Le procès et l`écriture de l`histoire

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Le procès et l`écriture de l`histoire
Communication prononcée à l’ENS LSH de Lyon le 7 janvier 2009
Journée
« Mémoire, justice et sciences sociales »
organisée par la revue Tracés
Version écrite du 28 février 2009
Jean-Paul JEAN
Avocat général près la cour d’appel de Paris
Professeur associé à l’Université de Poitiers1
Le procès et l’écriture de l’histoire
Les mots sont importants : un procès se termine par le prononcé d’un arrêt, ce qui
signifie que le débat relatif aux preuves et aux probabilités est arrêté. En conséquence
intervient immédiatement le verdict (la vérité-dite). Mais cette vérité judiciaire doit être
remise en contexte, a fortiori dans les procès à vocation historique.
Si la question des liens entre justice et histoire a été abondamment traitée ces vingt
dernières années, en particulier à l’occasion des procès Barbie, Touvier et Papon, qui venaient
terminer un « cycle », on peut aujourd’hui sereinement s’interroger sur les rapports entre
justice, mémoire et histoire, en s’appuyant sur la matière constituée par les grands procès
intervenus depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Dans un premier temps, nous rappellerons les repères essentiels du débat entre juristes
et historiens, avant de proposer un éclairage sur la contribution de la justice à l’écriture de
l’histoire, pour l’examen des mêmes faits à des moments historiques différents. Il restera enfin
à s’intéresser au rapport tout à fait particulier de la justice à la vérité, pour voir dans quelle
mesure des approches interdisciplinaires sont possibles.
Repères pour un débat entre juristes et historiens
Notre ouvrage publié en 2001 avec Denis Salas2 abordait spécifiquement ces
questions. Nous proposerons donc uniquement quelques repères issus de ce travail, avant
d’insister sur la question particulière des phénomènes générationnels.
L’approche historique dans un cadre judiciaire
L'écriture de l'histoire d'une Nation n'est pas univoque. Même si le travail historique
vise à établir des faits, leur analyse, leur mise en perspective exprime une multiplicité de
points de vue, voire une lecture politique de l'histoire. Pour illustrer ce propos, il n’est qu’à
évoquer les positionnements relatifs aux mutins de la guerre de 1914 ou à la guerre d'Algérie.
Le procès joue un rôle particulier à chaque changement de régime, pour délégitimer le
régime précédent et légitimer le suivant. Vichy a ainsi mis en place le procès de Riom puis le
procès Mendès-France. A la Libération, la mise en place de la Haute cour de justice, des
1
Dernier ouvrage paru, Le système pénal, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2008.
Barbie, Touvier, Papon : des procès pour la mémoire, Jean-Paul Jean, Denis Salas (dir.), Paris, Autrement,
2002. Voir aussi Vérité historique, vérité judiciaire, Droit et société, LGDJ, n° 38, 1998 ; Le Débat, n° 102,
nov.-déc. 1998.
2
1
Cours de justice et des Chambres civiques3, les procès Pétain, Laval, Maurras… ont joué le
même rôle4.
Mais il convient de sortir d’une vision trop franco-française. Lorsque l'on écrit
l'histoire française, on écrit aussi l'histoire d'autres peuples. L’histoire judiciaire de la
répression des émeutes de Madagascar et du procès de Tananarive dans l’immédiat aprèsguerre permet d’illustrer concrètement le propos et de mesurer le rôle essentiel du politique
dans ces débats.
La répression des émeutes de Madagascar et d’une rébellion indépendantiste qui a
duré 21 mois à compter de mars 1947 fait partie des épisodes trop peu connus de l’histoire de
la décolonisation. Les populations malgaches subissaient le travail forcé et le racisme d’une
communauté européenne importante qui s’était rangée derrière Vichy (350.000 sur 4 millions
d’habitants). Le code de l’indigénat permettait à l’administrateur d’infliger des peines de
prison pour certains délits, en particulier le non-paiement de l’impôt et de rendre la justice en
cumulant ainsi tous les pouvoirs5.
En 1946, les prestations et les peines de l’indigénat sont doublées, règnent la
corruption, le marché noir et la misère populaire. L’éveil à la politique par l’élection des
premiers députés malgaches du MDRM (Mouvement Démocratique de la Rénovation
Malgache) correspond à l’abolition du travail forcé, de l’indigénat et de la justice indigène, et
à la montée de l’indépendantisme. L’insurrection qui commence le 29 mars 1947 est une
jacquerie paysanne, concentrée sur l’Est de l’île où les meurtres sont accompagnés de
pratiques rituelles qui effraient les européens. Les Français reprennent l’initiative en juillet
1947 avec l’arrivée de bataillons nord-africains, pour faire tomber le dernier bastion rebelle en
novembre 1948. Des méthodes particulièrement brutales sont utilisées par l’armée française
pour la « pacification », et des crimes de guerre sont commis – exécutions sommaires,
tortures, villages brûlés, mitraillage dans des wagons, rebelles jetés d’avions… En 1948, le
Haut-commissaire Pierre de Chévigné évoque le chiffre de 80.000 à 100.000 morts. En 1951,
François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer, plus prudent, avance devant
l’Assemblée nationale le chiffre de 15.000 morts. Les historiens estiment aujourd’hui entre 30
et 40.000 le nombre de morts, dont 10.000 directement liés à la répression et plus de 20.000
dus à la malnutrition et à la maladie.
La répression judiciaire fut sévère puisque les tribunaux militaires condamnèrent 865
malgaches, dont 44 à la peine de mort, et les tribunaux de droit commun 4.891 dont 129 à la
peine de mort. Au total, 20 peines de morts ont été mises à exécution. Le grand procès de
l’insurrection, celui des responsables du MDRN qui n’étaient pourtant pas à l’origine des
émeutes, se tint devant la Cour criminelle de Tananarive de juillet à octobre 1948. Des
observateurs d’organisations de juristes proches du parti communiste et du mouvement
3
Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset,
2008.
4
Pour une remise en perspective historique des procès politiques : Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice,
Paris, PUF, 2001 (2ème édition). Sur la période de Vichy : Alain Bancaud, « Une exception ordinaire, la
magistrature en France (1930-1950) », dans La justice des années sombres, D. Salas, C. Fillon, A. Bancaud
(dir.), Association Française pour l’Histoire de la Justice, La Documentation française, 2001 ; La justice de
l’Epuration à la fin de la seconde guerre mondiale, Association Française pour l’Histoire de la Justice, La
Documentation française, 2008.
5
La loi du 28 juin 1881, votée pour une période transitoire de 7 ans, et régulièrement prorogée, confère un cadre
législatif aux infractions spéciales à l’indigénat. Le gouverneur peut juger les actes graves mettant en péril la
sécurité publique, lui laissant une très large marge d’appréciation. Les administrateurs et leurs délégués peuvent
juger des délits spécifiques aux indigènes : désobéissance, irrespect à l’égard des autorités, refus de payer
l’impôt ou de travailler. Il n’a été mis fin à ce régime d’exception que par le décret du 22 décembre 1945.
Isabelle Merle, « Un code pour les indigènes », L’Histoire, n°302, octobre 2005, p 44.
2
anticolonial assistèrent à ce procès politique qui s’engagea dans d’étranges conditions.
L’Assemblée nationale avait autorisé la levée de l’immunité de trois députés de Madagascar,
Messieurs Raseta, Rabemananjara et Ravoahangy pour « atteinte à la sûreté de l’Etat »,
qualification non passible de la peine de mort. Le Haut-commissaire Chevigné demanda que,
sur 17 condamnations déjà prononcées pour d’autres faits et faisant l’objet de recours en
grâce, quatre exécutions soient effectuées. « A la veille du procès des parlementaires pour
lequel j’ai pris les dispositions nécessaires pour garantir l’ordre, les quatre exemples
demandés faciliteraient grandement ma tâche. Si le procès s’ouvrait sans que ces exemples
n’aient été faits, la puissance d’intimidation de l’autorité française sera grandement
diminuée », écrit-il6. Le recours en grâce est rejeté par Vincent Auriol, après avis du Conseil
supérieur de la magistrature, contre Ratsizafy et Rakotondrabé qui sont exécutés le 19 juillet.
Or Rakotondrabé était aussi poursuivi dans le procès des parlementaires qui s’ouvrit
trois jours plus tard. Le 22 juillet 1948, à l’appel du nom de l’accusé, le procureur général
Lucciardi présenta l’acte de décès du fusillé en demandant de constater l’extinction de l’action
publique à son encontre, soulevant l’indignation de la défense. Le 29 juillet, le président de
République demanda à Maurice Rolland, alors conseiller juridique du Haut-commissaire,
d’être son représentant officiel sur place, ainsi que celui du Conseil Supérieur de la
Magistrature, comme observateur. Les aveux obtenus sous la torture, des éléments nouveaux
apportés par l’accusation en cours d’audience ajoutèrent encore à la polémique. Le 29
septembre, le procureur général requiert en soulignant que « le procès que vous allez juger
marquera une étape importante dans l’histoire de Madagascar et dans celle de l’Union
française. Il enseignera aux générations futures qu’un groupe d’ambitieux, à la faveur de
libertés publiques accordées par la France aux populations d’Outre-mer, a voulu abattre par
la violence le drapeau tricolore qui flottait sur ce pays depuis plus de cinquante ans pour le
remplacer par un drapeau blanc à coins rouges7 ». Le jugement rendu le 4 octobre prononce
6 condamnations à mort, dont celles des députés Raseta et Rabemananjara, M. Ravoahangy
étant condamné aux travaux forcés à perpétuité comme deux autres accusés, sept autres
personnes étant condamnées à des peines à temps, et dix-sept acquittées. La décision n’est
quasiment pas motivée, aucun fait constituant une charge n’étant précisé contre un
quelconque des accusés, les condamnations étant rattachées à une responsabilité collective.
Un débat s’engagea parallèlement à l’Assemble nationale et à la Cour de cassation.
Les parlementaires avaient en effet levé l’immunité parlementaire mais pour des faits retenus
sous une qualification qui ne permettait pas de prononcer la peine de mort. La chambre
criminelle était aussi saisie de cette question, ainsi que de plusieurs causes de nullité, dont le
fait qu’un témoin avait servi d’interprète pour un autre témoin, ce que l’article 322 du code
d’instruction criminelle retenait comme cause expresse de nullité, même dans l’hypothèse où
l’accusé avait consenti à cet acte. Le 30 juin 1949, la Cour de cassation valida cependant la
procédure, estimant que l’identité du témoin et de l’interprète n’était pas légalement établie,
alors même que le compte-rendu sténotypique établissait le contraire. Elle précisa, en outre,
que même si cela avait été vrai, l’audition postérieure comme témoin de l’interprète ne
constituait pas une cause de nullité... Sur la question de l’immunité, la Cour de cassation
estima que les faits fondant la condamnation étaient visés dans la requête du procureur
général à l’Assemblée et que les qualifications avaient pu ultérieurement évoluer,
6
Jean-Marc Théolleyre, Ces procès qui ébranlèrent la France, Paris, Grasset, 1966, en particulier « L’affaire
malgache », p. 49.
7
Ibid., p 25. L’avocat de la partie civile, Me Mollet-Vieville, la veille, avait, quant à lui, dit : « La colonisation
est un des grands faits permanents et nécessaires de l’histoire de l’espèce humaine. Elle est un des moyens de
formation et de cheminement de la civilisation transmettant aux uns les acquis des autres et permettant la
création de synthèses nouvelles…Dans quelle mesure un peuple colonisé peut-il par la guerre chasser ceux qui
sont venus lui apporter leur science et leur culture ? Dans quelle mesure ceux-là ont-ils le droit d’imposer leur
présence et leurs lois à l’encontre d’un mouvement d’indépendance ? », ibid., p. 26.
3
l’Assemblée n’ayant pas requis la suspension des poursuites8. Les parlementaires s’inclinèrent
et la loi du 31 juillet 1953 se conforma à la jurisprudence la Cour de cassation : « Toute levée
d’immunité est limitée aux seuls faits visés dans la résolution adoptée par l’Assemblée qui
l’autorise ».
Une solution politique fut ensuite trouvée puisque les recours en grâce des six
condamnés à mort furent admis le 15 juillet 1949 par le président de la République. Leur
peine fut commuée en réclusion à perpétuité, soit la peine qu’ils encouraient pour
l’inculpation visée dans la demande de levée de l’immunité parlementaire ; avant que, par le
jeu des commutations et remises de peine, puis d’une loi d’amnistie, tous les détenus
recouvrent la liberté. Les derniers la retrouvèrent en 1957.
Maintenant, précisons que le travail de mémoire sur ces évènements et ces procès doit
se mesurer à l'aune de chaque époque et de chaque génération. Il est fréquent qu’une
génération veuille oublier, une autre savoir. Sur la vision de la période 1939-1945 par
exemple, nous avons d'abord vécu sur une mémoire « motrice » (la Résistance en France,
l'antinazisme en Allemagne) qui a été mythifiée et qui n'a pas eu besoin de la justice pour
cela, sinon sur une courte période à la Libération à travers les procès des collaborateurs.
Nous sommes ensuite passés de cette mémoire « motrice » à une mémoire « blessée »
des victimes du génocide. La Shoah, cet incommensurable crime de masse, porte en elle un
appel à des rites collectifs de purgation du passé, et la scène judiciaire tient une place dans ces
mécanismes, relayant et amplifiant le travail des historiens. C'est certainement en réaction aux
théories négationnistes que la justice a aussi joué un rôle essentiel de confirmation de la vérité
historique.
Ce travail sur la mémoire implique donc d’intégrer complètement le phénomène
générationnel. Chaque génération réinterprète l'histoire à partir des mêmes faits mais d'une
historiographie qui progresse. Le risque de l'histoire contemporaine est donc d'aller trop vite
et de céder à la tentation d’une vision « morale ». L'histoire est une reconstruction et son
interprétation est toujours à resituer dans deux contextes : celui des faits évoqués, celui des
débats contemporains au moment où on les évoque.
Il existe un autre risque important, celui des épiphénomènes médiatiques qui,
appliqués à la justice pénale, peuvent nous faire entrer dans une instrumentalisation de la
scène judiciaire, qui est un lieu facile à investir lorsque l’on se pose en victime et que l’on met
en cause une personnalité, autour d'une réalité spectaculaire, à partir d’une pièce d'un dossier
ou d’un document d'archive.
A travailler trop vite et trop tôt, d'énormes risques sont pris. La confrontation entre le
point de vue de l'historien, qui a travaillé sur les archives, et celui d’un témoin qui a
partiellement reconstruit son passé, est souvent difficile. C’est pourquoi il ne faut pas
mélanger journalisme et travail historique, parole d’un témoin et sources écrites, pièce d'un
procès judiciaire et vérité historique. S’il existe une loi et des règles sur l’ouverture des
archives, c’est bien pour limiter ces dérives.
Pour éviter de telles dérives dans les débats historico-politiques, quelques repères,
sinon quelques barrières, peuvent être posés par le droit. Par exemple, le champ du crime
contre l’humanité ne doit pas être utilisé comme une simple arme d’opportunité médiatique. Il
8
Les pressions sur les magistrats étaient fortes pour éviter la révision du procès. Paul Coste-Floret, ministre de la
France d’Outre-mer, au retour d’un voyage à Madagascar avait ainsi déclaré dans Le Figaro du 10 mai 1949 que
«[ce procès] a produit un effet des plus salutaires. Il faut, surtout dans les possessions d’Outre-mer, pratiquer
évidemment la justice, mais, quand c’est nécessaire, montrer son autorité. Cependant la Cour de cassation ne
s’est pas encore prononcée. Si elle se voyait dans l’obligation de révoquer le jugement du point de vue juridique,
cela produirait un effet moral des plus regrettables sur les indigènes » ; propos dont il contesta ensuite
l’exactitude, voir Jean-Marc Théolleyre, Ces procès qui ébranlèrent la France, op. cit., p. 73.
4
existe une différence juridique, voulue par les législateurs successifs, entre « crimes contre
l’humanité » et « crimes de guerre ». Le débat autour de la torture et des massacres en Algérie
doit être circonscrit dans ce cadre. Le « crime contre l’humanité » a pour conséquence
l’imprescriptibilité, alors que le « crime de guerre », comme tout autre crime, peut ne plus être
poursuivi au bout d’un certain temps, par l’effet non seulement de la prescription mais aussi
de l’amnistie. C’est le cas de la guerre d’Algérie, comme de nombreux conflits armés, qui se
sont terminés par une solution politique entre les protagonistes. Cette volonté légitime
d’apaisement est en contradiction avec le nécessaire travail de mémoire des victimes, qui
s’exprime donc sous d’autres formes, dont la revendication de procès publics pour le
châtiment des criminels.
Le risque d'anachronisme doit être particulièrement souligné, comme conséquence
logique de l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité. Maurice Papon par exemple a été
jugé 55 ans après les faits qui lui étaient reprochés. Un homme de 87 ans a donc été jugé pour
des faits qu'il a commis à 32 ans, par des magistrats et des jurés dont la plupart n'étaient pas
nés à l'époque des faits. La moyenne d'âge des jurés était de 42 ans. Jean-Noël Jeanneney ose
une comparaison permettant une remise en perspective : 55 ans d'écart, c'est comme si les
mutins de 1917 avaient été jugés juste après mai 68, comme si Dreyfus, Esterhazy et Zola
avaient été jugés au début des années 1950…9
Ces temporalités différentes expliquent la difficulté de remise en contexte. Au moment
du jugement, on connaît « la fin de l'histoire », l'historiographie a beaucoup progressé, et l'on
peut comprendre l'ensemble du phénomène dans une vision globale. Mais nombre de
documents, d'éclairages a posteriori n'étaient pas accessibles aux acteurs au moment où ils
prenaient leur décision. D'où l'importance des témoignages de contemporains, pour
une remise en situation, comme lors du procès Barbie.
A ce propos, la place de l'historien dans le procès est déterminante. Henry Rousso10
exprime parfaitement la difficulté de l'intervention des historiens, convoqués comme Robert
Paxton11 ou Marc-Olivier Baruch12, en qualité de « témoins » – ce qu'ils ne sont pas,
puisqu’ils interviennent en réalité comme « experts » pour resituer les faits dans un univers
reconstruit13. H. Rousso estime que les procès historiques n'auront rien apporté sur le plan
scientifique, tandis que Jean-Noël Jeanneney pense qu’ils auront fait beaucoup sur le plan
pédagogique. Bertrand Poirot-Delpech juge, quant à lui, que la parole de survivants et des
familles de victimes a pu constituer la meilleure arme contre le révisionnisme, pour une prise
de conscience collective. On peut finalement se demander si le procès aide à écrire l'histoire
ou s’il met simplement en scène une représentation permettant que soit publiquement reconnu
le statut de victime. Pour les époux Klarsfeld, le recours aux tribunaux ne constitue qu’un
élément du combat des familles de victimes.
9
Jean-Noël Jeanneney, « Peut-on juger sans anachronisme ? », dans Barbie, Touvier, Papon, op. cit., p. 71-76.
Henry Rousso, « L’expertise des historiens dans les procès pour crime contre l’humanité », dans Barbie,
Touvier, Papon, op. cit., p. 58-70.
11
Robert Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Paris, Seuil, coll. Points, 1974.
12
Marc-Olivier Baruch, Servir l’Etat français, L’administration de la France de 1940 à 1944, Paris, Fayard,
1996. Le juge d’instruction aurait par exemple très bien pu nommer M-. O. Baruch comme expert, à partir des
documents figurant au dossier, sur l’organisation de la préfecture de la Gironde et les modalités de prise de
décision. Entendu comme expert, il aurait pu s’appuyer à l’audience sur son rapport et ses annexes (article 168
du code de procédure pénale) ce qu’il n’a pas pu faire en tant que témoin, l’oralité étant un principe du
témoignage judiciaire. Depuis le procès Papon, l’article 309 du code de procédure pénale a été modifié et, après
la déposition orale spontanée du témoin, le président peut l’autoriser à s’aider de documents pour continuer son
audition.
13
Sur cette problématique, l’article de référence est celui du regretté Yan Thomas, « La vérité, le temps, le juge
et l’historien », dans Le Débat, n°102, 1998, p. 17-36.
10
5
Le juge, en matière pénale, ne peut par définition statuer que sur des faits passés14,
parfois lointains certes, mais rarement sur de telles durées. Beaucoup de ces procès n’ont eu
pour origine que la longévité des personnes poursuivies. Le juge peut aussi connaître de
procès pénaux longtemps après le décès des personnes poursuivies, comme dans le cas des
procès en révision ou en réhabilitation, au nom de l’erreur judiciaire. Mais cette utilisation de
la scène judiciaire dans le débat sur la mémoire historique ne va-t-elle pas connaître des
dérives, comme cela a commencé avec la demande en révision de la condamnation de MataHari ?
La dernière spécificité du débat historique dans le procès tient à son cadre juridique.
Devant le juge, comparaît un individu, selon une procédure très réglée. Ce ne sont pas un
nazi, un milicien, un haut fonctionnaire de Vichy qui ont été jugés. Mais trois hommes, Klaus
Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon, condamnés pour leurs actes personnels, qui ont été
estimés coupables de faits précis qualifiés juridiquement de crimes.
L’importance des phénomènes générationnels chez les magistrats comme chez les historiens
Peut-on se « mettre dans la peau » d’un autre, pour apprécier les éléments d’une
période lointaine, se remettre en situation pour juger des faits datant de plus de cinquante
ans ? Comment un magistrat professionnel ou un juré d’assises juge-t-il une période
historique qu’ont vécu, à son âge, ses parents ou ses grands-parents ? C’est bien de cela aussi
qu’il s’agit lorsque l’on évoque les procès Barbie, Touvier et Papon.
Les phénomènes générationnels expliquent sans doute pour partie l'évolution de la
définition de la conception du crime contre l’humanité. La loi et la jurisprudence n’ont pas
évolué en même temps et elles correspondent l’une et l’autre à des moments précis de
l’histoire. La chambre criminelle de la Cour de cassation, en particulier dans l’arrêt Touvier
du 27 novembre 1992, a en effet élaboré une jurisprudence estimée « restrictive » par les
universitaires spécialistes de droit pénal international. Elle reprenait son interprétation des
arrêts des 20 décembre 1985 et 25 novembre 1986 en décidant que l’article 6 du Statut de
Nuremberg annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ne s’appliquait aux complices que
«s’ils avaient agi pour le compte d’une puissance de l’Axe», et en relevant que les crimes
perpétrés par Touvier, le chef de la Milice de Lyon, l’avaient été à l’instigation d’un
responsable de la Gestapo, organisation criminelle travaillant pour le compte de l’Etat
allemand, lequel pratiquait alors – et c’est le deuxième concept – « une politique d’hégémonie
idéologique »15.
Cette décision renvoyant Paul Touvier devant la cour d’assises des Yvelines pour y
être jugé venait annuler le très controversé arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel
de Paris du 13 avril 1992, qui avait prononcé un non-lieu en sa faveur, au motif que le
gouvernement de Vichy n’avait pas pratiqué une « politique d’hégémonie idéologique ». Cet
arrêt avait procédé par affirmations très connotées sur le rôle de Vichy, en particulier la
théorie du Pétain bouclier.
Mais au nom de quoi et comment la jurisprudence de la Cour de cassation a-t-elle
qualifié ainsi le crime contre l’humanité ? La définition, s’appliquant uniquement aux nazis et
14
Même si on lui demande aujourd’hui de plus en plus d’être le juge de la prédiction, se prononçant ainsi par la
rétention de sûreté sur l’avenir du condamné pour éviter une éventuelle récidive.
15
Cette appréciation juridique a abouti à ce que la justice établisse une interprétation historique erronée, comme
l’ont relevé Henri Rousso et Eric Conan, Vichy : un passé qui ne passe pas, Folio Histoire, 1996. Pour le crime
de Rilleux, Paul Touvier et ses miliciens, voulant venger la mort de Philippe Henriot, ont agi de façon autonome
par rapport aux Allemands. Or l’accusation a cherché à démontrer le contraire car seul le crime commis dans le
cadre d’un Etat qui tue les juifs en masse pouvait permettre de qualifier ces crimes de crimes contre l’humanité
et éviter la prescription.
6
à leurs complices, s’appuyait sur des éléments constitutifs qui devaient être nécessairement
réunis pour que l’infraction soit constituée : « agir pour le compte d’une puissance de l’Axe »
et « au nom d’un Etat pratiquant une politique d’hégémonie politique ». Doit-on souligner
que les historiens n’ont jamais fait référence à une telle grille d’analyse ?...
Par delà les considérations purement juridiques, plusieurs auteurs ont considéré que la
chambre criminelle, depuis son premier arrêt de 1985, avait voulu, en retenant ces deux
notions comme nécessaires à la qualification de l’infraction, tarir à la source un contentieux
susceptible de nuire aux intérêts de la France. Et ainsi opposer une fin de non-recevoir
définitive à d’éventuelles poursuites pouvant être engagées à ce titre contre des Français pour
des crimes commis dans le cadre des guerres de décolonisation, en particulier en Indochine et
en Algérie. La chambre criminelle a d’ailleurs confirmé cette position peu de temps après, en
rejetant le pourvoi formé contre un non-lieu fondé sur la loi d’amnistie du 18 juin 1966
concernant tous les crimes commis en liaison avec le conflit indochinois16.
Certains spécialistes du droit international sont donc très critiques vis à vis des
interprétations de la chambre criminelle. En effet, cette jurisprudence restrictive de la Cour de
cassation est déterminante dans les débats relatifs aux crimes commis pendant la guerre
d’Algérie, réveillés par les déclarations du général Ausaresses sur les tortures et sur les
exécutions commises par des éléments de l’armée française pendant la « bataille d’Alger ». Le
débat oppose les « souverainistes », défendant la conception classique de la chambre
criminelle, aux « internationalistes » pour lesquels la montée de la justice internationale doit
mettre fin à l’impunité de tous les criminels, dans une conception extensive des faits commis
et sans que puisse être opposée la prescription17. Mais une évolution de la jurisprudence de la
Cour de cassation, plus qu’improbable, serait nécessaire pour que des poursuites soient
recevables. En effet, les tortures et les exécutions sommaires, qui constituent des crimes de
guerre et non pas des crimes contre l'humanité, ne peuvent plus être poursuivies du fait de la
prescription du droit français. Deux décrets du 25 mars 1962, suite aux accords d’Evian qui
prévoyaient expressément que chacun des pays ne poursuivrait plus les crimes commis par les
ressortissants de l’autre, ont amnistié toutes les infractions commises avant cette date.
L’ordonnance référendaire du 14 avril 1962 est venue conforter ces décrets. La loi du 17 juin
1964 a porté à nouveau amnistie en l’étendant aux faits d’insoumission, et une loi du 23
décembre 1964 a aussi amnistié les crimes commis par l’OAS.
Pour l’avenir, le législateur a retenu une conception beaucoup plus large du crime
contre l’humanité, qui a abouti aux articles 211-1 et suivants du code pénal entré en vigueur
en 1994, étendant la qualification de crime contre l’humanité à toutes les entreprises
collectives de destruction et d’avilissement de l’homme.
A partir de cette analyse de la position de la Cour de cassation, l’on peut prendre le
risque d’une hypothèse comportementale applicable à la magistrature, et aborder une question
centrale, celle des phénomènes générationnels, en particulier chez les magistrats, pour tenter
de comprendre cette jurisprudence restrictive. Comment se construit l’opinion du juriste en la
matière, dans un domaine où le droit est un « choix » plus qu'une stricte interprétation de la
loi ? Sans doute la jurisprudence n’est-elle pas indifférente aux pressions de l’opinion
publique et du politique. Mais l'appréciation des juges est aussi influencée par le contexte
social, leur histoire familiale et personnelle.
Le terrain sur lequel on s’avance ici est délicat. Il s’agit de considérer les
caractéristiques touchant à l’âge, aux parcours professionnels ou familiaux d'un groupe de
magistrats ayant participé à la jurisprudence de la chambre criminelle. Il ne s’agit pas
d’évoquer un comportement professionnel particulier, puisqu’il s’agit toujours de décisions
16
17
Arrêt Boudarel du 1er avril 1993.
Monique Chemillier-Gendreau, « Le Monde Diplomatique », janvier 2001.
7
collégiales majoritaires, mais seulement les caractéristiques dominantes d'un groupe. Il ne
s’agit en rien de juger ou de reprocher, mais d’essayer de comprendre quels sont les éléments
explicatifs objectifs de nature générationnelle.
Quelles sont les caractéristiques générationnelles des magistrats de la Cour de
cassation qui, de 1985 à 1993, ont défini une jurisprudence estimée « restrictive » des crimes
contre l’humanité, qui a pour conséquence d’éviter toute poursuite autre que celles visant des
allemands et les Français ayant agi de concert avec les nazis ? Leur âge, leur histoire
professionnelle et personnelle ont-ils joué un rôle ? Ces magistrats de la chambre criminelle
sont nés au début des années 20 pour les plus anciens et au milieu des années 30 pour les plus
jeunes. Ils ont donc connu la guerre et l’Occupation comme enfants ou jeunes adultes. Leurs
parents et grands-parents, leur famille plus généralement, ont connu les épreuves de
l’Occupation, la question centrale des prisonniers de guerre, du STO.… Ils sont entrés dans la
magistrature sous la IVème République, dont plusieurs en passant par l’Ecole de la France
d’outre-mer et ayant exercé en Algérie ou dans les colonies. Ils ont vécu la guerre d’Algérie
comme appelés pour les plus jeunes, ou déjà comme magistrats pour les plus anciens, voire
comme magistrats militaires du fait du transfert de compétence des décrets du 17 mars 1956.
Il s’agit donc d’une génération de magistrats qui ressemble à la génération de Français
qui, plus que d’autres, a du mal à rouvrir les plaies du passé18. De plus, cette génération
appartient à un corps professionnel qui a subi les humiliations successives de la part du
pouvoir exécutif sous l’Occupation, à la Libération puis pendant la guerre d’Algérie, en plus
de la traditionnelle dépendance politique et matérielle et de sa marginalisation institutionnelle
confortée par le gaullisme. Sylvie Thénault, dans sa thèse sur la justice pendant la guerre
d’Algérie, qui a rencontré certains d’entre eux et vu de nombreux dossiers, met en évidence
l’importance de ces phénomènes19. Cette question générationnelle a été déterminante aussi
pour la création du syndicalisme dans la magistrature et l’émancipation progressive des juges
à partir des années soixante-dix20.
Comment s’étonner alors de ce que la jurisprudence relative aux crimes contre
l’humanité reflète l'état d’esprit des magistrats ayant connu ce parcours ? Ce phénomène de
génération est le même que celui que connaissent les historiens, en France comme en
Allemagne, entre ceux qui ont connu l'Occupation et la génération d’après-guerre. On peut
évoquer ainsi la mise en cause, pendant le procès Papon, de Henri Amouroux pour sa
collaboration au journal vichyste « La Petite Gironde ». Ou encore, en Allemagne, l’impact en
1996 du livre de Goldhagen Les bourreaux volontaires de Hitler, qui a profondément touché
la jeune génération, et provoqué une immense vague d’accusation contre les grands parents.
Deux éclairages particuliers sur la contribution de la justice à l’écriture de l'histoire
Certaines décisions judiciaires peu étudiées peuvent illustrer des analyses développées
plus haut. Parmi celles-ci, la contribution – tardive – du Conseil d'Etat à l'histoire de Vichy,
en particulier à propos de la responsabilité de l’Etat dans l’affaire Papon, et le traitement
judiciaire de l’affaire Bousquet.
18
Pierre Péan, Une jeunesse française. François Mitterrand (1934-1947), Paris, Fayard, 1994, a raison de
montrer combien ce dernier symbolisait cette génération, lui qui, devenu président de la République, n’a jamais
voulu, et pour cause, rouvrir le débat sur Vichy et a imposé à sa majorité parlementaire, en 1982, l’amnistie des
généraux rebelles en Algérie.
19
Sylvie Thénault, Drôle de justice. Les magistrats pendant la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte 2001.
20
Jean-Paul Jean, « Le regard porté sur les magistrats ayant siégé dans les juridictions d’exception pendant
l’Occupation », dans La justice des années sombres : 1940-1944, op. cit., p. 237-246.
8
Le Conseil d'Etat et la responsabilité de l’Etat sous Vichy après la condamnation de Maurice
Papon
Le procès de Maurice Papon a été le plus long de l'histoire judiciaire française. Si l'on
a pu tirer les premières leçons de la condamnation du haut fonctionnaire de Vichy, venant
après celles du nazi Barbie et du milicien Touvier, l'on a du mal à mesurer l'ampleur des
conséquences juridiques qui découlent de ces vérités historiques reconstruites. L'attention a
été focalisée sur la condamnation équilibrée de la cour d'assises de la Gironde, puis sur la
libération anticipée d'un vieillard pour raisons médicales. Mais derrière la scène pénale, une
nouvelle construction juridique a concerné la question de la responsabilité de l’Etat sous
Vichy. L’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat a suivi l’évolution politique
formulée par le président de la République.
Le 16 juillet 1995, lors de la commémoration des rafles du Vél d'hiv', Jacques Chirac,
président de la République, a assumé une rupture générationnelle en affirmant que « l'Etat
français a, ce jour-là commis l'irréparable ». La reconnaissance solennelle d’une
responsabilité morale et politique répond à la politique d’exclusion des Juifs français et
étrangers mise en œuvre dès le mois d’octobre 1940 par le régime de Vichy. Le Conseil d'Etat
a tiré les conséquences juridiques de cette évolution majeure et ouvert la voie du droit pour
engager des actions en responsabilité de l’Etat.
Dans une décision du 12 avril 2002, rendue à la requête de Maurice Papon, le Conseil
d'Etat a en effet condamné l'Etat français à supporter pour moitié la charge du montant des
condamnations prononcées en faveur des parties civiles lors du procès de Bordeaux. La Haute
juridiction, dont par ailleurs les travaux de Marc-Olivier Baruch et Danielle Lochak
soulignent qu’elle avait fondé à l’époque par ses avis et sa jurisprudence le « droit public de
l’antisémitisme », a estimé que la responsabilité de l'Etat républicain était engagée du fait des
actes du régime de Vichy établissant une discrimination fondée sur l'origine juive des
individus, par-delà les fautes personnelles directement imputées à Maurice Papon. Cet arrêt a
constitué une rupture dans la jurisprudence traditionnelle du Conseil qui, jusque-là, s'appuyait
sur l'ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine, qui fonde la
doctrine gaulliste du mythe du « gouvernement de fait », parenthèse dont la République ne
pouvait assumer la responsabilité. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Intérieur, avait
appliqué cette doctrine en opposant une fin de non-recevoir à la demande de Maurice Papon
aux motifs qu'il ne pouvait être question « de confondre l'Etat républicain et l'Etat français de
Vichy, qui en est la négation ».
Le juge administratif a clairement affirmé la continuité de l’Etat et corrélativement sa
responsabilité. Maurice Papon a certes apporté un concours efficace et zélé à une entreprise
criminelle ; sa responsabilité personnelle est clairement engagée et il a été jugé à ce titre. Mais
pour y parvenir, il s’est appuyé sur une réglementation discriminatoire, le service aux
questions juives, le fichier des Juifs établi par l’administration, ainsi que sur un appareil
policier et administratif pour les arrestations, les internements et l'organisation des convois.
L’administration a permis et facilité, indépendamment de l'action de Maurice Papon, et sans
contrainte directe de l'occupant, une série d’opérations qui ont abouti aux déportations. Acteur
collectif d’un crime de masse, l’Etat doit donc en assumer aujourd’hui la responsabilité. Le
commissaire du gouvernement a insisté sur la nécessité pour l'Etat républicain d'assumer
l'héritage de Vichy même lorsque ses services, agissant sous la tutelle d'autorités illégitimes,
ont commis de graves illégalités.
Ce raisonnement était déjà appliqué en Allemagne depuis plusieurs années. La Cour
fédérale de Karlsruhe, dans une décision de principe du 16 novembre 1995, en rupture avec
une jurisprudence positiviste jusque-là très complaisante avec la justice nazie, a ainsi estimé
qu'il existait, à toute époque, des principes fondamentaux de l'état de droit, qu'un
9
fonctionnaire ou un juge avait le devoir de respecter et de faire respecter. Cette théorie
affirme la prééminence de droits fondamentaux et l'exigence de non-discrimination, principes
aujourd'hui intégrés dans notre droit par les principes supérieurs de la Convention européenne
des droits de l'homme.
On peut sans doute noter un rapprochement entre le droit et l’histoire qui découle de
cette nouvelle approche. Le procès de Paul Touvier avait juridiquement détaché la complicité
de génocide, des crimes de guerre de la Milice. Celui de Maurice Papon a également retenu la
complicité dans les déportations sans restituer la part des responsabilités de Vichy. Le concept
pénal de complicité de crime contre l’humanité imputé à un homme ne peut satisfaire
pleinement les connaissances historiques. L’arrêt du Conseil d’Etat globalise le jugement
porté sur Vichy et dévoile la complexité de l’entreprise de déportation. Son objet n’est plus la
responsabilité individuelle mais la bureaucratie criminelle. Son analyse englobe la chaîne
d’organisation qui rend possible les crimes imputables au régime de Vichy, touche
frontalement la dimension collective du crime de masse. Il est le nécessaire complément au
procès pénal car il permet de mieux approcher la réalité des « crimes de bureau », selon
l'expression de l’avocat Michel Zaoui.
Les poursuites contre René Bousquet
Le procès de Vichy qui aurait sans doute eu le plus de sens dans les années quatrevingt-dix, celui de René Bousquet, n’a pu avoir lieu du fait de son assassinat le 8 juin 1993,
alors même que l’instruction était terminée. Il aurait été pourtant particulièrement intéressant
de pouvoir comparer le procès Bousquet de 1949 avec celui qui aurait dû avoir lieu à partir de
tous les éléments accumulés sur la collaboration, les accords Bousquet-Oberg, la rafle du
Vél’d’Hiv…
L’on a le sentiment qu’il a fallu attendre les années quatre-vingt, et en particulier
l’aboutissement du travail des époux Klarsfeld, pour que les consciences évoluent. Ainsi, on
constate aujourd’hui avec étonnement que René Bousquet est venu témoigner très
sereinement, en 1953, lors du procès des Allemands Oberg et Knochen, tout comme on a pu
voir Maurice Papon après-guerre intervenir pour éviter des sanctions à des magistrats
bordelais…
Et pourtant, nombre d’éléments qui auraient pu constituer des charges dès la
Libération étaient déjà connus, en contrepoint des « services rendus à la Résistance » que l’un
et l’autre ont parfaitement su faire valoir lorsque cela était nécessaire. Ainsi, dans le dossier
Bousquet de 1949 devant la Haute Cour de justice, figuraient tous les éléments qui ont abouti
à son acquittement, et qui, cinquante ans plus tard, auraient à l’évidence entraîné une lourde
condamnation, en particulier son rôle dans les rafles de 1942 et 1943. C’est donc bien le
regard de la société et des juges sur ces mêmes faits qui a changé.
L’acte d’accusation du procureur général près la Haute Cour de justice du 8 février 194921
pour les faits d’indignité nationale et d’actes de nature à nuire à la défense nationale ne
comporte que 26 pages peu documentées, occultant nombre d’éléments du volumineux
dossier d’instruction. Les seuls vrais reproches figurant dans l’acte d’accusation concernent
l’envoi d’une mission allemande en zone libre, pour détecter les postes de radio fonctionnant
au profit des Alliés. Bousquet en assure l’organisation et le fonctionnement et détache à cette
fin seize fonctionnaires de la DST. La mission pratiqua de fait l’espionnage en zone libre et
Bousquet leur a facilité la tâche : « … il est un fait particulièrement grave qui doit demeurer à
sa charge, c’est sa participation au fonctionnement de détection des postes clandestins, si
directement nuisible à la cause du pays, de la Résistance et des Alliés».
21
Les citations sont extraites du dossier 3 W 88-95 conservé au Centre Historique des Archives Nationales.
10
Le 23 juin 1949, René Bousquet fut acquitté pour ces faits, et condamné par la Haute
Cour de justice à cinq ans de dégradation nationale uniquement pour son appartenance au
gouvernement de fait, mais immédiatement relevé de cette peine pour les actes accomplis en
faveur de la Résistance.
Pour mesurer le décalage entre la décision judiciaire et les faits commis, il suffit de lire
une cote du dossier, celle relative à son rôle et son activité dans la question juive. Une
chemise est en effet consacrée aux arrestations massives de Juifs. La conclusion du rapport de
synthèse du commissaire Bergé datée du 13 février 1948 était pourtant particulièrement
claire : « … Bousquet a revendiqué auprès des services allemands que toutes les opérations
relatives aux arrestations et à la livraison des Juifs étrangers soient exécutées par la police
française et il semble bien en effet que ce sont les divers services de police française qui ont
été chargés de cette tâche ».
Mais en 1949, la France était en pleine reconstruction, la guerre froide avait
commencé, ce n’était plus le moment de purger une période que beaucoup voulaient oublier.
La mémoire enfouie du rôle de Vichy dans la déportation des juifs de France allait
commencer à ressortir vingt ans plus tard.
Vérité judiciaire et vérité historique
La recherche de la vérité apparaît comme une finalité première du procès. Mais
derrière cette évidence se cachent bien d’autres réalités. La vérité judiciaire, comme la vérité
historique, est relative et évolutive.
L’établissement de la vérité judicaire
L’office du juge est de rechercher et de connaître la vérité, d’éviter l’erreur judiciaire,
à partir de trois postulats : la vérité existe, elle peut être connue, il est juste de la dire. 29
articles du code de procédure pénale utilisent le mot vérité. Les plus souvent utilisés sont
l’article 81 qui fonde en termes très généraux les pouvoirs du juge d’instruction : « Le juge
d’instruction procède à tous actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la
vérité. Il instruit à charge et à décharge », et l’article 103 : « Les témoins prêtent serment de
dire toute la vérité, rien que la vérité ».
Mais la technique judiciaire, la logique de fonctionnement du procès pénal ne
constituent pas forcément les méthodes les plus adéquates pour parvenir à l’établissement de
la vérité. La logique binaire du procès pénal aboutit à savoir si l’on condamne une personne
déterminée, poursuivie sous une qualification juridique spécifique pour un fait précis, commis
à un moment précis. Ce, sans que soient intervenues des choix politiques d’oubli, comme une
loi d’amnistie ; dans un cadre procédural d’établissement des preuves après un débat
contradictoire, qui aboutit à une décision fondée sur la seule intime conviction des juges.
Essentiellement en matière criminelle, les choix historiques du législateur se sont
effectués à partir de la peur de l’erreur judiciaire, d’où la volonté d’affirmer la présomption
d’innocence, le bénéfice du doute – mieux vaut un criminel en liberté qu’un innocent
incarcéré. La méthode de décision est au service de cet objectif. Jusqu’à la loi du 15 juin 2000
qui permet l’appel devant une cour d’assises, la vérité se formalisait par une seule décision.
Désormais une seconde décision peut remettre en cause la première, via l’instauration de
l’appel. Ce n’est pas une majorité simple qui définit la vérité de la culpabilité, mais une
majorité qualifiée des 2/3, soit 8 voix sur 12 en première instance et 10 sur 15 en appel22. Si 9
personnes sur 15 votent pour la culpabilité, la vérité publique est « non coupable » sans que
22
Sauf en cour d’assises spéciale, composée de magistrats professionnels, en matière de terrorisme et de trafic
international de stupéfiants, où la règle de la majorité simple s’applique (art. 698-6 CPP).
11
l’on ne sache rien du vote qui reste secret. Ce choix démocratique a passionné les
révolutionnaires, notamment les mathématiciens et leurs calculs de probabilité, au premier
rang desquels Condorcet.
Le cadre procédural ne permet, quant à lui, de rechercher la vérité que dans le respect
des principes du procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de
l’homme), dont les droits de la défense, le contradictoire, la loyauté dans l’administration de
la preuve. … La vérité ne peut pas être établie à tout prix. L’accusé a le droit de mentir, de ne
rien dire. C’est à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité. Les progrès historiques
ont permis progressivement l’interdiction du recours à la torture, à l’hypnose, au « sérum de
vérité ». Si le modèle inquisitoire et la recherche de l’aveu en garde à vue constituent encore
des réalités, le fait de pouvoir recueillir des preuves par des éléments objectifs externes,
comme l’ADN, les écoutes téléphoniques, les informations numérisées, le croisement des
fichiers informatisés, font évoluer très rapidement les modes d’établissement de la vérité dans
nombre d’affaires. Des affaires jugées sont remises en cause grâce aux expertises ADN et
permettent d’éviter des exécutions capitales aux USA.
La justice évolue, pour les affaires estimées les moins importantes, vers un mode de
gestion de plus en plus automatique, voire « négocié » sur la sanction, au détriment de la
vérité, pour permettre un mode gestion simplifié qui évite les recours23. Cette conception
anglo-saxonne fait désormais partie du paysage français, notamment à partir de la procédure
de « plaider-coupable » (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité) introduite
par la loi du 9 mars 2004.
Dans cette logique utilitariste, plus que l’émergence de la vérité, c’est le résultat qui
compte, en fonction des intérêts respectifs des acteurs. Le système du plea-bargaining produit
mécaniquement des erreurs judiciaires sinon acceptées, du moins subies par des innocents et
leurs avocats, de peur de risquer une peine très lourde en cas de poursuites effectuées par
l’attorney retenant un maximum de charges, dans un système de peines automatiques pour les
récidivistes24. Le débat se focalise alors sur la stratégie judiciaire concernant principalement le
jury et l’administration de la preuve. On peut aboutir ainsi, dans l’affaire O. J. Simpson, à une
vérité pénale et à une vérité civile, à un acquittement avec un jury majoritairement noir et à
une condamnation avec un jury majoritairement blanc.
Eléments de réflexion interdisciplinaire autour du concept de vérité
Il a été suffisamment évoqué que la vérité judiciaire répondait à sa logique propre et
n’était pas la vérité scientifique ou la vérité historique. Mais des éléments communs recoupent
les trois approches qui doivent s’enrichir les unes des autres.
Les progrès dans les instruments de connaissance, comme l’identification par
l’expertise ADN, peuvent changer une réalité. Il en est de même sur les recherches des causes
de la mort, comme les évolutions des recherches épidémiologiques sur les syndromes du bébé
secoué ou la mort subite du nourrisson. Des innocents ont été condamnés et des coupables
acquittés sur la base d’expertises invalidées ultérieurement comme en Grande-Bretagne du
fait d’un expert qui détenait un quasi-monopole en la matière.
On connaît l’apport de l’ouverture de nouveaux fonds d’archives, comme les archives
allemandes conservées à Moscou. Pour la période de Vichy, l’historiographie a
considérablement progressé. Mais le principe de l’autorité de la chose jugée empêche un
nouveau procès sur la base des nouvelles informations. La différence est donc considérable
23
Jean-Paul Jean, Le système pénal, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2008.
Antoine Garapon, Ioannis Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 68 et
ss.
24
12
avec les historiens, qui peuvent améliorer la connaissance de la réalité des faits au fur et à
mesure du recueil des données disponibles.
Les sources judiciaires ont souvent constitué la base de travaux de recherche
historiques. Peut-être trop exclusivement dans certains cas, tant le croisement des sources est
fondamental. Ainsi Hervé Villeré25, pour écrire l’affaire de la section spéciale de Paris s’est-il
appuyé sur les archives allemandes et les témoignages puisqu’on lui avait refusé l’accès aux
sources judiciaires qui lui auraient beaucoup moins appris.
On peut relever aussi que des sciences dures, comme la médecine, ont mis en place
une méthode de délibération qui s’inspire du procès, la conférence de consensus, qui offre le
cadre d’une expertise collective sous tous les angles d’un problème pour une délibération
éclairée. Pour la révision des lois bioéthiques, qui impliquent des choix moraux
fondamentaux, il est proposé des jurys de citoyens éclairés représentant toutes les tendances
de l’opinion, pour fournir tous les éléments sur les points que le législateur aura à trancher.
L’expérience des commissions d’historiens (ainsi celles conduites par René Rémond, Henry
Rousso, Jean Mattéoli) sont toujours éclairantes, mais parfois critiquables quand les historiens
se prennent pour des juges (à propos de la mise en cause des époux Aubrac dans l’arrestation
de Jean Moulin à Caluire) ou que des contemporains des mis en cause constituent des jurys
d’honneur (appel de Maurice Papon à Maurice Druon).
Par delà le problème des méthodes, le principal danger qui menace les deux
communautés, celle des juges comme celle des historiens, n’est-il pas celui de l’immédiateté
médiatique, la pression concomitante de l’opinion publique et des groupes de défense
d’intérêts particuliers, la montée de l’émotion au détriment de l’argumentation, de l’image au
détriment de l’écrit, de la polémique au détriment du raisonnement ? Le juge, tout comme
l’historien, a besoin de la distance et du temps. La justice et l’histoire ont besoin de
professionnalisme, d’éthique et de sérénité.
Jean-Paul JEAN
25
Hervé Villeré, L’affaire de la section spéciale, Paris, Fayard, 1973.
13