Dom Juan, Acte IV, scène 6 : pistes d`analyse
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Dom Juan, Acte IV, scène 6 : pistes d`analyse
Dom Juan : Acte IV, scène 6 Introduction 1. Situation du passage • Acte III = acte où DJ accumule les défis, mais où il est également à la hauteur de sa condition. Dernière scène : ultime défi au Commandeur mort, donc aussi indirectement au “Ciel”. La statue bouge et le spectateur le voit : dès lors ce dernier est amené à prendre, à l’instar de Sganarelle, des distances avec ce personnage qui n’est plus seulement opaque, difficiel à cerner, mais surtout obstiné. • D’où la tonalité sombre de l’acte IV = une série de personnages (Sganarelle, M. Dimanche, Dom Louis son père, Done Elvire, et enfin, le Commandeur) viennent demander des comptes = DJ rattrapé par son destin ? • Le retour de la statue du Commandeur vient “ponctuer” l’acte, rappelant, un degré au-dessus, la menace qui émergeait à la fin de l’acte III. 2. L’extrait • Elvire est le dernier personnage “humain” à venir solliciter DJ. Là où les autres ont fait part de leur reproche, elle tient un discours marqué par le souci du pardon, du renoncement, et un discours d’amour, de supplication. Plusieurs registres (comique avec Sganarelle, farcesque avec M. Dimanche, tragicomique avec Dom Louis) mettent ainsi différemment en valeur l’obstination du personnage. Ici, c’est le registre tragique qui semble brutalement faire irruption, au point qu’Elvire semble voler la vedette au héros, qui en reste à quelques répliques. • Effet de surprise : Elvire n’était apparue que dans l’acte I, puis ses frères semblaient l’avoir supplantée dans la poursuite de la vengeance. • Double effet de surprise : elle a abandonné ses idées de vengeance, et va retourner au couvent. Alors que cette intrigue, démarrée dès la fin de l’acte I, revenait “rattraper” DJ dans les actes précédents, le forçant à la fuite, elle vient ici s’achever, et prendre une toute autre dimension : ce n’est plus Elvire qui cherche vengeance, mais le “ciel” qui risque de punir. Pas de place, d’ailleurs, à un rebondissement de l’amourette, puisqu’Elvire rejette les invitations de DJ avant de quitter la scène. 3. Axes de lecture • Scène très célèbre du répertoire, dont la réussite tient à ... 1. La tension dramatique 2. La figure féminine incarnée par Elvire 3. L’amplification du discours et de la langue. I. La tension dramatique Cette scène est un point de convergence : • une intrigue se résout (celle associée à Elvire) • elle s’inscrit dans un processus plus large directement lié à l’action tout entière, dont l’enjeu est la damnation (ou non) de DJ • elle permet de montrer DJ face à une femme qu’il a séduite, et donc face à ses propres actions (nulle autre action, sinon celle du Commandeur, ne le rattrape) • elle permet enfin de suggérer un positionnement de Sg --> multiples effets dramatiques qui en fait un scène-clé. A. Un coup de théâtre ==> effet de surprise • La femme abandonnée surgit soudain sur le chemin de l’abandonneur... Situation en soi tendue... La confrontation “ratée” de l’acte I va-t-elle trouver ici une résolution ? • Elvire est transformée... la vengeance “familiale” est ici achevée (à l’acte IV, Dom Carlos viendra plus à titre personnel), Elvire se désolidarise donc de l’action qu’elle semble elle-même avoir initiée. • Effet de surprise chez le spectateur, qui n’en sait pas plus que DJ luimême, fort surpris (“Que pourrait-ce être ?”) à l’annonce d’une femme voilée. B. Un nouvel enjeu • Il ne s’agit plus de réparer une offense personnelle : Elvire vient sauver l’âme de DJ... Elle est déjà passée, hors scène, du côté du renoncement aux choses terrestres et à l’accomplissement personnel, puisqu’elle s’est mise au service de son dieu. • Elle joue donc le rôle d’un intermédiaire entre le “Ciel” et DJ. Ses paroles sont “dictées” par le ciel : “ce ciel (...) m’a inspiré de venir vous trouver... Émissaire ? • Par là-même, les avertissements prennent une tout autre dimension. Elvire parle au nom du ciel, elle ne peut être que la dernière dans la série des personnages venus demander des comptes, avant la statue proprement dite. La menace n’est plus une menace dans le monde des hommes, mais c’est d’un “avis du Ciel” qu’il s’agit. • On aborde un nouveau registre : registre tragique (l’homme face à son destin). C.Tension dans la parole : l’urgence de dire • Sorte de paradoxe : Elvire annonce un motif pressant, qu’elle ne formuler réellement que bien longtemps arpès ! • Découpage possible de sa “tirade” interrompue par deux fois : 1 “Ne soyez point surpris”... “point du tout de retardement”. Fausse annonce du “motif pressant” de sa visite. 2 “Je ne viens point ici”... “que de votre intérêt” Précaution oratoire ? Elle explique sa métamorphose. 3 “C’est ce parfait et pur amour”... “au plus grand de tous les malheurs” Annonce de la menace qui pèse sur DJ 4 “Pour moi”... “coup qui vous menace” le renoncement d’Elvire qui ne se défait pas de la crainte de voir DJ damné 5 “De grâce”... “supplices éternels” formulation explicite de sa demande : le “salut” de DJ 6 “Je vous ai aimé”... “ce qui est le plus capable supplication. de vous toucher” • Le “motif pressant” de 1 n’est explicité réellement qu’en 5. • 2,3 et 4 témoignent d’une tactique argumentative assez subtile : retenir DJ en 2 en le rassurant, le faire trembler en 3, lui ôter tout soupçon en 4. On voit là qu’Elvire semble adapter son discours, sa rhétorique, à la nécessité impérieuse de convaincre DJ. • Rôle des incises : 1. Elles interrompent, risquent de “perdre le fil” = relance la tension pour le spectateur, l’attente (quel est ce motif ?). 2. Sorte de contrepoint dans lequel se jouent les relations entre le maître et le valet, mais pas la confrontation entre DJ et Elvire, mise ainsi sur le devant de la scène. --> son discours n’en a que plus de poids. 3. Ambiguïté du “tu pleures, je pense” = ironie, cynisme ou émotion réelle ? On pourrait choisir de jouer un DJ réellement ému. Scandaliser le spectateur, ou attirer l’attention sur le pathétique des paroles d’Elvire ? 4. Indications scéniques sous-entendues, qui une fois de plus mettent en valeur le caractère fuyant, opaque de DJ : c’est par Sg (“coeur de tigre”) qu’on doit deviner DJ, mais Sg peut se tromper... • Tension impliquée par la supplication proprement dite, qui attend une réponse, qui ne vient pas... II. Une figure féminine riche A. Une femme bafouée. • On peut repérer dans la tirade de Done Elvire tout ce qui nous renvoie à son parcours “personnel”, à son implication amoureuse : “l’égarement de sa conduite” qui l’avait fait sortir du couvent la conduit à la “retraite”, avec un passion au milieu, dont le champ lexical est largement représenté. = c’est un sort pathétique (“passion”...). D’où la réplique de DJ... B. Toutes les femmes séduites par DJ • Ce sort pathétique est aussi celui de toutes les femmes séduites par DJ : par le particulier, elles représentent l’universel. • Noter qu’elle ne fait aucune référence directe à d’éventuelles conquêtes qu’elle jalouserait. Seule une périphrase “les déréglements de votre conduite” = c’est bien un discours épuré, un “pur amour”, pudique. = C’est donc ici la pudeur bafouée qui parle, la victime, et pas la vengeresse. C. Une émissaire du Ciel • Elle est voilée... figure religieuse (voire funeste ?)... • Elle se présente elle-même comme une émissaire. Le Ciel lui a inspiré de “vous venir trouver, et de vous dire, de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde. Visions d’Elvire, ou bien réel rôle de porteparole ? On frise ici le fantastique ! III. Une rhétorique très élaborée Flux de parole très ample et solennel, qu’interrompent DJ et Sg... Voilà une scène propre à jouer subitement sur le registre pathétique. A. Effets de rythme, de constructions et de reprises (quelques exemples) 1. Rythme • Première phrase : hémistiche, apostrophe à DJ de 2 syllabes, puis un alexandrin : effet rythmique qui “pose” dès le début la parole d’Elvire dans le balancement de l’alexandrin. • Dès la 2e phrase : amplification qui va dans le mouvement contraire de l’urgence à parler = tension accrue. 2. Constructions binaires • Voir première partie : propositions coordonnées, par séries (conjonction “et”) 3. Figures de reprise • Polysyndètes (reprises de la conjonction “et”, que ce soit pour coordonner des propositions ou des adjectifs - “parfait et pur”, par exemple) • Symploque (combinaison de l’anaphore et de l’épiphore) dans la dernière partie de la tirade (Je.. vous)... B. Amplifications syntaxiques On joue sur l’accumulation d’un même syntagme qui va s’amplifiant luimême de subordinations... • Première partie de la tirade, qui contient une reprise • “Oui, Dom Juan...”. C. Vocabulaire • • • • Champs lexicaux (oppositions : passion terrestre / pureté / amour) Prépondérance du vocabulaire évaluatif (péjorativement) Quasi-racinien... Nombreuses abstractions Personnifications, ne serait-ce que le “motif pressant”, qui “oblige” à cette visite... voir ce qui se rapporte à l’expression des sentiments notamment. • Rôle prépondérant de l’adjectif D. Effets de pathétique • • • • Vocabulaire de la contrition, du repentir Supplication (“vous” dans la dernière partie) Glissements “je vous le demande” -> “je vous en conjure” “je vous le demande avec larmes” (reprise) E. Métaphores et périphrases • précipice où vous courez, coup qui vous menace (renforcé par l’adjectif “épouvantable”) • vos offenses ont épuisé sa miséricorde • sa colère est prête de tomber sur vous (personnification) • touché le coeur / jeter les yeux sur les égarements de ma conduite... = amplification du discours, qui lui confère un caractère très solennel. Les interruption de Sg et Dj ne font qu’en renforcer, par contraste, le caractère noble. Conclusion • Ici peut se jouer la déception du spectateur vis-à-vis de DJ, qui jusque là échappait... il échappe encore, mais peut-on échapper à un discours marqué par une telle sollicitude et un tel désintéressement ? Il lui revient à ce moment là de “choisir son camp”... • Il n’en reste pas moins que des hoix énormes laissés au metteur en scène : que joue DJ ? Sg comprend-il son maître ou se méprend-il sur lui ? • Implications scéniques de la tirade elle-même = difficulté pour l’actrice, morceau de bravoure (Cf texte complémentaire).