Politique Européenne - Construction européenne et

Transcription

Politique Européenne - Construction européenne et
Bruno PALIER
DOES EUROPE MATTER ?
EUROPEANISATION ET REFORME DES POLITIQUES
SOCIALES DES PAYS DE L’UNION EUROPEENNE1
Ce texte fait l’hypothèse qu’à défaut d’organiser une
harmonisation institutionnelle des systèmes nationaux de
protection sociale (les systèmes de protection sociale européens sont
divers et ils le sont restés après les nombreuses réformes récentes),
les institutions européennes contribuent à organiser une harmonisation cognitive et normative des réformes de la protection sociale
en Europe : les récentes réformes des retraites menées dans les
divers pays européens se font sur un modèle commun, lisible –
entre autres – dans les textes communautaires ; la méthode dite
"ouverte" de coordination des politiques d’emploi nationales mise
en œuvre depuis quelques années vise explicitement une convergence des objectifs et des pratiques à partir d’une stratégie définie
au niveau communautaire.
1
Je tiens à remercier Joël Maurice et Yves Surel pour leur
lecture attentive d’une version antérieure de ce texte.
9
Est-il nécessaire de faire référence à l’Europe pour
comprendre les évolutions récentes des systèmes de
protection sociale des pays européens ? Ceux-ci ont
connu de nombreuses réformes depuis le milieu des
années 1980 et plus encore au cours des années 1990,
qu’il s’agisse des réformes des retraites, des indemnités
de chômage, des systèmes de protection maladie, des
politiques familiales ou des politiques de lutte contre la
pauvreté et l’exclusion sociale. Les recherches les plus
récentes portant sur ces réformes ne semblent pas
accorder une grande importance à la dimension
européenne dans leurs modèles explicatifs (EspingAndersen, (ed.) 1996 ; Ferrera, Rhodes, (eds.), 2000 ;
Leibfried, (ed.), 2000 ; Scharpf, Schmidt, (eds.), 2000 ;
Pierson, (ed.), 2000).
Dans la littérature actuelle sur les évolutions des
systèmes de protection sociale, les débats sur les facteurs
des changements opposent ceux qui accordent une
importance croissante aux transformations du contexte
économique international (globalisation économique)
pour expliquer la nécessité des réformes (Mishra, 1999) à
ceux qui soulignent que les principaux problèmes ren10
contrés par les États-providence sont d’ordre domestique (changements socio-démographiques, évolutions technologiques, transformations du travail, arrivée
à maturité des programmes de protection sociale ;
Pierson, 1998). Dans les deux cas, l’Europe apparaît
comme un niveau intermédiaire entre transformations
globales et variables nationales qui est peu pris en
compte.
En outre, si les problèmes peuvent naître de facteurs
internationaux, la littérature tient pour acquis le fait que
les réformes sont nationales. L’État-providence, conçu
au niveau national, continue d’être analysé en termes
purement nationaux. Malgré une volonté initiale
d’harmoniser les politiques sociales des six membres
fondateurs des Communautés européennes dans les
années 1950, la Commission n’a jamais reçu de
compétence législative en matière de protection sociale
(coordination des régimes de Sécurité sociale de base
mise à part) et n’a donc pu mener de politiques
d’intégration ou de convergence en matière sociale.
Cependant, si les politiques européennes ne pouvaient
directement faire converger les politiques sociales na11
tionales, certains ont prédit une influence indirecte des
politiques économiques européennes sur les politiques
sociales au cours des années 1980. Les nouvelles
théories de la convergence ont annoncé que les
dynamiques de compétition fiscale et de « dumping social »
engendrées par la mise en place du grand marché puis de
l’union économique et monétaire impliqueraient une
course vers le bas en matière de politiques sociales, les
systèmes de protection sociale devant s’adapter aux
contraintes (économiques) européennes et subir des
politiques d’ajustement et de réduction des dépenses
(Beck, van der Maesen, Walker, eds., 1997). Dans cette
perspective, l’impact de la construction européenne sur
les programmes de protection sociale nationaux est
principalement pensé en termes d’ « intégration négative » (Leibfried, Pierson, 1998 ; Scharpf, 2000).
Pourtant, dès le milieu des années 1990, de
nombreux auteurs ont souligné que les gouvernements
nationaux gardaient la haute main sur les dépenses
sociales et n’organisaient pas de convergence par le bas,
puisque au contraire ils n’arrivaient pas à maîtriser
l’augmentation de ces dépenses (Majone, 1993 ; Mon12
tanari, 1995). Aujourd’hui, la plupart des travaux actuels
concluent que ce qui contraint le plus les gouvernements
nationaux qui veulent réformer leur système de
protection sociale, ce sont les configurations institutionnelles et politiques spécifiques associées au système
de protection sociale national (Esping-Andersen (ed.)
1996 ; Scharpf, Schmidt (eds.) 2000 ; Pierson (ed.) 2000).
La force des engagements passés, le poids politiques des
coalitions d’intérêts associées aux différents programmes
de protection sociale, l’inertie des arrangements institutionnels créent des phénomènes de dépendance institutionnelle qui contraignent les systèmes de protection
sociale à rester dans la voie tracée par l’histoire et
induisent de fortes résistances au chan-gement (Pierson,
1997 ; Palier, Bonoli, 1999). La grande diversité des
systèmes de protection sociale européens et les phénomènes de path dependence expliqueraient donc qu’il n’y a
pas convergence des politiques sociales ni compétence
européenne en matière de protection sociale et qu’il n’y
ait pas besoin de faire référence à l’Europe pour comprendre les réformes récentes.
13
Par voie de conséquence, peu de travaux portant sur
la construction européenne et les politiques européennes
sont consacrés aux politiques sociales. Lorsque c’est le
cas, celles-ci sont conçues dans une acception différente
des programmes de protection sociale classiques, dans la
mesure où ceux-ci sont restés de compétence nationale.
Ainsi, G. Majone suggère que l’Europe sociale sera faite
de politiques de régulation et non plus de politiques
distributives (Majone, 1993) ; S. Leibfried et P. Pierson,
lorsqu’ils étudient les politiques sociales européennes,
traitent des politiques de développement régional, de
l’égalité de traitement entre hommes et femmes, de la
politique agricole commune, des politiques de migration
ou des relations industrielles mais pas de politiques de
protection maladie ni de retraite (Leibfried, Pierson,
(eds.) 1998). Chacun semble donc avoir assimilé le
principe de subsidiarité au point de négliger l’intégration
de la dimension européenne dans l’analyse des
transformations des systèmes de protection sociale
européens ou d’avoir besoin d’une nouvelle définition
des politiques sociales pour analyser « l’Europe sociale ».
14
Dans ce texte, qui repose en partie sur des travaux
menés pour le Commissariat général au plan en 1999
(Maurice (dir.) 1999), nous chercherons à voir en quoi,
mais aussi comment, la prise en compte du niveau
européen s’avère de plus en plus nécessaire pour
comprendre les évolutions des systèmes européens de
protection sociale. Dans un premier temps, nous
rappellerons que ces évolutions sont d’abord contraintes par les héritages historiques et institutionnels
nationaux, sans que le niveau européen ait permis de
dépasser la diversité des systèmes de protection sociale.
En effet, dans un second temps, nous verrons que
l’influence des politiques européennes sur les transformations des systèmes de protection sociale a longtemps
été limitée (en matière de politiques sociales communautaire) et surtout indirect (par l’influence par la mise
en place du marché puis de la monnaie unique).
Cependant, dans un troisième temps, nous ferons
l’hypothèse qu’à défaut d’organiser une harmonisation
institutionnelle des systèmes de protection sociale en
Europe, les institutions européennes (Commission,
Conseil, CJCE notamment) contribuent aujourd’hui à
organiser une harmonisation cognitive et normative des
15
réformes de la protection sociale en Europe : les
récentes réformes des retraites menées dans les divers
pays européens se font sur un modèle commun, lisible entre autres - dans les textes communautaires ; la
méthode dite « ouverte » de coordination des politiques
d’emploi nationales mise en œuvre depuis quelques
années vise explicitement une convergence des objectifs et des pratiques en la matière, à partir d’une
stratégie définie au niveau communautaire.
Diversité persistante des principes et des institutions de protection sociale en Europe 2
Depuis la fin du XIXème siècle, et surtout après 1945,
tous les pays européens ont progressivement reconnu
des droits sociaux à leurs citoyens. Ces droits sociaux
doivent leur permettre d’être protégés face à certaines
situations que tous les individus peuvent rencontrer :
pauvreté, maladie, chômage, charges d’enfants, vieillissement notamment. Tous les Etats d’Europe ont mis
2
Cette partie repose sur nos travaux de thèse (Palier, 1999) et
reprend une partie de la réflexion menée en 1999 au sein du
groupe « Europe sociale » du Commissariat Général au Plan,
présidé par Joël Maurice. Voir Maurice, dir., 1999, première
partie.
16
en place un système de protection sociale afin de
garantir ces droits sociaux. Cependant, chaque pays a
suivi une voie particulière pour élaborer ses propres
institutions de protection sociale. Ce qui a parfois été
appelé « le modèle social européen » correspond en fait
à différentes façons de penser et de faire de la
protection sociale. Aussi bien les objectifs poursuivis au
sein de ces systèmes que les modalités d’organisation
retenues varient fortement (Esping-Andersen, 1990).
1. Les cadres politiques et institutionnels de la protection
sociale en Europe sont très diversifiés.
1.1. Références historiques
L’histoire européenne offre trois références principales en matière de protection sociale : l’assistance, les
assurances sociales et l’universalisme. A chacune de ces
trois conceptions correspond un ensemble d’objectifs
spécifiques.
Les programmes d’assistance cherchent à lutter
contre la pauvreté et à couvrir certains besoins vitaux.
17
Ils trouvent leur origine dans les actions de charité
organisées par l’Église, les lois sur les pauvres
britanniques ou les lois d’assistance sociale votées en
France à la fin du XIXème siècle. En France, les
programmes actuels d’action sociale, d’aide sociale et
certaines politiques d’intégration sociale s’inscrivent
dans cette logique et relèvent du domaine de la solidarité nationale, par opposition au domaine des assurances sociales.
Les assurances sociales protègent les personnes
assurées, qui paient des cotisations sociales, contre des
risques sociaux en remplaçant le revenu perdu à
l’occasion de l’occurrence de l’un de ces risques
(maladie, accident du travail, vieillesse, chômage). Le
chancelier allemand Bismarck fut le premier à créer une
législation sociale visant à rendre obligatoires des
assurances sociales pour les salariés allemands les plus
pauvres dans les années 1880. Le système français de
Sécurité sociale mis en place après 1945 fonctionne
selon les principes de l’assurance sociale.
18
Les programmes sociaux universels visent d’une
part à assurer un revenu pour tous les citoyens en toute
circonstance. Les systèmes universels s’inspirent
notamment du rapport Beveridge écrit en 1942 (Social
Insurance and Allied Services) qui mettait en exergue le
principe des « trois U » : universalité de la couverture
sociale (tout le monde est protégé), uniformité de
prestations sociales (tout le monde reçoit la même
chose), unité du système de protection sociale (un
même système pour tous). Dans son rapport, Beveridge
ajoutait que ce système devait aller de pair avec
l’instauration d’un service national de santé gratuit et
une politique de plein emploi.
1.2. Quatre familles institutionnelles en Europe
Les années 1960 et 1970 ont constitué « l’âge d’or »
de l’État-providence. Au cours de ces années, chaque
pays européen a développé des programmes sociaux
susceptibles d’améliorer la générosité et la couverture
des droits sociaux. Cependant, les comparaisons internationales montrent que chaque pays s’est appuyé sur
l’une ou l’autre tradition de protection sociale et a eu
19
une façon particulière d’agencer ses institutions de
protection sociale. On a ainsi pu identifier quatre familles institutionnelles de protection sociale en Europe
(Commission européenne, 1995 ; Ferrera, 1996).
1. Les pays nordiques (Danemark, Suède, Finlande,
Norvège et Islande) apparaissent comme ceux qui ont
poussé le plus loin la logique universelle avant même la
parution du rapport Beveridge. L’Etat y intervient tout
d’abord par une forte offre d’emplois publics qui
garantissent de nombreux services sociaux gratuits à
tous les citoyens. La protection sociale y est aussi un
droit de tous les citoyens, la plupart des prestations en
espèce sont forfaitaires et d’un montant élevé, versées
automatiquement en cas d’apparition d’un besoin
social. Les salariés reçoivent cependant des prestations
complémentaires au travers de régimes obligatoires de
protection, à base professionnelle. Ces systèmes sont
financés principalement par des recettes fiscales (surtout au Danemark). Ils sont publics, placés sous
l’autorité directe des pouvoirs publics centraux et locaux. Seule l’assurance chômage n’est pas intégrée au
système public de protection sociale de ces pays.
20
2. Les pays anglo-saxons (Grande Bretagne, Irlande)
forment le deuxième groupe. Ils n’ont pas suivi toutes
les recommandations de Beveridge. Si l’accès à la
protection sociale n’est pas lié à l’emploi dans ces pays,
seul le service national de santé (National Health Service)
est véritablement universel (même accès gratuit pour
tous). Les prestations en espèces (indemnités maladie,
allocations chômage, retraites) servies par le système
public d’assurance nationale (National Insurance) sont
forfaitaires et d’un montant beaucoup plus bas qu’en
Scandinavie, ce qui implique un rôle important joué par
les assurances privées et par les régimes de protection
sociale d’entreprise dans la protection sociale de ces
pays. Les personnes qui n’ont pas pu suffisamment
cotiser à l’assurance nationale perçoivent des prestations sous condition de ressources (income support). Ces
systèmes de protection sociale sont en grande partie
financés par l’impôt alors que Beveridge militait pour la
cotisation sociale. Le système public, fortement unifié,
est géré par l’appareil administratif de l’État central.
21
3. Les pays du centre du continent européen
(l’Allemagne, la France, le Benelux et l’Autriche) constituent la troisième famille. C’est là que la tradition
bismarckienne des assurances sociales est la plus forte.
L’ouverture des droits est le plus souvent conditionnée
par le versement de cotisations. Le niveau des prestations sociales est lié au niveau du salaire de l’assuré.
Les assurances sociales sont obligatoires, sauf dans le
cas de la santé pour les revenus les plus élevés en
Allemagne et aux Pays-Bas. Les cotisations sociales,
versées par les employeurs et par les salariés, constituent l’essentiel des sources de financement du système (la France a longtemps battu tous les records avec
près de 80 % du système financé par les cotisations
sociales jusqu’en 1996). Ces systèmes, souvent très
fragmentés, sont organisés au sein d’organismes plus ou
moins autonomes de l’État, gérés par les représentants
des employeurs et des salariés (les caisses de Sécurité
sociale en France). Ceux qui ne sont pas ou plus
couverts par les assurances sociales peuvent recourir à
un « filet de sécurité » constitué de prestations
minimales, sous condition de ressources, financé par
des recettes fiscales. Ces prestations se sont multiplié
22
ces dernières années, sans pour autant former un
ensemble cohérent et standardisé (il existe en France
huit minima sociaux différents, dont le RMI).
4. Les pays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce,
Italie, Portugal) sont parfois présentés comme la
quatrième famille de l’Europe de la protection sociale
(Ferrera, 1996). Si leurs traits principaux se rapprochent
du modèle continental (assurances sociales pour les
prestations de garantie de revenu), ils présentent
cependant des aspects spécifiques : une grande hétérogénéité entre les différents régimes d’assurances
sociales à base professionnelle (particulièrement généreux pour les fonctionnaires, d’autres professions étant
beaucoup moins bien couvertes) ; des services de santé
nationaux à vocation universelle dont le développement
a commencé dans les années 1975-1985 ; une mise en
place progressive et très récente d’un filet de sécurité
garantissant un revenu minimum ; le particularisme du
fonctionnement du système, notamment en Italie
(distribution parfois clientéliste des prestations, fraudes
aux prestations comme au financement).
23
2. Diversité des problèmes et des trajectoires des systèmes de
protection sociale.
Bien qu’ils doivent faire face au même types de
difficultés (ou chocs exogènes) – vieillissement de la
population, transformation des structures familiales,
transformation du travail, ouverture des économies…–
les différents gouvernements nationaux ne se trouvent
pas confrontés aux même enjeux, notamment du fait de
la diversité des institutions de protection sociale.
2.1. « La crise de l’État-providence » correspond à
des problèmes différents selon le type de système de
protection sociale
En Grande Bretagne, pour les gouvernements
conservateurs de Margaret Thatcher et de John Major,
les enjeux principaux ont été doubles : diminuer les
coûts du Welfare State (pour réduire les déficits publics
et les prélèvements obligatoires) ; accroître l’efficacité
du système (notamment raccourcir les files d’attente
dans le service national de santé et diminuer les
désincitations au travail engendrées par les prestations
24
sociales). Ces problèmes dérivent des caractéristiques
institutionnelles du système britannique : les dépenses
sociales sont un problème posé au budget de l’État (car
elles sont financées par l’impôt et dépensées par les
administrations de l’État central). L’importance des
prestations sous condition de ressources explique aussi
le développement de la rhétorique de la culture de la
dépendance des bénéficiaires et des désincitations au
travail. C’est en effet avec les prestations sous conditions de ressources offertes aux plus pauvres que l’on
donne « quelque chose contre rien » à l’inverse des
prestations servies à ceux qui ont contribué ou bien des
prestations accessibles à tous les citoyens.
Les pays scandinaves, petits pays qui se sont très tôt
ouverts à la concurrence économique, ont été particulièrement touchés par les changements de l’environnement économique international. Ils ont connu
dans les années 1980-1990 de très fortes hausses du
chômage et des taux d’intérêt. Les enjeux pour ces pays
ont d’abord été formulés en termes de maintien du
plein emploi, puis de réduction des dépenses de l’Étatprovidence.
25
Dans les systèmes continentaux de protection
sociale (Europe du Sud comprise), les deux problèmes
principaux touchent d’une part le poids supposé des
cotisations sociales sur le coût du travail (illustré par
l’expression française de « charges sociales », qui sont
censées grever la compétitivité des entreprises et empêcher les embauches), et d’autre part les limites de la
couverture sociale restreintes aux assurés sociaux, qui
renforcent les processus d’exclusion : dans un système
où l’accès aux droits sociaux est fondé sur le travail,
l’exclusion du marché du travail se trouve redoublée
par une exclusion du système de protection sociale. Ces
deux types de problèmes sont induits par les caractéristiques institutionnelles des systèmes continentaux
de protection sociale (importance du financement par
cotisation sociale, droits sociaux acquis par le travail).
Cette diversité des enjeux rencontrés par les
différents gouvernements nationaux de l’UE permet en
partie d’expliquer la difficulté d’élaborer un agenda
commun au niveau européen pour les réformes des
systèmes de protection sociale. Dès lors, chaque pays
26
semble avoir suivi son propre chemin pour réformer
ses programmes sociaux.
2.2. Les évolutions varient selon les systèmes
En Grande Bretagne, les politiques mises en œuvre
pour faire face aux difficultés ont visé à se conformer
aux pressions engendrées par l’internationalisation de
l’économie en développant le rôle du marché dans la
protection sociale, les politiques de ciblage des prestations pour les plus démunis et les plus méritants, et
une flexibilisation croissante du marché du travail.
L’ensemble de ces politiques n’a fait que renforcer la
dimension libérale et résiduelle du système de protection sociale et l’aspect répressif et de contrôle social
des politiques destinées aux pauvres.
Dans les pays scandinaves ont d’abord été mises en
place des politiques qui visaient à maintenir le plein
emploi avec des politiques actives où l’État intervenait
comme employeur de premier ressort : extension des
congés sabbatiques, développement des services publics, augmentation des impôts. Mais plus récemment,
27
au cours des années 1990, face aux coûts et aux
déficits publics engendrés par les politiques sociales de
plein emploi, de nouvelles politiques ont été
envisagées, visant à privatiser, décentraliser et
« débureaucratiser » certains services, notamment en
Suède. Ces nouvelles politiques accompagnent des
politiques de réduction des dépenses sociales comme
la restriction des critères d’éligibilité pour l’accès aux
prestations ou la baisse du niveau des prestations et
des services. Au total cepen-dant, les systèmes
scandinaves semblent avoir retrouvé une certaine
stabilité, en particulier du fait de la légiti-mité politique
de ce modèle, toujours forte aux yeux des populations
scandinaves qui ne souhaitent pas le voir changer pour
suivre une voie à la britannique (Voir Hagen dans ce
volume).
Dans les pays d’Europe continentale, les changements, plus rares, plus tardifs et plus limités qu’ailleurs,
restent eux aussi pour la plupart inscrits dans les
logiques du système. Les réformes des retraites, en
France comme en Allemagne, ont impliqué un changement du mode de calcul des pensions mais pas un
28
changement de la logique du système. De même, les
mesures de maîtrise des dépenses de santé sont restées
inscrites dans le cadre des institutions de l’assurance
maladie, en France comme en Allemagne (Voir
Hassenteufel et alii dans ce numéro). Enfin, l’Allemagne a fait la preuve de la confiance qu’elle place dans
sa façon de faire de la protection sociale en créant en
1995 une nouvelle assurance sociale pour les soins de
longue durée qui fonctionne selon des modalités
proches de celles des autres branches de son système.
Une comparaison rapide des évolutions des
systèmes de protection sociale souligne donc leur
dépendance par rapport à la voie empruntée à l’origine.
Ces phénomènes de dépendance institutionnelle (ou
path dependence) permettent de comprendre pourquoi les
effets des politiques communautaires ne peuvent
qu’être limités et indirects.
29
L’influence limitée et indirecte des politiques
européennes
La diversité constitue le point d’achoppement de la
construction d’une Europe sociale de grande ambition.
En outre, chaque État-membre a longtemps souhaité
conserver la haute main sur des domaines certes en
difficulté mais en même temps source de grande
légitimité. Dès lors, on comprend mieux que la construction européenne se soit faite sans véritable dimension sociale.
1. Les acquis limités de l’Europe sociale 3
Depuis le début de la construction européenne, la
disparité des systèmes de protection sociale a été
considérée comme un problème, et plus précisément
comme une cause de distorsion de concurrence.
Beaucoup s’inquiétaient du fait que les entreprises
implantées dans un pays où les taux de cotisations
sociales sont plus élevés qu’ailleurs se trouveraient
3
Cette sous-partie repose sur la réflexion menée au Plan déjà
citée et plus particulièrement sur les contributions de Jean-Louis
Rey, et de Yves Chassard (1999).
30
pénalisées lors de l’ouverture des frontières au sein du
marché commun. C’est pourquoi les négociations du
Traité de Rome visaient aussi une harmonisation des
niveaux de protection sociale, permettant une unification des taux de cotisations sociales. Cependant,
l’harmonisation du droit des prestations ne fut pas
jugée nécessaire pour réaliser une communauté économique européenne dès lors que des solutions techniques étaient trouvées pour assurer la continuité de la
protection sociale des travailleurs se déplaçant au sein
de l’espace européen. Ainsi, le Traité de Rome n’a
inclus dans son chapitre social que des articles déléguant à la Communauté des compétences en matière de
coordination des régimes de sécurité sociale permettant
la libre circulation des travailleurs (articles 48 à 51 –
voir plus bas) ; des dispositions déclaratives relativement ambitieuses sur le niveau et le contenu de la protection sociale en Europe mais sans portée opérationnelle (articles 117 et 1184) ; et des dispositions
4
Article 118 : Sans préjudice des autres dispositions du
présent traité, et conformément aux objectifs généraux de celuici, la Commission a pour mission de promouvoir une collaboration étroite entre les Etats membres dans le domaine
social (…). A cet effet, la Commission agit en contact étroit
avec les Etats membres, par des études, des avis et par
31
visant à éviter les distorsions de concurrence : l’article
119 concernant l’égalité de rémunération entre hommes
et femmes, et la création d’un Fonds social européen
(articles 123 à 125).
A l’occasion du premier élargissement de la Communauté européenne (1973 : Royaume-Uni, Irlande,
Danemark), l’arrivée de systèmes de protection sociale
fondés sur des principes différents (universalisme) a
définitivement stoppé les perspectives d’harmonisation
de la protection sociale en Europe. Ce premier élargissement a créé de nouvelles craintes en termes de
« tourisme social », dès lors que certains pays donnaient
accès à des prestations sur simple critère de résidence et
non plus à la suite de versements de cotisations sociales. Les citoyens européens risquaient par exemple
de vouloir profiter de la générosité du système danois
de protection sociale, dont beaucoup de prestations
sont accessibles à tout résident légal. C’est pourquoi la
libre circulation est restée réservée aux travailleurs et
l’organisation de consultations, tant pour les problèmes qui se
posent sur le plan national que pour ceux qui intéressent les
organisations internationales…
32
aux personnes qui sont à leur charge et n’a pas été
étendue à tous les citoyens européens.
C’est au cours des années 1980, et notamment lors
de l’élargissement de la Communauté à la Grèce (1981)
puis à l’Espagne et au Portugal (1986) et lors de la
préparation de l’Acte unique (adopté en 1986), qu’il fut
explicitement admis que la libre circulation des biens
comme des travailleurs dans le marché commun peut et
doit s’accommoder du principe de subsidiarité (Chasard, 1999). Ce principe pose que chaque Etat membre
reste maître de son système de protection sociale, de sa
conception, de son organisation et de son financement.
Ce principe de subsidiarité a été inscrit dans le Traité
d’Amsterdam.
Les années 1985-1992 ont cependant permis une
relance de l’Europe sociale, non seulement avec
l’adoption de directives basées sur l’article 118 et 119,
mais aussi avec la relance du dialogue social à partir de
1985 (entretiens de Val Duchesse), la réforme et le
doublement de l’enveloppe budgétaire des trois fonds
structurels (Fonds social européen – SE, Fonds
33
européen de développement régional – DER, et Fonds
européen d’orientation et de garantie agricole –
FEOGA) dans le cadre du « Paquet Delors » de 1988.
L’adoption de l’Acte unique a ainsi permis certaines
avancées en matière sociale, notamment grâce à l’article
118a (amélioration du milieu de travail, qui a débouché
sur de nombreuses directives en matière de santésécurité au travail, de congé maternité, et de durée
maximale du travail), l’article 118b sur le dialogue social
et l’article 130 sur la cohésion économique et sociale.
En 1989 ont aussi été affirmés un certain nombre
d’objectifs généraux rassemblés dans la Charte des
droits sociaux fondamentaux des travailleurs adoptée
(sans le Royaume-Uni) sous présidence française. Cette
charte propose en matière de protection sociale d’œuvrer à la convergence des politiques de protection
sociale autour d’objectifs définis en commun. Mais les
États membres n’étant pas prêts à accepter des objectifs que leurs propres systèmes n’ont déjà atteints, les
objectifs risquaient de se situer à des niveaux minimaux. On en resta aux déclarations de principe sans
contenu réel. Le Conseil adopta ainsi en 1992 deux
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recommandations, l’une portant sur la convergence des
objectifs et politiques de protection sociale, l’autre sur
des critères communs concernant la garantie de
ressources minimales dans les systèmes de protection
sociale.
Au début des années 1990, soucieux de maintenir
un équilibre entre progrès du marché intérieur et
progrès social, certains pays ont manifesté leur volonté
de faire aussi avancer la dimension sociale, parallèlement aux autres domaines de la construction européenne. Cela s’est traduit par le Protocole social annexé
au Traité de Maastricht dont les avancées devaient être
de trois ordres : extension des compétences communautaires en matière sociale, introduction du vote à la
majorité qualifiée dans certains domaines et reconnaissance du rôle fondamental des partenaires sociaux.
Ces avancées sont prolongées par le Traité
d’Amsterdam, d’une part avec la création d’un Titre sur
l’emploi (titre 8, articles 125 à 130) et d’autre part avec
l’incorporation (et le renforcement) dans le corps du
traité (titre 11) du protocole social. L’Union est dotée
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de compétences en matière de relations de travail et de
lutte contre l’exclusion (articles 136 à 145). Par ailleurs,
le principe d’égalité de traitement entre hommes et
femmes est renforcé et un nouvel article 13 permet au
Conseil de prendre, à l’unanimité, « les mesures
nécessaires en vue de combattre toute discrimination
fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la
religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou
l’orientation sexuelle. » Cependant, les décisions concernant la protection sociale restent soumises à la règle
de décision à l’unanimité.
Malgré quelques avancées, l’Union européenne ne
s’est donc pas vraiment dotée des moyens de mettre en
place des politiques sociales d’ampleur, les Etats
membres ayant tenu à garder la protection sociale sous
leur responsabilité. Cependant, les progrès beaucoup
plus importants de l’union économique et monétaire
ont eu un impact indirect sur les réformes des systèmes
nationaux de protection sociale.
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