'une loi nouvelle avec les lois existantes, et surtout sa conformité aux lois fondamentales. La vérification est assortie d'un droit de remontrance * qui permet au Parlement, par un exposé motivé, de suggérer des amendements à une loi nouvelle (voire d'amener le souverain à y renoncer), et cela avant de procéder à son enregistrement. b/ l'enregistrement *(transcription dans ses registres) d'une loi nouvelle, qui doit passer par cette procédure pour être exécutoire. Néanmoins, le Roi reste en mesure de reprendre l'initiative : par des lettres de jussion *, c'est-à-dire un ordre écrit prescrivant l'enregistrement ; en cas de nouveau blocage (itératives remontrances ), le roi pourra tenir un lit de justice *, c'est-à-dire une séance solennelle du Parlement sous sa présidence (ou celle de son représentant) pour forcer l'enregistrement. Dans ce cas, en effet, la présence du Roi, source de toute justice, suspend automatiquement toute délégation de pouvoir aux parlementaires, lesquels n'ont plus qu'à s'exécuter. 2. Le gouvernement et ses structures, sous la direction du Roi. a) Organes de gouvernement : ministres et conseillers. - Le chancelier (littéralement gardien du chancel , le sceau du roi), premier personnage de l'Etat après le roi, est son lieutenant, c'est-à-dire son remplaçant (par exemple pour présider les Etats généraux ou un lit de justice*). Il est le chef de la justice, de la police et de l'administration ; il dirige la chancellerie (notaires et secrétaires du Roi, au total 60 personnes au début du XVIIe siècle, et près de 300 en 1789). Il est en outre l'autorité de tutelle des institutions d'enseignement (y compris les Universités), des imprimeurs et des libraires. Le chancelier est inamovible. C'est seulement en cas d'absence, de maladie ou de mésentente avec le roi qu'il peut être contraint de laisser les sceaux à un officier qui, lui, est amovible, le garde des Sceaux. - Les secrétaires d'Etat (ministres) ne composent pas un gouvernement (ou ministère) à proprement parler, puisqu'ils ne tiennent pas de réunions régulières pour décider d'une politique d'ensemble. Ils n'ont de comptes à rendre qu'au Roi, qui les nomme et les révoque, et qui peut en outre prendre des conseils par ailleurs. Les attributions sont souvent mal définies ou se chevauchent. b) Administration L'organisation administrative du Royaume est relativement centralisée, hiérarchisée et spécialisée. Comme actuellement, le découpage territorial diffère selon le domaine concerné : - armée : 39 gouvernements ; - justice : 17 instances suprêmes (13 Parlements et 4 Conseils souverains) ; en-dessous, les bailliages (sénéchaussées dans le Midi), les justices seigneuriales et les tribunaux E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 3 ecclésiastiques ; - fiscalité : nombreuses catégories ; - Eglise : province/évêché (135)/doyenné/paroisse. La circonscription civile la plus importante est la généralité 1 (il y en a 34), correspondant à peu près à la province des siècles passés. Elle est divisée en subdélégations , elles-mêmes subdivisées en bailliages (ou sénéchaussées) comprenant un certain nombre de paroisses . La généralité est placée sous la direction d'un intendant , dont les compétences sont très étendues (justice, police, finances, administration) ; il est nommé et révoqué par le Roi, à qui il doit rendre compte régulièrement de sa gestion. c) Personnel Il existe deux catégories de fonctions publiques (appelées offices*) : - un office exercé temporairement et à la discrétion du Roi (nomination ou simple commission). Ces offices sont les moins nombreux, mais aussi les plus importants. Ex.: secrétaire d'Etat (= ministre), intendant (le plus haut fonctionnaire de la province). - un office2 constitué en titre de propriété au profit d'un particulier qui en a fait l'acquisition par achat (vénalité des offices*, dès la fin du XVe siècle), avec droit de le céder à un tiers (resignatio in favorem ; transaction financière) moyennant autorisation royale. La transmission deviendra même héréditaire pour la plupart des offices en vertu d'un édit de 1604, moyennant versement annuel d'1/60e de leur valeur (droit appelé la Paulette , du nom de son inventeur, le financier Charles Paulet, secrétaire au Parlement). N.B. La multiplication des offices vénaux, très lucrative pour le trésor royal, sera par contre préjudiciable à une administration rationnelle, sûre et efficace : création de fonctions peu utiles, chevauchement des compétences, avènement d'une bureaucratie souvent parasitaire et source de conflits (procès), et surtout absence de contrôle royal sur les fonctionnaires, faute de pouvoir les choisir et, au besoin, les licencier (avec obligation de les rembourser). d) Les moyens financiers. Les moyens à la disposition de la Monarchie, qui a de lourds besoins financiers, auraient dû être considérables dans le pays le plus peuplé et parmi les plus prospères d'Europe. Néanmoins, la Monarchie n'a pas les moyens de sa politique, car la France est riche mais l'Etat est pauvre. En effet : - la Monarchie ne possède pas de véritable budget (balance des rentrées et des dépenses régulièrement mise à jour et prise en compte) et a tendance à dépenser ou à emprunter selon les besoins du moment, sans vision à long terme. - le système fiscal est inadapté : organisation compliquée, statuts variés, privilèges et exemptions fiscales ; beaucoup des plus riches (villes ou particuliers) échappent à 'impôt grâce au privilège (et aussi par la fraude…). - l'entretien de la Cour représente un énorme gouffre financier : personnel pléthorique, frais de fonctionnement et de représentation, fêtes, pensions versées aux nobles, etc. 3. Les organes de participation au pouvoir a) Les Etats généraux. Créés en 1302, ils constituent en France une assemblée représentative. N.B. Ne pas les confondre avec les Parlements, qui, en France, sont des cours de justice. 1/ Composition. Les Etats généraux sont formés de trois Chambres qui réunissent chacune les députés élus d'un des trois ordres3 de la Nation : clergé, noblesse et tiers état. 2/ Pouvoir et attributions. Le pouvoir dévolu aux Etats généraux est essentiellement consultatif* (conseils ou remontrances* au Roi), notamment sur base de cahiers de doléances* (réclamations, revendications) rédigés (à partir du XVe siècle) par l'assemblée électorale de chaque bailliage. Pour certaines matières seulement, et en théorie, leur pouvoir est délibératif*: Circonscription fiscale créée au XVIIe siècle à côté de l'intendance , avec laquelle elle a fini par se confondre. La plupart des offices de cette catégorie concernent les finances ou la justice, ainsi que les fonctions municipales. 3 Sur les trois ordres, voir sub Régime - Contenu social. 1 2 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 4 désignation d'un roi en cas de vacance du trône, modification des lois fondamentales, consentement à tout nouvel impôt. 3/ Modalités de fonctionnement. - Elles ont toujours été imprécises et variables ; - L'assemblée n'est pas permanente, ni même périodique ; sa convocation appartient au Roi seul ; - Le vote s'effectue par ordre (et donc par Chambre, chacune comptant pour une voix) et non par tête (c'est-à-dire par individu). b) Les Etats provinciaux. Ils jouent, à l'échelle de chaque province qui en possède, un rôle analogue à celui des Etats généraux. c) L'Assemblée des notables. Cette assemblée ressemble aux Etats généraux, mais sans élections : les députés sont tous nommés par le Roi, et le tiers état n'y figure généralement que par le truchement de magistrats ou d'officiers municipaux des principales villes. B. Le régime. 1. Contenu politique. D 23. a) Souveraineté : absolutisme* paternaliste*. D 23/4,5 (comparaison F/GB). Considéré comme le père du peuple 4, le Roi est le serviteur et le garant de l'intérêt général (bien commun) dont il a seul la responsabilité et au nom duquel il doit assumer le rôle d'un arbitre impartial - c'est-à-dire en dehors de tout parti, au-dessus des partis et des intérêts particuliers. L'absolutisme n'empêche pas que l'exercice du pouvoir reste dans la ligne des conceptions romaine et chrétienne. Néanmoins, ce régime risque toujours de déraper vers un pouvoir arbitraire, d'autant que la France ne connaît pas l'Habeas corpus ; le monarque peut faire interner n'importe qui sans avoir à se justifier, par le biais de lettres de cachet *. * Note sur le bon plaisir du Roi . Les formules Car ainsi nous plaît-il , ou Car tel est notre plaisir (et non pas notre bon plaisir, expression parfois ajoutée subrepticement pour discréditer la pratique, et que l'on ne trouve pas dans les actes officiels), utilisées couramment pour conclure l'énoncé d'une mesure législative émanant du souverain, ne doivent en aucun cas s'entendre comme l'expression du caprice (pouvoir arbitraire). Elles veulent seulement dire que la loi énoncée traduit la volonté du souverain, seul habilité à assumer le pouvoir législatif suprême. La loi a donc reçu la sanction (approbation) du souverain. Ceci rejoint un principe repris au droit romain en usage au Bas-Empire : " Quod Principi placuit legis habet vigorem " (Ce qui plaît au Prince a force de loi).5 b) Limitation du pouvoir. A l'opposé du despotisme tel qu'il se rencontre dans les pays de l'Est européen et du ProcheOrient, la monarchie absolue française est tempérée - sans toutefois être une monarchie constitutionnelle au sens strict et moderne du mot comme c'est le cas en Grande-Bretagne à partir de 1689. En effet, le pouvoir du roi est limité : de par le droit divin, il est soumis à la religion catholique ; de par la tradition, il est soumis aux lois fondamentales (cf. ci-dessus), mais aussi à la loi naturelle, à la raison, au respect des droits d'autrui et de la propriété privée ; enfin, il est lié par le serment du sacre, qui porte en particulier sur la protection du clergé et sur le respect des coutumes et privilèges. c) Participation au pouvoir. 1/ Pas de souveraineté nationale (D 23/7). Le régime d'absolutisme implique qu'il ne peut y avoir de souveraineté nationale. La Nation ne forme pas un corps, une entité politique - autrement dit, elle ne possède comme telle aucun pouvoir. Ceci se fonde à la fois sur la conception paternaliste du pouvoir royal, Ce surnom a été donné à Louis XII. En somme, les formules expliquées ici ne sont qu'une variante de l'expression Placuit (cela a plu, cela a été approuvé) qui ponctuait autrefois les décisions ; ceci se rencontrait déjà dans les assemblées franques, d'où leur nom de plaid (placitum ). 4 5 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 5 selon laquelle les sujets sont considérés comme d’éternels mineurs, et sur la conception traditionnelle de la société, selon laquelle le Roi a face à lui non pas le Peuple comme tel, mais seulement des individus, des ordres ou états (clergé, noblesse, tiers état), et des corps (Parlements, Universités, Villes, communautés de village, corporations, etc.). En conséquence, le Roi ne peut être considéré comme le représentant de la Nation ; il en est l’incarnation, ou, mieux, le Père. Il en est donc encore moins le mandataire, d’autant qu’il est seulement le mandataire de Dieu, en vertu du droit divin. 2/ Néanmoins il existe, on l'a vu (système), des organes de participation au pouvoir. Il est vrai qu'ils ne constituent pas de gros obstacles pour la monarchie absolue. En effet : a/ les Etats généraux ne sont plus convoqués entre 1614 et 1789, et la procédure de vote (chaque ordre ne formant qu'une voix) permet aux agents du roi de mettre assez facilement un des trois ordres en minorité. b/ les Assemblées des Notables sont également convoquées par le roi, et à sa discrétion. 3/ Action des Parlements. On l'a vu, les Parlements ne sont pas, en France, des assemblées représentatives mais bien des cours de justice. Néanmoins, ils présentent sur ces assemblées l'avantage considérable d'être permanents et, par le biais du droit d'enregistrement et de remontrance, ils disposent d'un puissant moyen pour freiner et contrecarrer l'action législative du Roi ; par leurs arrêts de justice, ils s'arrogent souvent une partie du pouvoir législatif. Dès lors, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Etats généraux n'étant plus convoqués (entre 1614 et 1789), les parlementaires - ceux de Paris au premier chef -, posant en gardiens des lois fondamentales, vont prétendre jouer le rôle d'une assemblée représentative pour contrer l'absolutisme monarchique. * Conclusion sur le contenu politique. 2. Contenu social. D 24 ; D 24/1 (schéma de la société). a) Un régime hiérarchisé (société d’ordres) La hiérarchie sociale reste officiellement celle héritée du Moyen Age : elle comprend trois ordres (ou états), à savoir, par ordre d'importance : le clergé, la noblesse et le tiers état. Cette hiérarchie est dite fonctionnelle6, puisqu'elle se fonde sur les fonctions sociales vitales remplies par chaque ordre : le lien avec Dieu, la défense et la production. En somme, les deux premiers ordres assurent la protection (divine pour le premier, physique pour le second), en échange de quoi le troisième assure la production. Mais cette répartition de la société était devenue toute théorique, comme on le verra plus loin. b) Un régime de privilèges.* 1/ Catégories a/ privilèges honorifiques A l'opposé des privilèges dits utiles, qui comportent des avantages matériels, les privilèges honorifiques, comme leur nom l'indique, procurent seulement à leur détenteur de l'honorabilité, de la considération sociale, un certain prestige. Ex.: droit pour le noble de porter l'épée ; pour le seigneur, d'avoir une stalle dans le choeur de l'église, de voir l'église drapée de noir à l'occasion d'un deuil dans sa famille, etc. Dans la psychologie de la société française, un privilège honorifique est estimé davantage qu'un privilège utile. Non sans une certaine hypocrisie mêlée de snobisme, cette société valorise les distinctions de toutes sortes, liées aux catégories sociales : hiérarchies, positions, dignités, fonctions - indépendamment de la situation matérielle -, et donc à tout ce qui en est l'expression ou le corollaire, permettant de distinguer quelqu'un, le singulariser, le particulariser, l'avantager en fait de considération sociale (réputation, estime, prestige). b/ privilèges économiques Ex.: droit de chasse, droit d'imposition ; monopole de fabrication ou de Ceci l'oppose aux sociétés modernes, où le principal critère de différenciation sociale est la fortune, avec la profession et l'éducation. Dans la société d'Ancien Régime, chaque ordre comprend des riches et des pauvres. 6 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 6 commercialisation (corporations, manufactures). c/ privilèges financiers Il s'agit d'exemptions fiscales, qui concernent au total pas mal de gens : exemption de la taille7 pour les nobles (sauf, dans le Midi, pour les terres roturières qu'ils posséderaient) ainsi que pour les bourgeois des villes franches8 - de même, d'ailleurs, que de la corvée et du service militaire -, mais encore pour beaucoup d'officiers (détenteurs de fonctions publiques), voire pour des provinces entières (ex.: la Bretagne) ! d/ privilèges judiciaires Ex.: exercice de la justice ; droit d'être jugé par un organe particulier - pour les parlementaires, les universitaires, les nobles, les membres du clergé ou des corporations… 2/ Bénéficiaires Comme on a pu s'en rendre compte par l'énumération qui précède, les privilèges sont très répandus dans toutes les catégories de la société française. Ils concernent le clergé et la noblesse, mais aussi les Parlements, les Universités, les corporations, les manufactures, des villes, des communautés rurales, etc. 3/ Modalités d'acquisition En général collectifs, les privilèges s'obtiennent soit par la naissance (noblesse), soit par la fonction (clergé, Parlements, Universités, corporations), et par octroi du souverain (à titre temporaire ou héréditaire, voire à perpétuité). 4/ Raison d'être Les privilèges se justifient tous, au moins à l'origine, par l'utilité publique, le mérite ou le service rendu à la Nation (c'est-à-dire à l'Etat). Ainsi, pour le clergé, la prise en charge du salut des âmes, des hôpitaux, de l'instruction publique et de l'état civil ; pour la noblesse, la mission de défense (à l'échelon de la seigneurie au Moyen Age, et de plus en plus au sein de l'armée royale aux Temps modernes) et de maintien de l'ordre public, la justice, l'entretien des routes….9; pour les Parlements, l'exercice de la justice au nom du Roi, etc. Les privilèges constituaient donc très souvent la compensation de charges ou d'obligations. c) Un régime qui n'est caractérisé ni par la liberté ni par l'égalité. La multitude des privilèges existant dans les trois ordres de la société française est l'expression d'un régime fondé sur l'inégalité. L'Ancien Régime se présente comme comportant des libertés (mais non la liberté , envisagée comme une règle générale) différentes selon les individus et surtout les groupes sociaux. Ce régime s'en trouve donc par le fait même inégalitaire : à cause des privilèges, la loi n'est pas la même pour tous, et certains privilégiés possèdent des droits sur les personnes. Il n'en reste pas moins vrai que la majorité de la population souhaite a priori le maintien des privilèges, à la fois par tradition et par souci de distinction sociale, mais surtout parce que ce système apparaît comme une garantie d'ordre, de cohésion sociale et de stabilité, ainsi que comme un rempart contre un pouvoir trop fort. 3. Contenu religieux. a) Un régime de religion officielle Le catholicisme est religion d'Etat, c'est-à-dire non seulement officielle mais aussi seule reconnue et obligatoire. La loi divine, à laquelle le roi lui-même est soumis, est la référence suprême. Ceci implique l'intolérance - surtout depuis la révocation (1685) de l'édit de Nantes (1598), lequel accordait certaines libertés aux protestants - et l'inadmissibilité des dissidents (protestants, Juifs) aux emplois publics. b) Une société cléricale En liaison avec le trait précédent, la société française d'Ancien Régime est marquée par le La taille est personnelle (impôt sur le revenu) ou réelle (impôt sur les biens), selon les régions. Villes (parmi lesquelles figuraient les plus importantes du pays) qui, par une charte de franchise (liberté), s'étaient vu reconnaître l'exonération des impôts directs. 9 On notera, cependant, qu'en Grande-Bretagne ne connaît pas de privilèges fiscaux, pas plus que la notion de dérogeance (déchéance des privilèges en cas d'engagement dans des activités lucratives). 7 8 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 7 cléricalisme* : le clergé, formant le premier ordre de la société, est puissant et mêlé à la vie politique et sociale, notamment par les nombreuses missions de service public qu'il assume (état civil, instruction et assistance publiques). c) Un régime de droit divin Tout pouvoir légitime, dans un contexte chrétien, est censé être d'origine divine : cf. réponse du Christ à Pilate (Jn 19, 11) et saint Paul. Le fondement du pouvoir monarchique est dans la volonté de Dieu, qui a fait du roi son lieutenant pour tous les Français, son mandataire. Celuici n'a de comptes à rendre à personne d'autre qu'à Dieu. En d'autres termes, le roi a reçu la mission divine de guider le peuple de France. Ce pouvoir est tenu directement de Dieu, et non par l'intermédiaire soit du pape (qui conteste naturellement cette théorie), soit du peuple. La théorie du droit divin, déjà propagée au Moyen Age et réactivée au XVIe siècle, est devenue doctrine officielle de la monarchie en 1682. La légitimité religieuse du souverain est exprimée par la cérémonie du sacre, mais celle-ci n'est pas essentielle : elle ne fait que confirmer officiellement, authentifier la légitimité religieuse du souverain ; on peut donc dire que, même sans le sacre, la personne du roi est sacrée. N.B. Il ne s'agit absolument pas ici, pour autant, de théocratie*, ni de confusion entre pouvoir civil et pouvoir spirituel. d) Une monarchie tendant au césaro-papisme. Tout en étant soumis à Dieu et à la religion, le Roi, en vertu de sa prétention à l'absolutisme, ne peut admettre, dans le gouvernement de ses Etats, de voir son autorité subordonnée à celle de l'Eglise, et du Pape en particulier. Aussi, sans aller jusqu'à prendre lui-même la tête du clergé national (comme Henry VIII d'Angleterre en 1531), il entend avoir celui-ci bien en mains (nomination des évêques) et le soumettre autant que possible au régime général en restreignant ses immunités (privilèges en matière judiciaire et fiscale). Cette forme de césaropapisme porte en France le nom de gallicanisme *. Les conflits qui devaient en résulter seront résolus par le concordat* de Bologne (1516) ; celui-ci restera en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. SECONDE SECTION : UN SYSTEME DEPASSE PAR L'EVOLUTION. I. Les réalités nouvelles au XVIIIe siècle. A. Une mentalité nouvelle. [p. 12] 1. Généralités : les idées nouvelles (ou la modernité). D 22 ; D 92. Dès la fin du XVIIe siècle, l’humanisme du XVIIIe siècle, bien qu’héritier de l’humanisme développé par les deux siècles précédents, se positionne en grande partie par opposition à la mentalité de l’époque baroque. Il se signale, en effet, par des caractères relativement nouveaux qui sont ceux de la mentalité contemporaine. a) Recherche de la simplicité et du naturel - à l’opposé d’une mentalité portée au théâtral, au solennel, au grandiose, au pompeux, à l’apparat - ; goût du confort et de l’intimité ; sensibilité à la nature et au naturel, au simple, au vrai, à l’authentique ; respect de la nature et de ses lois (y compris dans l’ordre économique), au lieu de l’asservir à l’homme, au besoin par la violence. Revendication des droits naturels de tout individu (liberté, égalité). b) Sens du relatif - à l’opposé de systèmes théoriques fermés, rigides et intolérants, qui prétendent tout expliquer - favorisé par une meilleure connaissance des peuples lointains (notamment grâce à l’exploration du Pacifique), par la comparaison avec le modèle politique britannique (cf. oeuvres de John Locke), et aussi par la propagation des idées démocratiques américaines (liberté, égalité, participation au pouvoir par l’élection) par les militaires français qui ont combattu aux côtés des colonies contre la métropole. c) Esprit critique et libre examen - à l’opposé d’une soumission inconditionnelle aux autorités (politiques, religieuses, intellectuelles) - soutenu par un rationalisme fort des avancées antérieures (cf. Descartes) et surtout des progrès scientifiques. Cet esprit critique et rationaliste se revendique de la liberté individuelle, de l’autonomie de la pensée, affranchie à la E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 8 fois des contraintes collectives (individualisme), du poids des traditions, et des normes imposées par l’Eglise (laïcisation , anticléricalisme), et d'une certaine conception de la religion (obscurantisme). Plutôt que d'accumuler des savoirs indiscutés, on cherche à comprendre et à expliquer le monde afin de pouvoir agir sur lui en vue du progrès, pour le plus grand profit de l'homme. Ex.: l'Encyclopédie publiée en France (1751-1765) sous la direction de Diderot et d'Alembert. d) Quête du progrès de la civilisation en vue du bonheur sur la terre. Tournant le dos, plus encore qu’à la Renaissance, à un certain christianisme passif, fataliste et pessimiste, concevant la vie sur terre comme une purification par la souffrance consentie en vue du Salut, c’est-à-dire d’un bonheur très lointain et incertain (dans l’au-delà), les Lumières considèrent que l’homme, fort des progrès scientifiques et libéré des préjugés traditionnels, peut construire le bonheur sur terre dans une démarche volontariste, ouverte, optimiste. Ce qu’il faut édifier, c’est un système au service de l’homme, et non l’inverse. Dans l’esprit de certains, cette foi dans le progrès supplantera même la foi religieuse, considérée (à tort) comme incompatible avec la modernité. e) Esprit humanitaire . La mentalité nouvelle manifeste une beaucoup plus grande sensibilité aux valeurs humanistes de liberté, égalité, justice et tolérance. Cet esprit nouveau se posera souvent, et logiquement, en adversaire de toute forme de contrainte, en particulier par la violence. Ex. : face aux abus dont ils étaient victimes, les paysans français vont désormais s’adresser volontiers à la justice, alors qu’auparavant ils recouraient à la révolte. 2. Le programme des penseurs politiques Tous inspirés par les idées nouvelles (courant des Lumières), les penseurs politiques envisagent une réforme plus ou moins radicale de l'Ancien Régime. Si les solutions qu'ils proposent diffèrent entre elles, toutes s'accordent pour mettre fin aux abus et pour empêcher l'exercice d'un pouvoir arbitraire, ainsi que pour prôner la laïcité de l'Etat et la tolérance. a) Voltaire préconise une forme modernisée, rationnelle et laïque de monarchie absolue, le despotisme éclairé* (cf. infra). Primauté de la raison. b) Montesquieu , admirateur de la monarchie constitutionnelle déjà établie en Grande-Bretagne (1689), prévoit une monarchie tempérée par le pouvoir d'une assemblée d'élite (nobles et parlementaires). Principes fondamentaux : primauté de la Loi et séparation des pouvoirs. c) Rousseau , lui, va beaucoup plus loin, puisqu'il met en avant le principe de la souveraineté nationale. Pour lui, le pouvoir a été dévolu par Dieu non pas au monarque directement, mais bien à la Nation, laquelle l'a délégué au Roi selon des modalités définies par le contrat social (constitution) - modalités qu'il appartient au Peuple seul, le cas échéant, de modifier.10 Dans une telle perspective, le monarque n'est plus le mandataire de Dieu mais bien celui du Peuple (Nation). Cette option, qui tend vers la démocratie, implique à tout le moins une monarchie constitutionnelle, sinon la république ; elle s'était répandue jusque dans l'entourage royal, puisqu'elle était partagée par Maurepas, conseiller particulier de Louis XVI ! 3. Une application politique des idées nouvelles : le despotisme éclairé *. D 93. a) Définition. C’est une forme modernisée de la monarchie absolue ; son programme comporte pour l’essentiel : 1/ au plan idéologique : - laïcité de l’Etat ; - liberté de conscience (tolérance). 2/ au plan politique : esprit progressiste et humanitaire ; l’efficacité au service du bien commun doit primer sur les coutumes et traditions. Ceci se traduira par : a/ rationalisation du gouvernement : centralisation bureaucratique, simplification et uniformisation (des circonscriptions, des statuts, des lois, unité linguistique), recours à des Cette théorie dérive de la doctrine exposée par saint Thomas d'Aquin, théologien et philosophe italien du XIIIe siècle, doctrine reprise et amplifiée par des philosophes ultérieurs tels que Grotius et Locke. 10 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 9 conseillers spécialistes de chaque domaine censés inspirer au monarque les décisions les plus conformes à la raison. b/ modernisation de l'Etat et progrès de la population, par la promotion des travaux publics, de l’hygiène, de l’enseignement, de l’assistance publique, pris en charge par l’Etat (qui prétend retirer à l'Eglise ces derniers secteurs). b) Comparaison. 1/ Les deux régimes n'en possèdent pas moins plus d'un point commun, notamment le paternalisme et le césaro-papisme ; en outre, le souverain, arbitre impartial et responsable du bien commun, vise le bonheur de ses peuples (c'est-à-dire le bien-être de ses sujets), autrement dit le progrès. 2/ Entre les deux, c'est surtout la méthode qui diffère . La monarchie de type traditionnel a une approche subjective (voire affective), qui vise la satisfaction générale (conciliant la loi divine, la volonté du Roi et les aspirations des sujets) en imposant les réformes nécessaires par le biais d'un compromis entre des intérêts souvent contradictoires. La mentalité de quasi tous les intervenants est foncièrement conservatrice, fondée sur le souci de préserver l'ordre existant (et, à la clé, les droits acquis et privilèges, fruits de luttes séculaires) et d'éviter une guerre civile qui serait forcément nuisible à tous. L'accord obtenu (via une assemblée de notables ou les Etats généraux) sera le reflet des concessions faites par chacune des parties en cause en vue de rencontrer cette double préoccupation.11 Les changements éventuels qui en résulteront ne seront pas nécessairement des progrès… C'est en quelque sorte la dictature du consensus social. D'autre part, le despotisme éclairé se signale par une approche objective, qui impose les réformes nécessaires en vue du progrès - que cela plaise ou non, car la mentalité des sujets, dans leur écrasante majorité, est aussi conservatrice qu'ailleurs - par des mesures qui ellesmêmes s'imposent à l'esprit (raison) du souverain après consultation des meilleurs spécialistes. On parlera ici de dictature de la raison. Ainsi, à l'opposé de la monarchie traditionnelle, à l'approche plus consensuelle, et procédant par améliorations partielles et progressives, le despotisme éclairé se signale par une démarche plus autoritaire, procédant par changements rapides et radicaux. N.B. Ce n'est peut-être pas un hasard si l'approche la plus respectueuse des personnes était liée à la monarchie de droit divin (c'est-à-dire soumise à la loi divine), alors que l'approche des despotes éclairés - certes plus efficace, génératrice de progrès et en outre tolérante, mais fort peu soucieuse de liberté et d'autres droits de l'homme - était liée au principe de laïcité de l'Etat. Il n'empêche que, en France même, il y a bien eu une tentative pour imposer le despotisme éclairé, à la fin du règne de Louis XV : c'est la réforme prônée par le chancelier Maupeou (1771-1774), mais elle a été brutalement arrêtée par la mort du roi. En définitive, l'approche progressiste triomphera dans deux types de contextes : - celui d'un régime autoritaire (despotisme éclairé, bonapartisme) - en ce compris celui qu'imposera la Révolution -, ou totalitaire (fascisme, communisme) ; - celui d'un régime libéral (du type pratiqué en Grande-Bretagne aux XVIIIe et XIXe siècles), où le changement est imposé sous la pression des nécessités économiques par un patronat très puissant, la situation nouvelle étant ensuite avalisée au plan légal par l'autorité de l'Etat. B. L’économie. 1. Une économie hybride et cloisonnée. a) Un système économique hérité du Moyen Age, fondé sur une économie à dominante rurale et qui reste avant tout de subsistance , cloisonnée et protectionniste . Ce système présente les traits suivants : - le protectionnisme sous diverses formes : droits seigneuriaux, monopoles corporatifs, barrières douanières intérieures (péages), règlements divers ; - un régime fiscal inadapté (privilèges, disparités régionales ou locales) générateur d'un parasitisme institutionnalisé et rongé par la fraude ; Ces remarques, loin de s'appliquer seulement au règne de Louis XVI, sont valables pour tout l'Ancien Régime. En dépit de leur tempérament et d'une politique beaucoup plus ferme, Louis XIV et Louis XV ont été constamment acculés au compromis. La paix civile était à ce prix. 11 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 10 - un régime politique qui, en dépit des progrès importants réalisés dans les autres secteurs et des exigences mêmes du mercantilisme*, continuait à privilégier une économie domaniale et de subsistance (seigneuries) - elle sera renforcée par la réaction nobiliaire* (cf. infra). A part quelques exceptions, les grands propriétaires terriens - y compris la haute bourgeoisie détentrice de seigneuries -, bien plus avides de prestige social que de rentabilité, ne se souciaient pas de moderniser leurs exploitations, se contentant au contraire d'en encaisser les rentes et taxes foncières. Ainsi, la propriété foncière (grands domaines laïques et ecclésiastiques) vivait repliée sur elle-même au lieu de s'ouvrir sur l'extérieur (secteurs secondaire et tertiaire).12 b) Le mercantilisme, un régime économique apparu aux Temps modernes et qui a fait ses preuves, mais aussi son temps. On rappellera ici ses principales implications : - priorité à des échanges commerciaux favorables (secteur tertiaire) ; - colonisation (avec le régime du pacte colonial*) ; - protectionnisme* ; - dirigisme*. En somme, l'Ancien Régime souffre en matière économique du même handicap que dans d'autres domaines : il s'agit d'un cloisonnement qu'il impose lui-même - d'ailleurs pas tellement par conviction que par habitude, et aussi par crainte d'un bouleversement générateur de catastrophes économiques ou de troubles sociaux. Ce cloisonnement est tout à la fois d'ordre géographique et économique, politique et social. Il résulte principalement du maintien de statuts rigides : droits seigneuriaux, privilèges fiscaux ou autres (au détriment du plus grand nombre, par définition), règlements et monopoles corporatifs, contraintes administratives, barrières douanières intérieures (péages)… Les grands domaines, les villes et les corps de métiers, abrités derrière leurs privilèges, s'obstinent dans une économie protectionniste et de subsistance d'un autre âge, persuadés qu'ils ont tout à perdre d'une ouverture vers l'extérieur. Les trois secteurs de l'économie, qui seront de plus en plus complémentaires, travaillent trop souvent chacun dans sa sphère. Au lieu d'être stimulée, l'activité économique est freinée, découragée, détournée (parasitisme), gaspillée. En conséquence, la richesse produite dans le cadre d'une telle économie ne profite nullement à l'ensemble du pays, et très peu à l'Etat. 2. A partir du XVIIIe siècle, une conjoncture nouvelle. Passé les guerres de Louis XIV, une série de facteurs va requérir l'adoption d'un nouveau régime économique (mais celui-ci ne sera pas mis en oeuvre par la France d'Ancien Régime). a) La paix est revenue, ce qui diminue le besoin de dirigisme. b) La population augmente de façon importante et continue, ce qui doit stimuler l'activité économique et commande des progrès techniques (d'abord dans l'agriculture et l'élevage). c) Conséquences de la pratique du mercantilisme : 1/ augmentation et changement d'échelle des échanges, de plus en plus nationaux et même internationaux (mondialisation), d'où un renforcement de la concurrence ; 2/ une économie de profit (augmentation des bénéfices) se développe de plus en plus au détriment de l'économie de subsistance. En conséquence, volonté (et nécessité !) de progrès, ce qui suppose d'améliorer la productivité, et donc de moderniser les méthodes de production (agriculture, industrie) et d'échange - à la fois pour faire face à la concurrence et pour faire du profit. Pour y parvenir, aspiration à davantage de liberté : libre entreprise, libre circulation des personnes et des marchandises, libre concurrence. Tous ces traits sont en opposition flagrante avec le régime économique en vigueur en France. La première, la Grande-Bretagne adoptera le libéralisme (Laissez faire, laissez passer ) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. En France, une tentative pour imposer le libéralisme se présentera au début du règne de Louis XVI (1774-1776), à l'initiative d'Anne Turgot, contrôleur général des Finances et ancien intendant du Limousin (17611774). Malheureusement, le ministre sera renvoyé dès 1776, sous la pression des privilégiés. C. La société. 1. La division traditionnelle de la société en trois ordres (ou états), héritée du Moyen Age et impliquant des privilèges très inégalement répartis, correspond de moins en moins à la réalité : il y a longtemps déjà que les C'est d'ailleurs cette stérilisation économique qui amènera d'une part Joseph II, despote éclairé, à supprimer les couvents jugés inutiles, et d'autre part la Révolution française à procéder à une nationalisation des propriétés ecclésiastiques. 12 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 11 véritables catégories sociales se distinguent avant tout par leur niveau de fortune et d'instruction, et non plus par un statut théorique. 2. D'autre part, le dernier siècle de l'Ancien Régime a également mis à mal la hiérarchie officielle. En effet, les deux premiers ordres, privilégiés par le régime, ont beaucoup perdu de leur puissance, tandis que la bourgeoisie poursuit son ascension. a) Le recul du clergé et du cléricalisme. Même si elle continue par ailleurs de montrer une belle vitalité, et si le clergé français, dans l'ensemble, reste à la hauteur de sa tâche, l'Eglise continue de perdre du terrain au sein de la société d'Ancien Régime. 1/ Une puissance déjà amoindrie aux siècles précédents. Dès le XIIIe siècle, la puissance du clergé avait reculé, à la fois par le renforcement de la monarchie (centralisation, césaro-papisme) et par les progrès de la société urbaine (mentalité séculière et esprit critique). Sa puissance matérielle, fondée pour l'essentiel sur la propriété foncière, avait été de plus en plus concurrencée par l'économie marchande, qui avait pris un essor décisif avec les grandes découvertes. Sur le plan culturel, le clergé avait vu son crédit fortement ébranlé par les critiques du mouvement humaniste (XVe-XVIe siècles), la Réforme (protestantisme) et l'essor du rationalisme. 2/ Un recul accentué au XVIIIe siècle. Principaux facteurs : - Le jansénisme, mouvement catholique à tendances calvinistes apparu au XVIIe siècle, source de division. - Les progrès scientifiques : mettant en doute certaines données de la Bible, ils peuvent faire croire que l'homme pourra à l'avenir comprendre le monde et agir sur lui sans recourir à Dieu. - La nouvelle sensibilité à l'égalité et à la tolérance. - La diminution des vocations. - La persistance, chez beaucoup de fidèles, d'une religion réduite à des pratiques purement formelles, voire même superstitieuses (dans les campagnes surtout). - L'implication de l'Eglise dans le régime, où le haut clergé semble faire cause commune avec le roi et avec la noblesse au détriment de l'intérêt général. - La suppression des Jésuites, ordre religieux centralisé et efficace (enseignement, prédication) qui suscitait des jalousies, était jugé trop soumis à Rome et trop impliqué dans la politique, ou encore laxiste (de la part des jansénistes, et notamment Pascal). Déjà expulsés du Portugal dès 1759, les Jésuites, supprimés en France en 1764, le seront finalement par le Pape (1773), mais ils seront rétablis dès 1814. b) Le recul de la noblesse Comme le clergé, la noblesse a vu sa puissance diminuer du fait de la politique monarchique et de la montée de la bourgeoisie ; comme lui encore, elle ne dispose que de revenus pratiquement fixes (fortune immobilière), d'autant que son statut lui interdit, à peu de chose près, toute activité lucrative. Depuis le XVe siècle, les nouvelles méthodes militaires et la reprise en mains de l'essentiel du pouvoir par le Roi ont fait de la noblesse, en dépit de son panache et de ses privilèges, une puissance de second ordre. Avec les progrès de l'économie et de la monarchie, les affaires se joueront de plus en plus non à l'échelon local ou régional (où la noblesse demeure puissante, voire dangereuse), mais bien à l'échelon national. Déjà concurrencée par la bourgeoisie au niveau de la fortune et de l'instruction, et même quant au prestige social (dès le XIVe siècle, une seigneurie peut être achetée par un roturier), la noblesse va se voir de plus en plus évincée par elle avec les progrès de la monarchie absolue, qui préfère les services de bourgeois (plus instruits et dociles, devant leur fortune au roi) et contient la noblesse par la présence à la Cour ou au sein de son armée, ainsi que par le versement de pensions. c) Une bourgeoisie en plein essor. 1/ Ses progrès sont allés croissant depuis le XIe siècle : ses atouts économiques (fortune mobilière gagnée dans l'industrie et le commerce) et culturels (suite aux progrès de l'instruction et au développement des universités) ont fait d'elle une force politique dont le Roi a tout intérêt à tenir compte. Mais cette évolution amène la haute bourgeoisie à concurrencer de plus en plus la noblesse, qui reste cependant privilégiée. 2/ Généralement beaucoup plus ouverte aux idées nouvelles et au progrès que la noblesse, la haute bourgeoisie, cultivée et critique, aspire à l'avènement d'un régime libéral, tant sur le plan économique que sur le plan politique. Elle est donc loin d'être une alliée inconditionnelle de la Monarchie ! E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 12 N.B. La haute bourgeoisie française est en outre handicapée par ses propres préjugés ; en effet, et contrairement à ce que l’on constate en Grande-Bretagne, elle aspire souvent davantage à s’assimiler à la noblesse ou à l’imiter qu’à moderniser son activité économique. II. Les problèmes du pouvoir. A. Les privilèges - y compris (rappel) : inamovibilité du chancelier, vénalité et hérédité de certains offices ; sources d’une législation disparate en fonction des lieux et des groupes. B. L’inadaptation de l’organisation administrative par suite du maintien de situations anciennes à côté d’institutions plus récentes, d’où un système d’une complexité extrême, incohérent, confus, irrationnel, et donc peu efficace, source de dysfonctionnements, de doubles emplois, de contestations et de procès sans fin. 1. au niveau du découpage territorial (circonscriptions, en particulier judiciaires ou ecclésiastiques) : fondé souvent sur des droits acquis, il n’a pas été modifié en dépit de l’évolution démographique, et il comporte des anomalies (enclaves, exceptions). 2. au niveau de la répartition des compétences : chevauchements, attributions mal définies. C. Libéralisation et fragilisation du pouvoir depuis la mort de Louis XIV. 1. par la mentalité nouvelle (aspiration à la liberté, l’égalité, la justice, la tolérance ; rationalisme), qui d'ailleurs l'influence lui-même. Le Roi est tiraillé par la contradiction13 entre la volonté paternaliste d’oeuvrer dans le sens du progrès et une conception foncièrement conservatrice du pouvoir (serment de maintenir les privilèges, la société d’ordres ; rétablissement des parlements dans leurs anciens droits à l’avènement de Louis XVI ; hantise de la guerre civile chez celui-ci, qui connaît bien les précédents de la Fronde et de Charles Ier d’Angleterre. 2. par le recul de l’Eglise, qui est de longue date associée au pouvoir par ses immunités, le concordat, le sacre, le régime de religion officielle, l’exercice de fonctions publiques comme l’ état civil, l’instruction et l’assistance publiques). La monarchie fait depuis longtemps cause commune avec le clergé de France, qui le paiera très cher à la Révolution. D. La résistance des privilégiés. La noblesse et le haut clergé conservent une puissance redoutable, fondée sur de grandes propriétés foncières et sur une position sociale prestigieuse et influente (clients). 1. La Cour (constituée par la monarchie elle-même…), foyer d'intrigues, est infestée de parasites qui n’ont rien à faire de l’intérêt général et forment un écran entre le peuple et le roi, qu’ils manipulent. Les privilégiés forment un parti farouchement opposé à toute réforme, appuyé par la reine et systématiquement relayé par les parlements. 2. La réaction aristocratique (appelée moins exactement réaction nobiliaire )*. Toute puissante qu'elle apparaisse, l'aristocratie (noblesse et seigneurs) a perdu au fil des siècles de sa puissance, et cela tant au plan économique et social (revenus quasiment fixes, émancipation des paysans, exode rural, revenus fiscaux et judiciaires revenus en partie au Roi) que dans le domaine politique (à la fois au profit de la Monarchie : les pouvoirs les plus importants en matière d'armée, de police, de justice et de fiscalité sont passés à la Monarchie - et de la bourgeoisie : celle-ci concurrence la noblesse par sa fortune, par l'achat de seigneuries - dès le XIVe siècle -, la préférence dont elle bénéficie au conseil du Roi ainsi que l'accès aux plus hautes fonctions de l'Etat, et même à la noblesse). Conscients de perdre du terrain au sein de la société française, nobles et seigneurs vont tout mettre en oeuvre, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour retrouver leur prééminence. Ces manoeuvres portent le nom de réaction nobiliaire *. Il est à remarquer qu’on retrouve la même ambiguïté dans le peuple (tiers état et bas clergé) - qui est d’ailleurs loin d’avoir une opinion homogène. Le conservatisme, en effet, peut procéder de différentes causes : déontologie (Roi, parlements) ; manque d’instruction et d’intelligence politique (petit peuple manipulé par les privilégiés) ; hantise de perdre les acquis de luttes séculaires ; opportunisme politique (parlements). Paradoxalement, la Révolution sera précipitée aussi bien par la diffusion des idées nouvelles que par un retour en force du conservatisme (comme un couvercle posé sur une marmite qui bouillonne). 13 E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007. 13 3. Les Parlements. E. La crise financière. Les problèmes financiers et le déficit budgétaire de l'Etat, aggravé par la participation française à la guerre d'Amérique, vont constituer la pierre d'achoppement de l'Ancien Régime, car les solutions proposées par la Monarchie se heurteront au refus obstiné des privilégiés (Parlements, Assemblées des Notables). ___________________________ E. de CRAYENCOUR, L’Ancien Régime. Plan, 2006-2007.