Politique Européenne - Construction européenne et
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Politique Européenne - Construction européenne et
Bruno PALIER DOES EUROPE MATTER ? EUROPEANISATION ET REFORME DES POLITIQUES SOCIALES DES PAYS DE L’UNION EUROPEENNE1 Ce texte fait l’hypothèse qu’à défaut d’organiser une harmonisation institutionnelle des systèmes nationaux de protection sociale (les systèmes de protection sociale européens sont divers et ils le sont restés après les nombreuses réformes récentes), les institutions européennes contribuent à organiser une harmonisation cognitive et normative des réformes de la protection sociale en Europe : les récentes réformes des retraites menées dans les divers pays européens se font sur un modèle commun, lisible – entre autres – dans les textes communautaires ; la méthode dite "ouverte" de coordination des politiques d’emploi nationales mise en œuvre depuis quelques années vise explicitement une convergence des objectifs et des pratiques à partir d’une stratégie définie au niveau communautaire. 1 Je tiens à remercier Joël Maurice et Yves Surel pour leur lecture attentive d’une version antérieure de ce texte. 9 Est-il nécessaire de faire référence à l’Europe pour comprendre les évolutions récentes des systèmes de protection sociale des pays européens ? Ceux-ci ont connu de nombreuses réformes depuis le milieu des années 1980 et plus encore au cours des années 1990, qu’il s’agisse des réformes des retraites, des indemnités de chômage, des systèmes de protection maladie, des politiques familiales ou des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Les recherches les plus récentes portant sur ces réformes ne semblent pas accorder une grande importance à la dimension européenne dans leurs modèles explicatifs (EspingAndersen, (ed.) 1996 ; Ferrera, Rhodes, (eds.), 2000 ; Leibfried, (ed.), 2000 ; Scharpf, Schmidt, (eds.), 2000 ; Pierson, (ed.), 2000). Dans la littérature actuelle sur les évolutions des systèmes de protection sociale, les débats sur les facteurs des changements opposent ceux qui accordent une importance croissante aux transformations du contexte économique international (globalisation économique) pour expliquer la nécessité des réformes (Mishra, 1999) à ceux qui soulignent que les principaux problèmes ren10 contrés par les États-providence sont d’ordre domestique (changements socio-démographiques, évolutions technologiques, transformations du travail, arrivée à maturité des programmes de protection sociale ; Pierson, 1998). Dans les deux cas, l’Europe apparaît comme un niveau intermédiaire entre transformations globales et variables nationales qui est peu pris en compte. En outre, si les problèmes peuvent naître de facteurs internationaux, la littérature tient pour acquis le fait que les réformes sont nationales. L’État-providence, conçu au niveau national, continue d’être analysé en termes purement nationaux. Malgré une volonté initiale d’harmoniser les politiques sociales des six membres fondateurs des Communautés européennes dans les années 1950, la Commission n’a jamais reçu de compétence législative en matière de protection sociale (coordination des régimes de Sécurité sociale de base mise à part) et n’a donc pu mener de politiques d’intégration ou de convergence en matière sociale. Cependant, si les politiques européennes ne pouvaient directement faire converger les politiques sociales na11 tionales, certains ont prédit une influence indirecte des politiques économiques européennes sur les politiques sociales au cours des années 1980. Les nouvelles théories de la convergence ont annoncé que les dynamiques de compétition fiscale et de « dumping social » engendrées par la mise en place du grand marché puis de l’union économique et monétaire impliqueraient une course vers le bas en matière de politiques sociales, les systèmes de protection sociale devant s’adapter aux contraintes (économiques) européennes et subir des politiques d’ajustement et de réduction des dépenses (Beck, van der Maesen, Walker, eds., 1997). Dans cette perspective, l’impact de la construction européenne sur les programmes de protection sociale nationaux est principalement pensé en termes d’ « intégration négative » (Leibfried, Pierson, 1998 ; Scharpf, 2000). Pourtant, dès le milieu des années 1990, de nombreux auteurs ont souligné que les gouvernements nationaux gardaient la haute main sur les dépenses sociales et n’organisaient pas de convergence par le bas, puisque au contraire ils n’arrivaient pas à maîtriser l’augmentation de ces dépenses (Majone, 1993 ; Mon12 tanari, 1995). Aujourd’hui, la plupart des travaux actuels concluent que ce qui contraint le plus les gouvernements nationaux qui veulent réformer leur système de protection sociale, ce sont les configurations institutionnelles et politiques spécifiques associées au système de protection sociale national (Esping-Andersen (ed.) 1996 ; Scharpf, Schmidt (eds.) 2000 ; Pierson (ed.) 2000). La force des engagements passés, le poids politiques des coalitions d’intérêts associées aux différents programmes de protection sociale, l’inertie des arrangements institutionnels créent des phénomènes de dépendance institutionnelle qui contraignent les systèmes de protection sociale à rester dans la voie tracée par l’histoire et induisent de fortes résistances au chan-gement (Pierson, 1997 ; Palier, Bonoli, 1999). La grande diversité des systèmes de protection sociale européens et les phénomènes de path dependence expliqueraient donc qu’il n’y a pas convergence des politiques sociales ni compétence européenne en matière de protection sociale et qu’il n’y ait pas besoin de faire référence à l’Europe pour comprendre les réformes récentes. 13 Par voie de conséquence, peu de travaux portant sur la construction européenne et les politiques européennes sont consacrés aux politiques sociales. Lorsque c’est le cas, celles-ci sont conçues dans une acception différente des programmes de protection sociale classiques, dans la mesure où ceux-ci sont restés de compétence nationale. Ainsi, G. Majone suggère que l’Europe sociale sera faite de politiques de régulation et non plus de politiques distributives (Majone, 1993) ; S. Leibfried et P. Pierson, lorsqu’ils étudient les politiques sociales européennes, traitent des politiques de développement régional, de l’égalité de traitement entre hommes et femmes, de la politique agricole commune, des politiques de migration ou des relations industrielles mais pas de politiques de protection maladie ni de retraite (Leibfried, Pierson, (eds.) 1998). Chacun semble donc avoir assimilé le principe de subsidiarité au point de négliger l’intégration de la dimension européenne dans l’analyse des transformations des systèmes de protection sociale européens ou d’avoir besoin d’une nouvelle définition des politiques sociales pour analyser « l’Europe sociale ». 14 Dans ce texte, qui repose en partie sur des travaux menés pour le Commissariat général au plan en 1999 (Maurice (dir.) 1999), nous chercherons à voir en quoi, mais aussi comment, la prise en compte du niveau européen s’avère de plus en plus nécessaire pour comprendre les évolutions des systèmes européens de protection sociale. Dans un premier temps, nous rappellerons que ces évolutions sont d’abord contraintes par les héritages historiques et institutionnels nationaux, sans que le niveau européen ait permis de dépasser la diversité des systèmes de protection sociale. En effet, dans un second temps, nous verrons que l’influence des politiques européennes sur les transformations des systèmes de protection sociale a longtemps été limitée (en matière de politiques sociales communautaire) et surtout indirect (par l’influence par la mise en place du marché puis de la monnaie unique). Cependant, dans un troisième temps, nous ferons l’hypothèse qu’à défaut d’organiser une harmonisation institutionnelle des systèmes de protection sociale en Europe, les institutions européennes (Commission, Conseil, CJCE notamment) contribuent aujourd’hui à organiser une harmonisation cognitive et normative des 15 réformes de la protection sociale en Europe : les récentes réformes des retraites menées dans les divers pays européens se font sur un modèle commun, lisible entre autres - dans les textes communautaires ; la méthode dite « ouverte » de coordination des politiques d’emploi nationales mise en œuvre depuis quelques années vise explicitement une convergence des objectifs et des pratiques en la matière, à partir d’une stratégie définie au niveau communautaire. Diversité persistante des principes et des institutions de protection sociale en Europe 2 Depuis la fin du XIXème siècle, et surtout après 1945, tous les pays européens ont progressivement reconnu des droits sociaux à leurs citoyens. Ces droits sociaux doivent leur permettre d’être protégés face à certaines situations que tous les individus peuvent rencontrer : pauvreté, maladie, chômage, charges d’enfants, vieillissement notamment. Tous les Etats d’Europe ont mis 2 Cette partie repose sur nos travaux de thèse (Palier, 1999) et reprend une partie de la réflexion menée en 1999 au sein du groupe « Europe sociale » du Commissariat Général au Plan, présidé par Joël Maurice. Voir Maurice, dir., 1999, première partie. 16 en place un système de protection sociale afin de garantir ces droits sociaux. Cependant, chaque pays a suivi une voie particulière pour élaborer ses propres institutions de protection sociale. Ce qui a parfois été appelé « le modèle social européen » correspond en fait à différentes façons de penser et de faire de la protection sociale. Aussi bien les objectifs poursuivis au sein de ces systèmes que les modalités d’organisation retenues varient fortement (Esping-Andersen, 1990). 1. Les cadres politiques et institutionnels de la protection sociale en Europe sont très diversifiés. 1.1. Références historiques L’histoire européenne offre trois références principales en matière de protection sociale : l’assistance, les assurances sociales et l’universalisme. A chacune de ces trois conceptions correspond un ensemble d’objectifs spécifiques. Les programmes d’assistance cherchent à lutter contre la pauvreté et à couvrir certains besoins vitaux. 17 Ils trouvent leur origine dans les actions de charité organisées par l’Église, les lois sur les pauvres britanniques ou les lois d’assistance sociale votées en France à la fin du XIXème siècle. En France, les programmes actuels d’action sociale, d’aide sociale et certaines politiques d’intégration sociale s’inscrivent dans cette logique et relèvent du domaine de la solidarité nationale, par opposition au domaine des assurances sociales. Les assurances sociales protègent les personnes assurées, qui paient des cotisations sociales, contre des risques sociaux en remplaçant le revenu perdu à l’occasion de l’occurrence de l’un de ces risques (maladie, accident du travail, vieillesse, chômage). Le chancelier allemand Bismarck fut le premier à créer une législation sociale visant à rendre obligatoires des assurances sociales pour les salariés allemands les plus pauvres dans les années 1880. Le système français de Sécurité sociale mis en place après 1945 fonctionne selon les principes de l’assurance sociale. 18 Les programmes sociaux universels visent d’une part à assurer un revenu pour tous les citoyens en toute circonstance. Les systèmes universels s’inspirent notamment du rapport Beveridge écrit en 1942 (Social Insurance and Allied Services) qui mettait en exergue le principe des « trois U » : universalité de la couverture sociale (tout le monde est protégé), uniformité de prestations sociales (tout le monde reçoit la même chose), unité du système de protection sociale (un même système pour tous). Dans son rapport, Beveridge ajoutait que ce système devait aller de pair avec l’instauration d’un service national de santé gratuit et une politique de plein emploi. 1.2. Quatre familles institutionnelles en Europe Les années 1960 et 1970 ont constitué « l’âge d’or » de l’État-providence. Au cours de ces années, chaque pays européen a développé des programmes sociaux susceptibles d’améliorer la générosité et la couverture des droits sociaux. Cependant, les comparaisons internationales montrent que chaque pays s’est appuyé sur l’une ou l’autre tradition de protection sociale et a eu 19 une façon particulière d’agencer ses institutions de protection sociale. On a ainsi pu identifier quatre familles institutionnelles de protection sociale en Europe (Commission européenne, 1995 ; Ferrera, 1996). 1. Les pays nordiques (Danemark, Suède, Finlande, Norvège et Islande) apparaissent comme ceux qui ont poussé le plus loin la logique universelle avant même la parution du rapport Beveridge. L’Etat y intervient tout d’abord par une forte offre d’emplois publics qui garantissent de nombreux services sociaux gratuits à tous les citoyens. La protection sociale y est aussi un droit de tous les citoyens, la plupart des prestations en espèce sont forfaitaires et d’un montant élevé, versées automatiquement en cas d’apparition d’un besoin social. Les salariés reçoivent cependant des prestations complémentaires au travers de régimes obligatoires de protection, à base professionnelle. Ces systèmes sont financés principalement par des recettes fiscales (surtout au Danemark). Ils sont publics, placés sous l’autorité directe des pouvoirs publics centraux et locaux. Seule l’assurance chômage n’est pas intégrée au système public de protection sociale de ces pays. 20 2. Les pays anglo-saxons (Grande Bretagne, Irlande) forment le deuxième groupe. Ils n’ont pas suivi toutes les recommandations de Beveridge. Si l’accès à la protection sociale n’est pas lié à l’emploi dans ces pays, seul le service national de santé (National Health Service) est véritablement universel (même accès gratuit pour tous). Les prestations en espèces (indemnités maladie, allocations chômage, retraites) servies par le système public d’assurance nationale (National Insurance) sont forfaitaires et d’un montant beaucoup plus bas qu’en Scandinavie, ce qui implique un rôle important joué par les assurances privées et par les régimes de protection sociale d’entreprise dans la protection sociale de ces pays. Les personnes qui n’ont pas pu suffisamment cotiser à l’assurance nationale perçoivent des prestations sous condition de ressources (income support). Ces systèmes de protection sociale sont en grande partie financés par l’impôt alors que Beveridge militait pour la cotisation sociale. Le système public, fortement unifié, est géré par l’appareil administratif de l’État central. 21 3. Les pays du centre du continent européen (l’Allemagne, la France, le Benelux et l’Autriche) constituent la troisième famille. C’est là que la tradition bismarckienne des assurances sociales est la plus forte. L’ouverture des droits est le plus souvent conditionnée par le versement de cotisations. Le niveau des prestations sociales est lié au niveau du salaire de l’assuré. Les assurances sociales sont obligatoires, sauf dans le cas de la santé pour les revenus les plus élevés en Allemagne et aux Pays-Bas. Les cotisations sociales, versées par les employeurs et par les salariés, constituent l’essentiel des sources de financement du système (la France a longtemps battu tous les records avec près de 80 % du système financé par les cotisations sociales jusqu’en 1996). Ces systèmes, souvent très fragmentés, sont organisés au sein d’organismes plus ou moins autonomes de l’État, gérés par les représentants des employeurs et des salariés (les caisses de Sécurité sociale en France). Ceux qui ne sont pas ou plus couverts par les assurances sociales peuvent recourir à un « filet de sécurité » constitué de prestations minimales, sous condition de ressources, financé par des recettes fiscales. Ces prestations se sont multiplié 22 ces dernières années, sans pour autant former un ensemble cohérent et standardisé (il existe en France huit minima sociaux différents, dont le RMI). 4. Les pays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) sont parfois présentés comme la quatrième famille de l’Europe de la protection sociale (Ferrera, 1996). Si leurs traits principaux se rapprochent du modèle continental (assurances sociales pour les prestations de garantie de revenu), ils présentent cependant des aspects spécifiques : une grande hétérogénéité entre les différents régimes d’assurances sociales à base professionnelle (particulièrement généreux pour les fonctionnaires, d’autres professions étant beaucoup moins bien couvertes) ; des services de santé nationaux à vocation universelle dont le développement a commencé dans les années 1975-1985 ; une mise en place progressive et très récente d’un filet de sécurité garantissant un revenu minimum ; le particularisme du fonctionnement du système, notamment en Italie (distribution parfois clientéliste des prestations, fraudes aux prestations comme au financement). 23 2. Diversité des problèmes et des trajectoires des systèmes de protection sociale. Bien qu’ils doivent faire face au même types de difficultés (ou chocs exogènes) – vieillissement de la population, transformation des structures familiales, transformation du travail, ouverture des économies…– les différents gouvernements nationaux ne se trouvent pas confrontés aux même enjeux, notamment du fait de la diversité des institutions de protection sociale. 2.1. « La crise de l’État-providence » correspond à des problèmes différents selon le type de système de protection sociale En Grande Bretagne, pour les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher et de John Major, les enjeux principaux ont été doubles : diminuer les coûts du Welfare State (pour réduire les déficits publics et les prélèvements obligatoires) ; accroître l’efficacité du système (notamment raccourcir les files d’attente dans le service national de santé et diminuer les désincitations au travail engendrées par les prestations 24 sociales). Ces problèmes dérivent des caractéristiques institutionnelles du système britannique : les dépenses sociales sont un problème posé au budget de l’État (car elles sont financées par l’impôt et dépensées par les administrations de l’État central). L’importance des prestations sous condition de ressources explique aussi le développement de la rhétorique de la culture de la dépendance des bénéficiaires et des désincitations au travail. C’est en effet avec les prestations sous conditions de ressources offertes aux plus pauvres que l’on donne « quelque chose contre rien » à l’inverse des prestations servies à ceux qui ont contribué ou bien des prestations accessibles à tous les citoyens. Les pays scandinaves, petits pays qui se sont très tôt ouverts à la concurrence économique, ont été particulièrement touchés par les changements de l’environnement économique international. Ils ont connu dans les années 1980-1990 de très fortes hausses du chômage et des taux d’intérêt. Les enjeux pour ces pays ont d’abord été formulés en termes de maintien du plein emploi, puis de réduction des dépenses de l’Étatprovidence. 25 Dans les systèmes continentaux de protection sociale (Europe du Sud comprise), les deux problèmes principaux touchent d’une part le poids supposé des cotisations sociales sur le coût du travail (illustré par l’expression française de « charges sociales », qui sont censées grever la compétitivité des entreprises et empêcher les embauches), et d’autre part les limites de la couverture sociale restreintes aux assurés sociaux, qui renforcent les processus d’exclusion : dans un système où l’accès aux droits sociaux est fondé sur le travail, l’exclusion du marché du travail se trouve redoublée par une exclusion du système de protection sociale. Ces deux types de problèmes sont induits par les caractéristiques institutionnelles des systèmes continentaux de protection sociale (importance du financement par cotisation sociale, droits sociaux acquis par le travail). Cette diversité des enjeux rencontrés par les différents gouvernements nationaux de l’UE permet en partie d’expliquer la difficulté d’élaborer un agenda commun au niveau européen pour les réformes des systèmes de protection sociale. Dès lors, chaque pays 26 semble avoir suivi son propre chemin pour réformer ses programmes sociaux. 2.2. Les évolutions varient selon les systèmes En Grande Bretagne, les politiques mises en œuvre pour faire face aux difficultés ont visé à se conformer aux pressions engendrées par l’internationalisation de l’économie en développant le rôle du marché dans la protection sociale, les politiques de ciblage des prestations pour les plus démunis et les plus méritants, et une flexibilisation croissante du marché du travail. L’ensemble de ces politiques n’a fait que renforcer la dimension libérale et résiduelle du système de protection sociale et l’aspect répressif et de contrôle social des politiques destinées aux pauvres. Dans les pays scandinaves ont d’abord été mises en place des politiques qui visaient à maintenir le plein emploi avec des politiques actives où l’État intervenait comme employeur de premier ressort : extension des congés sabbatiques, développement des services publics, augmentation des impôts. Mais plus récemment, 27 au cours des années 1990, face aux coûts et aux déficits publics engendrés par les politiques sociales de plein emploi, de nouvelles politiques ont été envisagées, visant à privatiser, décentraliser et « débureaucratiser » certains services, notamment en Suède. Ces nouvelles politiques accompagnent des politiques de réduction des dépenses sociales comme la restriction des critères d’éligibilité pour l’accès aux prestations ou la baisse du niveau des prestations et des services. Au total cepen-dant, les systèmes scandinaves semblent avoir retrouvé une certaine stabilité, en particulier du fait de la légiti-mité politique de ce modèle, toujours forte aux yeux des populations scandinaves qui ne souhaitent pas le voir changer pour suivre une voie à la britannique (Voir Hagen dans ce volume). Dans les pays d’Europe continentale, les changements, plus rares, plus tardifs et plus limités qu’ailleurs, restent eux aussi pour la plupart inscrits dans les logiques du système. Les réformes des retraites, en France comme en Allemagne, ont impliqué un changement du mode de calcul des pensions mais pas un 28 changement de la logique du système. De même, les mesures de maîtrise des dépenses de santé sont restées inscrites dans le cadre des institutions de l’assurance maladie, en France comme en Allemagne (Voir Hassenteufel et alii dans ce numéro). Enfin, l’Allemagne a fait la preuve de la confiance qu’elle place dans sa façon de faire de la protection sociale en créant en 1995 une nouvelle assurance sociale pour les soins de longue durée qui fonctionne selon des modalités proches de celles des autres branches de son système. Une comparaison rapide des évolutions des systèmes de protection sociale souligne donc leur dépendance par rapport à la voie empruntée à l’origine. Ces phénomènes de dépendance institutionnelle (ou path dependence) permettent de comprendre pourquoi les effets des politiques communautaires ne peuvent qu’être limités et indirects. 29 L’influence limitée et indirecte des politiques européennes La diversité constitue le point d’achoppement de la construction d’une Europe sociale de grande ambition. En outre, chaque État-membre a longtemps souhaité conserver la haute main sur des domaines certes en difficulté mais en même temps source de grande légitimité. Dès lors, on comprend mieux que la construction européenne se soit faite sans véritable dimension sociale. 1. Les acquis limités de l’Europe sociale 3 Depuis le début de la construction européenne, la disparité des systèmes de protection sociale a été considérée comme un problème, et plus précisément comme une cause de distorsion de concurrence. Beaucoup s’inquiétaient du fait que les entreprises implantées dans un pays où les taux de cotisations sociales sont plus élevés qu’ailleurs se trouveraient 3 Cette sous-partie repose sur la réflexion menée au Plan déjà citée et plus particulièrement sur les contributions de Jean-Louis Rey, et de Yves Chassard (1999). 30 pénalisées lors de l’ouverture des frontières au sein du marché commun. C’est pourquoi les négociations du Traité de Rome visaient aussi une harmonisation des niveaux de protection sociale, permettant une unification des taux de cotisations sociales. Cependant, l’harmonisation du droit des prestations ne fut pas jugée nécessaire pour réaliser une communauté économique européenne dès lors que des solutions techniques étaient trouvées pour assurer la continuité de la protection sociale des travailleurs se déplaçant au sein de l’espace européen. Ainsi, le Traité de Rome n’a inclus dans son chapitre social que des articles déléguant à la Communauté des compétences en matière de coordination des régimes de sécurité sociale permettant la libre circulation des travailleurs (articles 48 à 51 – voir plus bas) ; des dispositions déclaratives relativement ambitieuses sur le niveau et le contenu de la protection sociale en Europe mais sans portée opérationnelle (articles 117 et 1184) ; et des dispositions 4 Article 118 : Sans préjudice des autres dispositions du présent traité, et conformément aux objectifs généraux de celuici, la Commission a pour mission de promouvoir une collaboration étroite entre les Etats membres dans le domaine social (…). A cet effet, la Commission agit en contact étroit avec les Etats membres, par des études, des avis et par 31 visant à éviter les distorsions de concurrence : l’article 119 concernant l’égalité de rémunération entre hommes et femmes, et la création d’un Fonds social européen (articles 123 à 125). A l’occasion du premier élargissement de la Communauté européenne (1973 : Royaume-Uni, Irlande, Danemark), l’arrivée de systèmes de protection sociale fondés sur des principes différents (universalisme) a définitivement stoppé les perspectives d’harmonisation de la protection sociale en Europe. Ce premier élargissement a créé de nouvelles craintes en termes de « tourisme social », dès lors que certains pays donnaient accès à des prestations sur simple critère de résidence et non plus à la suite de versements de cotisations sociales. Les citoyens européens risquaient par exemple de vouloir profiter de la générosité du système danois de protection sociale, dont beaucoup de prestations sont accessibles à tout résident légal. C’est pourquoi la libre circulation est restée réservée aux travailleurs et l’organisation de consultations, tant pour les problèmes qui se posent sur le plan national que pour ceux qui intéressent les organisations internationales… 32 aux personnes qui sont à leur charge et n’a pas été étendue à tous les citoyens européens. C’est au cours des années 1980, et notamment lors de l’élargissement de la Communauté à la Grèce (1981) puis à l’Espagne et au Portugal (1986) et lors de la préparation de l’Acte unique (adopté en 1986), qu’il fut explicitement admis que la libre circulation des biens comme des travailleurs dans le marché commun peut et doit s’accommoder du principe de subsidiarité (Chasard, 1999). Ce principe pose que chaque Etat membre reste maître de son système de protection sociale, de sa conception, de son organisation et de son financement. Ce principe de subsidiarité a été inscrit dans le Traité d’Amsterdam. Les années 1985-1992 ont cependant permis une relance de l’Europe sociale, non seulement avec l’adoption de directives basées sur l’article 118 et 119, mais aussi avec la relance du dialogue social à partir de 1985 (entretiens de Val Duchesse), la réforme et le doublement de l’enveloppe budgétaire des trois fonds structurels (Fonds social européen – SE, Fonds 33 européen de développement régional – DER, et Fonds européen d’orientation et de garantie agricole – FEOGA) dans le cadre du « Paquet Delors » de 1988. L’adoption de l’Acte unique a ainsi permis certaines avancées en matière sociale, notamment grâce à l’article 118a (amélioration du milieu de travail, qui a débouché sur de nombreuses directives en matière de santésécurité au travail, de congé maternité, et de durée maximale du travail), l’article 118b sur le dialogue social et l’article 130 sur la cohésion économique et sociale. En 1989 ont aussi été affirmés un certain nombre d’objectifs généraux rassemblés dans la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs adoptée (sans le Royaume-Uni) sous présidence française. Cette charte propose en matière de protection sociale d’œuvrer à la convergence des politiques de protection sociale autour d’objectifs définis en commun. Mais les États membres n’étant pas prêts à accepter des objectifs que leurs propres systèmes n’ont déjà atteints, les objectifs risquaient de se situer à des niveaux minimaux. On en resta aux déclarations de principe sans contenu réel. Le Conseil adopta ainsi en 1992 deux 34 recommandations, l’une portant sur la convergence des objectifs et politiques de protection sociale, l’autre sur des critères communs concernant la garantie de ressources minimales dans les systèmes de protection sociale. Au début des années 1990, soucieux de maintenir un équilibre entre progrès du marché intérieur et progrès social, certains pays ont manifesté leur volonté de faire aussi avancer la dimension sociale, parallèlement aux autres domaines de la construction européenne. Cela s’est traduit par le Protocole social annexé au Traité de Maastricht dont les avancées devaient être de trois ordres : extension des compétences communautaires en matière sociale, introduction du vote à la majorité qualifiée dans certains domaines et reconnaissance du rôle fondamental des partenaires sociaux. Ces avancées sont prolongées par le Traité d’Amsterdam, d’une part avec la création d’un Titre sur l’emploi (titre 8, articles 125 à 130) et d’autre part avec l’incorporation (et le renforcement) dans le corps du traité (titre 11) du protocole social. L’Union est dotée 35 de compétences en matière de relations de travail et de lutte contre l’exclusion (articles 136 à 145). Par ailleurs, le principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes est renforcé et un nouvel article 13 permet au Conseil de prendre, à l’unanimité, « les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. » Cependant, les décisions concernant la protection sociale restent soumises à la règle de décision à l’unanimité. Malgré quelques avancées, l’Union européenne ne s’est donc pas vraiment dotée des moyens de mettre en place des politiques sociales d’ampleur, les Etats membres ayant tenu à garder la protection sociale sous leur responsabilité. Cependant, les progrès beaucoup plus importants de l’union économique et monétaire ont eu un impact indirect sur les réformes des systèmes nationaux de protection sociale. 36