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Comment renouer le fil du temps ? Voir, observer, et en même temps immédiatement se souvenir. La réalité perçue tient sa valeur émotionnelle d’images et de représentations figées dans le passé. Cela peut être l’enfance : “Dans le jardin de ma grand-mère, il y avait des tulipes”, aime à raconter Bernard Miramont pour expliquer le motif de la tulipe qu’il convoque dans son travail. La fleur qui s’ancre en sa mémoire par sa présence charnelle, sa rondeur, sa ligne courbe affirmée, son opacité brillante, est comme résistante au “toucher” de l’œil. A l’instar des champignons de Takashi Murakami, le motif réemployé se répète en des variations qui n’altèrent en rien son expression initiale. Au contraire, c’est la forme simplifiée, épurée jusqu’à l’essentiel, qui résonne en chaque apparition du motif. Autour de la forme se reconstruit alors une mémoire affective. Comment retrouver durablement et véritablement cette impression originale ? Comment revenir à l’authenticité sensationnelle d’un moment vécu ? Contre la puissance de l’oubli, le souvenir d’une forme – qui est aussi le souvenir de l’Autre ou d’un sentiment d’existence – cherche à renouer le fil du temps par l’expression d’une continuité émotionnelle. Sur des toiles, des cartons, des papiers, souvent divisées en parties égales ou symétriques, des motifs à la forme épurée sont répétés. Ces divisions s’opèrent selon un principe de simplicité voire de “pauvreté” du travail organisateur de l’espace. L’espace de l’œuvre est ainsi comme abandonné à des mesures prédéterminées, par la taille des papiers utilisés collés sans être découpés, ou par des divisions de type classiques – le triptyque – ou mathématiques – le découpage par deux, quatre, seize, vingt-cinq. Le choix des motifs employés semble également indiquer le retrait d’un geste qui ancrerait l’œuvre dans le présent de sa création. Inspirés de modèles naturels – fleurs (tulipe, orchidée…), pins – mais aussi de motifs retenus pour leur aspect géométrique – la foret de pins dans les Landes – les figures représentées n’indiquent pas d’abord l’horizon affectif du peintre. Le peintre travaille alors souvent d’après un modèle photographique ou, pour les corps nus, d’après un recueil de modèles pour l’apprentissage du dessin classique. Mais c’est aussi l’usage du pochoir qui produit cet effet d’absence d’affirmation personnelle. Les différents motifs apparaissent sous des formes simples, comme si l’artiste n’en avait gardé que l’essentiel, le type, soit en avait ôté tout aspect contingent, formel et coloré. Par le moyen du pochoir, le peintre évite ainsi un naturalisme, mais aussi un réalisme substantiel : ce que l’on voit n’est là que comme retenu, ou repris à l’effet dissolvant du temps. Ce qui résiste au temps ou demeure du passé est telle une forme vide qui reprend fragilement vie par le tremblement du pochoir sous le pinceau, par le trait de pastel qui repasse le premier trait tiré du pochoir comme on re-tire une forme du souvenir passé. Ce goût pour l’empreinte, Bernard Miramont le tient de Claude Viallat, dont il a été l’élève, mais c’est aussi l’influence d’Andy Warhol qui éclaire le travail du peintre quand il utilise les méthodes de la répétition et de la coloration des types multipliés. La forme, bien que simplifiée, n’est pas neutralisée, mais elle est comme reconduite à une forme originale ou ouvrant la possibilité de son surgissement. L’apparente disparition du geste et de la liberté de choix du peintre, sont en fait la condition de l’advenue d’un sentiment passé. Répéter la forme, ce n’est pas alors ici l’affirmer en lui redonnant une puissance – puissance sur le matériau sur lequel elle se pose, comme chez Viallat, ou puissance sur l’idée et l’usage, comme chez Warhol. Pour Bernard Miramont, la répétition de la forme permet, telle une douce obsession, ou comme scandée au loin, d’en faire remonter du passé le souvenir original pour le faire enfin tenir “là”. Le fond coloré et vide sur lequel sont comme “déposés” ces motifs, participe à déréaliser le contexte où la forme pourrait prendre un sens réaliste. Si la couleur joue ici un rôle important dans la déréalisation du motif (les orangés, les rouges-rosés, le bleu et bien sûr le noir et le blanc), c’est aussi leur répétition en lignes ou de manière “graphique” qui la cause. La forme semble alors ne plus renvoyer qu’à elle-même, avoir quitté tout horizon, comme surgissant d’un passé “immémorial”. Pourtant ces formes n’apparaissent ni figées ni isolées. Malgré l’identité formelle, la répétition n’est pas celle du “même”. Colorées, variées, contrastées, situées, elles entretiennent avec le fond et entre elles des correspondances émotionnelles. Ainsi la forme est aussi ce qui exprime une sensualité : courbes, renflements, générosités naturelles sont soulignées et marquées par une matière – peinture ou pastel à l’huile – et par la trace du pinceau (ou directement du geste) : c’est un pin qui plie, une fleur qui s’arrondit, un corps qui se renverse. La forme prend, par le travail du dessin, un relief, une singularité, un mouvement, que le principe d’une installation modifiable vient renforcer. Libérée d’un contexte particulier, redessinée, recomposée, la forme acquiert la puissance évocatrice du passé. Cette double impression, de schématisation et de singularisation, qui fait la forte et attachante présence des motifs ainsi que de l’œuvre de Bernard Miramont, est le résultat d’une technique mixte. Partant de la réalité observée, du ressouvenir d’un moment vécu qu’une photographie peut représenter, l’artiste part à la recherche d’une émotion. En 2006, la figure et l’empreinte du corps apparaît pour la première fois dans le travail de l’artiste. Immédiatement lié à la possibilité d’un souvenir ou d’un sentiment personnel, le corps n’est pourtant pas traité autrement qu’un autre motif naturel, comme les fleurs ou les pins, ou encore qu’un modèle d’atelier. Le motif de la tulipe qui l’accompagne et l’entoure, qui y répond comme en une correspondance, le renvoie sans cesse à sa simplicité. La tulipe est autant charnel que le corps est floral, car en la mémoire, l’empreinte a la même tonalité. De la même manière que les autres motifs, le corps est dessiné dans le triptyque, les dessins sur carton et l’installation, à l’aide d’un pochoir. Première et fondamentale démarche d’absentement d’une réalité trop directement particulière, le travail de schématisation de la forme par la réduction à un empreinte, s’accompagne ici d’un nécessaire travail d’effacement de l’identité. La perte définitive ou amoureuse du corps de l’autre et la perte de son propre corps se confondent d’autant mieux que la forme présentée est simplifiée par le pochoir ou rendue anonyme par l’absence de visage ou la modélisation académique du corps figuré. C’est au sens graphique qu’il faut entendre cet effacement, mais aussi aux sens psychologique et existentiel. Le visage est caché, et la tête doublement retournée. Graphiquement, c’est la réduction du corps à sa forme (sans visage) et même à une autre forme (tulipe) qui est montrée. La forme de la tulipe mise à la place de la tête ne signifie cependant pas simplement l’absence même de tête, soit une absence fondamentale d’identité, mais la réduction ou l’élargissement de l’identité au désir : la tête n’est plus alors l’expression d’un visage, mais ce qui se réunifie au corps dans une même présence charnelle. “L’autre à la tête de tulipe” est l’autre désiré, et telles sont son identité et sa particularité en même temps qu’il demeure impersonnel. Les dessins sur carton qui n’utilisent pas d’empreintes mais retrouvent la technique du dessin, montrent cette même unification charnelle par la figuration de corps érotisés en même temps que tenant des positions complètement académiques. L’érotique n’est pas alors l’affirmation d’une personnalité particulière, mais au contraire le retour à une chair sans nom ni histoire. Le corps tenu en dehors de toute situation affirme l’absolu de sa chair. L’effacement du visage a cependant aussi un sens plus directement psychologique, car la perte de l’identité peut être comprise comme la perte de soi ou de sa propre identité. C’est alors la perte de l’ (des) autre(s) et de son propre corps qu’il faut y voir : corps qui échappe, qui change de forme, qui ne se reconnaît plus. L’œuvre nous conduit enfin vers une interprétation plus radicale qui signifie, par la perte de l’identité, la mort et le sentiment de la finitude. Dans cette œuvre, la technique et la démarche de Bernard Miramont rejoignent alors le thème exposé : la précarité. Aucune histoire n’est racontée, même si il semble que l’histoire de tous se raconte, l’histoire de l’autre, l’histoire de l’artiste comme une ombre portée sur l’avenir ou le souvenir d’un tracé à la craie sur l’asphalte. Endormi, alangui, mort, le corps figure un vol, une chute, une place finale, plaqué au sol, morcelé, évidé par la couleur, rendu au seul souvenir. La forme est ce qui reste de la vie heureuse et de la possibilité du désir de l’autre. Mais l’affirmation de ce modèle dans et par le découpage du pochoir n’est pas la finalité du travail. En effet, l’artiste utilise le pochoir d’une façon particulière : non seulement pour manifester le caractère essentiel et simple du souvenir, mais aussi afin de maintenir l’incertitude et le doute qui traversent la recherche du temps passé. Ainsi le pochoir, qui permet de renforcer le caractère répétitif, est utilisé de manière telle qu’il est toujours possible d’y introduire des effets de différenciation. Techniquement, d’une part la superposition de deux pochoirs – soit différents, soit décalés – qui remet en question la limitation de la forme, et d’autre part l’utilisation d’une peinture dont la fluidité entraîne quand on retire le pochoir des coulures aléatoires, permettent la différenciation des formes pourtant fortement déterminées par le prédécoupage du motif. Bien qu’épurée, la forme n’est pas nette et son identité toujours imparfaite. Le temps infini de la recherche semble s’ouvrir alors à de multiples parcours aléatoires comme à autant de “tentatives de remémorisation” (cit. B. Miramont). La répétition du “presque-même”, où la forme épurée ne peut jamais se donner à voir de manière définitive, est alors l’expression d’une recherche en même temps que celle, plus triste et mélancolique, d’une perte radicale. La répétition scande le temps de la recherche. Recherche qui ne pourra j amais re-parcourir celui qui s’est réellement, vitalement et même organiquement, écoulé. Mais le travail du peintre ne s’arrête pas à ce premier mouvement de typification-ouverte. L’œuvre n’apparaît d’ailleurs pas sous l’unique tonalité de l’impuissance. Elle est une œuvre gaie, colorée, qui semble résister à un premier moment, comme à un premier mouvement d’abandon à la mélancolie (répétitions de couleur noire presque mécaniques, coulures aléatoires et laissées à elles-mêmes comme si la volonté s’en retirait, regard qui tourne et s’affole en multipliant les points de vue…). Si la technique du pochoir (qui purifie, simplifie, rend à l’essentiel) a pour effet et pour principe “l’aplatissement” ou la désubstantialisation de la forme, son devenir abstrait, ou encore sa déréalisation, est compensée par le geste de peindre. La matérialité colorée de la peinture ou du pastel à l’huile, la trace du pinceau, lui donnent un mouvement, introduisent en elle des ombres et de reliefs qui la reconduisent à la réalité d’une nouvelle figuration. La matérialité de la peinture et sa substance colorée redonnent vie au souvenir. La matière reconduit la forme à l’existence, jamais oubliée et éternisée dans la fixation d’un type par le pochoir. C’est à la qualité du dessin, à la trace mouvante laissée par le geste et aux impressions de la couleur, qu’il faut alors être sensible dans l’œuvre de Bernard Miramont. La forme devenue tranquille, la multiplicité des impressions affectives peut s’exprimer par la couleur : peinture acrylique passée au pinceau, dessin au crayon de couleur ou au pastel à l’huile, supports précolorés ou imposant la couleur de leur matériaux. La division de la toile impose de longs essais d’associations des couleurs, mais c’est également la superposition de motifs le plus souvent eux aussi colorés qui l’exige. L’acte de peindre et de redonner à la forme froide et déréalisée du pochoir un réalité et une vitalité, vient donner un aspect double ou ambivalent à l’œuvre. Parti de la réalité perçue, l’artiste semble chercher à la quitter pour y revenir. Mais revenir au réel, c’est identiquement revenir au souvenir. Ainsi, le caractère passé du souvenir et celui présent de l’œuvre semblent s’unifier dans et par l’identité d’un sentiment qui jamais ne se laisse oublier ou perdre. L’œuvre a comme renoué le fil du temps. Figurative, l’œuvre de Bernard Miramont n’est donc pas directement réaliste. Sa réalité, qui est celle du sentiment, n’est pas simplement présentée, mais fondamentalement retrouvée. L’œuvre est donc non seulement ce qui montre et rend l’émotion présente, mais aussi ce qui remédie au passage du temps, ce qui sert de médiation entre le sentiment passé et son advenue au présent. Si l’inspiration de l’artiste est souvent actuelle et naturelle, venant d’une émotion visuelle directe, le souvenir et les représentations qui y sont gravées se substituent immédiatement à la réalité, qui n’est alors plus au sens propre qu’un simple “modèle”. L’émotion originale doit être comprise comme fondamentale et déterminante dans le travail de création de Bernard Miramont, et c’est sa grande proximité avec l’œuvre de Proust qu’il faut alors ici souligner. Ainsi, pendant que le peintre s’efforce de retrouver la forme essentielle telle qu’elle se dépose dans la mémoire, le sentiment premier et réel remonte à la surface, comme ce qui ne s’est jamais perdu, pour rejoindre et justifier l’émotion actuelle ressentie dans l’observation ou la simple perception. Par ce double mouvement – qui est aussi le travail de deux techniques différentes et complémentaires – la forme mémorisée, idéelle et idéale, recherchée dans un passé lointain, s’anime de toute la sensualité et de la vitalité du geste et des couleurs. C’est un parcours, tel un cheminement à travers le temps de sa mémoire, que nous propose Bernard Miramont : de la sensation visuelle à la forme pure, et inversement de la forme pure à la sensation visuelle. Le regard du peintre, s’il croit d’abord s’être posé au hasard sur une réalité, se fie en vérité à l’identité affective d’une sensation. Virginie Caruana, philosophe, professeur.