Reconfigurer la famille noire américaine

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Reconfigurer la famille noire américaine
Préface
Reconfigurer
la famille noire américaine
Inimaginable il y a seulement quelques mois, l’entrée d’une
famille noire – ou plus exactement, d’ascendance mixte : est-africaine,
euro-américaine et afro-américaine – à la Maison Blanche nous invite
à revisiter et réviser de fond en comble la place de l’unité domestique
noire américaine dans l’histoire culturelle et dans l’imaginaire national des États-Unis. Depuis près d’un siècle, en effet, cette dernière est
au cœur des débats sur l’inégalité raciale et le legs historique de l’esclavage au Nouveau Monde.
Moyeu supposé de la communauté, la famille noire américaine
est l’objet pérenne de représentations polarisées et polarisantes dans
les sciences sociales et leurs dérivés. D’un côté l’école de la « déficience », longtemps hégémonique, courant de W.E.B. Du Bois et
E. Franklin Frazier jusqu’à William Julius Wilson en passant par
Gunnar Myrdal, St Clair Drake et Horace Cayton, et Daniel Patrick
Moynihan – le politiste et conseiller politique de Lyndon Johnson puis
de Richard Nixon auteur du fameux « rapport Moynihan » sur The
Negro Family qui continue d’alimenter (et de pervertir) le débat sur
les disparités ethnoraciales un demi-siècle après sa parution en 19651.
De l’autre, les chantres de la « résilience », qui, de Joyce Ladner,
Robert Staples et Carol Stack à Hyman Rodman, Andrew Billingsley
1. En attestent le gros numéro thématique des Annals of the American Academy
of Social and Political Science qui lui est consacré, dirigé par Douglas Massey et
Robert Sampson (no 621, janvier 2009), et la place que lui accordent des auteurs ausi
différents que Stephan Thernstrom et Abigail Thernstrom dans America in Black and
White : One Nation, Indivisible (New York, Touchstone Books, 1999) ; William
Julius Wilson dans More than Just Race : Being Black and Poor in the Inner City
(New York, W.W. Norton, 2009) ; et Houston A. Baker dans Betrayal : How Black
Intellectuals Have Abandoned the Ideals of the Civil Rights Era (New York, Columbia University Press, 2008).
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et aux innombrables ouvrages de témoignage, célèbrent la famille
noire depuis les turbulentes années 1960 et font d’elle un bouclier protecteur puissant et flexible contre la domination blanche. Entre ces
deux visions antagonistes, un vide béant qui a peu ou prou aspiré tous
ceux qui ont cherché à reformuler la question dans une perspective
élargie embrassant les trajectoires diversifiées de la diaspora noire aux
Amériques, notamment en refermant la fenêtre comparative ouverte
par les ouvrages un temps influents des anthropologues Raymond
Smith et Judith Blake sur les familles d’ascendance africaine dans les
Caraïbes britanniques2.
Les cinq traits censés distinguer la famille noire de la famille
blanche de classe moyenne, tacitement instituée comme norme, à
savoir la fragilité conjugale, le rôle-pivot assumé par la mère tant au
plan économique qu’affectif, la méfiance frisant la défiance entre
hommes et femmes, la tolérance marquée envers la sexualité et la
paternité extra-maritales, enfin la protection collective des enfants
(notamment par la pratique commune de l’adoption intra-lignagère)3,
sont-ils dus à un tenace « héritage africain », à l’effet de rabotage
social de l’esclavage, ou bien encore à la pauvreté intense qui, de
génération en génération, frappe de manière disproportionnée la population afro-américaine ? Là encore, le débat a été largement tronqué,
voire truqué, par la logique du procès qui préside communément à
l’examen de la famille noire, considérée tour à tour comme vecteur de
pathologies ou matrice de résistance. Car avant de s’enquérir de leur
origine, ne convient-il pas vérifier que ces traits sont bien spécifiques
aux Noirs qua groupe ethnique et non pas liés à leur position et à leur
condition de classe ? De fait, la sociologie de l’urbanisation afro-américaine atteste depuis longtemps le fossé qui sépare les stratégies et les
attentes familiales des classes moyennes et ouvrière noires. Dès 1945,
St. Clair Drake et Horace Cayton montraient, dans leur maître-livre
Black Metropolis, qu’il n’y pas grand chose de commun entre les
2. Raymond T. Smith, The Negro Family in British Guiana : Family Structure
and Social Status in the Villages (London : Routledge, 1959), et Judith Blake, Family
Structure in Jamaica : The Social Context of Reproduction (Glencoe, Free Press,
1961 ; nouvelle édition 1980).
3. Pour un panorama des recherches empiriques relevant ces différences sur les
versants historiographique et ethnographique, voir Frank F. Furstenberg, « The
Making of the Black Family : Race and Class in Qualitative Studies in the Twentieth
Century », Annual Review of Sociology 33 (2007) : 429-448.
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ménages de la bourgeoisie de couleur « centrés sur le foyer », soucieux de « respectabilité » et tournés vers la protection et la transmission
de leur capital économique et culturel, d’un côté, et les familles sousprolétariennes dites « désorganisées », livrées aux aléas de la survie à
la semaine dans les bas-fonds de l’espace social et physique de la ville,
alors même que ces deux composantes de la population noire cohabitaient dans le territoire clos et comprimé de Bronzeville4. Un
demi-siècle plus tard, cette divergence de classe s’est accentuée,
comme en témoignent les portraits croisés que livrent William Julius
Wilson du sous-prolétariat postindustriel relégué dans les décombres
de l’hyperghetto et Karyn Lacy des multiples facettes de la nouvelle
bourgeoisie éduquée qui peuple les banlieues noires prospères5.
Les études sur la famille en Amérique qui prennent la peine de
comparer les catégories ethniques à même niveau social soulignent en
outre les similarités flagrantes et croissantes des formes et des normes
domestiques entre Noirs et Blancs. Survalorisation de la fonction
maternelle, forte fréquence de la fécondité hors mariage et tension
entre le désir de fonder un foyer et la défiance envers les hommes
démonétisés par leur sous-emploi chronique : Edin et Kefalas ont
récemment établi que ces propriétés se retrouvent avec la même fréquence parmi les ménages populaires d’origine africaine, mexicaine et
européenne. De même, Annette Lareau montre dans son étude comparative sur l’adolescence que les familles noires et blanches de classe
moyenne adoptent des schémas identiques dans leurs manières d’élever leurs enfants et d’organiser leur ménage6. En vérité, la quête
obsessive des origines de sa differentia specifica révèle combien l’unité
domestique des Noirs américains fonctionne à la manière d’un écran
4. St. Clair Drake et Horace Cayton, Black Metropolis : A Study of Negro Life in
a Northern City (Chicago, University of Chicago Press, 1993, orig. 1945).
5. William Julius Wilson, When Work Disappears : The World of the New
Urban Poor (New York, Knopf, 1996), et Karyn R. Lacy, Blue-Chip Black : Race,
Class, and Status in the New Black Middle Class (Berkeley, University of Califonira
Press, 2007). Voir également, en guise de point d’orgue, le récit de la confrontation
entre Noirs des classes supérieure et populaire dans un quartier en cours de « gentrification » de Chicago livré par Mary Patillo dans Black on the Block : The Politics of
Race and Class in the City (Chicago, University of Chicago Press, 2007).
6. Kathryn Edin and Maria Kefalas, Promises I Can Keep : Why Poor Women
Put Motherhood Before Marriage (Berkeley, University of California Press, 2005) ;
Annette Lareau, Unequal Childhoods : Class, Race, and Family Life (Berkeley, University of California Press, 2003).
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sur lequel se projettent à la fois les fantasmes raciaux et les aspirations
démocratiques du pays.
C’est dire l’intérêt du présent ouvrage, qui retrace avec minutie
et sagacité le tourbillonnement continué des débats sur la famille noire
américaine dans les principaux univers de production symbolique,
champ académique, champ journalistique et champ politique. Ce
faisant, il apporte une triple contribution, à l’étude de l’inconscient
ethnoracial de l’Amérique d’abord, à l’histoire sociale et culturelle des
rapports entre famille et ethnicité ensuite, et à la sociologie historique
de la science sociale étasunienne enfin. Hélène Le Dantec-Lowry
dresse un tableau raisonné des protagonistes, des thèmes et des controverses qui ont scandé le déroulement historique du discours familialiste
des sociologues, historiens, politologues mais aussi des journalistes et
autres experts en politique publique qui se sont inquiétés (au sens
ancien d’« agitation de l’esprit causée par quelque passion ») de la
famille noire depuis l’ère esclavagiste jusqu’à nos jours. Ce discours
s’avère constituer un véritable catalogue-test projectif des fantasmes
ethniques du pays autant qu’un puissant révélateur des tensions et des
contradictions de la domination raciale. Les représentations de la
cellule familiale afro-américaine trahissent aussi comment elle est
devenue un levier majeur de la division entre classes qui s’est approfondie après l’effondrement du ghetto au sortir de la décennie 1960.
Hélène Le Dantec-Lowry pointe en passant le coût exorbitant de l’hétéronomie intellectuelle : ainsi, si les mouvements noir et féministe
ont permis des avancées majeures dans l’étude de la famille afro-américaine, ils n’ont pas su sortir ce domaine de la logique du procès selon
laquelle l’affrontement interminable des réquisitoires et des plaidoiries
occulte la variété, structuralement conditionnée, des formes domestiques et leur dépendance commune vis-a-vis de l’État.
Hélène Le Dantec-Lowry pointe judicieusement la diversité
des formes familiales de la diaspora afro-américaine selon la position
et la trajectoire dans l’ordre social et géographique – rappel particulièrement salutaire au moment où, sous l’effet de la mode
médiatico-politique de la « diversité », la sphère publique française
résonne de débats pas toujours judicieusement formulés sur « la condition noire ». Rappeler qu’il n’existe pas une mais des familles noires,
prises, comme les autres, dans le jeu croisé des transformations historiques de l’espace social et des politiques publiques, débouche in fine
sur un questionnement de la « race » comme principe de vision et de
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division et du rôle de la structure et des actions de l’État dans la fabrication de ce collectif fictivement naturalisé qu’est la famille7. C’est
dire que Le discours sur les familles noires aux États-Unis sera lu avec
profit, non seulement par les spécialistes de civilisation étasunienne,
mais aussi par tous ceux qui, par delà ce cas particulier, cherchent à
percer le mystère de la formation des collectifs et à élucider les luttes
pratiques et symboliques dont ces derniers sont à la fois l’enjeu et
l’effet.
Loïc Wacquant
(University of California, Berkeley
et Centre de sociologie européenne, Paris)
7. Pierre Bourdieu, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes
de la recherche en sciences sociales, 100, décembre 1993, 32-37 (repris in Raisons
pratiques, Paris, Éditions du Seuil, 1994), et Remi Lenoir, Généalogie de la famille
(Paris, Éditions du Seuil, 2005).
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