PowerPoint, la pensée spaghettis

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PowerPoint, la pensée spaghettis
Well at work & Communication
PowerPoint, la pensée spaghettis
Marie-Claude Martin
Le logiciel qui accompagne tout exposé oral rend-il
stupide? Cʼest la thèse du journaliste Franck Frommer.
Mais il en va de PowerPoint comme de tout produit attractif
au potentiel toxique: il suffit de le consommer avec
modération.
«Quand on aura compris ce slide, on aura gagné la
guerre!» La remarque sarcastique du général Stanley
McChrystal, chef des forces armées américaines et de
lʼOTAN à Kaboul, a fait le tour du Web après avoir été relatée par le New York Times en avril 2010.
Objet de sa moquerie: une diapositive (slide) censée expliquer la stratégie complexe de lʼarmée
américaine en Afghanistan. Mais, avec son écheveau de flèches allant de droite à gauche et de haut
en bas, le schéma ressemblait à un plat de spaghettis! Le général nʼest pas le seul à se plaindre de ce
nouveau cheval de Troie. «Le seul grand ennemi des Etats-Unis, cʼest PowerPoint. Il nous rend
stupides!» affirmait à la même période James N. Mattis, responsable du corps des Marines. Il faut dire
que lʼarmée a été la première à utiliser ce logiciel créé en 1987 et vendu dans sa version multimédia
en 1992. Et la première aussi à en percevoir les limites, à la fois intellectuelles et chronophages,
puisquʼune part importante du travail militaire est désormais consacrée à la fabrication de slides!
Faut-il en déduire que le logiciel de Microsoft est pire que Ben Laden et mille talibans tapis dans le
maquis? Non, il en va de PowerPoint comme de tout produit attractif au potentiel toxique, il suffit de le
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consommer avec modération, de le mettre à son service plutôt que dʼen devenir lʼobligé. Le problème,
cʼest que le monde est déjà en overdose de cet outil (pas moins de 500 millions dʼutilisateurs) qui sʼest
immiscé partout, de lʼécole maternelle aux amphithéâtres universitaires, des conseils dʼadministration
aux banquets de mariage. Que ceux qui se souviennent des stencils et autres rétroprojecteurs lèvent
le doigt. Désormais, faire un exposé sans PowerPoint, cʼest passer pour un Visiteur, un être
totalement anachronique. Cʼest donc avant tout son hégémonie qui inquiète. Et sa manière de tout
mettre à niveau. Le premier à avoir tiré la sonnette dʼalarme sʼappelle Edward Tufte. Dans son brûlot
malicieux publié en 2006, le statisticien assassinait le logiciel en sʼappuyant notamment sur des
documents de la NASA utilisés lors de lʼexplosion de la navette Columbia en février 2003. En
décortiquant un seul slide, lʼexpert en communication graphique démontait les mécanismes
graphiques et discursifs qui ont concouru à passer à côté dʼinformations essentielles qui auraient pu
alerter sur lʼéventualité dʼun accident. Aujourdʼhui, cʼest le journaliste français Franck Frommer qui,
dans La Pensée PowerPoint, enquête sur ce logiciel qui rend stupide, sʼen prend à ce multimédia,
coupable à ses yeux de nous infantiliser et de modifier en profondeur notre rapport au savoir et à
lʼinformation.
Pourtant, tout avait bien commencé. PowerPoint est né au bon moment et au bon endroit, à lʼaube de
ces années 90 où les entreprises, après avoir valorisé les modèles hyper-hiérarchiques, se sont
éprises de valeurs managériales plus horizontales comme la coopération, la créativité, lʼinnovation,
lʼautonomie et surtout la transversalité, avec son revers: la réunionite. Et qui dit réunion, dit
présentation. Cʼest là que PowerPoint, par sa capacité de synthèse et son aptitude à la visualisation,
arrive comme un sauveur. Non seulement il réconcilie le texte et lʼimage mais permet de gagner du
temps et de produire à faible coût une présentation simple, partagée par le plus grand nombre.
Alors pourquoi ce qui ne devait être quʼun support est-il devenu le suppôt dʼune novlangue qui tend à
imposer ses points de vue et à uniformiser le monde, comme le soutient Franck Frommer? On voit
bien lʼusage comique quʼun Woody Allen ou un Groland pourrait tirer de PowerPoint, de son jargon et
des savoureux quiproquos quʼil peut générer. Ce nʼest pas le choix du journaliste français qui préfère
peindre le diable sur le slide plutôt que dʼen rire. Assez catastrophiste, voire paranoïaque, son livre
nʼen est pas moins bien documenté et riche en anecdotes. Et sʼil ne semble pas possible de réduire sa
thèse à quelques slides, quʼil nous soit pardonné de tirer de son portrait à charge quatre arguments en
forme de «bullets points».
La pauvreté intellectuelle
Vocabulaire rétréci, le plus souvent inspiré du lexique militaire, formules passe-partout, gabarits préécrits, contrainte dʼun format qui ne permet jamais de faire de véritables phrases, avec un sujet et un
complément, tout concourt à lʼindigence. Mais surtout, la relation de cause à effet est abolie par la
pseudo-hiérarchie des «bullets points». Pour Franck Frommer, la rhétorique PowerPoint crée lʼillusion
dʼune maîtrise sans jamais en apporter la preuve. Elle confond juxtaposition et enchaînement logique.
Qui parle?
Qui est lʼauteur du discours? Son destinataire? Qui dit «je» ou «nous» dans un monde où les verbes
sont conjugués à lʼinfinitif, sans sujet ni complément dʼobjet? «PowerPoint sous-entend une idée
dʼéchanges et de débat, dʼinteractivité, alors que toute sa langue, fragmentée et elliptique, nʼinvite
quʼau slogan, à lʼinjonction et à lʼautorité.»
Le discours devenu spectacle
Si PowerPoint est un support au discours, il fait pourtant plus appel à la perception visuelle quʼà
lʼécriture, ne serait-ce que par son format, lʼécran, «format universel de toute communication,
cannibalisant même de plus en plus le format usuel, «vertical», qui est celui de la lecture». Et qui dit
écran, dit images. PowerPoint en propose de nombreuses, animées ou pas. On est plus dans une
logique de cinéma que dʼinformation, de distraction que dʼassimilation, de spectacle que de
pédagogie. Preuve que le monde sʼest «powerpointisé», Frommer cite lʼexemple du film de Davis
Guggenheim avec Al Gore en conférencier, Une Vérité qui dérange, construit comme un slides-show
et primé par deux oscars.
Lʼorateur pris en otage
Au départ, le logiciel devait faciliter le travail de lʼorateur et le valoriser comme acteur, mais à lʼusage,
lʼorateur se trouve le plus souvent en concurrence avec sa présentation. Trois scénarios sont
possibles.
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1) Lʼorateur lit ce qui est écrit, genre prompteur, et sa prestation devient soporifique puisquʼon a déjà
tout sous les yeux.
2) Il sʼen écarte, improvise un peu, joue entre le public et lʼécran, mais prend le risque dʼune certaine
confusion, lʼauditoire ne sachant pas sʼil doit écouter ou lire.
3) Lʼimage et le texte projetés ne sont vraiment quʼun appui, une béquille, mais alors lʼorateur doit
théâtraliser sa prestation, devenir un super-animateur pour prendre le pouvoir sur la machine.
Moralité: PowerPoint qui devait libérer la créativité de chacun de nous ne fait quʼajouter du stress au
stress.
Témoignages
François Lombard, professeur de biologie à Genève. Spécialiste des nouvelles technologies dans
lʼenseignement.
«PowerPoint nʼest pas mauvais en tant quʼoutil. Ce qui compte, cʼest dans quelle situation on lʼutilise.
Quand je dis PowerPoint, je pense à tous les logiciels du même type car, en vérité, dans les écoles du
canton de Genève on utilise un logiciel libre. En ce qui me concerne, je mʼen suis rarement servi avec
mes jeunes élèves de secondaire. Ils préparent la maturité et ont besoin de développer une pensée
approfondie, complexe et construite: PowerPoint nʼest pas un bon outil pour cela dans la mesure où il
sʼagit souvent dʼune poignée de slogans lancés rapidement. Par contre, il mʼest assez utile dans un
contexte académique, à lʼuniversité ou lors de conférences. En général, je fais une présentation assez
sobre, qui sert à structurer mon discours. Je note les chiffres, les références, les mots-clefs. Je crois
avoir beaucoup de présence orale, donc le PowerPoint nʼest quʼun complément. Dans lʼenseignement,
PowerPoint est devenu un incontournable et nʼest pas toujours bien utilisé. Cʼest pourquoi dans la
formation des professeurs, à Genève, il y a un module sur les nouvelles technologies. Il ne sʼagit pas
dʼapprendre le mode dʼemploi de PowerPoint mais bien de réfléchir à sa didactique, pour comprendre
quand et comment il peut être efficace et bien intégré.»
Tancredi Pascale, étudiant en deuxième année à la Haute Ecole de gestion
du canton de Vaud, à Lausanne.
«Dans tous les cours magistraux, les professeurs nous présentent un PowerPoint. Certains sont très
mal faits car chaque page contient trop de phrases. On se concentre sur lʼécran sans écouter le cours
en lui-même. En plus, sʼil faut prendre des notes, il est impossible de suivre le discours de
lʼenseignant. Parfois, ils impriment le document PowerPoint et nous le distribuent; du coup, il suffit de
mettre des annotations au bon endroit sur la page, je trouve que cʼest une bonne solution. A lʼécole de
commerce, il y a quelques années, on mʼa appris à utiliser le logiciel, dont je me sers régulièrement
pour des exposés. Je suis le plus sobre possible car ceux qui mettent des couleurs sont vus comme
des débutants. Donc jʼécris quelques titres et je place des liens et des vidéos, pour ça, cʼest vraiment
bien. Mais cʼest tout. Un conseil aux professeurs? Ils ne doivent pas oublier que cʼest le contenu de
leur cours qui compte. Pas le PowerPoint.»
Comment le logiciel est perçu par Michael Kamm, 40 ans, directeur de lʼagence de marketing et
communication Trio, basée à Genève.
«Je me souviens de la première fois où jʼai utilisé PowerPoint. Cʼétait vers 1995, je devais présenter
mon entreprise, qui ne sʼappelait pas encore Trio. Jʼétais très fier dʼarriver avec mon ordinateur
portable et mon beamer de dix kilos. Sur lʼécran, jʼécrivais un maximum de choses, soit la totalité de
ma présentation. En plus, jʼajoutais de la musique et des animations, des titres qui sautaient comme
des kangourous ou tourbillonnaient sur eux-mêmes… Quelle horreur, je devais terriblement ennuyer
mon auditoire! Une fois, jʼai vécu un flop mémorable. Lors dʼun concours entre agences, jʼavais
préparé un PowerPoint avec beaucoup de textes en français et leur traduction en suisse-allemand.
Quelquʼun mʼa finalement demandé dʼéteindre lʼordinateur et de me concentrer sur mes explications.
Le bide! Le problème avec les outils faciles à comprendre, cʼest quʼon a tendance à en faire trop. Alors
depuis, jʼai beaucoup progressé. Je me sers du logiciel de manière minimaliste, pour synthétiser mes
propos avec des tableaux, des photos ou des paraboles. Rien de plus. Je mʼinterdis dʼutiliser les
options. Je prends la police de caractère la plus lisible. Et je connais par cœur ma présentation. Par
exemple, quand jʼexplique la culture romande à des clients alémaniques, jʼai un exposé de 30 «slides»
sur le Röstigraben – auparavant, il en faisait 90! Le PowerPoint est inversement proportionnel à la
maîtrise de son sujet. De toute façon, aujourdʼhui, ce logiciel est presque ringard. Lʼinnovation, cʼest
dʼarriver à ne pas faire de PowerPoint et de se concentrer sur son histoire.»
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http://www.letemps.ch/Page/Uuid/e1e38e3a-d899-11df-b29baf70f635f971/PowerPoint_la_pens%C3%A9e_spaghettis#.UI1BGGczfX8
Consulté le 28.10.2012
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