Paris/Texas: Les voies détournées de la « diversité » dans les
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Paris/Texas: Les voies détournées de la « diversité » dans les
1 Paris/Texas: Les voies détournées de la « diversité » dans les filières d’élite de l’enseignement supérieur aux États-Unis et en France De prime abord, concernant la définition des critères d’accès aux établissements d’enseignement supérieur sélectifs ainsi que l’ensemble des domaines d’action publique, les États-Unis et la France paraissent incarner des modèles radicalement opposés quant au statut juridique et administratif des classifications raciales et la légitimité éventuelle de leur usage. La non-reconnaissance de principe des distinctions de ce type par la République française présente en effet un contraste frappant avec leur prise en compte explicite par les instances étatiques aux États-Unis, où, de 1790 à aujourd’hui, elles ont constamment été intégrées dans – et construites par – le recensement fédéral1. Sur le plan juridique en particulier, alors qu’aux États-Unis le texte du Quatorzième Amendement à la Constitution adopté en 1868 introduit le principe d’égalité sans trancher la question de l’admissibilité des classifications raciales 2, l’article premier de la Constitution française de 1958 précise que « la République (...) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il en résulte notamment l’illégalité de toute forme de discrimination positive ouvertement fondée sur l’identité ethno-raciale de ses bénéficiaires – à l’instar de l’affirmative action américaine3. En outre, à cette limite imposée à l’action des pouvoirs publics correspond le fait que, dans le discours commun, la délégitimation du racisme a entraîné en France une disqualification de la « race » en tant que catégorie descriptive4. Si, aux États-Unis, le terme continue à être employé couramment, non plus principalement en référence à une classification des êtres humains en sous-ensembles biologiquement distincts et hiérarchiquement ordonnés dont la validité serait communément admise, mais plutôt pour désigner elliptiquement les groupes ayant été victimes dans le passé de la discrimination 1 2 SCHOR P., Compter et classer: histoire des recensements américains, Paris, Presses de l’EHESS, 2009. KULL A., The Color-Blind Constitution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1992, p. 67-87. On appelle ici « discrimination positive » (affirmative action) les mesures qui octroient aux membres de groupes jadis soumis à un régime juridique discriminatoire d’ampleur variable et aujourd’hui sous-représentés parmi les détenteurs de positions valorisées un avantage décisif dans l’attribution d’un emploi, d’un marché public ou d’une offre d’admission dans un établissement d’enseignement supérieur à caractère sélectif, en dépit d’un niveau de qualification inférieur à celui d’au moins un autre candidat ; voir SABBAGH D., L’Égalité par le droit : les paradoxes de la discrimination positive aux États-Unis, Paris, Économica, 2003, p. 2-4. 4 SIMON P., « Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de ¨race¨ », in Revue française de sociologie, vol. 49, n° 1, 2008, p. 153-162. 3 2 officielle la plus systématique sur le fondement d’un racisme à prétention scientifique désormais largement discrédité mais dont les effets demeurent perceptibles, dans le contexte français, en l’absence d’un tel glissement sémantique implicite, le mot « race » n’est utilisé que par la frange la plus radicale de l’extrême-droite, les spécialistes de l’histoire et de la sociologie du racisme et, comme indiqué plus haut, le constituant – mais uniquement pour interdire toute distinction sur cette base. Il en résulte que l’imbrication entre le rejet des discriminations et l’hostilité ou la méfiance envers le principe même de la classification raciale des individus par les pouvoirs publics – quelle que soient ses finalités – demeure nettement plus prononcée en France qu’outre-Atlantique5. Pourtant, en dépit de ces différences objectives comme de la tendance toujours répandue à souligner le caractère irréductible de l’opposition entre le « modèle républicain » caractéristique de la conception française de la citoyenneté et le soi-disant « communautarisme » états-unien ou « anglo-saxon »6 –, on voudrait ici, dans le prolongement d’autres analyses comparatives relatives à des objets de nature connexe ou englobante par rapport au nôtre7, mettre en évidence la convergence des politiques de discrimination positive américaines et françaises concernant l’accès aux filières d’excellence de l’enseignement supérieur, convergence qui s’opère autour de leur dimension indirecte8. 5 Sur le volet américain, voir HOLLINGER D., Postethnic America : Beyond Multiculturalism, New York, Basic Books, 2006 [1995] ; sur le volet français, voir Inégalités et discriminations : pour un usage critique et responsable de l’outil statistique, rapport du comité pour la mesure de la diversité et l’évaluation des discriminations (COMEDD) présidé par François Héran, 5 février 2010 (http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000077/0000.pdf). 6 TODD E., Le Destin des immigrés : assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales, Paris, Seuil, 1994. 7 WEIL P., « Access to Citizenship : A Comparison of Twenty-five Nationality Laws », in ALEINIKOFF A. et KLUSMEYER D., Citizenship Today : Global Perspectives and Practices, Washington, D.C., Carnegie Endowment for International Peace, 2001, p. 17-35 ; HANSEN R., « Work, Welfare, and Wanderlust : Immigration and Integration in Europe and North America », in KOPSTEIN J. et STEINMO S., Growing Apart : America and Europe in the Twenty-first Century, New York, Cambridge University Press, 2008, p. 170-191 ; JOPPKE C., « Transformation of Immigrant Integration in Western Europe : Civic Integration and Antidiscrimination Policies in the Netherlands, France, and Germany », World Politics, vol. 59, n° 2, 2007, p. 243-273; GILBERT N., « Comparative Analyses of Stateness and State Action : What Can We Learn from Patterns of Expenditure ? », in ALBERT J. et GILBERT N., United in Diversity ? Comparing Social Models in Europe and America. New York, Oxford University Press, 2010, p. 133–51 ; BRUBAKER R., Ethnicity without Groups, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004, chapitre 4 ; KIRSZBAUM T., « Un Janus aux deux visages : la diversité dans l’habitat. Réflexions sur les politiques de déségrégation résidentielle aux ÉtatsUnis et en France », Raisons politiques, vol. 3, n° 35, 2009, p. 49-65 ; SUK, J.C., « Procedural Path Dependence : Discrimination and the Civil/Criminal Divide », Washington University Law Review, vol. 85, n° 6, 2008, p. 1315-1371 ; ROBERT B., « Les politiques scolaires de compensation en France et aux États-Unis : diversité des acceptions et convergence des choix », Revue internationale de politique comparée, 14 (3), 2007, p. 437-448. 8 Sur la notion de convergence dans l’analyse des politiques publiques, voir, plus généralement, HASSENTEUFEL P. et de MAILLARD J., « Convergence, transferts et traductions : les apports de la comparaison transnationale », Gouvernement et action publique, vol. 3, n° 3, 2013, p. 377-393. 3 Côté français, comme l’ont souligné nombre d’observateurs9, on constate en effet que des problèmes que la sociologie américaine qualifie d’« ethniques »10 sont abordés à travers le prisme territorial. Le principal critère d’identification des récipiendaires des avantages que confère la discrimination positive à la française n’est pas la « race » ou l’origine, mais le lieu de résidence : les habitants d’une zone désavantagée sont supposés tirer profit des financements publics supplémentaires accordés à cette zone dans son ensemble. En principe, ce n’est donc qu’« incidemment que les populations issues de l’immigration se trouvent être (…) les destinataires (proportionnellement) privilégiées des politiques de lutte contre l’exclusion »11 et, en particulier, des politiques de discrimination positive territoriale, du fait de leur surreprésentation statistique dans les espaces défavorisés. Toutefois, vu que, par exemple, l’un des principaux « critères d’ordre social et démographique » utilisés pour définir les zones d’éducation prioritaires est la proportion d’élèves de nationalité étrangère, cette forme de discrimination positive, officiellement fondée sur l’emplacement territorial, peut aussi s’interpréter comme visant, partiellement, indirectement et implicitement, des groupes qui, aux États-Unis, seraient considérés comme des minorités « ethniques » ou « raciales », en particulier celui des personnes issues de l’immigration extra-européenne12. De même, dans la mesure où les critères socio-économiques de délimitation des territoires ciblés par la « politique de la ville » (taux de chômage, pourcentage de résidents de moins de 25 ans, proportion de non-diplômés…) recoupent certaines caractéristiques des populations issues de l’immigration susmentionnée (plus jeunes, plus fréquemment en recherche d’emploi, plus souvent sans diplôme…), ces programmes de développement urbain peuvent a priori apparaître comme un équivalent fonctionnel – certes très approximatif – de l’affirmative action américaine13. Que les politiques françaises de discrimination positive socio-territoriale soient en partie conçues et largement perçues comme l’un des volets d’une politique 9 Notamment Gwénaële Calvès, dans son article précurseur, « Affirmative Action in French Law », Revue Tocqueville/TheTocqueville Review, vol. XIX, n° 2, 1998, p. 167-177. 10 GLAZER N., Ethnic Dilemmas, 1964-1982, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1983. 11 CALVÈS G., « Les Politiques françaises de lutte contre le racisme, des politiques en mutation », French Politics, Culture, and Society, vol. 18, n° 3, 2000, p. 76. 12 ROBERT B., Les politiques d’éducation prioritaire : les défis de la réforme, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 67. En 2007, 33,3% des élèves entrant en sixième dans un collège de ZEP avaient au moins un parent immigré né en dehors de l’Espace économique européen (Secrétariat général à l’immigration et à l’intégration, Département des statistiques, des études et de la documentation, Tableau de bord de l’intégration, Paris, 2010, p. 35). Quant à la tendance largement partagée à exagérer l’ampleur de cette disproportion, on en trouve la trace dans les propos exubérants d’un ancien chef de l’État : « Dans les ZEP, des Capucine – jolies rousses aux yeux verts – il y en a peu, tout comme des Christophe, magnifiques blonds aux yeux bleus ! La discrimination positive existe donc déjà dans notre pays… » (intervention de Nicolas Sarkozy, trois avant son élection à la présidence de la République, in FERRY L., Pour une société de la nouvelle chance: une approche républicaine de la discrimination positive, Paris, La Documentation française, 2005, p. 292). 13 DOYTCHEVA M., Une discrimination positive à la française ? Ethnicité et territoire dans les politiques de la ville, Paris, La Découverte, 2007. 4 d’intégration au sens large – en tant que stratégie de substitution14 – constitue, en somme, « un secret de polichinelle »15. Côté américain, peu de temps avant que le programme de Sciences Po et la controverse subséquente ne marquent à la fois la visibilisation et l’extension au domaine de l’accès à l’enseignement supérieur sélectif de cette logique de discrimination positive indirecte, on a pu assister dans ce même secteur à l’émergence d’une approche analogue 16. Les mesures adoptées notamment au Texas et en Californie dans la seconde moitié des années 1990 qui imposent aux établissements d’enseignement supérieur public l’obligation d’admettre en première année tous les diplômés de l’enseignement secondaire les mieux classés à l’échelle de leur lycée d’origine peuvent en effet apparaître comme un substitut approximatif des programmes d’affirmative action au bénéfice des Noirs et des Hispaniques – les deux minorités ethno-raciales sous-représentées dans la population étudiante des universités d’élite – qui venaient d’être démantelés17. Étant donné l’existence d’une corrélation entre l’identité ethno-raciale et la performance scolaire18, cette relation de substitution est rendue possible par la ségrégation de fait du système d’enseignement primaire et secondaire. Dans les États en question, celle-ci – reflet de la ségrégation résidentielle – est 14 On appelle ici « stratégie de substitution » le choix d’une procédure de répartition formellement neutre sous l’angle considéré – celui de l’égalité entre groupes définis sur une base ethno-raciale – mais dont les conséquences ne le sont pas et qui est déterminé au moins pour partie par l’anticipation de ces conséquences, dans un contexte où poursuivre l’objectif recherché directement est tenu pour illégal et/ou illégitime et présente donc aux yeux du décideur un caractère excessivement risqué. Ainsi, ce qui se donne à voir comme un effet dérivé de l’utilisation du critère d’allocation retenu constitue en fait la ou l’une des raisons de son adoption. Dans cette optique, il importe que la zone de congruence entre les effets induits par l’usage des deux critères de sélection – officiel et officieux – soit la plus étendue possible, sans toutefois dépasser le seuil au-delà duquel l’équivalence objective entre eux deviendrait suffisamment flagrante pour que soit dévoilée l’intention discriminatoire ayant présidé au choix du substitut : voir ELSTER J., Local Justice : How Institutions Allocate Goods and Necessary Burdens, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 116-120. 15 CALVÈS G., La Discrimination positive, Paris, Gallimard, 2008, p. 114 (italiques dans le texte). 16 Initialement introduite dans un arrêt de la Cour suprême des États-Unis (Griggs v. Duke Power Company, 401 U.S. 424 (1971)), la notion de discrimination indirecte (disparate impact discrimination) fait référence aux pratiques qui, bien qu’elles ne fassent intervenir aucun des critères dont la prise en compte est explicitement prohibée par la législation antidiscriminatoire, d’une part, se révèlent avoir un impact négatif disproportionné sur les membres des groupes définis à raison de ces mêmes critères et ayant pour point commun d’avoir été – ou d’être encore – victimes de discrimination au sens premier du terme, d’autre part, ne sont pas nécessaires à l’accomplissement d’un objectif légitime, et ce indépendamment de l’intention des promoteurs de ces pratiques. Si ces deux conditions sont remplies, l’effet discriminatoire suffit à faire tomber la disposition visée sous le coup de la loi. La « discrimination positive indirecte » désigne ici par extension des mesures qui, bien que formellement color-blind, ont un impact positif disproportionné sur les membres des minorités désavantagées définies sur une base ethno-raciale. 17 Les États dans lesquels la discrimination positive dans le secteur public a été supprimée sont la Californie depuis 1996, l’État du Washington depuis 1998, la Floride depuis 1999, le Michigan depuis 2006, le Nebraska depuis 2008, l’Arizona depuis 2010, le New Hampshire et l’Oklahoma depuis 2012. Sauf en Floride, toutes ces décisions ont été prises à l’issue d’un référendum. Dans trois autres États – Texas, Mississippi, Louisiane (19962003) – la politique en question a un temps été prohibée, avant que cette prohibition elle-même ne soit remise en cause par une décision judiciaire. 18 CLOTFELTER C., LADD H. et VIGDOR J., « The Academic Achievement Gap in Grades 3 to 8 », Review of Economics and Statistics, vol. 91, n° 2, 2009, p. 398-419. 5 suffisamment intense pour que subsiste un nombre important de lycées dont pratiquement tous les élèves sont des Noirs et des Hispaniques, y compris donc les meilleurs d’entre eux, qui se voient alors automatiquement admis à l’université en dépit de résultats aux tests d’admission globalement inférieurs à ceux de leurs concurrents issus de lycées mieux dotés. Cette forme de discrimination positive est indirecte, puisque le dispositif, qui, ex post, se trouve avoir un effet positif sur les Noirs et les Hispaniques globalement considérés, réserve pourtant un traitement identique aux membres des différents groupes définis sur une base ethno-raciale. Elle est toutefois intentionnelle, dans la mesure où cet effet prévisible de la procédure constituait bien, en réalité, l’une des raisons de son adoption : comme on le verra, l’un des objectifs poursuivis était de faire remonter la proportion d’étudiants noirs et hispaniques dans les universités publiques les plus sélectives – en chute libre du fait de la suppression de l’affirmative action – tout en minimisant la visibilité de la prise en compte du facteur racial. Ainsi constate-t-on une double convergence entre les trajectoires française et américaine quant aux mesures adoptées pour « démocratiser » l’accès aux filières d’élite de l’enseignement supérieur. La plus manifeste est la convergence des discours de justification des politiques mises en œuvre, parmi lesquels prédomine désormais, de part et d’autre de l’Atlantique, l’invocation des vertus de la « diversité », des dispositions d’orientation compensatoire se trouvant légitimées au nom de la valorisation d’un pluralisme à géométrie variable19. Mais l’on observe aussi une convergence de ces politiques elles-mêmes, caractérisées dans les deux cas, de manière plus ou moins explicite, par la prise en compte de la localisation territoriale – puisque la plupart des élèves fréquentent un lycée relativement proche de leur domicile – pour réduire des inégalités entre groupes définis sur une base autre que géographique, et ce dans une perspective qui relève au moins pour partie de la discrimination positive indirecte. Pour le montrer, on prendra ici pour objet des dispositifs mis en place entre 1996 et 2001 par le campus le plus prestigieux de l’Université du Texas (UT) – celui d’Austin –, d’une part, par Sciences Po, d’autre part. Le choix du terrain d’enquête états-unien se justifie d’abord par le fait que UT Austin est à la fois l’une des universités publiques les plus renommées du pays et l’une des premières à avoir dû relever le défi de trouver des substituts à 19 SABBAGH D., « L’Itinéraire contemporain de la « diversité » aux États-Unis : de l’instrumentalisation à l’institutionnalisation ? », Raisons politiques, n° 35, août 2009, p. 31-48 ; DOYTCHEVA M., « Usages français de la notion de diversité : permanence et actualités d’un débat », Sociologie, n° 4, 2010, p. 424-438. Sur la pénétration d’une rhétorique similaire dans la sphère entrepreneuriale, voir BERENI L., « « Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise » : la transformation d’une contrainte juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, n° 35, 2009, p. 87-106. 6 l’affirmative action20. En outre, l’examen des réformes menées par cet établissement présente d’autant plus d’intérêt que leur transposition est préconisée par certains protagonistes influents des débats publics sur ce que pourrait être une « discrimination positive à la française » dans le domaine de l’accès à l’enseignement supérieur d’élite, dans un contexte où se multiplient les initiatives concurrentes21. Parmi ces dernières, on s’attachera ici au programme mis en oeuvre par Sciences Po à partir de 2001, parce que, de l’avis général, il a joué un rôle pionnier tout en donnant lieu aux controverses les plus intenses22. Dans les deux cas, les principales sources mobilisées ont été la documentation interne aux établissements à laquelle on a pu avoir accès et les entretiens qualitatifs (n= 31) menés avec des responsables administratifs, des enseignants et des étudiants. La configuration américaine Avant d’évoquer les déterminants et les conséquences de l’abandon – puis, de la reconfiguration – des politiques universitaires de discrimination positive au Texas, force est de souligner l’existence d’une perception largement répandue quant à la nécessité d’une intervention à vocation compensatoire au niveau de l’accès à l’enseignement supérieur sélectif en direction des Noirs et des Hispaniques, que celle-ci prenne la forme de l’affirmative action ou de stratégies plus indirectes. Nécessité, déclin et recompositions de la discrimination positive Si un tel effort compensatoire apparaît indispensable, c’est parce que la ségrégation scolaire imposée par la loi dans les États du Sud jusqu’à son invalidation par la Cour suprême 20 Sur le dispositif similaire parallèlement mis en œuvre en Californie, voir SABBAGH D., « Une discrimination positive indirecte ? Les métamorphoses des politiques de promotion de la « diversité » dans l’accès aux établissements d’enseignement supérieur publics à caractère sélectif en Californie (1995-2008) », Sociétés contemporaines, n° 79, 2010, p. 41-67. 21 WEIL P., La République et sa diversité, Paris, Seuil, 2005, p. 94-97. L’auteur propose de réserver aux meilleurs élèves de chaque lycée un droit d’accès aux classes préparatoires aux grandes écoles. 22 Pour des analyses complémentaires le concernant, menées dans des perspectives différentes de celle adoptée ici, voir OBERTI M., « Politiques ¨d’ouverture sociale¨, ségrégation et inégalités urbaines : le cas de Sciences Po en Île-de-France », Sociologie, vol. 4, n° 3, 2013, p. 269-289 ; PASQUALI P., Passer les frontières sociales. Comment les 'filières d'élite' entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard, 2014 ; Annabelle Allouch, L’ouverture sociale comme configuration : pratiques et processus de sélection et de socialisation des milieux populaires dans les établissements d’élite. Une comparaison France-Angleterre, thèse de sociologie, Paris, Sciences Po, 2013. 7 en 195423 et la relégation systématique des Noirs – et, au Texas, des Mexicains – dans des établissements de qualité inférieure ont laissé des traces, à commencer par l’existence d’un écart décroissant mais toujours lourd de conséquences entre les scores des membres des différents groupes définis sur une base ethno-raciale aux tests utilisés dans les procédures d’admission. Le plus répandu d’entre eux – le SAT –, s’il avait été conçu initialement comme un instrument de promotion de la mobilité sociale voué à favoriser le remplacement des privilèges de la naissance par une aristocratie des talents24, opère en effet au détriment des personnes dépourvues des ressources qui leur permettraient de subir l’épreuve à plusieurs reprises et/ou de recourir aux services onéreux d’organismes spécialisés dans la préparation de celle-ci, mais aussi – plus spécifiquement – des Noirs et des Hispaniques. D’après un ensemble de projections convergentes, les écarts en question sont encore d’une ampleur telle que, en l’absence d’une forme de discrimination positive, le pourcentage de Noirs au sein de la population étudiante de la vingtaine d’établissements d’enseignement supérieurs les plus sélectifs ne dépasserait pas 2% dans l’hypothèse (irréaliste par ailleurs) où seuls les scores au SAT seraient pris en compte25. Or, à partir des années 1980, on observe précisément une augmentation du poids de ces scores par rapport aux autres indicateurs de performance scolaire dans le processus de sélection des candidats aux universités les plus prestigieuses, augmentation d’autant plus prononcée que le degré de sélectivité de l’institution est élevé26. Ce phénomène, qui désormais s’étend au secteur public, résulte de la conjonction de deux facteurs principaux. D’une part, l’accroissement spectaculaire du nombre de candidatures a conduit les établissements d’élite à privilégier un critère qui présentait l’avantage de simplifier considérablement le processus décisionnel, conformément à une exigence de rationalisation administrative alors de plus en plus pressante. D’autre part, le fait que le classement des universités américaines établi chaque année par le magazine U.S. News & World Report intègre parmi ses critères la moyenne des scores au SAT des étudiants de première année a certainement joué dans le même sens27. En tout état de cause, dans la mesure où l’écart entre 23 Brown v. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 (1954). GOASTELLEC G., « Le SAT et l’accès aux études supérieures : le recrutement des élites américaines en question », Sociologie du travail, vol. 45, n° 4, 2003, p. 473-490. 25 Sur ces écarts – perceptibles quelle que soit la classe de revenus considérée – et leurs déterminants, voir NISBET R., « The Achievement Gap : Past, Present, and Future », Daedalus, vol. 140, n° 2, 2011, p. 90-100. 26 ALON S. et TIENDA M., « Diversity, Opportunity, and the Shifting Meritocracy in Higher Education », American Sociological Review, vol. 72, n° 3, 2007, p. 487-511. 27 Sur ce classement et ses effets performatifs, voir ESPELAND W.N. et SAUDER M., « Rankings and Reactivity: How Public Measures Recreate Social Worlds », American Journal of Sociology, vol. 113, n° 1, 2007, p. 1-40. 24 8 les scores moyens au SAT des groupes définis sur une base ethno-raciale est supérieur à l’écart entre leurs performances scolaires telles que reflétées par d’autres indicateurs (moyenne des notes obtenues au cours des années de lycée notamment)28, l’importance croissante accordée à ce facteur dans l’évaluation du « mérite » des candidats ne pouvait qu’accentuer la tension entre le principe méritocratique et la recherche de la « diversité ». C’est bien là ce qui rend la discrimination positive tout à la fois indispensable – sauf à sacrifier purement et simplement la diversité en question –, manifeste – en tant que mécanisme qui viendrait se surimposer à la prise en compte du « mérite » – et, de ce fait, critiquable. Dans le cas texan, l’un des principaux déterminants structurels de l’impopularité grandissante de l’affirmative action est l’intensification de la concurrence pour l’accès aux établissements d’enseignement supérieur publics les plus prestigieux, dont le degré de sélectivité augmente considérablement à partir des années 197029. En effet, si la demande s’accroît très rapidement sous les effets conjugués de la pression démographique 30 et de l’élargissement de l’ensemble des diplômés du secondaire qu’elle entraîne, de la propension croissante de ces derniers à ambitionner de poursuivre des études supérieures et des frais d’inscription moins élevés qui distinguent UT des établissements privés, l’offre, elle, progresse beaucoup moins vite, ce qui provoque un goulet d’étranglement et une baisse continue du taux d’admission31. Dans la mesure où cette chute de la probabilité individuelle de succès des candidats non bénéficiaires de l’affirmative action était de notoriété publique depuis le début des années 1980, il n’est guère étonnant que le dispositif se soit finalement trouvé en ligne de mire. À défaut de pouvoir résoudre le problème structurel que constituait la pénurie croissante de places disponibles dans les universités publiques sélectives, la mobilisation contre la discrimination positive offrait au moins un exutoire bienvenu, en dépit du caractère relativement secondaire de ce facteur aggravant. C’est dans ce contexte que, en mars 1996, la cour d’appel fédérale du 5e Circuit déclare non conforme à la Clause d’égale protection des lois du Quatorzième Amendement le programme d’affirmative action de la faculté de droit de UT Austin, et invalide du même coup l’ensemble des politiques de 28 Voir, plus généralement, JENCKS C. et PHILLIPS M. (eds), The Black-White Test Score Gap, Washington, Brookings Institution, 1998. 29 HOXBY C., « The Changing Selectivity of American Colleges », Journal of Economic Perspectives, vol. 23, n° 4, 2009, p. 95-118. 30 Situé au quatrième rang du classement des États américains suivant la taille de leur population en 1970, le Texas occupe le deuxième depuis 1990, derrière la Californie. 31 Entretien avec Augustine Garza, directeur-adjoint du service des admissions, Université du Texas, Austin, 21 février 2007. 9 discrimination positive en vigueur dans les établissements d’enseignement supérieur des trois États relevant de sa juridiction (Texas, Mississippi et Louisiane)32. Le résultat immédiat est une chute spectaculaire du pourcentage de Noirs et d’Hispaniques au sein de la population étudiante des filières d’élite. Pour ne prendre qu’un exemple, en 1997, la proportion de Noirs parmi les étudiants de la faculté de droit de UT Austin se trouve réduite à 2% (contre 7% en 1996), et celle des Hispaniques à 5% (18% en 1996), cette baisse affectant aussi les effectifs au niveau undergraduate33. Toutefois, parce que le décalage croissant entre la composition ethno-raciale de la population étudiante de l’établissement d’enseignement supérieur texan le plus prestigieux et celle de l’ensemble des résidents, des contribuables – et, à terme, des électeurs – de l’État risquait de mettre en péril la légitimité de cette institution publique aux yeux de ceux qui, en définitive, étaient appelés à assurer son financement34, les effets de la suppression des programmes de discrimination positive ne pouvaient pas laisser les autorités publiques sans réaction. À cet égard, l’idée d’accroître le poids accordé au critère du classement à l’échelle du lycée d’origine dans l’évaluation des candidatures est d’abord apparue comme le moyen de neutraliser l’impact des inégalités massives entre les lycées quant à l’offre des enseignements les plus valorisés pour leur dimension préparatoire à l’accès à l’enseignement supérieur (advanced placement courses) et permettant aux élèves de maximiser leur moyenne générale, alors même que ces inégalités, de fait, se superposent aux inégalités de revenu et aux clivages ethno-raciaux. En effet, comme on pouvait s’y attendre, les lycées pauvres et dont les effectifs sont majoritairement noirs et hispaniques sont les moins bien lotis en la matière 35. Un dispositif garantissant l’accès aux universités publiques des meilleurs élèves de chaque lycée présentait donc l’avantage de pouvoir être justifié en vertu de sa contribution à la réduction de l’influence de ces inégalités tout en atténuant les conséquences de l’élimination de la discrimination positive, étant donné la ségrégation ethno-raciale persistante du système d’enseignement secondaire. Tel était du moins le calcul des membres du groupe de travail majoritairement composé d’universitaires et réuni à l’initiative d’élus hispaniques démocrates des assemblées législatives texanes – la Représentante Irma Rangel (Kingsville) et le sénateur Gonzalo Barrientos (Austin) – afin d’élaborer une stratégie susceptible de remédier aux effets prévisibles de l’arrêt Hopwood lorsqu’ils ont proposé ce qui allait devenir le premier 32 Arrêt Hopwood v. Texas, 78 F.3d 932 (5e Circuit 1996). Entretien avec Gerald Torres, professeur de droit, UT Austin, 12 novembre 2007. 34 Entretien avec Warren von Eschenbach, conseiller pour l’enseignement supérieur de la sénatrice Judith Zaffirini (Texas, parti démocrate), Austin, 12 novembre 2007. 35 Entretien avec Amy Yearwood, directrice-adjointe du service des admissions, Université du Texas, Austin, 13 novembre 2007. 33 10 « programme [d’admission] par pourcentage » (percentage plan)36. Et c’est avec le soutien d’une coalition bipartisane largement majoritaire (27 voix contre 4 au Sénat) et la discrète approbation du gouverneur républicain George W. Bush que le projet de loi en résultant allait être finalement adopté le 15 avril et la loi promulguée le 20 mai 199737. Le percentage plan, l’outreach et l’élargissement de la notion de mérite L’élément central du dispositif législatif est un quota d’un genre particulier. Plutôt que de réserver un certain pourcentage des places disponibles en première année d’un cursus aux membres des minorités sous-représentées définies sur une base ethno-raciale, dès lors favorisés par cette restriction de la concurrence – comme le faisaient un certain nombre d’universités américaines avant que la Cour suprême n’invalide cette pratique en 1978 38 –, le principe consiste à réserver à une proportion prédéfinie – 10% – des meilleurs élèves de chacun des 2500 lycées du Texas (publics ou privés « sous contrat » (accredited)) un droit d’accès automatique aux établissements d’enseignement supérieur publics, sur la base des notes obtenues au cours de leur scolarité et indépendamment de leurs scores au SAT. Ainsi les élèves en question disposeraient-ils d’une garantie d’admission à UT sur le campus de leur choix, y compris les plus prestigieux (flagships), ceux de UT Austin et Texas Agricultural & Mechanical University (à la condition, introduite en 2009, que les étudiants admis par ce biais ne représentent pas plus des trois quarts des effectifs de première année). Étant donné que l’écart entre les scores moyens obtenus au SAT par les membres des différents groupes définis sur une base ethno-raciale subsiste à l’intérieur du sous-ensemble des lycéens classés dans le dixième supérieur à l’échelle de leur établissement39, il était clair que la non-prise en compte de cet indicateur aurait pour effet d’accroître la probabilité d’admission des candidats noirs et hispaniques. Toutefois, dans la mesure où subsistait également une corrélation entre l’identité ethno-raciale et les notes obtenues au cours des années de lycée, de sorte que la probabilité d’être classé dans le dixième supérieur était (et reste) nettement plus faible pour les Noirs et les Hispaniques que pour les Blancs et les Asiatiques 40, l’efficacité du percentage 36 Entretien avec Gerald Torres, Université du Texas, Austin, 12 novembre 2007. Entretien avec Gwen Grisby, Associate Vice-President for Governmental Relations, Université du Texas, Austin, 21 février 2007. Le texte de cette loi – Uniform Admission Policy Act – est accessible à l’adresse : http://www.utexas.edu/student/admissions/research/HB588Law.html 38 Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978). 39 KANE T., « Racial and Ethnic Preferences in College Admissions », in JENCKS et PHILLIPS, The BlackWhite Test Score Gap, op. cit., p. 431-456. 40 ESPENSHADE T. et RADFORD A.W., No Longer Separate, not Yet Equal : Race and Class in Elite College Admission and Campus Life, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 134, 395. 37 11 plan en tant qu’instrument de promotion de la « diversité » demeurait étroitement dépendante de la ségrégation de fait du système d’enseignement secondaire. C’est bien celle-ci qui pouvait faire apparaître le dispositif comme un équivalent fonctionnel approximatif de l’affirmative action. « L’idée était d’exploiter à notre avantage la nature ségréguée de l’État du Texas », note ainsi l’un des principaux promoteurs de la réforme41. Le choix de l’instrument retenu à cet égard – le quota susmentionné – paraissait enfin d’autant plus logique que sa nouveauté n’était qu’apparente : de 1984 à 1996, en effet, UT Austin avait déjà adopté la pratique consistant à admettre automatiquement les candidats classés dans le dixième supérieur à l’échelle de leur établissement d’origine. Cette pratique était alors principalement déterminée par un souci de simplification administrative – dans la mesure où auparavant l’écrasante majorité de ces candidats se trouvaient admis à l’issue de la procédure standard, autant se dispenser de celle-ci les concernant –, souci d’autant plus prononcé que le nombre de candidats allait croissant42. Pour l’essentiel, la réforme de 1997 consistait donc, d’une part, à réactiver une procédure antérieure tout en lui donnant un caractère officiel et obligatoire, transformant ainsi un avantage concret mais jusque-là inconnu de ses bénéficiaires en une garantie explicite, d’autre part, à assigner à cette pratique un objectif de diversification de la population étudiante. Les effets du dispositif procèdent donc moins de l’existence du mécanisme en question que de sa mise en visibilité. La transparence est ici le moteur du changement. L’introduction du percentage plan ne constitue toutefois que l’un des éléments d’une stratégie globale destinée à agir simultanément sur l’ensemble des leviers pertinents quant à la promotion de la « diversité ». L’élimination de la discrimination positive a aussi eu pour effet de faire percevoir plus clairement aux représentants des autorités universitaires le degré d’interdépendance entre les différentes composantes de l’appareil éducatif, la limitation de leur marge de manœuvre induite par l’ampleur des inégalités perceptibles au niveau de l’enseignement secondaire et, par conséquent, la nécessité pour eux d’intervenir en amont de la situation de concurrence entre les lycéens pour l’accès à leurs établissements 43. Il en a résulté la mise en place – ou l’extension – de mesures destinées à susciter et consolider les 41 Entretien avec Gary Lavergne, Director of Admissions Research and Policy Analysis, Université du Texas, Austin, 21 février 2007. Ce dernier poursuit : « Seulement 16% de nos étudiants viennent de lycées [racialement] intégrés. Nul ne s’imagine que cette situation va changer à court terme. La ségrégation est un fait. Nous ne faisons que l’utiliser de manière à la retourner contre elle-même ». 42 Entretien avec Bruce Walker, Vice-Provost et directeur du service des admissions, Université du Texas, Austin, 21 février 2007. 43 « L’un des effets de l’arrêt Hopwood a été de modifier de fond en comble notre compréhension du rapport entre nos objectifs et les moyens de les atteindre. On a été forcé d’appréhender les établissements d’enseignement public comme formant un système » (entretien avec Gary Lavergne, Austin, 21 février 2007). 12 candidatures ainsi qu’à faciliter matériellement les décisions d’inscription effective des lycéens admissibles en vertu du percentage plan mais scolarisés dans des établissements défavorisés, dépourvus d’une tradition de préparation à l’accès aux meilleures universités et comportant une proportion élevée d’élèves noirs et/ou hispaniques. Ces initiatives – qualifiés d’outreach du fait de leur vocation à atteindre des candidats potentiels situés en dehors des réseaux de recrutement préexistants – ont pour point commun de ne pas relever des politiques d’admission stricto sensu. Elles frappent par leur diversité comme par l’ampleur et l’augmentation des sommes consacrées à leur financement. Aux traditionnels programmes de soutien scolaire et/ou de tutorat s’ajoute en effet – à partir de 1999 – la constitution d’un réseau de partenariats entre l’université et plusieurs dizaines de lycées défavorisés, dont les élèves admissibles à UT Austin en vertu de la loi de 1997 se voient désormais automatiquement accorder les bourses pratiquement indispensables à leur inscription. À l’origine, le principal critère de sélection de ces établissements était le nombre faible (ou nul) de leurs diplômés accédant au campus en question44. Conformément à l’arrêt Hopwood, le dispositif était donc formellement « color-blind ». Il n’en demeure pas moins que, en 2003, 85% de ses bénéficiaires étaient noirs (24%) ou hispaniques (61%)45. Et, de l’aveu même de certains de nos interlocuteurs, tel était bien l’un des objectifs poursuivis : les critères de sélection en vigueur étaient modulés de manière à ne pas conduire à l’intégration d’un nombre de lycées excessif au regard des ressources budgétaires existantes tout en permettant que la grande majorité des lycées finalement inclus soient « racialement identifiables », selon l’euphémisme en usage46. À peine dissimulée, cette stratégie de contournement de la prohibition de la discrimination positive dans l’octroi de bourses aux candidats admis s’est donc révélée efficace. Enfin, relève de la même dynamique de substitution l’élargissement continu de l’ensemble des critères d’évaluation des candidatures bien au-delà des indicateurs quantifiés de la performance scolaire passée ou future. Cette évolution, qui concerne les candidats non classés dans le dixième supérieur à l’échelle de leur lycée d’origine, reflète la montée en 44 Entretien avec Augustine Garza, directeur-adjoint du service des admissions, Université du Texas, Austin, 21 février 2007. 45 US Department of Education, Office for Civil Rights, Achieving Diversity : Race-Neutral Alternatives in American Education, Washington, D.C., 2004, p. 20 (http://www.ed.gov./about/offices/list/ocr/edliteraceneutralreport2.html). 46 Entretiens, Austin, février et novembre 2007. Sur les différentes étapes du processus d’ajustement progressif des critères en fonction de leurs effets perceptibles sur la composition ethno-raciale de la population étudiante à l’issue des simulations entreprises, voir HANSON G. et BURT L., « Responding to Hopwood : Using Policy Analysis Research to Re-Design Scholarship Criteria » (1999), document non publié, p. 8-10 (http://www.utexas.edu/student/admissions/research/hopwood.html ; consulté le 25 septembre 2014). 13 puissance d’une approche tout à la fois globalisante et relativiste du « mérite » des individus, appelé à être évalué à la lumière des désavantages inégaux par eux surmontés et en référence à l’ensemble des buts légitimement poursuivis par l’institution universitaire. Devra donc être prise en compte « l’intégralité des accomplissements d’ordre scolaire et personnel du candidat et de sa contribution potentielle à la communauté académique, considérée dans le contexte (…) des défis auxquels il aura été confronté »47. Comme le résume le directeur du service des admissions, « l’espoir était qu’en élargissant la définition de la « réussite » au-delà des moyennes et des résultats aux tests, on obtiendrait davantage de diversité… »48. L’option privilégiée consistait donc à décomposer le désavantage global subi par les Noirs et les Hispaniques en une série d’indicateurs objectifs tenus pour constitutifs du « contexte » dont la prise en compte par les autorités universitaires permettrait de mettre leurs performances en perspective. Ainsi le caractère color-blind du processus allocatif n’est-il qu’apparent, puisque la référence à l’identité ethno-raciale des candidats, exclue de la phase de sélection proprement dite, demeure présente au stade antérieur de l’élaboration de l’indice de désavantage socio-économique complexe appelé, lui, à intervenir dans la phase finale du processus décisionnel. Comme l’explique, non sans candeur, l’un des principaux acteurs impliqués dans cette quête de substituts à UT Austin, c’est du reste « à l’occasion de cette recherche d’équivalents fonctionnels au facteur racial qu’on s’est aperçu de l’obstacle que pouvait aussi constituer tout ce qui relève de la classe sociale »49. Néanmoins, la recherche en question avait d’emblée été facilitée par le législateur luimême, puisque la loi de 1997 dressait déjà une liste (explicitement non-exhaustive) de critères que les autorités universitaires étaient invitées à prendre en compte pour décider du sort des candidats non automatiquement admissibles en vertu du percentage plan parallèlement institué. Un certain nombre d’entre eux reflétaient en effet la logique de désagrégation du désavantage des Noirs et des Hispaniques évoquée plus haut, de par leur corrélation prévisible avec le statut de membre de l’un de ces deux groupes et/ou parce que le degré de détail dans leur formulation – ou bien, au contraire, l’imprécision calculée de celle-ci destinée à laisser aux universités la marge de manœuvre nécessaire – témoignait d’une inventivité dans l’appréhension des déterminants des inégalités dans le domaine éducatif qui n’était guère perceptible auparavant. Sont ainsi mentionnés, par exemple, « le profil socio-économique du candidat, notamment la différence en pourcentage entre la position occupée par sa famille et 47 Entretien avec Amy Yearwood, Austin, 13 novembre 2007. Entretien avec Bruce Walker, Austin, 21 février 2007. 49 Entretien avec David Montejano, aujourd’hui professeur associé au département d’Ethnic Studies de l’Université de Berkeley, Berkeley, 15 novembre 2007. 48 14 le seuil de pauvreté dans l’une ou l’autre de ses définitions consacrées », « le revenu et le niveau d’éducation des parents », « le fait que le candidat soit le premier membre de sa famille à poursuivre (…) des études supérieures », « le fait que le candidat soit bilingue » (critère ici introduit en tant qu’indicateur approximatif de l’origine hispanique, alors même qu’il ne s’agit évidemment pas d’un facteur de désavantage), « la zone de résidence du candidat », « son niveau de performance aux tests comparé à celui d’autres lycéens de même profil socio-économique », « le fait que le candidat ait fréquenté une école ou un lycée qui faisait alors l’objet d’un programme de déségrégration imposé par l’autorité judiciaire », ainsi que « toute autre considération que l’institution jugerait nécessaire de prendre en compte pour accomplir ses objectifs déclarés »50… Ces exhortations ne sont pas restées lettre morte. Dès 1997, UT Austin a réformé sa procédure d’admission de sorte que le dossier de chaque candidat non automatiquement admis en vertu du percentage plan soit soumis à un examen global (holistic review) mettant en balance les indicateurs de performance scolaire habituels et d’autres facteurs complémentaires censés contribuer à situer les premiers dans le contexte permettant de mieux les interpréter, facteurs agrégés au sein d’un « Indice de Réussite Personnelle » (Personal Achievement Index). Ce dernier est alimenté notamment par les appréciations portées sur les documents d’autoprésentation fournis par les candidats (essays), l’estimation de leurs qualités de « leadership » et la prise en compte de toute une série de « circonstances particulières » comprenant la plupart des critères législatifs cités plus haut, ainsi que le statut monoparental du foyer familial51. Comme on pouvait s’y attendre, l’élargissement de l’ensemble des critères de sélection ainsi opéré, qui témoigne d’un rapprochement avec les procédures en vigueur dans les universités privées, s’est traduit par une nette réduction de l’impact des scores au SAT sur la probabilité d’admission des étudiants non bénéficiaires du percentage plan52. On voit là une autre illustration de la logique à l’œuvre consistant à moduler la valeur attribuée aux propriétés des candidats en fonction de la distribution (connue ou présumée) de ces propriétés entre les différents groupes définis sur une base ethno-raciale. Et, de fait, en 2012, bien que les Noirs et les Hispaniques demeurent nettement sous-représentés à UT Austin par 50 Uniform Admission Policy Act, document cité supra, note 37 (souligné par nous). Entretien avec Gary Lavergne, Austin, 21 février 2007. Rappelons que, en 1998, seulement 36% des enfants noirs habitaient avec leurs deux parents – contre 74% des enfants blancs (U.S. Census Bureau, Statistical Abstract of the United States : 1999, Washington, DC, 1999, p. 67 (tableau 83)). 52 LONG M. et TIENDA M., « Winners and Losers: Changes in Texas University Admissions post-Hopwood », in Educational Evaluation and Policy Analysis, vol. 30, n° 3, 2008, p. 255-280. Pour une défense de cette stratégie indirecte, voir WILSON W.J., « Race and Affirming Opportunity in the Barack Obama Era », Du Bois Review, vol. 9, n° 1, 2012, p. 5-16. 51 15 rapport à leur proportion dans la population de l’État (12% et 38% respectivement)53, ils formaient 6% et 25% des étudiants de première année – contre 4% et 14% en 1996, avant l’entrée en vigueur de la jurisprudence Hopwood54. La conjonction des deux instruments privilégiés par les autorités universitaires pour pallier les effets de la suppression de la discrimination positive – l’usage d’un quota d’admission automatique pour les lycéens les plus méritants et la redéfinition du mérite lui-même – s’est donc révélée assez efficace au regard de l’objectif de « diversification » de la population étudiante. . La configuration française En France, où le caractère dualiste, voire « ségrégatif »55 du système d’enseignement supérieur – clivé entre des « grandes écoles » destinées à former l’élite et des universités généralement non sélectives et tendanciellement dévalorisées – demeure plus prononcé qu’aux États-Unis, l’enjeu de la « démocratisation » de l’accès aux filières d’excellence revêt sans doute une importance particulière. Si sa conversion en problème public ne date évidemment pas d’aujourd’hui, depuis une quinzaine d’années, les responsables de certains établissements sélectifs eux-mêmes s’inquiètent apparemment de l’homogénéité croissante du profil socio-économique de leur population étudiante observée à partir des années 1980, qui contraste avec la poursuite de l’ouverture des universités aux membres des classes populaires56. Ainsi, en 2006, alors qu’ouvriers et employés représentaient 60% de la population active, leurs enfants ne constituaient que 6% des effectifs de l’ENA, 6,1% des élèves des écoles d’ingénieur, 3,4% de ceux des écoles de commerce et moins de 1% de ceux de Polytechnique57. Le déséquilibre était aussi perceptible lors de la constitution du vivier de 53 http://quickfacts.census.gov/qfd/states/48000.html (consulté le 25 septembre 2014). Les chiffres de 2012 sont extraits d’un rapport accessible à l’adresse http://www.utexas.edu/student/admissions/research/SB_175_Report_for_2013.pdf (p. 29; consulté le 25 septembre 2014). Ceux de 1996 ont été obtenus lors d’un entretien avec Gary Lavergne (Austin, 21 février 2007). 55 MERLE P., « Le concept de démocratisation de l’institution scolaire : une typologie et sa mise à l’épreuve », Population, vol. 55, n° 1, 2000, p. 43. 56 ALBOUY V. et WANECQ T., « Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles », Économie et Statistique, n° 361, 2004, p. 27-52. Il est à noter que cette homogénéisation reflète non une augmentation des inégalités sociales dans l’accès aux grandes écoles – à peu près stables entre 1960 et le début des années 1990 – mais la baisse de la proportion d’ouvriers et d’employés dans la population française durant cette période ; sur ce point, voir VINCENT-LANCRIN S., « France : Affirmative Action in Higher Education – Squaring the Circle », in DUDLEY JENKINS L. et MOSES M., Affirmative Action Matters : Creating Opportunities for Students around the World, New York, Routledge, 2014, p. 144-167. 57 Institut Montaigne, Ouvrir les grandes écoles à la diversité, rapport, 2006 (http://www.institutmontaigne.org/medias/ouvrir_les_grandes_ecoles_a_la_diversite.pdf), p. 14 (consulté le 3 avril 2014). Voir aussi EURIAT M. et THÉLOT C., « Le recrutement social de l’élite scolaire en France : évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, vol. 36, n° 3, 1995, p. 403-438. 54 16 recrutement : en 2000, alors que les enfants d’ouvriers représentaient 13% des étudiants inscrits à l’université, ils ne représentaient que 6,5% des élèves de classe préparatoire58. Dans le cas de Sciences Po, la sous-représentation des membres des couches sociales les moins favorisées était encore plus prononcée. D’après une étude interne destinée à justifier la réforme ultérieure, en 1998, 81% des étudiants avaient des parents cadres, membres des professions intellectuelles supérieures, enseignants ou chefs d’entreprise, tandis que ceux dont les parents étaient artisans ou commerçants, employés ou ouvriers représentaient respectivement 2,5%, 2% et 0,5% du total. Qui plus est, au-delà de la première disproportion observée au niveau des candidatures, l’étude confirmait que l’examen d’entrée contribuait grandement à l’écart constaté en définitive. Ainsi, la probabilité d’admission à l’issue de cet examen d’un enfant de cadre était 2 fois supérieure à celle d’un enfant d’employés, d’artisans ou de commerçants et plus de 4 fois supérieure à celle d’un enfant d’ouvriers 59. La nature même des épreuves de sélection produisait donc un effet socialement discriminant. Il en découlait aussi que la diversification des origines sociales des étudiants n’avait aucune chance d’advenir sous l’effet d’une simple augmentation du nombre de places accessibles via la procédure d’admission habituelle ; à l’évidence, le nombre des candidats issus de milieux favorisés et leur avantage relatif étaient beaucoup trop grands60. Par conséquent, la poursuite de cet objectif nécessiterait la mise en place d’une voie d’accès nouvelle et spécifiquement conçue à cette fin. Les Conventions Éducation Prioritaire (CEP) C’est dans ce contexte qu’en 2001 a été instituée une procédure de sélection parallèle à vocation expérimentale destinée aux élèves de sept lycées classés en zone d’éducation prioritaire et signataires d’un accord de partenariat avec Sciences Po, dans le but de « diversifier et [de] démocratiser » le recrutement de l’établissement. Dans ce cadre, en lieu et place de l’examen écrit en temps limité prévu pour les autres candidats à l’admission en première année, les élèves des lycées partenaires devaient présenter une revue de presse sur le sujet de leur choix devant une commission présidée par le proviseur et principalement 58 CHEURFA M. et TIBERJ V., Le concours d’entrée à Sciences Po : inégalités d’accès et inégalités sociales, rapport, 2001 (http://www.sciences-po.fr/presse/zep/enquete.pdf), p. 3 (consulté le 3 avril 2014). 59 Ibid., p. 4, 13. 60 C’est ce que confirment les données présentées par Vincent Tiberj dans une étude mise en ligne à l’automne 2011, « Sciences Po, dix ans après les Conventions Education Prioritaire » (http://www.sciencespo.fr/sites/default/files/CEP_Etude_VTiberj_final.pdf; p. 18-19) (consulté le 25 septembre 2014). 17 composée d’enseignants du lycée. Cette première épreuve orale déterminait l’admissibilité du candidat, après quoi celui-ci était éventuellement convoqué rue Saint-Guillaume pour un entretien, devant un jury composé d’universitaires, de personnalités issues du monde de l’entreprise ou de la haute fonction publique et de représentants de l’administration de Sciences Po. C’était là la dernière phase de la procédure et le moment de la sélection proprement dite. En aval de celle-ci, l’établissement attribuait également aux heureux élus des bourses destinées à compléter celles allouées par le Ministère de l’Éducation Nationale et financées en partie grâce à l’augmentation des frais de scolarité, désormais modulés selon le revenu parental. Si, à l’automne 2001, seuls 17 lycéens avaient accédé à Sciences Po par cette voie, le dispositif allait connaître une extension rapide, tant au niveau du nombre de ses bénéficiaires immédiats (soit 1 153 étudiants – dont 151 nouveaux entrants – en 201361 représentant environ 6% du total) que concernant la taille et la diversité de l’ensemble des établissements partenaires. Initialement concentrés en Lorraine et dans la région parisienne, ces derniers – ils sont désormais au nombre de 100 – incluent en effet des lycées situés en zone rurale et d’autres en outre-mer62. Dans la perspective comparative ici adoptée, reste toutefois à déterminer si et dans quelle mesure ce programme relève d’une forme de « discrimination positive ». Si les représentants de Sciences Po ont d’abord pris le parti d’afficher une distance maximale par rapport à l’affirmative action et au contre-modèle américain, au point de rejeter catégoriquement un label perçu comme leur étant trop immédiatement associé63, ces dénégations promptement formulées peuvent ne pas convaincre, ne serait-ce que parce qu’elles reposent généralement sur l’identification pure et simple de la « discrimination positive » aux quotas, alors que ces derniers n’en sont que l’un des instruments potentiels64. En outre, plus récemment, l’ancien directeur de Sciences Po, dans un article co-signé avec 61 http://www.sciencespo.fr/2013/sites/default/files/depliantCEP%28DIV%29web.pdf (consulté le 25 septembre 2014). 62 Ibid. 63 « La discrimination positive, c’est appliquer des critères différents à des situations identiques. On va par exemple admettre à l’université un noir, un latino ou un asiatique parce qu’il est noir, latino ou asiatique. Ce n’est en aucun cas ce que Sciences Po entend mettre en œuvre » (Sciences Po, « Bilan 2003 des Conventions prioritaires », document en la possession de l’auteur) ; voir aussi DESCOINGS R., Sciences Po : de La Courneuve à Shanghai, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 379. 64 « Ce que ne sont pas les CEP : De la discrimination positive. Il n’y a aucun quota » (Sciences Po, « Les Conventions Éducation Prioritaire : Cinq années d’une action pionnière », juillet 2006, document en la possession de l’auteur). En réalité, cela fait plus de trente ans que les quotas raciaux dans les universités américaines ont été invalidés par la Cour suprême (cf. supra, note 38). En outre, un observateur un tant soit peu attentif des débats états-uniens sur la discrimination positive ne peut que constater que la dénonciation des quotas comme de tout proportionnalisme racial érigé au rang de principe de répartition constitue pratiquement une figure imposée des argumentaires à ce propos, et ce de manière presque aussi nette qu’en France (voir SABBAGH, L’Égalité par le droit, op. cit., p. 340-341). 18 l’ancien président de l’Université du Michigan – établissement dont les programmes d’affirmative action venaient de faire l’objet de deux arrêts importants et abondamment commentés65 – et publié dans une revue bilingue axée sur la comparaison transatlantique, s’est finalement résolu à présenter – ou à laisser présenter – son initiative comme une « discrimination positive à la française »66. La question mérite donc examen. S’il peut être justifié de voir dans les CEP une variante de la discrimination positive, ce n’est pas simplement du fait qu’elles prennent appui sur la délimitation de « zones d’éducation prioritaire » auxquelles serait affecté un surcroît de moyens. Certes, « les ressources allouées (…) à un élève de ZEP sont (…) [de] 8% à 10% supérieures à celles allouées à un élève hors ZEP », ce qui se traduit par des postes et des heures supplémentaires pour les établissements concernés, avec à la clé une faible réduction du nombre d’élèves par classe67. Mais si l’on tient compte de la masse salariale, étant donné que les enseignants en ZEP sont, en moyenne, moins âgés, et donc moins rémunérés que leurs collègues en poste sur le reste du territoire, pratiquement toute trace de « discrimination positive » – au sens le plus large du terme – disparaît, puisque l’Éducation nationale dépense à peine plus par élève à l’intérieur des ZEP qu’à l’extérieur68. Si la réforme de Sciences Po pourra être qualifiée ainsi, c’est pour des raisons autres que la dimension faiblement redistributive du dispositif dont elle apparaît comme l’extension. Parmi ces raisons ne figure pas non plus le dommage relatif qu’elle causerait à telle ou telle personne précisément identifiable. Dans la mesure où la procédure ne fait que se surajouter au système de sélection en vigueur et n’implique aucune réduction du nombre de places disponibles pour les autres candidats – lequel a même cru considérablement au cours de la seconde moitié de la décennie69 –, un individu qui ferait partie de la vaste majorité des non-bénéficiaires du programme peut difficilement prétendre en être la victime. S’il peut toujours y être opposé pour des raisons de principe, il aura nettement plus de mal que son homologue américain à établir l’existence d’un préjudice qui lui aurait été personnellement infligé par la création d’un nombre indéterminé de places supplémentaires réservées aux élèves de certains lycées de ZEP. L’une des caractéristiques des discriminations positives – 65 Grutter v. Bollinger, 539 U.S. 306 (2003) ; Gratz v. Bollinger, 539 U.S. 244 (2003). BOLLINGER L. et DESCOINGS R., « Affirmative Action : A Transatlantic Perspective », Revue Tocqueville/The Tocqueville Review, vol. XXV, n° 2, 2004, p. 15, 17. 67 MAURIN É., Le Ghetto français : enquête sur le séparatisme social, Paris, Seuil, 2004, p. 65-66. 68 MAURIN É., « La ségrégation urbaine, son intensité et ses causes », in PAUGAM S., Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 630-631. 69 Le nombre d’étudiants de première année a ainsi triplé entre 2005 et 2011, passant de 443 à 1 579 ; voir VINCENT-LANCRIN, « France : Affirmative Action in Higher Education – Squaring the Circle », chap. cité, p. 11. 66 19 l’existence d’un coût perceptible comme tel par la fraction des personnes sur lesquelles il se trouve concentré – paraît donc également faire défaut. Toutefois, à l’intérieur même de l’ensemble des étudiants admis à Sciences Po, on observe bel et bien un écart entre les niveaux de performance initiaux des bénéficiaires et des non-bénéficiaires du dispositif, du moins si l’on prend comme point de référence les mentions obtenues au baccalauréat. En 2001, alors que 26,5% des admis sur la base de l’examen d’entrée dans sa forme préexistante s’étaient vu décerner la mention « très bien », ce n’était le cas d’aucun des 17 étudiants issus des établissements partenaires70. De plus, en dépit de l’affirmation selon laquelle la nouvelle procédure serait « au moins aussi difficile et rigoureuse que les traditionnels examens écrits en 1er cycle »71, on constatait en 2001 un décalage substantiel entre les taux d’admission au sein de ces deux sous-ensembles de candidats (11,5% pour les admis via l’examen d’entrée traditionnel, 18% pour les étudiants des CEP)72. C’est cette réservation à une fraction des candidats caractérisée – entre autres – par un niveau de performance scolaire moins élevé d’une voie d’accès aménagée objectivement moins sélective qui justifie de classer le programme de Sciences Po parmi les variantes de la « discrimination positive ». Une convergence des discours et des effets La nécessité pour les représentants de l’établissement de développer et de diffuser des justifications à l’appui de la réforme s’est imposée avec d’autant plus de force que celle-ci a immédiatement fait l’objet d’une polémique d’assez grande ampleur. Or deux des principaux arguments mobilisés ont pour point commun leur centralité antérieure dans les débats américains autour de l’accès des membres des minorités sous-représentées dans les filières d’élite de l’enseignement supérieur. 70 Sciences Po, « Conférence de presse, 13 septembre 2001: Conventions éducation prioritaire : résultats de la procédure d’admission », p. 6 (document en la possession de l’auteur). La proportion des étudiants ayant obtenu une mention « très bien » parmi les bénéficiaires de la nouvelle procédure a très nettement augmenté par la suite (45% en 2013), sans toutefois que l’écart en question ne disparaisse (entretien, Sciences Po, 6 mars 2013 (la plupart des entretiens français ont été anonymisés à la demande de mes interlocuteurs)). 71 Sciences Po, « Bilan 2003 des Conventions prioritaires », document cité, p. 2. 72 Sciences Po, « Conférence de presse, 13 septembre 2001 », document cité, p. 5. De 2001 à 2008, le taux d’admission des premiers est demeuré de 11% en moyenne, tandis que celui des seconds oscillait autour de 15% (entretien, Sciences Po, 12 janvier 2009). En 2013, il subsistait encore un écart non négligeable entre ces deux proportions (12,5% et 15,8%) (http://www.letudiant.fr/examen/sciences-po-toute-l-actu-des-iep-20122013/sciences-po-le-profil-des-admis-2013.html) (consulté le 25 septembre 2014). Quant au taux de redoublement en première année des étudiants des CEP, il demeure plus élevé que celui de leurs condisciples, sans apparemment que cette différence initiale n’affecte leurs parcours d’insertion sur le marché du travail : voir TIBERJ, « Sciences Po, dix ans après les Conventions Education Prioritaire », étude citée, p. 6-7. 20 Le premier mise sur la capacité d’entraînement du nouveau dispositif à l’intérieur de chacun des établissements partenaires, et plus précisément sur sa capacité à modifier l’environnement informationnel des lycéens de manière à remédier aux effets néfastes de l’« entre-soi » des groupes défavorisés. Dans la mesure où « les désirs ont tendance à s’accorder aux moyens, et les ambitions aux chances »73, l’objectif est de provoquer la formation d’un « cercle vertueux » qui verrait les élèves des territoires de relégation réviser leurs anticipations à la hausse, une fois constaté le succès des premiers entrants. Dans cette perspective, au-delà même des bénéfices qu’en retireraient les individus finalement admis via la nouvelle procédure, l’existence de celle-ci exercerait aussi un effet positif sur les aspirations des membres de leur entourage, dont la perception du champ des possibles se trouverait modifiée par les « modèles d’identification positive » (role models) désormais disponibles en la personne des heureux élus. En contrecarrant les mécanismes d’inhibition ou d’« autocensure » – selon la formule consacrée – et en incitant chaque lycéen à réévaluer la probabilité de pouvoir accéder à une institution prestigieuse, la réforme jouerait donc un rôle de catalyseur et pourrait déclencher une réaction en chaîne susceptible de déboucher sur une amélioration générale des performances scolaires des élèves les plus désavantagés 74. Si la théorie du « role model » a connu son heure de gloire aux États-Unis dans les années 1970 – avant d’être rejetée par la Cour suprême en tant que justification de la discrimination positive dans un arrêt de 198675 –, peu de responsables universitaires américains manifesteraient aujourd’hui l’enthousiasme sans nuance à son endroit que nous avons rencontré chez la plupart de leurs homologues français. Le second argument qui témoigne d’une certaine convergence entre les discours de justification de la discrimination positive ou de ses substituts dans l’accès aux filières d’excellence aux États-Unis et en France consiste à affirmer la nécessité de renoncer à la focalisation sur les seules performances scolaires pour ériger en objet de l’évaluation le « potentiel » des individus en concurrence, individus qu’il conviendrait d’envisager « dans toutes [leurs] dimensions »76. Ce potentiel, décelable à l’issue d’un examen global de leur parcours antérieur, Sciences Po prétend en repérer l’existence par les moyens de son choix – en pratique de moins en moins différents de ceux en vigueur dans les départements des ressources humaines –, et même en définir les éléments constitutifs. Dans cette perspective, la 73 FURET F., « Préface », in de TOCQUEVILLE A., De la démocratie en Amérique, Paris, GarnierFlammarion, 1981 [1835-1840], vol. 1, p. 30. 74 Entretiens, Sciences Po, Paris, 15 février 2008, 6 mars 2008. 75 Wygant v. Jackson Board of Education, 476 U.S. 267 (1986). 76 DELHAY C., Promotion ZEP : des quartiers à Sciences Po, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 18. 21 forme des épreuves est appelée à varier selon ce qu’il s’agit de révéler par leur intermédiaire, la certification des connaissances et l’évaluation des aptitudes empruntant logiquement des voies différentes77. Quant à la nature de ces « aptitudes » et autres « qualités personnelles » que la nouvelle procédure permettrait de mieux détecter, la « curiosité », la « faculté d’adaptation à une situation inédite », la « détermination » et la « persévérance » figurent en bonne place, ainsi que la « vivacité » et la « réflexivité »78. Enfin, force est de constater qu’à cette redéfinition de l’objet de l’évaluation correspond une nette diversification du profil ethno-culturel de la population étudiante. Même si le discours des responsables de Sciences Po sur ce point demeure toujours plus ou moins crypté – les formulations retenues dénotant fréquemment la crainte de tout ce qui pourrait apparaître comme participant du ciblage d’une fraction ethniquement identifiable des populations issues de l’immigration79 –, en 2009, 83% des étudiants admis dans le cadre des CEP avaient au moins un parent immigré, né sur le continent africain dans 85% des cas80. De même, les lycéens issus de l’immigration représentent les trois quarts des bénéficiaires du programme « Une Grande École, Pourquoi Pas Moi ? » de l’École Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales (ESSEC) inauguré en 200381 et se voient adresser par ses maîtres d’œuvre des signaux plus ou moins subtils82. Cette similitude est d’autant plus 77 BUISSON-FENET H. et DRAELANTS H., « Réputation, mimétisme et concurrence : ce que « l’ouverture sociale » fait aux grandes écoles », Sociologies pratiques, vol. 21, n° 2, 2010, p. 67-81. 78 Sciences Po, « Bilan 2003 des Conventions prioritaires », document en la possession de l’auteur p. 2 ; entretien, Sciences Po, 28 avril 2007. À ce propos, voir aussi OBERTI M., SANSELME F. et VOISIN A., « Ce que Sciences Po fait aux lycéens et à leurs parents : entre méritocratie et perception d’inégalités. Enquête dans quatre lycées de la Seine-Saint-Denis », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 180, 2009, p. 121. 79 « Les candidats représentent bien la France plurielle célébrée en 1998 : une minorité d’entre eux ont une double nationalité, certains viennent d’Europe de l’Est, d’autres d’Afrique du Nord, pour certains leurs parents ont fait partie des vagues d’immigration successives qui ont fait la France contemporaine… » (conférence de presse, 13 septembre 2001, document cité, p. 8). Également emblématique de cette oscillation perpétuelle entre affirmation et dénégation de la pertinence de la composante ethnoculturelle et/ou phénotypique de la « diversité » est la pochette de la première brochure diffusée par Sciences Po pour faire connaître le dispositif : on y voyait en effet plusieurs visages d’étudiants assez manifestement choisis pour leur capacité à incarner cette forme de diversité, mais coupés de manière à ne faire apparaître clairement que le pourtour de leurs yeux – et éviter ainsi que l’intention ayant présidé à ce choix ne soit par trop évidente (document en la possession de l’auteur). 80 Sciences Po (Pôle Égalité des chances et diversités), « Objectif : égalité des chances. Les conventions éducation prioritaire », 30 novembre 2009 (document en la possession de l’auteur), p. 3, 6-7. À la page 5 de ce même document figure aussi une formule sibylline indiquant le « profil international affirmé » des bénéficiaires du programme. 81 van ZANTEN A., « L’Ouverture sociale des grandes écoles : diversification des élites ou renouveau des politiques publiques d’éducation », Sociétés contemporaines, vol. 79, n° 3, 2010, p. 77. 82 « Le parrain de la première promotion est l’ancien capitaine de l’équipe de France de rugby, Abdelatif Bennazi ; pour la seconde, Ariz Senni et Jérôme Schatzman, entrepreneurs sociaux ; pour la troisième, Fatiha Benatsou, membre du Conseil économique et social. Tous sont bien sûr très engagés dans la promotion de la diversité… » (SIBIEUDE T., LOUVEAUX F. et DARDELET C., Une grande école: pourquoi pas moi ? Bilan d’étape janvier 2003-janvier 2008, Paris, ESSEC, 2008, p. 15, note 27 (document non publié)). De même, la personnalité choisie pour prononcer le discours de clôture du colloque censé dresser un premier bilan du dispositif n’est autre que le rappeur/slammeur Abd al Malik (voir Institut de l’Innovation et de l’Entrepreneuriat 22 frappante que le programme en question, qui combine séances de tutorat et événements destinés à accroître le capital culturel d’élèves issus de lycées classés en ZEP et a servi de modèle à plusieurs dizaines d’autres établissements d’élite via un processus d’essaimage organisé notamment par la Délégation Interministérielle à la Ville et la Conférence des Grandes Écoles83, reflétait d’abord le souci de ses promoteurs de se démarquer aussi ostensiblement que possible de l’expérience de Sciences Po, notamment à travers le refus d’instaurer une voie d’accès spécifique à l’établissement84. Même lorsque l’« action positive » à la française semble vouloir se limiter à aider en amont une poignée de lycéens issus de milieux et/ou de territoires défavorisés à surmonter leur handicap face à des épreuves de sélection vouées à demeurer en l’état, la dimension ethnique demeure présente, de manière diffuse et subreptice. Conclusion En définitive, et bien que subsiste entre les États-Unis et la France une différence majeure quant à l’objet même des controverses sur la « discrimination positive » dans l’accès aux filières les plus sélectives de l’enseignement supérieur – focalisées, dans un cas, sur la question de la légitimité de la prise en compte du facteur ethnoracial, dans l’autre, sur l’acceptabilité d’un aménagement dérogatoire des modalités traditionnelles d’application du principe méritocratique destiné à compenser les désavantages qui affectent des populations officiellement définies sur la base d’un critère économico-territorial et dont la composition ethnique demeure le plus souvent à l’arrière-plan –, l’enquête fait bel et bien apparaître la convergence initialement évoquée. Elle confirme également que celle-ci a trait à la dimension indirecte des politiques mises en œuvre. Mais « indirecte » ne veut pas forcément dire « implicite ». Dans le cas français, les deux vont généralement de pair85. Aux États-Unis, en Social, « 48 heures pour l’égalité des chances dans l’accès à l’enseignement supérieur : actes du colloque », 2009 (http://www.pourquoipasmoi.essec.fr/UserFiles/File/acte_colloque48HEDC_27-042010_FINAL.pdf), p. 96-103 (consulté le 3 avril 2014). 83 SOUBIRON A., L’Action publique expérimentale : les dispositifs d’égalité des chances et de diversité dans les grandes écoles françaises, thèse de science politique, Paris, Université Paris-Dauphine, 2010, chapitres 2 et 3. 84 À ce sujet, voir aussi PASQUALI P., « Les déplacés de l'¨ouverture sociale¨ : sociologie d’une expérimentation scolaire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 183, 2010, p. 91-92. 85 Cette tendance souffre des exceptions : « Étant donné qu’une bonne partie des jeunes Français d’aujourd’hui dont les parents, les grands-parents ou les arrière-grands-parents ont immigré en France appartiennent aux classes populaires, la ségrégation sociale (…) recouvre[nt] aussi une ségrégation ethnique. Par conséquent, le fait d’utiliser le critère du territoire permet d’effectuer un recrutement beaucoup plus mixte. (…) La seule chose que nous demandons à ces jeunes est de nous indiquer la nationalité de leurs parents et éventuellement celle de leurs grands-parents. La loi française l’autorise » (entretien avec Richard Descoings, Sciences Po, 28 janvier 2010 ; 23 revanche, même durant la période de prohibition de l’affirmative action – soit de 1996 à 2003 au Texas –, « si l’usage explicite du critère racial dans le calcul préalable à la décision d’admettre ou non un candidat [était] interdit, l’utilisation intentionnelle d’un substitut approximatif de la race publiquement adopté dans le but d’atteindre un résultat similaire [était], elle, autorisée… »86. Une différence persistante entre les deux pays réside donc dans le caractère plus ou moins transparent de la quête d’un tel substitut. Par ailleurs, et nonobstant l’émergence des formes de discrimination positive indirecte décrites plus haut, un autre point commun entre les configurations française et américaine tient paradoxalement au caractère ténu (États-Unis) ou inexistant (France) du lien établi entre discrimination indirecte et discrimination positive dans le domaine considéré. Dans le cas français, si la réforme de Sciences Po était largement fondée sur la reconnaissance de l’impact négatif disproportionné de l’examen d’entrée sur les candidats issus de milieux défavorisés et le souci de réduire le déséquilibre en résultant – conformément au paradigme de la discrimination indirecte87 –, la non-prise en compte de la composition ethno-raciale des admis et des recalés, en pratique, interdisait de caractériser la procédure d’admission en ces termes. En effet, les caractéristiques socioprofessionnelles du foyer parental, elles, ne figurent pas dans la liste des facteurs en référence auxquels, depuis la loi du 16 novembre 2001, peut désormais être établie et sanctionnée l’existence d’une discrimination indirecte en France88. De là la possibilité pour la direction de l’établissement de se borner à adjoindre aux épreuves génératrices de l’écart observé une voie d’accès spécifique destinée à compenser à la marge leurs conséquences délétères plutôt que de devoir en théorie supprimer ces épreuves pour les remplacer par d’autres qui seraient dépourvues d’effet discriminatoire, tâche que les représentants de l’institution s’accordent apparemment à tenir pour texte intégral accessible à l’adresse http://equality.frenchamerican.org/sites/default/files/descoingstranscript_fr_0.pdf (p. 3-4) (consulté le 25 septembre 2014). 86 LOURY G., The Anatomy of Racial Inequality, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002, p. 134 (souligné par nous). 87 Voir supra, note 16. 88 Sur la loi en question (n°2001-1066), voir CALVÈS G., « « Il n’y a pas de race ici » : le modèle français à l’épreuve de l’intégration européenne », Critique internationale, n° 17, 2002, p. 173-186. Aux États-Unis également, seuls les femmes, les membres des minorités ethno-raciales et les handicapés se trouvent protégés contre la discrimination indirecte. En vertu d’un arrêt de la Cour suprême de 1973, les « pauvres », eux, passent à travers les mailles du filet, dans la mesure où les contours du groupe paraissent insuffisamment définis – la Cour le qualifie d’« informe » (amorphous) –, mais aussi parce que, « dans le passé, [ses membres] n’ont pas été intentionnellement soumis à des inégalités de traitement aussi étendues » (San Antonio Independent School District v. Rodriguez, 411 U.S. 1 (1973), p. 28). Le caractère intentionnel de la discrimination directe antérieurement subie demeure donc l’un des critères de délimitation de l’ensemble des groupes appelés à bénéficier de la prohibition de la discrimination indirecte aujourd’hui en vigueur. 24 irréalisable89. De là aussi une accentuation de la tendance des promoteurs de cette forme de discrimination positive – immédiatement identifiée comme telle par la plupart des observateurs, comme il apparaît à la lecture de la presse française et étrangère 90 – non seulement à rejeter cette appellation, mais aussi à s’abstenir d’établir quelque rapport que ce soit entre leur initiative et le débat alors émergent concernant les discriminations « négatives » et les moyens de les combattre. Si cela est sans doute dû en partie à un déficit d’information, on peut y voir également le reflet de leurs craintes que la notion même de « discrimination » ne soit de nature à attirer l’attention sur les caractéristiques « ethniques » – socialement saillantes mais juridiquement inexistantes – des bénéficiaires du nouveau dispositif. Quoi qu’il en soit, cette posture contribue à consolider la représentation d’une société française divisée en secteurs auxquels le paradigme de l’action antidiscriminatoire serait inégalement applicable, l’accès aux filières d’élite de l’enseignement supérieur demeurant largement hors de sa portée. Dans le cas américain, le problème n’est pas de même nature, dans la mesure où le principe même du découpage du corps social en groupes définis sur une base ethno-raciale – nécessaire à l’effectivité de la prohibition de la discrimination indirecte à raison de la « race » – n’est que très marginalement contesté91. On observe néanmoins une nette disjonction entre la jurisprudence des tribunaux relative à l’emploi – domaine d’élaboration et d’application privilégié de la théorie de la discrimination indirecte – et celle relative à l’enseignement supérieur, où cette notion est pratiquement absente et où les rares actions en justice fondées sur le caractère indirectement discriminatoire à l’égard des Noirs et des Hispaniques du poids accordé au SAT dans les procédures d’admission se sont révélées infructueuses. En particulier, la jurisprudence Connecticut v. Teal, selon laquelle une pratique de recrutement ayant un « impact négatif disproportionné » sur les femmes ou les membres des minorités ethno-raciales et non strictement indispensable à la bonne marche de l’entreprise ne saurait être maintenue – même si l’employeur, par ailleurs, a fait le nécessaire pour que l’ensemble 89 Parce que « tous les sociologues sont d’accord pour dire qu’un concours n’est jamais neutre socialement » (http://www.sciences-po.fr/actualite/zep/faq.htm ; 8 mars 2001, p. 2) (consulté le 3 avril 2014), il ne peut être question que de « limiter les biais sociaux [qui lui sont] inhérents » (« Conventions entre l’IEP de Paris et des lycées relevant de l’éducation prioritaire », Conseil de direction du 3 septembre 2001, document en la possession de l’auteur). « Il ne sert à rien de rêver à un mode de sélection qui serait pur de toute discrimination », précise Richard Descoings. « Cet objectif est inatteignable. Mieux vaut diversifier les modes de sélection, car c’est ainsi que nous diversifierons le recrutement » (entretien avec Richard Descoings, cité supra note 85, p. 7). 90 Voir, par exemple, « Affirmative Action Recruiting for Top Schools Startles French Elite », International Herald Tribune, 31 mars-1 avril 2001, p. 4 ; « La École libre des Sciences politiques adopta la ‘discriminación positiva’ para evitar el elitismo », El País, 5 mars 2001. 91 MORNING A. et SABBAGH D., « From Sword to Plowshare : Using Race for Discrimination and Antidiscrimination in the United States », International Social Science Journal, vol. 57, n° 183, 2005, p. 57-74. 25 du processus sélectif, considéré dans la totalité de ses composantes, soit dépourvu d’un tel impact92 – n’a jamais été transposée au domaine de l’enseignement supérieur. Cette déconnection de fait entre le domaine ici considéré et le paradigme de la discrimination indirecte constitue donc bien un autre trait commun entre la France et les États-Unis, dont les déterminants mériteraient sans doute une analyse approfondie. 92 Connecticut v. Teal, 457 U.S. 440 (1982).