101, rue Condorcet Clamart
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Simon-Pierre Hamelin 101, rue Condorcet Clamart roman Éditions de la Différence 101, rue Condorcet.indd 5 16/04/2013 10:55:19 Mama l’a trouvé un peu après midi, au retour de l’école, au milieu d’autres lettres, déposé dans la boîte grisée de l’entrée, sur laquelle est écrit notre nom « Efron » en lettres latines et celui de Mama, « Tsvetaeva ». Il n’y a pas de prénom, un seul et simple tiret les sépare. Le pli est officiel dans une enveloppe tout aussi grise, et dit que l’huissier va venir, va saisir, dans une langue que je comprends mal. Mais je suis grand déjà ; j’aurai huit ans la semaine prochaine. Mama m’a promis qu’elle m’emmènerait à Paris, boire une limonade à Vaugirard, au Bois de Vincennes, voir les lions, la pagode, le pavillon javanais. Et elle en fera l’effort, malgré sa terreur crasse des automobiles. « Te rends-tu compte, l’huissier va venir et saisir. Mon Dieu, c’est la première fois que cela nous 19 101, rue Condorcet.indd 19 16/04/2013 10:55:19 arrive ! Nous sommes perdus ! Et ton père qui n’est pas là, et ta sœur Alia, qui le suit pas à pas. Mourlyka, ne me regarde pas ainsi ; fais quelque chose, c’est toi l’homme ici ! Mour chéri, je vais réchauffer le thé… Et le charbon qui manque et… Monte emprunter un seau à Victor Borissovitch, il t’aime bien. Moi, je n’en ai pas le courage… Et la lecture de demain, l’hommage à Volochine qu’il faut encore peaufiner… Mon Dieu, et la lettre pour Assia !... Va, mon cœur. » Ses mains tremblent ; les mains de Marina, longues et sèches, qu’elle tord en tous sens. Elle tourne sur elle-même et tout autour de moi dans la cuisine étriquée, qui sent le chou rance et le thé ; prend un cahier du tiroir et l’y remet aussitôt d’un geste brusque, en faisant virevolter le pan graisseux du tablier gris-bleu qu’elle ne quitte pas. Mamytchka – je lui baise la joue ; une larme y coule en silence. Petite Mère, ne pleurez pas, je ne le supporte pas ! Je vais vous ramener le charbon. C’est moi qui vais faire le thé, je suis grand déjà. Et ainsi vous pourrez écrire à loisir, même si – je dois l’avouer – cela me fait vous perdre, vous haïr si fort, que la bile me monte dans la 20 101, rue Condorcet.indd 20 16/04/2013 10:55:19 gorge. Et ça non plus, je ne le comprends pas. Être jaloux de vos grands cahiers bleus, votre plume grippée, de cette table minuscule où vous vous abandonnez entièrement... Mais, Mama, n’y prenez pas garde ! Je vous en prie, laissez tomber ! Allez écrire ! Nous sommes si fiers, si forts de vous, quand vous scandez votre langue païenne, pleine de lumière et de joie, devant un parterre médusé, dont nous sommes, assis au premier rang, Père, Alia et moi, également fervents, chacun à notre manière. L’huissier, le charbon, la bile, et alors ! Les monstruosités d’Alia par baluchons, les absences de Père, votre vie de servante, et alors ? Qu’avez-vous à voir avec tout cela ? N’oubliez pas votre devise en deux auxiliaires : être vaut mieux qu’avoir ! De bonnes grâces et avec une caresse sur la tête, Victor Borissovitch remplit le seau. Et ce n’est pas tant qu’il m’aime bien ou qu’il ait du charbon à revendre, mais je suis le seul à le visiter presque chaque jour, et par ennui toujours. Il vit, retiré en lui-même, au deuxième étage, avec Lena, sa fille, petite main chez un fourreur de Pigalle, avec sa vieillissante Lena, et des souvenirs de guerre – trop de défaites – qui étouffent 21 101, rue Condorcet.indd 21 16/04/2013 10:55:19 le deux pièces-cuisine, les portraits encensés du Tsar, des drapeaux aux couleurs passées tapissant chaque mur, les icônes cireuses dans le coin le plus sombre ; l’uniforme empesé de la Garde impériale sur un mannequin de carton-pâte, planton immobile de ce musée de poussière. Et c’est à lui qu’il s’adresse d’abord, quand rarement, le vieil homme prononce quelques mots. Je ne reste jamais là bien longtemps ; on manquerait presque d’air, sous les regards compassés des défunts, et dans le terrible silence de Victor, dans l’odeur de Victor, qui pique les yeux autant que le nez ; cet orgueilleux parfum de mort à peine masqué. Le seau est lourd, mais je le porte d’une main. La semaine prochaine, j’aurai huit ans, et je suis grand déjà. Je le dépose dans la cuisine sans y entrer. Le parquet grince, l’anse cogne le seau par à-coups. Mama s’est assise à la table minuscule sur une chaise sans dossier, le coude anguleux ancré sur le mauvais bois. Exactement au-dessous de l’étroite fenêtre à hélice, qui encadre un morceau de mur en brique rouge et le tronc étayé d’un bouleau malingre, le visage de Mama. Son front 22 101, rue Condorcet.indd 22 16/04/2013 10:55:19 étiré repose sur la paume, les doigts bagués, enfoncés en de longues griffes dans ses cheveux en bataille. Les cheveux de Marina, or sombre, ni poivre, ni sel, le roux des pointes bouclées ; des cheveux dans lesquels on peut s’enfouir entièrement, se perdre dans leur parfum de mousse fraîche et de tabac froid. Papa, lui, dit que cela sent le sorbier et les bois de Taroussa. Mama ne me voit pas entrer, Marina ne m’entend plus. Mama écrit, elle est partie, et tout au fond d’elle-même. En l’air le courrier dans une langue que je comprends mal, balancés la venue de l’huissier, la saisie, le charbon emprunté, la honte sèche avalée sans eau ; comme oubliée la tristesse lourde de cette banlieue-là, de ces petites gens-là et de ces espaces ridicules, où l’horizon ne veut décidément mener nulle part. Mama est devenue sourde, perdue dans un secret jardin – j’en suis sûr, un coin de chez nous – mais qui serait plus loin encore, plus mystérieux que n’importe laquelle des Russies. Secret jardin de Marina. Y trouvez-vous ces mêmes lilas odorants que vous embrassiez, à les dévorer presque, dans les chemins creux de Meudon ? Y entendez-vous la cloche pesante, 23 101, rue Condorcet.indd 23 16/04/2013 10:55:19 la rumeur d’un temps que je n’ai pas connu ? Et s’il reste un seul arbre, s’il ne doit y en avoir qu’un seul, dans ce secret jardin, qui serait alors désert ou banquise, est-ce le sorbier de Papa, un bouleau de Taroussa, ou le peuplier couleur cendre et argent de la rue des Trois-Étangs, dont vous parlez si souvent ? Mais répondez-moi donc, au lieu de gratter le papier en un geste enragé, les muscles, l’échine tendus ! Marina, pourquoi écrire si loin de moi ? M’écririez-vous à moi, si j’étais grand, si j’avais huit ans déjà ? Et Papa qui n’est pas là, et Alia qui le suit pas à pas. S’ils rêvent tous deux d’un passeport rouge, c’est qu’un jour nous pourrons rentrer, n’est-ce pas ? Partir, et quitter la tristesse lourde de cette banlieue-là, de ces petites gens-là, qui dans les cours d’école, me gardent prisonnier de leur horizon bas, rient de mon accent et persiflent « Russkoff, Russkoff ! » entre des dents à peine faites. Oh oui, Mamytchka, revenez-moi du secret jardin, de ce là-bas dont vous parlez tous le regard retourné, le sourire béat. Et j’enrage de ne pas y être déjà. Alia m’a dit que nous y serions tellement plus heureux qu’ici, dans ce gourbi de 24 101, rue Condorcet.indd 24 16/04/2013 10:55:19 Clamart, qui succède à ceux de Meudon, l’isba de Mokropsy, ou Berlin que je n’ai pas connu. Elle m’a juré que chez nous, il y a la hauteur et l’espace ; il y a tant d’espace que l’on peut s’en contenter, et aussi que j’y verrai plus souvent Papa, qui fait n’importe quoi pour ne pas être là. Et vous, Marina, ne pourriez plus me laisser ainsi, noyée dans vos grands cahiers bleus, si longtemps et si loin de vos cheveux, ni poivre, ni sel, qui sentent le sorbier et les bois de Taroussa. Avant que je n’entre à l’école, je lisais déjà en russe, j’écrivais en russe sur les mêmes cahiers que vous, des lignes entières que je bâclais sans attention. Je m’installais auprès de vous ; et là déjà, vous vous échappiez en cachette – mais toujours à mes côtés, à la table – repliée malgré moi et dans les mêmes cahiers que moi. Ce sont nos châteaux, disiez-vous, nos ventres immenses… Mais ici Mamytchka, il n’y a pas de place pour nous deux ! Alors je tourne à mon tour, toupie ulcérée, je donne des coups dans le mur, dans l’anse du seau, son métal sonore. Je tape du même pied sur le parquet grinçant, et méchamment sans vous quitter des yeux. Quand je pleurniche, assis par 25 101, rue Condorcet.indd 25 16/04/2013 10:55:19 terre, jambes en équerre, les pieds furieux, vous tournez enfin le visage vers moi. Le visage de Mama, comme apparu pour une première fois de ce secret jardin, et qui semble ainsi me découvrir, le sourire si forcé qu’il est douleur. Elle fourre le cahier, la plume dans le tiroir, comme s’il fallait s’en débarrasser au plus vite et sans être vue. « Mour chéri, pardonne-moi, je vais te faire du thé. Assieds-toi là ; tiens, il reste un peu de confiture… » Pauvre Mama, étirée de panique à présent, de m’avoir comme effacé un instant, et le pli, l’huissier, le charbon emprunté. Si vous vouliez seulement m’y emmener, dans ce secret jardin, je saurais être docile – savez-vous ? – et tranquille. Si vous vouliez m’appartenir un peu, et rien qu’à moi, sans papa qui n’est pas là, sans Alia qui le suit pas à pas, sans ces malheureux cahiers où vous semblez toujours vous perdre sans raison. Si je pouvais parfois me retenir de vous blesser ainsi, vous faire payer au sang ce que je ne sais pas, cette banlieue et ses petites gens, le gourbi de la rue Condorcet, où le ciel est constamment bas, et les fenêtres donnent sur un arbre malade barré d’un mur. 26 101, rue Condorcet.indd 26 16/04/2013 10:55:19 On frappe à la porte, trois fois. La clef claque d’un coup sec dans la serrure. Nous nous dressons l’un et l’autre, retenant notre respiration emballée : C’est le Lion, c’est Papa. 27 101, rue Condorcet.indd 27 16/04/2013 10:55:19 DU MÊME AUTEUR Stories de Tanger (en collaboration avec Mohamed Mrabet), nouvelles, Éditions du Siroco, 2009. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2013. 101, rue Condorcet.indd 4 16/04/2013 10:55:18