l`abus de fonctions dans le régime de la responsabilité du
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RGAR_03_2015.fm Page 1 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - L'ABUS DE FONCTIONS DANS LE RÉGIME DE LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT POUR LE FAIT DE SES PRÉPOSÉS par Thomas MALENGREAU (*) Assistant à l'U.C.L. Avocat au barreau de Bruxelles INTRODUCTION 1. — Le cas est classique. L'agent d'un établissement de crédit tire profit de sa position et des facilités qui s'y attachent pour se livrer à des malversations. Appâté par le gain, un client s'en accommode sans trop se soucier de l'illicéité de la démarche, voire même s'y associe, et laisse au préposé indélicat le soin de faire fructifier ses deniers, au bénéfice commun des deux parties. Mais une fois l'a(r)gent disparu, la victime aura tôt fait de se tourner vers l'institution de crédit, tenue de répondre du fait de ses préposés, afin d'obtenir l'indemnisation de son préjudice. Cette hypothèse constitue sans doute, dans le régime de la responsabilité des commettants fondé sur l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, le paradigme d'un « abus de fonctions » du préposé, lorsque le tiers a connaissance de cet abus. Les arrêts les plus importants en la matière prennent leur départ à partir d'espèces comparables. L'abus de fonctions peut néanmoins se manifester en bien d'autres occasions. À vrai dire, la notion demeure sujette à certaines incertitudes conceptuelles qui entretiennent la confusion, et sur lesquelles il conviendra de revenir. De manière générale, l'abus de fonctions amène à se poser la délicate question de la limite dans laquelle le commettant demeure civilement responsable des actes dommageables commis par son préposé. D'abord parce qu'il faut se demander si le commettant doit répondre de telles dérives, qui semblent prima facie sortir de la mission pour laquelle le préposé est occupé (I). Ensuite en raison de ce que la victime, qui (*) L’auteur remercie vivement le professeur Bernard Dubuisson, pour ses conseils très précieux. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur. réclame réparation au commettant, a ellemême pris par t à l'abus dénoncé, soit qu'elle savait, soit qu'elle aurait dû raisonnablement savoir que le préposé abusait de ses fonctions. Le commettant pourrait-il, de ce fait, être exonéré de sa responsabilité (II) ? Un récent arrêt de la Cour de cassation, du 21 mars 2013, semble mettre fin à une importante controverse relative à cette dernière question. Il offre l'occasion de refaire le point sur la matière de l'abus de fonctions. I. — LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT EN CAS D'ABUS DE FONCTIONS 2. — L'abus de fonctions n'est défini ni dans la loi ni par la Cour de cassation. Il est toutefois généralement compris comme le fait pour le préposé d'utiliser ses fonctions ou les moyens auxquels elles lui donnent accès, à des fins personnelles, ou simplement étrangères à la mission que lui confie son commettant (1). Nous avons déjà évoqué (1) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle ou lourde du préposé dans le système de la responsabilité délictuelle des commettants - Le critère du lien entre la faute dommageable commise par le préposé et les fonctions », note sous Bruxelles, 13e ch., 31 mars 1965, R.C.J.B., 1965, p. 270 ; R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor andermans daad : kritische bedenkingen bij enkele ontwikkelingen », R.W., 1978-1979, pp. 1420-1421, no 36 ; A. Van Oevelen, « De civielrechterlijke aansprakelijkheid van de werknemer en van de werkgever voor de onrechtmatige daden van de werknemer in het raam van de uitvoering van de arbeidsovereenkomst », R.W., 19871988, p. 1202 ; L. Cornelis, Principes du droit belge de la responsabilité, vol. I, Bruxelles, Bruylant, 1991, p. 402, no 231 ; B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, La responsabilité civile Chronique de jurisprudence (1996-2007), vol. 1, Le fait générateur et le lien causal, coll. Les dossiers du J.T., Bruxelles, Larcier, 2009, p. 145, no 174 ; H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne, L. Wynant et M. Debaene, « Overzicht van rechtspraak (1994- Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151611 RGAR_03_2015.fm Page 2 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM l'hypothèse du préposé d'une banque qui profite de sa position et des moyens qu'elle lui procure pour détourner les fonds que lui ont confiés les clients en vue de leur placement. Tout aussi classique est l'exemple du préposé qui fait usage du véhicule, confié par son entreprise, pour poursuivre un intérêt personnel, et cause un accident dont il est responsable (2). Il est donc question du détournement d'une prérogative (pouvoir de se prévaloir d'un titre, d'accéder à un lieu, d'utiliser des moyens matériels...), sciemment mise au service d'intérêts étranger à la mission (3). La fonction est instrumentalisée, utilisée comme un biais nécessaire à la réalisation d'un objectif que se fixe illicitement le préposé. Le commettant pourrait-il être tenu de l'acte dommageable qui résulterait de ce détournement ? En réalité, un tel acte ne contraint pas la victime à une démarche différente de celle qui prévaut pour n'importe quelle faute commise par un préposé. Elle doit ainsi démontrer la réunion des conditions d'application du régime de présomption de responsabilité du commettant (A). Ceci étant, la Cour de cassation a rendu le 26 octobre 1989 un arrêt de principe spécifique à l'abus de fonctions, auquel on a coutume de se référer lorsqu'il s'agit de déterminer si le commettant est responsable. Il 1999) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 2000, p. 1859 ; T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, Anvers, Intersentia, 2009, p. 417, o n 629 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprakelijk wanneer het slachtoffer op de hoogte is van het misbruik van functie door de aangestelde ? », Rec., Arr. Cass., 1994, p. 1 ; Anvers, 15 février 1995, A.J.T., 1994-1995, p. 443 ; Gand, 19 janvier 1996, R.D.C., 1997, p. 795, note J.-P. Buyle et X. Thunis ; Gand, 17e ch., 29 juin 1999, A.J.T., 1999-2000, p. 931, note D. Blommaert ; Anvers, 22 janvier 2007, cité dans Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008, 1978. (2) Voy., pour un autre exemple récent, Anvers, 16 juin 2010, Limb. Rechtsl., 2011, p. 134 : à propos d'un chauffeur de taxi qui avait pour mission de transporter une personne à un centre de revalidation, de l'attendre là jusqu'à la fin de la visite, et de la ramener ensuite chez elle. Le chauffeur avait profité du temps d'attente pour se rendre avec le véhicule (qui appartenait à son commettant) au domicile de la personne transportée. Là, grâce à certaines informations que sa fonction lui avait permis de collecter à propos de sa victime, il vole à celle-ci sa carte de banque et son code pin, et détourne ainsi de l'argent à partir de son compte. (3) Il existerait une sorte de « dol spécial », une volonté de se procurer un gain illicite ou de nuire à autrui. conviendra d'en examiner l'enseignement et son éventuelle singularité (C). Ceci nécessitera de s'attarder préalablement sur la notion même d'« abus de fonctions », que la Cour a comme telle utilisée, pour souligner les difficultés liées à la recherche d'une définition (B). A. — Application des principes attachés à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil 3. — La victime qui entend bénéficier de l ' a p p l i ca t i o n d u r é g i m e i n st a u r é p a r l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, doit démontrer la réunion de plusieurs conditions bien connues. Deux d'entre elles n'appellent pas de remarques particulières dans le contexte de l'abus de fonctions. Il s'agit de l'exigence d'un lien de subordination entre le commettant et le préposé et de celle d'une faute du préposé en lien causal avec le dommage subi par la victime (4). La troisième condition, à savoir la nécessité que la faute du préposé ait été commise « dans les fonctions » (5), se retrouve en revanche au cœur de la problématique. À cet égard, la formule de la Cour de cassation demeure, en substance, inchangée depuis son arrêt de principe du 27 mars 1944 (6) : « il suffit que l'acte ait été effectué pendant la durée du service et qu'il soit en relation avec celui-ci, même indirectement et occasionnellement ». Engager la responsabilité du commettant suppose donc la démonstration d'une concordance temporelle entre l'acte illicite et les fonctions, de même qu'un lien, fût-il indirect et occasionnel, entre cet acte et les fonctions. Dans l'hypothèse d'un abus de fonctions, seul le (4) Voy. sur ces deux conditions, de manière non exhaustive, quelques études récentes B. Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence..., op. cit., pp. 131 et s. ; H. Vandenberghe, « Overzicht van rechtspraak (2000-2008) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 2011, pp. 575 et s. ; P. Henry et B. de Cocquéau, « Le point sur la responsabilité du commettant », in B. Kohl (dir.), Droit de la responsabilité, C.U.P., vol. 107, Liège, Anthemis, 2009, pp. 197 et s. ; T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 424425, no 640. (5) Selon les termes exacts de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. (6) Pas., 1944, I, p. 275 ; voy. encore les arrêts récents en la matière : Cass., 11 décembre 2001, Pas., 2001, p. 2076 ; Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008, 1978 ; Cass., 21 mars 2013, Pas., 2013, p. 744. RGAR_03_2015.fm Page 3 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - premier élément, la concordance temporelle, peut poser question pour la victime [1]. Nous allons en effet constater que la relation occasionnelle ou indirecte apparaît établie du fait de l'abus [2]. 1. — L'exigence d'une faute commise « dans les fonctions » Concordance temporelle 4. — L'exigence d'une concordance temporelle entre l'acte dommageable et les fonctions, permet de prime abord d'exclure du champ d'application du régime, sans que cela ne suscite de difficultés, les fautes commises par le préposé en dehors de ses heures de travail (7), lors d'un congé, ou encore lorsque le contrat de travail qui le lie au commettant est rompu, voire simplement suspendu (8). Par ailleurs, lorsque le préposé se trouve sur le chemin du travail, il doit, en principe (9), être considéré comme agissant en dehors du cadre temporel de ses fonctions. Il en ressort que la faute que le préposé pourrait être amené à commettre lors de son dépla(7) Encore qu'il faille nuancer cette affirmation à la lumière de la définition que donne le professeur Dalcq des « fonctions », lesquelles viseraient « toute mission confiée par le commettant au préposé, même en dehors du temps et du lieu habituel de son travail » (R.O. Dalcq, Traité de la responsabilité civile, t. I, Les causes de la responsabilité civile, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 1967, p. 611, no 1924). De la sorte, lorsque le préposé, sur demande du commettant, accomplit une mission en dehors des heures de travail, il doit être considéré comme agissant pendant la durée du service (R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor andermans daad... », op. cit., p. 1420, no 35). (8) Voy. J.P. Hasselt, 2e cant., 25 juin 1997, Limb. Rechtsl., 1997, p. 258, et la note d'A. Van der Graesen, qui considère que le contrat de travail est suspendu en cas de grève annoncée et reconnue par les syndicats. (9) Ainsi, la jurisprudence s'est prononcée à plusieurs reprises sur des hypothèses dans lesquelles le préposé effectue un déplacement pour le compte de son employeur et cause à cette occasion un accident (en particulier l'hypothèse dans laquelle le préposé, après avoir exécuté sa mission, est supposé retourner le véhicule de service au siège de l'entreprise, mais accomplit préalablement un détour à des fins personnelles). Il en ressort logiquement que de tels déplacements doivent être considérés comme étant effectués pendant la durée des fonctions (de la sorte, aussi longtemps que le préposé n'a pas rentré le véhicule de l'entreprise, il se situe encore dans le cadre temporel des fonctions — Cass., 2 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 156). Voy. H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne et P. Hamelink, « Overzicht van rechtspraak (1964-1978) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 1980, pp. 1336-1338, no 162 ; voy. encore Cass., 26 mars 2003, Pas., 2003, I, p. 647. cement n'intervient en principe pas pendant la durée du service, et n'engage donc pas la responsabilité du commettant. En revanche, il ne peut se déduire du fait que le préposé à interrompu momentanément son travail le temps d'une pause que l'acte dommageable qu'il aurait posé à cette occasion se situe nécessairement en dehors de la durée des fonctions (10). 5. — Cette condition d'un acte dommageable posé pendant la durée de la fonction renvoie-t-elle à une exigence plus générale de concordance spatio-temporelle ? La faute d'un préposé (et notamment l'acte qui résulte d'un abus de fonctions) ne pourrait-elle engager le commettant que lorsque cet acte se déroule durant le service et sur le lieu (11) de celui-ci ? La réponse est, à notre sens, négative, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, il ne peut être fait abstraction des termes qu'emploie la Cour de cassation à travers sa jurisprudence constante. Elle subordonne la responsabilité du commettant au fait que la faute ait été commise « pendant le service », « pendant la durée d u se r vice », « p end ant la du ré e des fonctions », ou encore « pendant le temps de la fonction » (cette dernière expression étant celle utilisée dans les derniers arrêts de la Cour). Ces expressions, variables en la forme, renvoient, chacune exclusivement à l'idée d'un rattachement temporel. En second lieu, étendre la portée de cette première condition en y intégrant un critère spatial (acte commis au lieu de la fonction) est contraire à ce qu'enseigne la Cour de cassation. Dans son arrêt du 10 février 1958 (12), la Cour indique clairement que la responsabilité du commettant n'est pas soumise à la condition que l'acte dommageable soit commis à l'endroit où le préposé exerce ses fonctions. En l'espèce, un veilleur de nuit au service d'un hôtel avait profité de sa qualité pour s'emparer d'un véhicule et aller s'amuser deux heures, ailleurs, avec un camarade. En cours d'escapade, le préposé avait fautivement causé un accident de la (10) Voy. Cass., 27 mars 1944, précité ; Liège, 3e ch., 28 juin 1996, R.G.A.R., 1997, no 12853. (11) À cet égard, tant le lieu où le préposé accomplit sa mission à l'extérieur de l'entreprise, que le trajet qu'il a pour mission de parcourir, peuvent, à notre sens, raisonnablement être assimilé à son lieu de travail. (12) Pas., 1958, I, p. 635. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151612 RGAR_03_2015.fm Page 4 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM circulation. La cour d'appel de Gand avait estimé que le commettant était responsable, notamment après avoir constaté l'existence d'un lien entre l'acte dommageable et les fonctions. La juridiction d'appel avait en effet noté que l'accident ne se serait pas produit si le préposé n'avait pas pu profiter de sa qualité de veilleur de nuit. Dans ce contexte, le demandeur en cassation reprochait à l'arrêt de n'avoir pas tenu compte du fait que l'acte dommageable avait été commis en dehors du lieu de la fonction de sorte que sa responsabilité en tant que commettant ne pouvait pas être engagée. Ce moyen a été écarté par la Cour. Outre cette contrariété avec la jurisprudence de la Cour de cassation, la responsabilité du commettant peut, particulièrement en cas d'abus de fonctions, être engagée pour un acte posé en dehors du lieu de travail. Il suffit de penser à toutes les hypothèses, semblables à celle explicitée ci-avant, dans lesquelles un préposé utilise le véhicule de son commettant pour accomplir une mission et qui, en chemin, fait un détour en vue de servir un intérêt personnel (aller visiter des amis, faire ses courses, s'abreuver dans un bistrot...). S'écartant du tracé qui relie son entreprise au lieu de sa mission, l'accident que le préposé cause à l'occasion de ce détour ne pourrait plus être considéré comme étant survenu à l'endroit où la fonction est exercée. Pourtant, occasionné pendant le service et en lien avec les fonctions (nous verrons qu'en cas d'abus, le lien indirect et occasionnel est établi, cfr infra nos 10 et s.), il entraîne la responsabilité du commettant (13). Il en est de même du préposé dans un garage qui, pendant son service, utilise le véhicule d'un client pour faire une promenade avec son enfant et qui, à cette occasion, cause un accident entraînant la mort de l'enfant (14). L'on pourrait également imaginer l'hypothèse d'un professionnel (réparateur, représentant de l'autorité...) qui, pendant ses heures de travail, déciderait de sortir de la zone qui lui a été désignée pour l'exécution (13) Voy, pour des exemples, Gand, 20 mai 1959, décision citée et approuvé par Cass., 10 mars 1961, Pas., 1961, I, p. 748 ; Corr. Bruxelles, 2 mars 1983, décision citée et approuvée par Cass., 2 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 156 ; voy. encore Cass., 8 juin 1964, Pas., 1964, I, p. 1065. (14) Corr. Bruxelles, 30 juin 1948, J.T., 1949, p. 280. de sa mission, afin de se rendre chez une personne âgée. Là, dissimulant ses intentions derrière sa qualité et son uniforme, et invoquant une prétendue mission à accomplir à domicile, le préposé profiterait de l'accès qui lui est donné à l'habitation grâce à cet abus de fonctions pour commettre un vol. Il semble que le commettant devrait en ce cas être déclaré responsable, malgré le fait que l'acte dommageable n'ait pas été commis sur le lieu du travail. Il résulte de ce qui précède que la concordance temporelle requise par la Cour de cassation n'appelle pas une concordance spatiale. Le fait que l'acte dommageable soit posé au lieu où la fonction est exercée n'est pas une condition sine qua non de la responsabilité du commettant. Par voie de conséquence, constater que l'acte qui résulte d'un abus de fonctions est commis en dehors du lieu du travail ne peut suffire à écarter le régime de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. On comprend alors que le lieu de la fonction ne représente rien de plus qu'un critère, parmi d'autres, utile pour déterminer si la seconde condition posée par la Cour de cassation (le lien, même indirect ou occasionnel) est remplie. 2. — L'exigence d'une faute commise « dans les fonctions » Lien de connexité 6. — Démontrer que la faute commise par le préposé l'a été pendant le temps du travail ne suffit pas. Encore faut-il prouver l'existence d'un lien, fût-il indirect et occasionnel, entre cet acte et la fonction (15). Un tel lien de connexité peut-il exister alors que le préposé détourne sa fonction ou les moyens y attachés à d'autres fins ? Il est vrai qu'instinctivement, plusieurs considérations pourraient amener à penser qu'aucun lien ne peut être établi entre l'acte qui résulte de l'abus et les fonctions dans lesquelles le préposé est employé. Pourquoi le commettant devrait-il en effet répondre de son préposé alors que celui-ci sort de l'exécution de sa mission, alors qu'il agit (15) Il faut considérer, de la lecture des termes de la Cour de cassation, que ce lien de connexité ne correspond pas à un rattachement temporel. Ce dernier critère constitue en effet un élément distinct permettant de déterminer si l'acte du préposé est commis dans les fonctions auxquelles il est employé. RGAR_03_2015.fm Page 5 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - intentionnellement, parfois même en contrariété avec la loi pénale, alors qu'il agit sans autorisation, voire désobéit ? Aussi naturelles soient ces remarques, elles ne semblent pas juridiquement pertinentes pour permettre l'exonération du commettant (a). Curieusement, le lien de connexité exigé apparaît en fait inhérent à l'abus de fonctions. Constater un abus, un détournement des fonctions ou des moyens y attachés, revient donc à conclure à l'existence du lien (b). a. Le lien de connexité en cas d'acte étranger à la fonction, intentionnel ou interdit 7. — Lorsque le préposé commet une faute alors qu'il exécute la mission qui lui a été confiée, il ne fait aucun doute que son acte présente un lien avec ses fonctions (16). L'acte qui résulte d'un abus de fonctions ne ressort toutefois pas de cette hypothèse. Le détournement auquel se livre le préposé ne constitue pas, in se, l'exécution des fonctions, et ces dernières n'en ont été que l'occasion. Le lien de connexité peut-il donc encore subsister ? La Cour de cassation, dans son arrêt du 27 mars 1944 (17), a précisé qu'« il n'est (...) point requis [pour que la responsabilité du commettant soit encourue] que l'acte constitue en lui-même et de façon directe l'exercice de la fonction ni que cet exercice soit ininterrompu ». Le fait que le préposé se livre à d'autres activités pendant ses fonctions ne permet donc pas d'exclure le lien de connexité requis (18). 8. — La faute intentionnelle, commise par le préposé hors l'exécution directe de sa mission, fait-elle obstacle à l'existence du lien de connexité exigé ? La question est forcément prégnante lorsqu'il s'agit d'examiner l'abus de fonctions. (16) Classiquement, l'on distingue selon que le préposé a mal exécuté les ordres de son commettant ou que, les ayant correctement suivis, ceux-ci l'amènent à accomplir un acte illicite (R.O. Dalcq, op. cit., p. 609, no 1916, et les références citées ; voy. pour des illustrations H. Vandenberghe e.a., « Overzicht ... », T.P.R., 2000, p. 1863, no 134). (17) Précité note (6). (18) La Cour a même indiqué que le fait que les actes du préposé ne peuvent manifestement et même d'aucune manière rentrer dans ses fonctions ne suffit pas à exclure le lien de connexité (Cass., 11 décembre 2001, Pas., 2001, p. 2076). Une telle solution s'est déjà rencontrée dans la jurisprudence (19). Elle se comprend dans une certaine mesure : quel principe permettrait de rendre responsable le commettant d'un préjudice que le préposé a volontairement causé à autrui et qui, par nature, ne relève pas de l'exécution de la fonction ? La Cour de cassation, bien avisée, indique cependant que « la seule circonstance que l'acte illicite, fût-ce une infraction, a été commis intentionnellement (...) ne peut suffire pour conclure que son auteur n'a pas agi dans les fonctions auxquelles il était employé » (20). Et de fait, en tant que tel, le caractère intentionnel ou non de la faute, sa gravité, est sans incidence sur l'appréciation de l'existence d'un lien entre cette faute et la fonction (21), qui s'examine au regard des circonstances externes à l'acte même (22). L'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 3 novembre 2005 (23) permet de prendre toute la mesure de cette constatation. Un préposé à l'entretien d'un hôpital avait agressé sexuellement une patiente hospitalisée pour une dépression nerveuse. Si l'acte apparaît grave, intentionnel et infractionnel, la cour décide pourtant, à l'appui de la seule analyse des circonstances factuelles (24) entourant celui-ci, que le préposé a bien agi dans les fonctions auxquelles il était employé (25). (19) Voy. notamment Bruxelles, 31 mars 1965, R.C.J.B., 1965, p. 253, note J. Dabin ; Pol. Bruxelles, 18 janvier 1996, J.J.P., 1996, p. 235. (20) Cass., 11 décembre 2001, Bull. ass., 2002, p. 361 (traduction libre), note J. Vanhoren ; voy. encore Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008, I, 1978 ; Anvers, 16 juin 2010, Limb. Rechtsl., 2011, p. 134. (21) L'article 1384 du Code civil n'opère d'ailleurs aucune distinction à cet égard (R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor andermans daad... », op. cit., p. 1422, no 38) ; voy. également L. Cornelis, Principes du droit belge de la responsabilité, op. cit., p. 405, no 233. (22) Les faits ayant mené à la décision de la Cour de cassation concernait des coups et blessures occasionnés volontairement à la suite d'une dispute entre travailleurs. Voy. également Anvers, 19 décembre 2001, Limb. Rechtsl., 2002, p. 109. (23) R.G.A.R., 2007, no 14284. (24) À savoir, notamment, le fait que le prévenu disposait d'un passe-partout lui permettant de se rendre aisément à tout endroit de l'hôpital, et le fait qu'il s'est rendu dans le service de psychiatrie, où a eu lieu le viol, sous le couvert de ses fonctions, revêtu de son habit de travail, de sorte qu'il a pu pénétrer dans ledit service et dans la chambre de la victime sans être interpellé par le personnel infirmier ou médical. (25) Voy. encore Corr. Bruxelles, 9 avril 1998, J.L.M.B., 1998, p. 756, pour le cas d'un curé ayant Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151613 RGAR_03_2015.fm Page 6 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM 9. — Que penser enfin de l'hypothèse dans laquelle le préposé adopte un comportement qui lui a pourtant été interdit par le commettant ? Encore une fois, une exonération de ce dernier peut alors sembler naturelle. que qui, profitant de sa qualité et des moyens liés à sa fonction, détourne les fonds remis par un client; et celui qui, utilisant de manière abusive le véhiculle mis par son employeur à sa disposition, cause un accident. À l'instar de ce qu'elle enseigne au regard de la faute intentionnelle, la Cour de cassation n'adopte à nouveau pas cette solution. Elle indique en effet que le juge peut décider légalement qu'il existe un lien occasionnel et indirect entre l'acte du préposé et les fonctions, même lorsque qu'il constate que cet acte est interdit par le commettant ou contraire au règlement du travail (26). Les juges du fond statuent dans le même sens (27). Dans le premier cas, l’acte dommageable qui fonde la réclamation de la victime est l’abus de fonctions lui-même (31). Ici, la démonstration de l'existence du lien entre l'abus lui-même et les fonctions nous paraît limpide. En effet, l'abus, le détournement, n'a pu intervenir qu'à l'occasion des fonctions (32). Il est intrinsèquement et directement en relation avec elles puisque par définition, sans fonctions, il ne peut y avoir abus de ces fonctions. Il s'agit là d'un lien plus étroit que le simple rapport de circonstance requis. La solution demeure a fortiori identique lorsqu'en l'absence d'autorisation, le préposé est l'auteur d'un acte illicite (28). b. Le lien de connexité inhérent à l'abus de fonctions 10. — On sait que la Cour de cassation interprète très largement le lien de connexité qui doit unir la faute du préposé aux fonctions. Ainsi, l'existence de ce lien ne peut pas être confondue avec la démonstration d'une relation causale. Il n'est en effet pas requis qu'un lien aussi fort unisse l'acte à la fonction. Un simple rapport de circonstances paraît suffisant (29). Lorsqu'un préposé abuse de ses fonctions, qu'il les détourne à des fins étrangères à sa mission, et qu'il en résulte un dommage, il nous semble que le lien entre la faute de ce préposé et les fonctions est de facto établi. Pour bien le comprendre, il suffit de mettre en exergue deux situations classiques d’abus de fonctions : le préposé d’une bancommis un viol et un attentat à la pudeur dans le cadre de ses activités de catéchisme, les autorités ecclésiastiques supérieures ayant été déclarées civilement responsables (décision réformée en appel, mais pour d'autres raisons, voy. Bruxelles, 25 septembre 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1436) ; Bruxelles, 8 mai 1985, R.G.A.R, 1985, no 10993. (26) Voy. Cass., 24 décembre 1980, Pas., 1981, I, p. 464. (27) Comm. Hasselt, 1e ch., 22 janvier 2003, R.W., 2004-2005, p. 989 ; J.P. Malines, 2 novembre 2005, R.W., 2005-2006, p. 1151, note R. Blanpain. (28) Voy. Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008, 1978. (29) R.O. Dalcq, op. cit., p. 615, no 1957 ; voy. également Cass., 19 avril 1928, Pas., 1928, I, p. 133. (30) Note supprimée. Dans la seconde hypothèse, l’acte dommageable (à savoir, l’accident en tort), qui fonde la réclamation du tiers n’est pas constitutif, comme tel, d’un abus de fonctions. Dans ce cas, l'abus de fonctions (le détournement du véhicule) permet de faire la jonction entre l'acte et les fonctions. En effet, sans l'abus, et donc sans la qualité et les moyens liés à la fonction, l'acte illicite (l'accident) n'aurait pu être posé, et le tiers n'aurait pas subi de préjudice. En ce sens, la faute apparaît nécessairement en lien avec les fonctions, celles-ci ayant facilité et permis l'acte illicite (34). 11. — La jurisprudence de notre Cour suprême confirme ce point de vue. Ainsi, dans son (31) Le professeur Dalcq précisait que l'abus de fonctions « ne qualifie pas la faute du préposé » (R.O. Dalcq, op. cit., p. 610, no 1920). Il est cependant des cas dans lesquels l'abus de fonctions s'assimile à l'acte illicite, il qualifie la faute du préposé. Nous voyons ici que ce n’est pas toujours le cas, et l’abus de fonctions s’assimile parfois à l’acte illicite, il qualifie la faute du préposé. Ainsi, dans une espèce tranchée par la cour d'appel de Mons le 2 février 2004 (R.G.A.R., 2005, no 14054), un policier avait fait usage de son arme de service pour attenter à la vie de l'amant de sa femme, abusant ainsi de son outil de travail. On peut encore noter l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 19 novembre 1980 (décision citée et approuvée par Cass., 9 février 1982, Pas., 1982, I, p. 726) qui condamne un commettant à répondre de son préposé qui avait pris connaissance, grâce à ses fonctions, d'un télex confidentiel qu'il avait communiqué à un tiers. Cela avait permis à ce tiers de commettre un vol. (32) J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle ou lourde du préposé... », op. cit., p. 270. (33) Note supprimée. (34) R.O. Dalcq, op. cit., p. 609, no 1918. RGAR_03_2015.fm Page 7 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - arrêt du 10 février 1958, précité, la Cour de cassation, à propos du préposé d’un hôtel qui avait profité de sa qualité de veilleur de nuit et d'une clef spéciale mise à sa disposition par ledit hôtel pour s'emparer du véhicule d'un client, a validé le raisonnement de la juridiction de fond, selon lequel « l'accident qui a causé le dommage subi par ladite voiture n'aurait jamais pu se produire s'il n'avait pas agi en sa qualité de veilleur de nuit pour compte de l'hôtel (...) ; que, partant, l'accident et le dommage qui en est résulté sont bien en relation avec la mission qui lui avait été confiée » (35). De même, dans son arrêt du 2 octobre 1984, la Cour a également suivi le tribunal correctionnel de Bruxelles qui, pour justifier du lien entre l'acte illicite et les fonctions, s'était uniquement fondée sur la considération selon laquelle « le prévenu (...) a abusé de ses fonctions et des moyens mis à sa disposition par son employeur en conduisant la voiture de la firme pour se rendre dans des cafés en dépit de la déchéance du droit de conduire prononcée contre lui » (36). B. — Difficultés autour de la définition de l'« abus de fonctions » 12. — Nous avons jusqu'à maintenant appréhendé l'« abus de fonctions » à travers l'idée d'un détournement (37). Il s'en déduit qu'au-delà de la notion et sa définition, ce sont les circonstances de fait qui importent. La seule question que doit se poser le juge est celle de savoir si sont réunies les conditions fixées par la Cour de cassation pour la mise en cause de la responsabilité du commettant, à savoir la concordance temporelle et le lien de connexité. Et lorsqu'il ressort des circonstances de fait que le préposé détourne les moyens liés à sa fonction à des fins qui y sont étrangères, la condition de lien est établie. Recourir en sus à la notion d'« abus de fonctions » ne semble pas nécessaire, sauf peut-être pour identifier le (35) Cass., 10 février 1958, Pas., 1958, I, p. 635. (36) Cass., 2 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 156. (37) Et plus précisément le détournement d'une prérogative liée à la fonction (pouvoir de se prévaloir d'un titre, d'accéder à un lieu, d'utiliser des moyens matériels...), sciemment mise au service d'intérêts étrangers à celle-ci — cfr supra no 2. phénomène. De même, fixer précisément les contours d'une définition paraît vain. Malgré cela, la définition de l'abus de fonctions apparaît comme une pierre d'achoppement dans l'examen du régime qui s'attache à cet abus. Il faut dire qu'une certaine confusion règne à ce propos. Certes, au regard de ce qui vient d'être dit sur l'inutilité d'une définition, l'on serait tenté de contourner cet écueil. Mais le fait que la Cour de cassation utilise l'expression « abus de fonctions » (38), mais sans la définir, nous oblige à en déterminer les contours, à l'aune des développements doctrinaux en la matière. 13. — Comme nous le proposons, une large majorité identifie l'abus de fonctions au détournement des moyens liés à la fonction (39). Quelques auteurs l'appréhendent toutefois d'une manière plus large, en indiquant qu'il s'agit de « l'acte du préposé ne constituant pas la mauvaise exécution des fonctions, mais qui, commis à l'occasion de celles-ci, engage en principe le commettant » (40). Dans cette deuxième acception, la notion couvre des hypothèses qui ne constituent pas des « abus de fonctions » sensu stricto (détournement) (41). L'arrêt de la cour d'appel de Liège du 28 juin 1996 (42) permet d'illustrer le propos. La juridiction liégeoise a condamné un com mett ant à rép ondre du domma ge résulté du jet d'un pétard, par un préposé, dans le local de l'entreprise. Si la blague à laquelle s’était livrée ce préposé ne constituait manifestement pas la mauvaise exécution des fonctions et engageait son commettant, elle ne peut s'analyser en un abus de fonctions sensu stricto (43). Les fonc(38) Cfr infra no 14. (39) Voy les références citées en note (1). (40) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », note sous Cass., 26 octobre 1989, R.C.J.B., 1992, p. 232, no 6 ; J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », in Hommage à Jacques Heenen, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 132, no 4 ; P. Henry et B. de Cocquéau, « Le point sur la responsabilité du commettant », op. cit., p. 203. (41) Cfr supra no 2. (42) Liège, 28 juin 1996, R.G.A.R., 1997, no 12853. (43) Voy. également Anvers, 30 mai 2000, R.G.D.C., 2001, p. 626, qui rend également responsable un commettant pour une blague similaire (jet d'un pétard par un préposé en guise de blague, duquel s'ensuit une perte d'ouïe d'un collègue). Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151614 RGAR_03_2015.fm Page 8 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM tions du préposé et les moyens y liés ne lui ont, de fait, pas procuré un biais nécessaire ou indispensable à la satisfaction d'un intérêt étranger à celle-ci. Il en est de même lorsqu'une rixe survient entre plusieurs préposés, ou entre un préposé et un tiers (44). Etrangère à l'exécution de la mission, elle est susceptible d'engager le commettant, sans pour autant constituer un détournement des fonctions (45). Il existe donc deux acceptions différentes, pour une seule et même notion (46). À ce titre, il nous semble que définir l'abus de fonctions comme l'ensemble des actes qui ne constituent pas l'exécution de la fonction mais qui engagent la responsabilité du commettant, présente peu d'intérêt. Pour le comprendre, il faut savoir que les partisans de cette définition large opèrent une classification parmi les actes que peut accomplir le préposé à l'occasion des fonctions (c'est-àdire les actes qui ne constituent pas l'exécution de la fonction) et pendant leur durée. Ils distinguent par mi ceux-ci l'« abus de fonctions », tel qu'ils le définissent (cfr cidessus) et qui, en lien avec les fonctions, engage le commettant, et l'« acte étranger à la fonction » qui, contrairement à l'abus, ne présente pas un lien de connexité avec la fonction (47). En d'autres termes, la qualification d'« abus de fonctions » dépendrait, (44) Voy. par exemple Anvers, 12e ch., 19 décembre 2001, Limb. Rechtsl., 2002, p. 109. (45) De manière générale, considérer qu'accomplir un acte illicite sur le lieu du travail constitue un détournement, un « abus du lieu de travail » est, à notre sens, aller trop loin. Il faut en effet que le lieu ait été un instrument, un moyen utilisé aux fins de commettre l'acte illicite, ce qui ne peut se déduire du simple fait que cet acte est commis à l'entreprise. S'il est vrai que dans l'absolu, le préposé accomplit un acte étranger aux intérêts de son commettant alors qu'il fait usage du droit que lui confère sa fonction d'être présent sur le lieu de son travail, ce droit n'est pas utilisé comme moyen nécessaire en vue d'accomplir un acte étranger à la mission, il n'est pas détourné sciemment en vue de se procurer un gain illicite ou de nuire. (46) Ce que note également l'avocat général T. Werquin dans ses conclusions précédant l'arrêt du 21 mars 2013, précité (T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013, www.cass.be, p. 12, no 5) ; comp. L. Cornelis, Principes du droit belge de la responsabilité, op. cit., pp. 401-404, qui distingue bien l'abus de fonctions sensu stricto des actes commis à l'occasion des fonctions qui n'en sont pas (dans le même sens, voy. R. Pirson et A. de Villé, Traité de la responsabilité civile extracontractuelle, t. I, Bruxelles, Bruylant, 1935, p. 261). (47) Voy. également R.O. Dalcq, op. cit., pp. 619 et s., nos 1968 et s (voy. spécialement no 1970). non pas spécifiquement de l'existence d'un détournement des moyens liés à la fonction, mais du fait que l'acte dommageable engage le commettant, qu'il est ou non en lien, fût-il indirect et occasionnel, avec les fonctions (48). C'est en cela que se révèle l'inanité de cette approche. L'abus n'est décrit qu'à partir de son effet, celui d'engager la responsabilité du commettant, qui suppose le lien de connexité. Ceci ne définit pas concrètement l'abus, ni les traits essentiels qu'il doit présenter pour avoir cet effet. La définition stricte, bien que peu utile, apparaît plus intéressante. Dans ce cas, en effet, l'abus renvoie au fait du détournement par le préposé. Il identifie en d'autres termes une circonstance factuelle qui, nous le savons (49), permet de mener à la consta(48) Cette compréhension de la notion trouve probablement une partie de son influence dans la doctrine juridique française. Nombreux sont en effet les auteurs français qui, lorsqu'ils présentent le régime de la responsabilité des commettants, abordent la difficulté liée à l'appréciation du lien entre la fonction et l'acte qui ne constitue pas l'exécution de sa mission par le préposé à travers la seule problématique de l'abus de fonctions (voy. récemment G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil - Les conditions de la responsabilité, 3e éd., Paris, L.G.D.J., 2006, pp. 995 et s. ; P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, Paris, Litec, 2005, pp. 278 et s. ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. II, Responsabilité civile et quasi-contrats, Paris, P.U.F., 2007, pp. 324 et s. ; M. Bacache-Gibeili, Droit civil, t. V, Les obligations, la responsabilité civile extracontractuelle, Paris, Economica, 2007, pp. 264 et s. ; voy. également H. et L. Mazeaud et A. Tunc, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t. I, 6e éd., Paris, Montchrestien, 1965 ; voy. encore R. Rodière, obs. sous Cass. fr. civ., 19 décembre 1950, J.C.P., II, no 6577 qui opère la même distinction entre abus de fonctions et acte étranger à cellesci). Ils ne lui attachent par ailleurs pas expressément le sens que la plupart des auteurs lui donnent en droit belge (voy. P. Brun, op. cit., p. 282, considère par exemple que le fait pour le préposé de s'être servi de ses fonctions pour commettre l'acte dommageable ne représente qu'une illustration parmi d'autres d'un « abus de fonctions ») et y rapportent des illustrations qui, à strictement parler, n'en sont pas toujours et renvoient de ce fait à cette conception extensive (voy. par exemple H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., pp. 983 et s. qui donnent notamment l'exemple de rixes survenues entre préposés, ou entre un préposé et un tiers. Or, nous avons déjà examiné [cfr supra no 13] que, sauf à constater qu'un outil de travail ait pu servir dans l'altercation, un préposé qui se livre à une dispute n'utilise pas sa fonction ou les prérogatives y liées à cette fin. Il commet uniquement un acte qui ne rentre pas dans l'exécution de sa mission, à l'occasion de celle-ci). L'abus de fonctions est en outre parfois défini négativement, comme l'acte commis à l'occasion des fonctions mais ne se rattachant pas aux fonctions (voy. notamment M. Bacache-Gibeili, op. cit., p. 264). (49) Cfr supra nos 10-11. RGAR_03_2015.fm Page 9 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - tation de l'existence d'un lien de connexité, et donc d'engager éventuellement la responsabilité du commettant (50). C. — La jurisprudence de la Cour de cassation : l'arrêt du 26 octobre 1989 14. — Nous pouvons conclure de ce qui a déjà été dit qu'a priori, le régime de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne diffère pas dans l'hypothèse d'un abus de fonctions. La victime sera toutefois en bonne posture pour démontrer aisément que la faute du préposé a été commise « dans les fonctions », puisqu'il lui suffit de démontrer la réalité de l'utilisation abusive des fonctions, et le fait que l'acte qui en résulte a été commis pendant la durée des fonctions (51). La Cour de cassation a pourtant consacré spécifiquement la notion (sans toutefois la définir (52)), en y attachant une formule propre. Ainsi, dans un arrêt de principe bien connu du 26 octobre 1989, après avoir rappelé qu'il suffit que l'acte du préposé « ait été accompli pendant le temps de la fonction et soit, même indirectement et occasionnellement, en relation avec ladite fonction », elle enseigne que « si l'acte illicite accompli par le préposé résulte d'un abus de fonctions, le commettant n'est exonéré de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions » (53). (50) Pour reprendre la classification incriminée cidessus, il faudrait alors distinguer dans la première catégorie, parmi les actes qui ne sont pas « étrangers à la fonction », l'abus de fonctions, pour lequel le lien de connexité est avéré, des autres actes commis à l'occasion des fonctions, qui nécessitent un examen plus approfondi en vue de déceler le lien exigé. (51) Cfr supra nos 10 et s. (52) Au regard de la formule utilisée par la Cour, le seul enseignement que l'on peut tirer de manière certaine à propos de la notion est que tous les abus de fonctions n'engagent pas la responsabilité du commettant. (53) Cass., 26 octobre 1989, Pas., 1990, I, p. 241 ; R.C.J.B., 1992, p. 216, note C. Dalcq, R.G.D.C., 1991, p. 623, note O. Clevenbergh, J.L.M.B., 1990, p. 75, note G. Schamps, p. 537 ; voy. encore N. Jeger, « Kritische bedenkingen bij de aansprakelijkheid van de aansteller in geval van misbruik van functie van de aangestelde : een stand van zaken na de cassatiearresten, van 26 oktober 1989, 4 november 1993 en 11 maart 1994 », R.W., 19961997, pp. 176 et s. ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », note sous Cass., 4 novembre 1993 et Cass., 11 mars 1994, R.C.J.B., 1997, pp. 335 et s. ; En l'espèce, le préposé d'une banque, gérant d'agence, s'était fait remettre des fonds par un couple en vue d'opérer un placement, et les avait finalement frauduleusement détournés. Il avait ainsi abusé de sa qualité d'agent, en laquelle les clients s'étaient fiés pour lui confier l'argent. 15. — La formule utilisée dans cet arrêt a été reprise comme telle de la jurisprudence française en la matière, et plus particulièrement de l'arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 19 mai 1988, statuant spécifiquement à la suite d'un abus de fonctions (sensu stricto), dans lequel elle a indiqué que « le commettant ne s'exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions » (54). Cette décision fondamentale tranchait alors une problématique à l'origine d'une importante divergence (initiée dans les années 1950) entre la chambre criminelle et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation française, relative à l'appréciation du lien qui doit exister entre l'acte illicite et les fonctions pour engager la responsabilité du commettant (55). Selon la première, attachée à une conception restrictive et subjective, l'acte commis dans un intérêt autre que celui de l'employeur ne pouvait entrer « dans la fonction » (56). La deuxième paraissait plutôt encline à une approche extensive et objective, se rapprochant de la sorte de notre jurisprudence. Elle considérait ainsi que le fait pour la fonction d'avoir facilité l'acte dommageable du préposé suffisait pour entraîner la responsabilité du commettant (57), et ce encore que le T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 417 et s. ; H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne et L. Wynant, « Overzicht van rechtspraak (1985-1993) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 1995, pp. 1439 et s. (54) Cass. fr., ass. plén., 19 mai 1988, D., 1988, J., p. 513, note C. Larroumet ; Gaz. Pal., 1988, p. 640, avec les conclusions de M. Dorwling-Carter. (55) À cet égard, voy. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 1000 et s. ; P. Brun, op. cit., pp. 279 et s. ; M. Fabre-Magnan, op. cit., pp. 324 et s. ; M. BacacheGibeili, op. cit., pp. 264 et s ; C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., pp. 233 et s. (56) Cass. fr., 2e ch. civ., 1er juillet 1954, D., 1954, p. 628 ; Cass. fr., 2e ch. civ., 14 juin 1957, D., 1958, p. 53, note R. Savatier. (57) Voy. M. Fabre-Magnan, op. cit., p. 325, qui indique que la Cour se contente d'un « lien quelconque ». Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151615 RGAR_03_2015.fm Page 10 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM but poursuivi ait été étranger à cette fonction (58). Face à cette opposition, la formation plénière de la Cour suprême française est intervenue à quatre reprises, chaque fois dans des hypothèses d'abus de fonctions (sensu stricto), avant de fixer son enseignement dans le sens répété ci-avant (59). Le fait pour le préposé de poursuivre un but étranger à sa mission n'est désormais plus suffisant pour exclure la responsabilité du commettant, dès lors que ce préposé a été autorisé à poser l'acte illicite ou, plus fréquemment, lorsqu'il a agi dans les fonctions auxquelles il était employé, et notamment qu'il a trouvé dans son service « l'occasion et les moyens de sa faute » (60). Cette jurisprudence, qui ne semble pas spécifiquement relative à l'abus de fonctions (sensu stricto) (61), mais plus généralement à l'appréciation du lien entre l'acte illicite et les fonctions (62), induit donc la responsabilité du commettant en cas d'abus. Si l'on comprend que nos voisins devaient impérativement mettre fin à une controverse néfaste à la sécurité juridique, la formule ainsi retenue était-elle nécessaire en droit belge ? La réponse nous paraît négative. Depuis bien longtemps, notre Cour de cassation s'était en effet déjà prononcée en faveur d'une appréciation particulièrement large du lien de connexité. Faut-il alors voir dans l'adoption de cette formule singulière une dérogation à cette jurisprudence en cas d'abus de fonctions ? L'analyse des trois conditions cumulatives d'exonération du commettant (absence d'autorisation, pour- (58) Cass. fr. crim., 20 mars 1958, Bull. crim., no 280. (59) Cass. fr., ch. réunies, 9 mars 1960, D., 1960, p. 329, note R. Savatier ; J.C.P., 1960, II, no 11559, note R. Rodière ; Cass. fr., ass. plén., 10 juin 1977, D., 1977, p. 465, note C. Larroumet ; J.C.P., 1977, II, no 18730, obs. G. Durry ; Cass. fr., ass. plén., 17 juin 1983, D., 1984, p. 134, note D. Denis ; J.C.P., 1983, II, no 20120, note F. Chabas, RTD civ.,1983, p. 749, obs. G. Durry ; Cass. fr., ass. plén., 15 novembre 1985, D., 1986, p. 81, note J.-L. Aubert ; J.C.P., 1986, II, no 20568, note G. Viney. (60) G. Viney et P. Jourdain, op. cit., p. 1006, no 805. (61) L'assemblée plénière de la Cour de cassation française n'utilise d'ailleurs pas, contrairement à notre Cour, l'expression « abus de fonctions ». (62) Encore que tous les arrêts rendus par l'assemblée plénière à ce sujet se soient construits à partir de cette hypothèse, ce qui entretient sans doute la confusion mise en évidence ci-avant. suite d'un objectif étranger, et acte situé en dehors des fonctions) ne semble pas conduire à cette conclusion. 16. — Ainsi le préposé doit avoir agi « hors des fonctions auxquelles il était employé ». Rien d'inédit dans cette formule, simple répétition négative de l'exigence posée par l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, qui requiert que l'acte ait été commis « dans les fonctions auxquelles il était employé ». Cela signifie donc que l'acte doit avoir été accompli hors le temps de la mission et ne présenter aucun lien avec celle-ci, selon les règles décrites ci-avant (63). Nous l'avons vu (64), dès lors que l'acte illicite résulte d'un abus de fonctions (et tel est le point de départ de la jurisprudence de la Cour (65)), le lien de connexité entre cet acte et les fonctions est établi de facto. En d'autres termes, l'éventualité d'un acte résultant d'un abus commis hors fonctions ne s'envisage qu'au regard de la condition de temporalité (66). Le constat est le même pour ceux qui privilégient une conception large de la notion, laquelle englobe l'ensemble des actes commis à l'occasion des fonctions qui ne constituent pas l'exécution de celle-ci (67). En effet, dans leur conception, l'abus de fonctions suppose l'existence d'un lien de connexité, en ce sens qu'il ne peut y avoir abus que si ledit lien est établi (68). (63) Cfr supra nos 3 et s. (64) Cfr supra nos 10-11. (65) « (...) si l'acte illicite accompli par le préposé résulte d'un abus de fonctions ». (66) Voy. les développements révélateurs de P. Jourdain, « Encore un arrêt d'assemblée plénière en matière d'abus de fonctions ! », RTD civ., 1989, p. 93 ; voy. également Mons, 2 février 2004, R.G.A.R., 20005, no 14054, à propos d'un policier s'étant servi de son arme de service pour attenter à la vie de l'amant de sa femme. La cour d'appel de Mons a ainsi décidé que ce policier, abusant de ses fonctions, avait agi hors celles-ci, au seul motif que les faits s'étaient déroulés en dehors du temps de son service (le débat n'avait d'ailleurs porté que sur ce point). (67) Cfr supra nos 12 et s. (68) Il est dans ce contexte remarquable de constater que ces auteurs (C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., p. 239, no 16 ; J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », op. cit., p. 134, no 4 ; P. Henry et B. de Cocquéau, « Le point sur la responsabilité du commettant », op. cit., p. 204, no 32), dans l'analyse de cette première condition, se réfèrent systématiquement, pour apprécier si le préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, au « cadre objectif des fonctions » (notion qui n'est pas sans évo- RGAR_03_2015.fm Page 11 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - La charge de la preuve pose par ailleurs question. Si la règle veut que la victime soit seule tenue de démontrer la réunion des conditions de la responsabilité (article 1315, alinéa 1er, du Code civil), la Cour de cassation, en subordonnant l'exonération du commettant au fait que le préposé ait agi en dehors des fonctions, laisse penser qu'elle opère un renversement de cette charge. C'est en tout cas en ce sens que tant plusieurs décisions des juridictions de fond (69) que de nombreux auteurs (70) interprètent l'enseignement de la Cour. Du reste, c'est ainsi que la doctrine française analyse la formule (identique, faut-il le rappeler) de sa Cour de cassation (71). quer la controverse qui a divisé pendant longtemps les chambres de la Cour de cassation française, et que l'arrêt du 19 mai 1988, précité, a tranché au profit d'une appréciation objective du lien de connexité qui doit exister entre l'acte dommageable et les fonctions.). Cela ne renvoie à rien d'autre qu'aux règles qui permettent de démontrer l'existence du lien de connexité. Or, une telle analyse ne devrait pas être nécessaire s'il l'on part du postulat de la Cour selon lequel il y a abus de fonctions. D'autres, alors qu'ils définissent cette fois l'abus au sens strict, tel que nous l'avons avancé, estiment, dans le cadre de la jurisprudence ici examinée, qu'il faudra dans le même temps encore s'interroger, en une telle hypothèse, sur l'existence du lien de connexité, par le biais d'autres critères, tel le lieu de survenance de l'acte dommageable, ce qui est pourtant inutile (T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 418 et s. [il faut d'ailleurs noter pour le surplus que ces auteurs n'analysent la problématique du lien indirect et occasionnel qu'à travers l'abus de fonctions, alors pourtant que de nombreux exemples y rapportés ne pourraient recevoir la qualification d'« abus de fonctions » au sens strict]) ; voy. également N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit., p. 179 ; B. Wylleman, « Artikel 1384, 3e lid B.W., het misbruik van functie door de aangestelde en de kennis van dit misbruik in hoofde van het slachtoffer », note sous Bruxelles, 27 mars 1995, A.J.T., 19951996, pp. 229-230). Voilà bien une manifestation supplémentaire de ce qu'une certaine confusion règne autour de la notion d'abus de fonctions, mais également que la doctrine se nourrit d'elle-même, au risque en ce cas d'entretenir cette confusion. (69) Voy. Liège, 27 avril 2000, R.G.D.C., 2001, p. 613 ; Anvers, 30 mai 2000, R.G.D.C., 2001, p. 626 ; Bruxelles, 27 mars 1995, T. Not., 1996, p. 115 ; Corr. Bruges, 17 juin 1992, T.B.R., 1993, p. 82. (70) Voy. J.-L. Fagnart, « Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 189, no 45 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 336 ; N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 176 ; G. Schamps, « La responsabilité du commettant en cas d'abus de fonctions du préposé », J.L.M.B., 1990, p. 538 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprakelijk... », op. cit., p. 1. (71) P. Brun, op. cit., p. 279, note (197) ; G. Viney et P. Jourdain, op. cit., p. 1005, no 804. Il n'est pourtant pas certain que l'enseignement de notre Cour suprême, qui traduit simplement le fait que le commettant ne pourrait échapper à sa responsabilité si son préposé a agi dans les fonctions, doit amener cette conclusion. Sur le plan des principes, rien ne justifie une telle solution, dérogatoire à l'article 1315, alinéa 1er, du Code civil. L'abus de fonctions ne représente, en tant que tel, qu'une circonstance entourant l'acte illicite dont est victime le tiers, qui doit rester tenu de prouver ce qu'il allègue (72) (73). 17. — Outre cette condition classique d'un acte accompli dans (ou hors) les fonctions, la Cour de cassation exige que le préposé n'ait pas été autorisé à accomplir l'acte illicite. Immédiatement, il convient de s'interroger sur l'objet de l'autorisation. S'agit-il de l'acte illicite final, qui est la cause directe du préjudice subi par le tiers, ou de l'abus de fonctions en tant que tel, à savoir l'utilisation de sa fonction à des fins étrangères à ses attributions (74) ? Il est en tout cas difficilement concevable que l'acte illicite ait pu être autorisé par le commettant (sauf des hypothèses où le commettant entend commettre un tel acte). Parallèlement, quelle que soit la signification attachée à l'abus, il ne saurait être question d'une autorisation donnée par le commettant, sous peine de faire disparaître cet abus, et par conséquent les trois conditions qui en découlent. Ainsi, au sens strict, (72) En ce sens, voy. Mons, 2 février 2004, précité note (88) ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., pp. 336-337, no 19. (73) La démonstration des deux autres conditions, dont question ci-après, ne pourrait par contre incomber au tiers victime, uniquement tenu d'apporter la preuve de ce que l'acte a été accompli « dans les fonctions ». Celles-ci ont, du reste, pour seul objectif de délier le commettant de sa responsabilité (voy. également C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., p. 238, no 16, qui ajoute, à propos de la condition d'autorisation, que la victime, « étrangère à la marche de l'entreprise », ne sera d'ailleurs pas en mesure de prouver qu'elle aurait été donnée). Il serait donc absurde d'exiger de la victime qu'elle se démène pour libérer un potentiel débiteur de son obligation de réparation. (74) Prenant l'exemple de l'utilisation de la voiture de son employeur à des fins privées, l'autorisation doitelle porter sur le fait d'utiliser le véhicule pour poursuivre un autre intérêt que la réalisation de son travail, ou sur l'accident qui va en résulter ? Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151616 RGAR_03_2015.fm Page 12 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM l'abus de fonctions suppose, par définition, la poursuite d'un intérêt autre que celui de son commettant, de sorte qu'il implique l'absence d'autorisation. Dans son acception large, critiquée, l'abus suppose en tout état de cause que le préposé soit sorti de l'exécution de sa mission, ce qui ne saurait être le cas si le commettant a permis l'acte posé. Au regard de ces circonstances, dès lors que la Cour de cassation n'attend la preuve de l'absence d'autorisation qu'en présence d ' u n a bu s d e fo n c t i o n s, l a c o n d i t i o n d'absence d'autorisation sera a priori toujours remplie (75). L'intérêt de cette seconde condition apparaît donc douteux (76). D'autant que nous avons vu que ni l'absence d'autorisation, ni l'interdiction, ne font disparaître le lien exigé entre l'acte et les fonctions (77). 18. — La dernière condition d'exonération qu'impose la Cour de cassation a trait aux dispositions dans lesquelles se trouvait le préposé au moment où il a posé l'acte illicite : agissait-il à des fins étrangères à ses attributions ? En d'autres termes, le fait dommageable a-t-il servi une finalité autre que l'intérêt du commettant (78) ? Une fois encore, s'il l'on part du postulat que le préposé s'est rendu coupable d'un abus de fonctions, l'acte qu'il a posé servait nécessairement une finalité autre que l'intérêt de son commettant. En ce sens, la poursuite d'un intérêt étranger constitue une condition d'existence de l'abus de fonctions, et non de l'exonération du commettant (79). (75) Voy. en ce sens T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420, no 634 ; (76) Dans certains cas, le silence et la passivité du commettant qui savait ou aurait dû savoir que son préposé abusait de ses fonctions pourront s'assimiler à une autorisation tacite. En de telles situations, le commettant sera logiquement tenu pour responsable, dès lors que le préposé pourra finalement être considéré comme ayant simplement exécuté sa mission. À nouveau cependant, pourrait-on alors encore parler d'« abus de fonctions » dès lors que l'acte accompli était autorisé ? Voy., pour une illustration, Liège, 27 avril 2000, R.G.D.C., 2001, p. 613. (77) Cfr supra no 9. (78) P. Jourdain, « Encore un arrêt d'assemblée plénière en matière d'abus de fonctions ! », op. cit., p. 92. (79) O. Clevenbergh, « Le commettant est-il responsable du dommage causé par son préposé, en cas d'“abus de fonctions” ? », note sous Cass., 26 octobre 1989, R.G.D.C., 1991, pp. 630-631. 19. — Que retenir, en définitive, à l'issue de cet examen ? L'enseignement de la Cour apparaît paradoxal : il subordonne l'exonération du commettant, en cas d'abus de fonctions, à la preuve par ce dernier qu'il n'a pas autorisé le fait illicite, fait qui doit par ailleurs avoir servi un intérêt étranger à la mission confiée au préposé. Or l'abus suppose, par essence, la réunion de ces deux éléments. Le raisonnement tourne en rond. Il s'ensuit qu'en reprenant les termes de son homologue française, la Cour de cassation n'a guère clarifié la responsabilité des commettants en cas d'abus de fonctions (80). En définitive, le seul élément pertinent qui justifie la responsabilité (ou l'exonération, c'est selon) du commettant est celui déjà consacré de longue date par l'article 1384, alinéa 3, du Code civil d'un rattachement à la fonction (81). Il n'avait pas fallu attendre cet arrêt pour le savoir. Il semble d'ailleurs que la dernière décision en date de la Cour de cassation vienne confirmer cette conclusion. Ainsi précise-t-elle, après avoir repris comme telle sa jurisprudence de 1989, que « lorsque l'acte illicite résulte d'un abus de fonctions, est accompli pendant le temps de la fonction et est, même indirectement et occasionnellement, en relation avec celle-ci, le commettant doit, dès lors, répondre civilement de la faute de son préposé » (82). Un tel ajout ne peut relever du simple hasard, d'autant que la question qui lui était soumise ne portait pas spécifiquement sur la responsabilité du commettant en cas d'abus de fonctions. Il faut y voir la volonté de consacrer un enseignement. Après avoir voulu consacrer une (80) D'autant qu'en imposant trois conditions cumulatives à l'exonération du commettant, il est théoriquement possible que la preuve soit rapportée que le préposé a posé un acte illicite hors des fonctions (par exemple, en dehors des heures de travail), mais pas, par exemple, qu'il a agi sans autorisation. Dans ce cas, le commettant devrait être déclaré responsable de l'abus, faute d'avoir démontré la réunion des trois conditions exigées, alors pourtant que l'application de la jurisprudence constante de la Cour de cassation relative à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, aurait dû le dégager de sa responsabilité en raison du seul fait que l'acte a été commis hors des fonctions (voy. en ce sens N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., pp. 179-180, no 14). (81) Et dans le cas de l'abus de fonctions, on sait désormais que la seule question susceptible de se poser est celle de la concordance de l'acte dommageable, qui résulte de l'abus, avec le temps de sa mission. (82) Cass., 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014, no 15056, note C. Dalcq. RGAR_03_2015.fm Page 13 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - solution spécifique à la problématique, la Cour semble en revenir à son enseignement initial, ce qui est, à notre sens, heureux et cohérent. L'on peut par contre regretter la formulation en ce qu'elle entretient la difficulté liée à la définition de l'abus de fonctions. Elle semble en effet rendre la responsabilité du commettant tributaire de la démonstration de ce que l'acte qui résulte d'un abus soit, même indirectement et occasionnellement, en relation avec la fonction (« lorsque l'acte illicite résulte d'un abus de fonctions (...) et est (...) en relation »). Or, nous avons vu que cette relation découle (ou, pour les adeptes d'une conception (trop) large de la notion, est la cause) de la seule constatation de l'existence d'un abus. II. — LA CONNAISSANCE PAR LA VICTIME DE L'ABUS DE FONCTIONS 20. — Lorsqu'une personne sait, ou devrait raisonnablement savoir que le préposé à qui elle s'adresse abuse de ses fonctions, mais qu'elle choisit malgré tout de traiter avec lui, le commettant doit-il encore répondre du dommage qui en résulte ? Le client d'une banque, qui confie ses économies au préposé de celle-ci, alors qu'il ne peut ignorer la fraude à laquelle ce dernier entend se livrer afin de générer un profit, pourrait-il encore, quand l'affaire aura tourné au vinaigre, s'adresser, à l'établissement financier pour obtenir une indemnisation ? De même, la personne qui prend place dans le véhicule d'un préposé dont elle sait qu'il l'utilise à des fins autres que l'exécution de sa mission pourrait-elle encore réclamer réparation au commettant en cas d'accident ? Sans doute une tendance naturelle pousserait à admettre l’exonération du commettant. Et pour cause, comment accepter que celui qui tente de retirer un avantage illicite puisse ensuite reporter sur le commettant le risque de préjudice qui y est lié ? (83) C'est ainsi que dans son traité, le professeur Dalcq notait déjà que la doctrine, unanime (84), (83) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle ou lourde du préposé... », op. cit., p. 274, no 5. (84) Dans le même sens, H. De Page, Traité, t. II, 1964, p. 1024, no 990. enseignait que la connaissance par la victime de l'abus de fonctions libérait le commettant de sa responsabilité. Peu convaincu par les justifications traditionnelles à cette règle, il s'empressait toutefois de la qualifier d'inexacte en droit (85). Depuis lors, la jurisprudence de la Cour de cassation a fait bien du chemin. Après une opposition durable entre la chambre francophone et la chambre néerlandophone sur la question, la juridiction suprême s'est récemment prononcée en faveur d'une solution, rattachée à la théorie de l'équivalence des conditions, qui n'exclut pas de facto la responsabilité du commettant. A. — La jurisprudence de la Cour de cassation 21. — Dans son arrêt du 26 octobre 1989, précité, la Cour de cassation, après avoir rappelé le principe consacré de longue date (86) selon lequel « le principe de responsabilité édictée par l'article 1384, alinéa 3, du Code civil subsiste nonobstant les considérations personnelles qui ont pu déterminer les actes de la victime, réserve faite cependant des conséquences d'une faute éventuelle de sa part », ajoute que « cette faute peut résulter de la connaissance que la victime avait ou devait avoir de l'abus de fonctions du préposé, si, d'après les circonstances elle n'avait à aucun moment cru ou pu croire que la personne à laquelle elle s'était adressée agissait comme préposé et dans le cadre de ses fonctions ». Certains y ont vu la consécration de la thèse selon laquelle le commettant cesse d'être responsable du préjudice subi par la victime qui a noué relation avec le préposé en connaissance de l'abus (87). D'autres admirent, plus raisonnablement, qu'aucune solution ne pouvait en être dégagée de manière certaine, la Cour ayant pu tout autant signaler la possibilité d'un partage de (85) R.O. Dalcq, op. cit., pp. 617-618, nos 19621966. (86) Voy. Cass., 6 décembre 1937, Pas., 1937, I, p. 370. (87) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., p. 240 ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht... », op. cit., T.P.R., 1995, pp. 14461447, no 149 ; O. Clevenbergh, « Le commettant est-il responsable du dommage causé par son préposé, en cas d'“abus de fonctions” ? », op. cit., pp. 632-633. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151617 RGAR_03_2015.fm Page 14 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM responsabilité en cas de fautes concurrentes du préposé et de la victime (88). 22. — La Cour de cassation, chambre francophone, s'est prononcée sur cette divergence de points de vue le 4 novembre 1993 (89). Dans cette décision, elle indique que « le régime de responsabilité de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil n'a pas été instauré en faveur de celui qui a traité avec le préposé alors qu'il savait ou devait savoir que celui-ci agissait en dehors de sa fonction et pour son compte personnel ; qu'il est indifférent à cet égard qu'en raison de la connaissance de ce fait, le comportement de la victime puisse ou non être considéré comme fautif ; que ce régime ne s'applique pas si le commettant établit que la victime n'a à aucun moment cru ou pu croire que la personne à laquelle elle s'était adressée agissait comme préposé et dans le cadre de ses fonctions ». D'aucuns ont estimé que l'enseignement ainsi livré était « dépourvu de toute ambiguïté » (90) : la connaissance par la victime de l'abus libère le commettant de la présomption qui pèse sur lui. Pourtant, cette solution n'en demeure pas moins malaisée à justifier. Pourquoi, en effet, la connaissance qu'avait la victime de l'abus commis par le préposé serait-elle de nature à exonérer le commettant alors même que les conditions d'application de la présomption seraient réunies et notamment celle qui tient à la faute du préposé et a u lien cau sal e nt re ce tte fa ut e et le dommage ? La Cour aurait-elle considéré que la bonne foi de la victime constitue une (88) N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit., p. 180, no 15 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 340, no 22. (89) Pas., 1993, I, 924 ; R.C.J.B., p. 299, note L. Cornelis ; Rec., Arr. Cass., 1994, p. 3, note K. Geelen ; voy. également C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victime en matière d'abus de fonctions du préposé : des arrêts qui se suivent et ne se ressemblent pas », note sous Cass., 11 mars 1994, J.T., 1994, p. 613, nos 5 et s. ; J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », op. cit., pp. 140 et s. ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht... », T.P.R., 2000, pp. 1859 et s. ; N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit., pp. 180-181, no 16 ; B. Wylleman, op. cit., pp. 230231. (90) C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victime en matière d'abus de fonctions... », op. cit., p. 613, no 5 ; voy. encore J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », op. cit., p. 143, no 13. condition supplémentaire ? Cela ne ressort pourtant pas de la lecture de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil (91). Du reste, la formulation utilisée par la Cour laisse perplexe. Elle n'écarte le régime de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil que lorsque « la victime n'a à aucun moment cru ou pu croire que la personne à laquelle elle s'était adressée agissait dans le cadre de ses fonctions », et non lorsque cette victime n'a pas ignoré ou pas pu ignorer que le préposé abusait de ses fonctions. Les deux expressions ne coïncident certainement pas : abuser de ses fonctions et agir hors des fonctions. À cet égard, l'interprétation que la doctrine a voulu donner à cet arrêt n'a pas fait l'unanimité. C'est ainsi que l'avocat général du Jardin, dans ses conclusions précédent l'arrêt du 11 mars 1994, dont question ci-après, indiquait que, dans le cas, visé par l'arrêt de 1993, où la victime n'a pas cru ou pu croire un seul instant que le préposé agissait dans le cadre de ses fonctions, l'on se trouve face à l'hypothèse d'un préposé qui a agi en dehors de ses fonctions. En d'autres termes, une condition de la responsabilité du commettant fait en tout état de cause défaut. De la sorte, la référence à la connaissance de la victime faite par l'arrêt du 4 novembre 1993, pour exonérer le commettant, est superfétatoire (92). Dans ses conclusions précédant l'arrêt du 21 mars 2013, dont question ci-après, l'avocat général Thierry Werquin abonde en ce sens. Il précise que l'arrêt du 4 novembre 1993 « ne fait qu'expliciter la règle énoncée dans l'arrêt du 26 octobre 1989 qui traduit la responsabilité du commettant (...) le commettant ne sera exonéré que s'il prouve que son préposé a agi “hors de ses fonctions”, ce qui est un élément objectif ; en conséquence, si le commettant établit que la victime savait ou devait savoir que le préposé a agi “hors de ses fonctions”, c'est-à-dire a commis un acte étranger à la fonction, le (91) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420, no 634 ; L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 331, no 16. (92) J. du Jardin, concl. préc. Cass., 11 mars 1994, R.W., 1994-1995, p. 291 ; voy. également L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 332, no 16 ; voy. encore N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 181, no 16 ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht... », op. cit., T.P.R., 2000, p. 1861. RGAR_03_2015.fm Page 15 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - régime de responsabilité instauré par l'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne s'applique pas » (93). Au regard de cette interprétation (94), les termes utilisés par la Cour postérieurement à l'arrêt de 1993, à savoir le fait que la victime « savait ou devait savoir que le préposé abusait de sa fonction » (95), ne préjugent pas de la libération du commettant. 23. — Dans son arrêt subséquent du 11 mars 1994 (96), la Cour de cassation, après avoir rappelé que « lorsque pendant le temps sa fonction, un préposé commet une faute qui est, fût-ce indirectement et occasionnellement, en relation avec sa fonction, le commettant doit répondre civilement de la faute de son préposé », se conforme aux conclusions de son avocat général, M. du Jardin, et enseigne que « la propre faute de la personne lésée, consistant en ce qu'elle savait ou devait savoir que le préposé abusait de sa fonction, ne suffit pas à exclure cette responsabilité ». Le revirement de jurisprudence ne s'est donc pas fait attendre. D'autant que cette contradiction apparente des solutions était le résultat de (93) T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013, www.cass.be, p. 18. Il précise pour le surplus que l'arrêt, après avoir énoncé cette règle, en fait une application inexacte en décidant que la considération de l'arrêt attaqué selon laquelle la victime aurait dû connaître l'abus de fonctions justifie légalement la décision d'exclure la responsabilité du commettant. En effet, poursuit-il, « la circonstance que la victime savait ou aurait dû savoir que l'acte illicite résultait d'un abus de fonctions du préposé ne pouvait exonérer le commettant de sa responsabilité, dès lors que l'abus présente un lien avec celles-ci ». (94) Il faut toutefois noter que la Cour de cassation, dans son arrêt du 4 novembre 1993 valide le raisonnement de la cour d'appel de Liège qui se fonde sur la considération selon laquelle que la victime « aurait dû connaître l'abus de fonctions » pour exclure l'application de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il y a donc bien lieu de penser que la Cour de cassation a entendu consacrer, dans cet arrêt, la solution selon laquelle la connaissance par la victime de l'abus libère le commettant de la présomption qui pèse sur lui. Thierry Werquin parle, lui, d'une « application inexacte » de la règle énoncée juste avant dans l'arrêt (T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013, www.cass.be, pp. 17-19). (95) Cass., 11 mars 1994, J.T., 1994, p. 611, note C. Dalcq ; Cass., 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014, no 15056, note C. Dalcq. (96) Pas., 1994, I, p. 244 ; J.T., 1994, p. 611, note C. Dalcq ; R.CJ.B., 1997, p. 303, note L. Cornelis ; voy. également J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », op. cit., pp. 143 et s. ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht... », T.P.R., 2000, pp. 1859 et s. ; N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., pp. 181 et s. deux arrêts successifs rendus respectivement par la chambre francophone et la chambre néerlandophone de la Cour de cassation. 24. — L'incertitude liée à ces solutions divergentes a persisté pendant près de deux décennies (97) avant que la Cour de cassation n'intervienne pour trancher la controverse, par un récent arrêt du 21 mars 2013 (98). Dans cette affaire, la Cour fût saisie d'un pourvoi dirigé contre une décision rendue par la cour d'appel de Mons le 17 décembre 2010. En l'espèce, il s'agissait à nouveau de clients d'une institution bancaire, escroqués par le préposé en charge des opérations de placements des fonds qui lui étaient confiés. L'abus de fonctions était patent, et la cour d'appel avait constaté la réunion des conditions d'application de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Ceci étant, elle avait par ailleurs estimé que les clients n'avaient pas pu raisonnablement ignorer le caractère irrégulier des placements, et partant l'abus dont se rendait coupable le préposé. Au départ de ce constat, la cour d'appel, considérant que le recours contre le commettant ne peut être exercé que par les victimes de bonne foi, avait rejeté l'action, ce qui avait justifié le grief des demandeurs en cassation. Dans ce contexte, la Cour de cassation, après avoir répété sa jurisprudence du 26 octobre 1989 relative à l'abus de fonctions (99), indique que « la faute de la personne lésée, consistant en ce qu'elle savait ou devait savoir que le préposé abusait de sa fonction, ne suffit pas à exclure la responsabilité du commettant ». La Cour s'est (97) À cet égard, la jurisprudence des juges du fond est relativement pauvre depuis ces deux arrêts de la Cour de cassation, et marque une tendance en faveur de la solution consacrée par l'arrêt du 4 novembre 1993. Voy. Bruxelles, 27 mars 1995, A.J.T., 1995-1996, p. 225 et note P. Wylleman ; T.T. Nivelles, 14 décembre 2001, Rev. dr. b., 2002, p. 366, note J.-P. Buyle et O. Creplet ; Bruxelles, 2e ch., 25 avril 2007, cité par D. Philippe, M. Gouden et M. Bernard, « Inédits de droit de la responsabilité civile », J.L.M.B., 2009, p. 1956 ; voy. également Gand, 19 janvier 1996, R.D.C., 1997, p. 795, note J.-P. Buyle et X. Thunis. La cour d'appel de Mons, dans son arrêt du 17 décembre 2010, cassé par l'arrêt du 21 mars 2013 dont question ci-après, avait d'ailleurs également statué dans ce sens. (98) Pas., 2013, p. 744 ; R.G.A.R, 2014, no 15056, note C. Dalcq. (99) Sous réserve de la précision énoncée supra no 19. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151618 RGAR_03_2015.fm Page 16 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM ainsi conformée aux conclusions prises par l'avocat général Thierry Werquin (100). Ce dernier s'était chargé de répondre, un à un, aux arguments traditionnellement avancés par les détracteurs de la solution retenue. Il conviendra, notamment à la lumière de ses développements, de revenir sur ces arguments (101). Prononcée par la chambre francophone de la Cour, qui s'aligne de la sorte sur la jurisprudence de son homologue néerlandophone, cette décision revient sur le principe énoncé par l'arrêt du 4 novembre 1993. Elle consacre ainsi le maintien de la responsabilité du commettant en cas d'abus de fonctions de la part de son préposé, même lorsque la victime avait connaissance ou devait raisonnablement avoir connaissance de cet abus. B. — Appréciation critique 25. — Quel regard porter sur cette jurisprudence ? L'arrêt du 21 mars 2013 présente l'avantage certain de mettre fin à une controverse néfaste à la sécurité juridique. Sur le fond, cette décision, et celle du 11 mars 1994 qui l'a précédée, paraissent, à notre sens, difficilement contestables. Sur le plan des principes en effet, la solution retenue paraît correcte. Si le fait d'avoir traité avec le commettant en dépit de sa connaissance, ou dans l'ignorance fautive, de l'abus commis, s'apparente à une faute délictuelle (102) en lien causal avec le dommage, la victime devra contribuer à celui-ci en proportion de sa part de responsabilité. Ceci n'efface toutefois pas la faute du préposé ni le lien causal entre cette faute et le dommage. Par ailleurs, les éléments objectifs qui conditionnent le régime de responsabilité du commettant demeurent. Dans ce contexte il y a place pour un partage de responsabilité et l'exonération du commettant ne pourra être que partielle (103). (100) Dont on sait par ailleurs que, à l'instar de son prédécesseur, Jean du Jardin, il n'interprète pas l'arrêt du 4 novembre 1993 comme permettant d'exclure la victime du bénéfice de la présomption instituée à son profit du fait de la connaissance qu'elle avait de l'abus (cfr supra no 22). (101) Cfr infra nos 26 et s. (102) Et nous verrons qu'il faut se garder d'y voir une règle systématique (cfr infra no 27). (103) En ce sens R.O. Dalcq, op. cit., p. 618, no 1966 ; R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor an- Face à ce constat, les explications traditionnellement avancées pour justifier une exonération totale du commettant ne convainquent pas [1]. Pour autant, il nous semble que l'enseignement de la Cour de cassation doit être nuancé lorsque la victime adopte un comportement frauduleux, cas dans lequel il n'est pas exclu qu'il puisse être fait échec à l'application de l'ar ticle 1384, alinéa 3, du Code civil [2]. 1. — Une solution conforme au droit 26. — Nous avons examiné à quelles conditions le commettant peut être tenu pour le fait de son préposé et en particulier, dans quelle mesure un acte est accompli dans l'exercice des fonctions. Ces éléments qui déterminent l'application du régime sont contenus dans l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. À cet égard, il faut d'emblée préciser que l'attitude de la victime n'exerce aucune influence sur l'existence du lien de connexité exigé entre l'acte dommageable et les fonctions, puisque ce lien s'apprécie au regard des circonstances objectives qui entourent ledit acte, indépendamment de l'opinion que peut s'en faire la victime (104). dermans daad... », op. cit., p. 1422, no 38 ; B. Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence..., op. cit., p. 147, no 175 ; T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 422423. (104) En ce sens, voy. R.O. Dalcq, op. cit., p. 618, no 1964 ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht ... », T.P.R., 2000, p. 1862 ; J. du Jardin, concl. préc. Cass., 11 mars 1994, R.W., 1994-1995, p. 290 ; voy. encore notamment C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., p. 239, no 18 ; J.-L. Fagnart, « Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 189, no 45 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprakelijk... », op. cit., p. 3 ; N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 182, no 19 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., pp. 339 et s. À cet égard est éminemment critiquable l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 27 mars 1995 (A.J.T., 19951996, p. 225, note B. Willeman) qui décide « dat appellante in casu geen schade kan verhalen op de werkgever van H., nu zij onmogelijk te goeder trouw kon denken dat de aangestelde binnen zijn opdracht als kantoorhouder handelde, vermits het hele verloop van de handelingen iderer schijn van rechtmatigheid uitsluit ; dat immers de band tussen de functie en de uitgevoerde handelingen (...) verdwijnt door de kennis vanwege de gedupeerde van de verboden machtsoverschrijding ». Contrairement à ce qu'indique d'ailleurs le professeur Fagnart (« Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 190, no 49), cet arrêt RGAR_03_2015.fm Page 17 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - Dans un tel contexte, refuser à la victime qui savait ou devait savoir que le préposé abusait de ses fonctions le bénéfice de la présomption qui pèse sur le commettant, revient comme tel à subordonner l'application de celle-ci à l'ignorance légitime de la victime, et donc à ajouter une condition que le texte ne prévoit pas (105). Certains auteurs affirment, de manière péremptoire, que la connivence de la victime avec l'abus du préposé doit la priver de la garantie du commettant et que seule sa bonne foi (106) peut justifier le recours à cette garantie (107). Cela n'est toutefois pas suffisant. Les partisans de la règle ont ainsi tenté de la justifier par le biais de plusieurs mécanismes juridiques, sans vraiment convaincre, nous allons le voir. Dans ce contexte, le droit français a incontestablement apporté de l'eau à leur moulin. De longue date en effet, la jurisprudence (et la doctrine à sa suite) de nos voisins s'est prononcée, de manière semble-t-il quasi unanime, en faveur de l'exonération du commettant dans l'hypothèse où la victime n'ignorait pas l'abus du préposé, mais également dans le cas où il ne pouvait raisonnablement pas l'ignorer (108). a. La faute prépondérante de la victime 27. — Le professeur Savatier considérait ainsi que la victime qui s'associe au préposé en connaissance de l'abus commet une faute qui, compte tenu de son rôle déterminant dans la survenance du dommage, « élimine ne semble même pas conforme à celui de la Cour de cassation du 4 novembre 1993 qui, en dépit de ses vicissitudes, ne modifiait pas sa jurisprudence sur la manière d'apprécier objectivement le lien de connexité exigé entre l'acte dommageable du préposé et les fonctions. (105) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420, no 634 ; L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 331, no 16. (106) À cet égard, il paraît utile de rappeler que la bonne foi est présumée, mais également de noter qu'il serait excessif d'assimiler à la mauvaise foi l'ignorance, même fautive, de la victime. Tout au plus la participation consciente à l'abus pourrait, en certaines circonstances, révéler la mauvaise foi (voy., en ce sens, L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 342, no 23). (107) Dabin et Lagasse, « Examen de jurisprudence (1939-1948) - La responsabilité délictuelle et quasi délictuelle », R.C.J.B., 1949, p. 70. (108) Voy. notamment H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., pp. 985 et s., no 914 et les références citées ; G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 998-1000, no 802, et les références citées. la responsabilité prise en charge par le patron » (109). Cette thèse peut rapidement être écartée, car elle est contraire à la théorie de l'équivalence des conditions. La faute de la victime n'a d'effet exonératoire pour l'auteur du dommage que si elle est la cause exclusive du dommage. En cas contraire, il y a seulement place pour un partage de responsabilité. Il en va de même pour le commettant, présumé responsable sur le fondement de la faute de son préposé. Tout au plus le rôle causal de la faute de la victime permettra de déterminer la mesure dans laquelle celle-ci devra supporter une partie de son dommage (110). Pour le surplus, il n'est pas certain que l'on puisse considérer que la victime qui traite avec le préposé, alors qu'elle sait qu'il agit hors de ses fonctions, commet nécessairement une faute susceptible d'engager sa responsabilité. Le professeur R.O. Dalcq reprenait ainsi l'exemple du préposé chauffeur qui profite de son véhicule pour effectuer un détour personnel, ce que son passage r, victime en suite d'un accide nt, n'ignore pas. Le fait qu'il ait conscience de l'abus, et qu'il ne demande toutefois pas à quitter le véhicule serait-il nécessairement constitutif de faute (111) ? Il ne nous semble pas. b. L'acceptation des risques 28. — Henri De Page a quant à lui proposé de justifier la solution à partir de l'idée que la victime qui sait que le préposé outrepasse sa mission, en accepte les risques (112). (109) R. Savatier, Traité, t. I, 2e éd., 1951, p. 418, no 323 ; voy. également H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., p. 987, no 914. (110) La Cour de cassation considérait traditionnellement qu'en cas de fautes concurrentes ayant causé un même dommage, la gravité de celles-ci constituait un critère pour partager les responsabilités des auteurs (voy. par exemple Cass., 11 juin 1981, Pas., 1981, I, 1159). Cependant, en suite d'une évolution de sa jurisprudence, il semble désormais que l'incidence causale des fautes concurrentes supplante ce critère de gravité dans le partage des responsabilités entre coobligés (voy. notamment Cass, 29 janvier 1988, R.C.J.B, 1993, p. 317, note L. Cornelis). La Cour l'a récemment indiqué explicitement, en décidant que le juge du fond, « en partageant les responsabilités (...) en fonction de la gravité (...) [des] fautes respectives, (...) viole les articles 1382 et 1383 du Code civil » (Cass., 4 février 2008, Pas., 2008, p. 329). (111) R.O. Dalcq, op. cit., p. 617, no 1963 ; dans le même sens, voy. L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 341, no 23. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 151619 RGAR_03_2015.fm Page 18 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM L'éminent auteur ne s'en explique toutefois pas davantage (113). On sait que certains ont cru trouver dans l'acceptation des risques une cause étrangère exonératoire, qui permettrait de rompre le lien de causalité entre la faute commise par l'auteur de l'acte dommageable et le préjudice subi par la victime (114). La doctrine apparaît toutefois, à l'heure actuelle, unanime (114bis) pour considérer que l'acceptation des risques n'est pas un concept juridique autonome, et l'auteur du dommage ne peut l'invoquer pour s'exonérer. C'est uniquement si elle peut s'analyser en une faute en lien causal avec le dommage que le responsable, et en l'occurrence le commettant présumé responsable, peut tout au plus espérer obtenir un partage de responsabilité. c. L'apparence 29. — Le recours à la théorie de l'apparence pour justifier l'exonération du commettant suscite davantage la réflexion. D'ailleurs, la jurisprudence française, qui pour rappel refuse de longue date le bénéfice de la présomption de responsabilité à la victime qui n'ignorait pas l'abus de fonctions, semble souvent s'y référer (115). Ainsi, « vis-à-vis des tiers de bonne foi, le préposé qui abuse de ses fonctions est un préposé apparent qui engage la responsabilité de son commettant. L'apparence est, comme la réalité, génératrice de droits (116) à l'égard des tiers de bonne foi » (117). À l'inverse, le tiers qui sait, voire doit savoir, que le préposé abuse de ses fonctions, ne peut plus se prévaloir d'une quelconque apparence (ou d'une croyance légitime), et doit donc se voir refu(112) H. De Page, Traité, t. II, 1964, p. 1024, no 990, note (2). (113) Voy. à cet égard les critiques de R.O. Dalcq, op. cit., p. 618, no 1964, reprises telles quelles par l'avocat général T. Werquin dans ses conclusions précédant l'arrêt de la Cour de cassation du 21 mars 2013, précité. (114) R. André, Les responsabilité, t. I, 1982, pp. 417-419. (114bis) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 170, no 235, et les références citées. (115) Voy. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 9981000, no 802 et les références citées. (116) Nous allons examiner tout ce que cette affirmation a de contestable (cfr note no 151). (117) H. Lalou, Traité pratique de la responsabilité civile, 6e éd., Paris, Dalloz, 1962, p. 600, no 1068. ser l'application du régime prévu par l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. C'est le raisonnement qui se trouve à la base de l'arrêt du 4 novembre 1993. En droit belge, Christine Dalcq a tenté d'établir les bases théoriques d'une exonération du commettant à partir de la théorie de l'apparence. L'auteure a cru trouver dans cette théorie un « fondement adéquat », une « justification rationnelle » à l'exonération totale du commettant (118). Elle reconnaissait pourtant dans le même temps que la théorie de l'apparence « ne permet pas ipso facto d'expliquer que ce comportement conduise à exonérer entièrement le commettant, plutôt que d'entraîner seulement un partage de responsabilité » (119). Et pour cause, si les références à la théorie de l'apparence sont nombreuses, celle-ci ne nous paraît pas juridiquement pertinente pour justifier une exonération du commettant. 30. — Selon la définition classique qu'en donne le professeur Kruithof, « on parle de la théorie de l'apparence en droit, lorsque cette situation juridique apparente donne naissance à une situation juridique valable, c'est-à-dire lorsque «la croyance crée le droit”. Suivant la théorie de l'apparence, telle qu'elle est reçue en droit belge, une situation juridique purement apparente engendre donc des effets juridiques analogues à ceux qui se produiraient si cette situation correspondait à la réalité » (120). Cette analyse, constante, résiste aux nombreuses difficultés et controverses que suscite par ailleurs cette théorie de l'apparence (ou « de la confiance légitime ») (121). C'est ainsi que la victime d'une apparence devient titulaire de droits dont elle croyait jouir, et qu'à l'inverse, certaines personnes se voient imposer des (118) C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victime en matière d'abus de fonctions... », op. cit., p. 613, no 4. (119) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., pp. 241 et s. (120) R. Kruithof, « La théorie de l'apparence dans une nouvelle phase », note sous Cass., 20 juin 1988, R.C.J.B., 1991, p. 54, no 3. (121) Pour une synthèse de la théorie et des difficultés y liées, voy. l'excellente étude de S. Stijns et I. Samoy, « La confiance légitime en droit des obligations », in S. Stijns et P. Wéry (dir.), Les sources d'obligations extracontractuelles, coll. Groupe de recherche en droit des obligations K.U.LeuvenU.C.L., Bruges, la Charte, 2007, pp. 47 et s. RGAR_03_2015.fm Page 19 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - obligations issues des droits ainsi créés (122). Transposons ce qui précède à notre propos. Lorsque les conditions requises à la mise en cause de la responsabilité du commettant sont réunies (ce qui est nécessairement le cas dans l'hypothèse d'un abus de fonctions à propos duquel on s'interroge sur l'incidence de sa connaissance par la victime (123)), aucune apparence ne saurait créer davantage de droits en faveur de la victime que ceux dont elle jouit déjà par le fait d e l'ap plica tion de l'a r ticle 138 4, alinéa 3, du Code civil (124). Par ailleurs, l'absence d'apparence (ou, en d'autres termes, la connaissance de l'abus de fonctions par la victime) ne pourrait certainement pas être destructeur en tant que tel de droits acquis. Faire appel à la théorie de l'apparence apparaît donc bien vain. En réalité, le recours à la théorie de l'apparence, à le supposer admissible, ne pourrait être envisagé qu'en vue de créer un droit à la réparation dans le chef de la victime en raison de la confiance qu'elle aurait placée dans une situation apparente alors que les conditions à l'application de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil n'étaient en réalité pas remplies (125). Il reviendrait alors au juge de constater que le tiers a pu légitimement croire que le préposé agissait dans les fonctions auxquelles il était occupé pour obliger le commettant à le garantir (126). Cette hypothèse, et son éventuelle admissibilité, dépasse toutefois largement l'objet de la question de l'incidence de la connaissance de l'abus de fonctions par la victime. 31. — Au regard de ce qui précède, il faut constater que la seule manière de faire de l'absence d'apparence (connaissance effective ou ignorance illégitime de l'abus) un obstacle à l'action de la victime contre le commettant est de l'ériger en condition (127) d'application de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Cela revient à exiger que la victi(122) Ibidem, p. 52. (123) Sans quoi il suffit de constater l'absence d'une condition pour exonérer le commettant. (124) Contrairement à ce qu'affirmait Lalou, que nous citions plus haut, ce n'est donc pas l'apparence qui est génératrice de droit ici, mais bien la loi. (125) Pour un exemple en jurisprudence, voy. Liège, 3e ch., 9 octobre 1991, J.T., 1992, p. 130. (126) Voy., à cet égard, en droit français M. FabreMagnan, op. cit., p. 326. (127) Subjective cette fois (cfr supra no 26). me ait été de bonne foi, notamment dans l'hypothèse d'un abus de fonctions de la part du préposé. La théorie de l'apparence n'y est absolument pour rien (128). Madame Dalcq a dû d'ailleurs s'y résoudre, puisqu'elle indique que « l'apparence de préposition (...), la légitimité de l'erreur de la victime est (...) une condition supplémentaire du bien-fondé de son recours contre le commettant en présence d'un abus de fonctions du préposé » (129). C'est d'ailleurs en ce sens que la jurisprudence française est fixée, dont les arrêts à cet égard sont légion (130). Cette exigence de bonne foi ou d'ignorance légitime dans le chef de la victime ne repose pourtant sur rien (131). Elle ne se retrouve pas dans le texte de l'article 1384, alinéa 3, ce qui suffit in se à la condamner (132). On la justifie par des considérations d'équité (133), ce qui peut se comprendre dans une certaine mesure, mais qui ne suffit pas pour fonder une règle obligatoire (134). (128) Il nous semble donc que l'on ne peut parler, à propos de l'arrêt de la Cour de cassation du 4 novembre 1993, précité, d'une jurisprudence « en parfaite harmonie avec la théorie de l'apparence » (J.-L. Fagnart, « Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 190, no 47). (129) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., p. 243, no 22. On ne comprend pour le surplus pas pourquoi l'auteure poursuit son raisonnement en indiquant que la connaissance par la victime de l'abus de fonctions aurait pour effet de faire disparaître le lien exigé entre la faute et les fonctions, dont nous avons vu au contraire qu'il s'apprécie objectivement, abstraction faite de l'opinion que peut en avoir la victime (cfr supra no 26). (130) P. Jourdain, « Responsabilité civile », RTD civ., 1997, p. 953 et les références citées. (131) Seul l'arrêt du 4 novembre 1993 permettait jusqu'alors d'appuyer juridiquement l'exigence d'une ignorance légitime dans le chef de la victime. Dans une certaine interprétation (cfr supra no 22), l'on pouvait considérer que celui-ci avait (curieusement) souscrit à l'ajout de cette quatrième condition non prévue dans la loi. Avec le récent arrêt du 21 mars 2013 (R.G.A.R., 2014, no 15056, note C. Dalcq), ce soutènement ne peut désormais plus être invoqué avec pertinence (132) En ce sens L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 331, no 16 ; T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 422, no 636 (133) Madame Dalcq parlait ainsi de « tempérament à (...) la jurisprudence en matière d'abus de fonctions (...) fixée dans le sens d'une grande sévérité envers les commettants » (C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son préposé », op. cit., p. 243, no 22). Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 1516110 RGAR_03_2015.fm Page 20 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM En outre, si l'on exige l'existence d'une apparence de préposition à laquelle la victime a pu se fier en cas d'abus de fonctions, la même exigence doit être posée en dehors d'un quelconque abus de fonctions. Or, le régime prévu à l'article 1384, alinéa 3, ne nécessite même pas que la victime ait su que celui qui lui cause un dommage est un préposé (135). A fortiori il ne saurait être question de subordonner son application à l'apparence susvisée. D'ailleurs, même dans certaines hypothèses d'abus de fonctions, l'apparence n'est pas un critère pertinent, parce que la victime n'a tout simplement pas eu l'occasion de s'y fier (136). 32. — L'avocat général Thierry Werquin ajoute dans ses conclusions précédant l'arrêt, pour écarter la théorie de l'apparence, que celle-ci ne devrait avoir d'effet qu'en matière contractuelle. Et de préciser que « s'agissant de l'hypothèse de l'employé de banque qui détourne des fonds, si la victime pouvait croire qu'il agissait dans ses fonctions, elle conclut la transaction directement avec la banque, et celle-ci demeure contractuellement tenue. Si elle ne pouvait pas ignorer le dépassement de fonctions, aucun lien contractuel n'est établi avec l'établissement bancaire et ce dernier ne doit pas réparation » (137). La remarque de l'avocat général renvoie à la théorie du mandat apparent, et permet de (134) Il faut d'ailleurs rappeler que, dans la plupart des cas, la responsabilité civile du commettant sera couverte par un assureur (réflexion partagée par N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 183, no 21), même en cas de faute intentionnelle de la part du préposé (seul l'auteur de la faute intentionnelle, à savoir le préposé, ne sera pas couvert par l'assureur (voy. M. Fontaine, Droit des assurances, 4e éd., Bruxelles, Larcier, 2010, p. 268, no 367 ; Cass., 25 mars 2003, Pas., 2003, p. 617 ; pour une application à la responsabilité présumée du commettant, voy. Gand, 26 octobre 2006, R.D.C., 2007, p. 826). (135) R.O. Dalcq, op. cit., p. 618, no 1965, repris par Thierry Werquin, dans ses conclusions précédant l'arrêt du 21 mars 2013. (136) Voy. à cet égard les réflexions de H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., p. 994, no 915 : « (...) lorsqu'un piéton est renversé par une automobile que conduit un chauffeur, comment l'idée d'apparence suffirait-elle à justifier, à supposer même que le chauffeur soit en uniforme, que le commettant réponde de l'accident même en cas d'abus de fonctions ? Quand un ouvrier couvreur vole du zinc sur le toit d'un immeuble voisin, comment expliquer par l'idée d'apparence les rapports qui se créent ? ». (137) T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013, www.cass.be, p. 15. mettre en exergue les solutions différentes auxquelles peut aboutir l'action de la victime, selon son fondement contractuel ou extracontractuel. On sait en effet que la Cour de cassation a expressément consacré la possibilité pour la victime de se prévaloir d'apparences trompeuses afin d'obtenir du juge qu'il consacre l'existence d'un mandat, et par conséquent les droits et obligations qui en découlent (138). Cela suppose notamment, parmi d'autres conditions (139), son ignorance légitime. De la sorte, comme le note T. Werquin, si l'action de la victime se fonde sur le mandat apparent, sa mauvaise foi, et plus généralement son ignorance fautive, la privera, contrairement à ce qu'il en est en matière extracontractuelle, d'un recours contre la banque. Certains regrettent alors cette dichotomie, « à l'heure du rapprochement entre les deux ordres de responsabilités » (140). Il reste que ces deux ordres restent aujourd'hui encore, fondamentalement différents (141), ce qui rend à notre sens, tout à fait acceptable la divergence. 2. — Le cas particulier de la fraude 33. — Exclure de manière générale du bénéfice de la présomption de responsabilité de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil la victime qui avait ou aurait raisonnablement dû avoir connaissance de l'abus de fonctions paraît être une erreur. Il n'existe en effet aucune raison, qu'elle soit juridique ou d'équité (142), de déroger aux règles du partage de la responsabilité lorsque la victime, (138) Cass., 20 juin 1988, Pas., 1988, I, p. 1258 ; J.T., 1989, p. 547, note P.A. Foriers ; R.C.J.B., 1991, p. 45, note R. Kruithof ; R.W., 1989-1990, p. 1425, note A. Van Oevelen ; T.R.V., 1989, p. 540, note P. Callens et S. Stijns : « le mandant peut être lié sur base d'un mandat apparent non seulement s'il a fait naître cette apparence par sa faute mais aussi, même lorsqu'aucune faute ne peut lui être imputée, si un tiers a légitimement pu donner foi à l'étendue des pouvoirs du mandataire ». (139) Voy. S. Stijns et I. Samoy, « La confiance légitime en droit des obligations », op. cit., pp. 84-87. (140) C. Dalcq, « L'incidence du comportement de la victime face à l'abus de fonction du préposé », note sous Cass. 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014, no 15056. (141) Voy., à ce propos, l'étude de B. Dubuisson, « Responsabilité contractuelle et responsabilité aquilienne - Comparaison n'est pas raison », in S. Stijns et P. Wéry (dir.), Les rapports entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle, coll. Groupe de recherche en droit des obligations K.U.L.U.C.L., Bruges, la Charte, 2010, pp. 1 et s. (142) Cfr supra no 31. RGAR_03_2015.fm Page 21 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - par négligence ou naïveté, ne prend pas conscience de l'abus dont le préposé avec qui elle traite se rend coupable. Il semble toutefois possible de priver la victime d’indemnisation sur la base du principe Fraus omnia corrumpit (143). Ceci suppose démontrer la volonté consciente de la victime de s’associer à l’abus des fonctions, au détriment du commettant. Cette attitude institutionnelle ne peut évidemment pas être assimilée à l’incurie de la victime (144). 34. — L'on ne saurait revenir sur les nombreuses controverses qu'a suscitées, et que suscite encore, cet adage. Tel n'est assurément pas l'objet de la présente étude. Il faut toutefois se rappeler que la Cour de cassation en a fait une application particulière en matière de responsabilité extracontractuelle, dans un arrêt du 6 novembre 2002 (145). Dans cette affaire, un agent de change avait été condamné pour escroquerie à la suite de diverses malversations commises au préjudice d'une société de gestion d'un fonds commun de placement (146). Dans le cadre du débat sur la responsabilité civile, cet agent prétendait à un partage de responsabilité en considération de la négligence dont avait fait preuve cette société dans le contrôle des opérations litigieuses, partage qu'avaient octroyé les juges du fond. Saisie d'un pourvoi, la Cour de cassation rappelle la règle classique selon laquelle « lorsqu'un dommage a été causé par les fautes concurrentes de la victime et du prévenu, celui-ci ne peut, en règle, être condamné envers la victime à la réparation entière du dommage », mais s'empresse d'ajouter que « toutefois, le principe général du droit Fraus omnia corrumpit, qui prohibe toute tromperie (143) À ce sujet, voy. la récente thèse de A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaatrecht, Bruges, la Charte, 2013, 516 p. (144) En ce sens N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 183, no 21 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 342, no 23. (145) Pas., 2002, p. 2103, concl. J. Spreutels ; J.T., 2003, p. 579, et note J. Kirkpatrick ; R.C.J.B., 2004, p. 267, note F. Glansdorff ; R.W., 2002-2003, p. 1629, note B. Weyts ; Bull. ass., 2003, p. 815, note P. Graulus. (146) Pour une présentation plus complète des faits, voy. J. Kirkpatrick, « La maxime Fraus omnia corrumpit et la réparation du dommage causé par un délit intentionnel en cours avec une faute involontaire de la victime », note sous Cass., 6 novembre 2002, J.T., 2003, pp. 573 et s. ou déloyauté dans le but de nuire ou de réaliser un gain, exclut que l'auteur d'une infraction intentionnelle engageant sa responsabilité civile puisse prétendre à une réduction des réparations dues à la victime de cette infraction en raison des imprudences ou des négligences qu'elle aurait commises ». Cette jurisprudence a été confirmée par deux arrêts subséquents de la Cour de cassation (147), non sans essuyer plusieurs critiques (148). Le principe Fraus omnia corrumpit permettrait donc de déroger exceptionnellement aux règles classiques de la causalité. Déjà dans sa thèse, Jean-François Romain (149) avait mis en exergue, à partir de deux arrêts de la Cour de cassation (150), l'existence d'une dérogation, similaire, à la théorie de l'équivalence des conditions, dans le cadre de la réparation du dommage causé par le dol-vice de consentement (et donc en matière de responsabilité précontractuelle). Dans ces arrêts, la Cour a affirmé que l'imprudence de la victime du dol ne pouvait dispenser son auteur de la réparation intégrale du dommage causé. J.-F. Romain a vu dans cette jurisprudence l'expression du principe Fraus omnia corrumpit, dont les co nséqu ence s en ma tière délictu elle seraient de faire exception à la théorie de l'équivalence des conditions en cas de concours entre une faute intentionnelle et une faute non intentionnelle de la victime (151). Selon lui, la maxime appelle l'idée qu'« un comportement de fraude, et de faute inten(147) Cass., 9 octobre 2007, Pas., 2007, p. 1739 ; Cass., 6 novembre 2007, R.W., 2007-2008, p. 1716, note B. Weyts. Pour des applications dans la jurisprudence du fond, voy. Pol. Liège, 22 mars 2004, Bull. ass., 2005, p. 120 ; Civ. Mons, 7e ch., 31 mars 2003, Bull. ass., 2004, p. 581 ; Corr. Liège, 17 septembre 2003, J.L.M.B., 2003, p. 1542. (148) Encore qu'il semble y avoir consensus sur la solution qui découle de l'arrêt. Pour une très brève synthèse des critiques, voy. B. Weyts, « De toepassing van Fraus omnia corrumpit bij een samenloop van aansprakelijkheid volgens het Hof van cassatie : de bedoeling tot het berokkenen van schade is vereist », note sous Cass., 6 novembre 2007, R.W., 2007-2008, p. 1725, no 6 et les références citées. (149) J.-F. Romain, Théorie critique du principe général de bonne foi en droit privé, coll. Faculté de droit de l'U.L.B., Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 313 et s., nos 168 et s. (150) Cass., 23 septembre 1977, Pas., 1978, I, p. 100 ; Cass., 29 mai 1980, Pas., 1980, I, p. 1190. (151) J.-F. Romain, op. cit., pp. 452-453, no 222.2 et pp. 779-780, no 341.2.1. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 1516111 RGAR_03_2015.fm Page 22 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM tionnelle (152), exclut que l'auteur de la fraude puisse se prévaloir de certaines règles de droit positif normalement applicables dont il pourrait tirer un bénéfice ». C'est précisément la thèse à laquelle s'est ralliée la Cour de cassation dans son arrêt du 6 novembre 2002. À cet égard, A. Lenaerts aboutit à la même conclusion dans sa thèse de doctorat. Elle indique que l'effet juridique du principe Fr a u s o m n i a c o r r u m p i t r é s i d e d a n s « l'inefficacité » du comportement frauduleux à l'encontre d'une partie contractante ou d'un tiers. Cela se traduit notamment dans le fait que l'application d'une règle de droit que l'auteur d'une fraude invoque à son profit doit être écartée, précisément en raison de l'existence de cette fraude, dans la mesure où le contraire reviendrait à faire bénéficier ledit auteur d'un avantage tiré de son acte illicite. L'auteur d'une faute frauduleuse (« bedrieglijk ») ne peut donc pas faire appel aux règles relatives au partage de la responsabilité pour obtenir l'amoindrissement, voire l'exonération, de son obligation de réparation (153). Cette idée a, semble-t-il, encore été récemment confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 18 mars 2010, à propos du dol-vice de consentement (154). Mais l'on ne saurait s'arrêter là. L'hypothèse mise en évidence jusqu'à présent concerne la fraude dans le chef de l'auteur de l'acte dommageable, à qui le partage de responsabilités est refusé malgré l'imprudence de la victime. Lorsque c'est la victime qui se rend coupable d'une telle fraude, elle doit également être privée du bénéfice des règles de droit normalement applicables, et notamment celles relatives à la théorie de l'équivalence des conditions (155). (152) La question de savoir si la règle doit être étendue à toute faute intentionnelle est controversée. Voy. pour une brève synthèse, P. Van Ommeslaghe, Traité, vol. I, 2013, p. 488, et les références citées. (153) A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaatrecht, op. cit., pp. 324 et s. et spécialement p. 329. (154) R.G.D.C., 2012, p. 31, note A. Lenaerts (« le principe général du droit fraus omnia corrumpit empêche que le dol procure un avantage à l'auteur ; lorsque le dol entraine l'annulation de la convention, celui qui a commis un dol ne peut invoquer l'imprudence ou même la négligence grave et inexcusable du cocontractant et il reste tenu d'indemniser totalement le dommage, même si la victime du dol a commis une telle faute »). 35. — À ce stade de la réflexion, on comprend à la lumière des développements qui précèdent que la victime qui aurait sciemment pris part à un abus de fonctions pourrait être privée de l'application de certaines règles de droit favorables, si son attitude peut s'analyser en une fraude (156). (155) En ce sens A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaatrecht, op. cit., p. 204, no 193 ; B. Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence..., op. cit., p. 361, no 428 ; I. Boone, « Recente ontwikkelingen inzake causaliteit », in Aansprakelijkheidsrecht, Vlaamse Conferentie Balie Gent, Anvers, Maklu, 2004, p. 56, no 8 ; M. Van Quickenborne, « Overzicht van rechtspraak (2000-2007) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 2010, p. 336, no 27. (156) Un parallèle peut être fait avec l'idée de JeanLuc Fagnart selon laquelle l'enseignement consacré dans l'arrêt du 11 mars 1994 (et donc dans l'arrêt subséquent du 21 mars 2013) devrait être remis en cause à la lumière de la théorie de la tierce complicité (J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », op. cit., pp. 145-146, dont l'idée est reprise par d'autres [voy. C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victime en matière d'abus de fonctions... », op. cit., p. 614, no 9 ; P. Van Ommeslaghe, Traité, t. II, op. cit., p. 1356, no 912]). Selon lui, la victime qui savait ou devait savoir que le préposé abusait de ses fonctions se fait tiers complice de la violation par ce préposé de ses obligations contractuelles, en sorte que lui laisser la possibilité d'actionner le commettant « arrive à la conséquence insolite que (...) le tiers complice (...) peut (...) réclamer à la victime (le commettant) la réparation du dommage résultant de la faute à laquelle il a participé ». L'explication ainsi avancée pour exclure la victime du bénéfice de la présomption instituée à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne convainc guère. Avant tout, il nous semble que la simple connaissance de la victime ne saurait être automatiquement assimilée à la complicité. Ensuite, ce que JeanLuc Fagnart qualifie de « conséquence insolite » ne constitue en réalité rien d'autre que l'application classique des règles relatives à la causalité en cas de fautes concurrentes, dont l'une est commise par la victime. Il ne faut en effet pas perdre de vue que quel que soit le manquement imputable à cette dernière, le préposé n'en a pas moins commis une faute dont doit répondre le commettant. Il y a alors place pour un partage de responsabilité, de sorte que la victime ne pourra pas réclamer réparation de l'intégralité de son préjudice, ce qui permet de prendre en compte sa part de responsabilité dans la survenance de son dommage. En outre, le fait que le commettant soit victime d'une inexécution contractuelle, n'empêche pas qu'il demeure, par ailleurs, responsable sur le fondement de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il n'y a donc rien de choquant à admettre qu'il supporte une part du dommage subi par le tiers complice. Pour le surplus, si le commettant peut se réclamer à l'égard du tiers d'un autre préjudice que le montant qu'il lui a versé, déjà diminué à concurrence de la responsabilité de ce tiers dans la survenance du préjudice (Par exemple, pour reprendre l'illustration donnée par le professeur Fagnart, une atteinte à sa réputation), rien ne l'empêche de tenter d'en obtenir réparation, quitte à opérer une compensation entre RGAR_03_2015.fm Page 23 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Exercice des fonctions — F.35 - Encore faut-il donc déterminer ce qu'il y a lieu d'entendre par « fraude » pour l'application de l'adage. La Cour de cassation a, par un arrêt du 3 octobre 1997 (157), clarifié la question, sous l'influence d'Henri De Page (158), en indiquant que « l'application du principe général du droit Fraus omnia corrumpit» suppose l'existence d'une fraude, laquelle implique la volonté malicieuse, la tromperie intentionnelle, la déloyauté dans le but de nuire ou de réaliser un gain ». Seule présente un intérêt la question de savoir si le fait pour la victime de s'associer en connaissance de cause à l'abus de fonctions peut être qualifié de « fraude » au sens de l'arrêt précité, avec les conséquences juridiques que cela pourrait entraîner. À cet égard, il n'est pas certain que l'on puisse s'en tenir à une règle générale. Dit autrement, tout est question d'espèce. Illustrons cette considération au travers des deux exemples classiques d'abus de fonctions faisant intervenir la connaissance de la victime : le tiers qui prend place à bord du véhicule d'un préposé qui en abuse, et le tiers qui s'associe aux malversations d'un agent auprès d'un établissement de crédit. Par tons du postulat que les conditions d'application de l'article 1384, alinéa 3, sont réunies, et que le tiers, victime, peut donc en principe s'en prévaloir. Le fait d'être monté dans le véhicule en connaissance de cause pourrait-il être qualifié de fraude ? Cela est a priori douteux. En revanche, lorsqu'en vue de générer des gains illicites, au préjudice du commettant, la victime a traité avec le préposé d'une quelconque manière, il y a tout lieu de penser que l'on puisse lui opposer sa fraude, et partant faire les dettes quasi délictuelles réciproques. Enfin, l'on note que l'application de la théorie de la tierce complicité implique l'existence d'un contrat (P. Wéry, Droit des obligations, vol. 1, Théorie générale du contrat, 2e éd., coll. Précis de la Faculté de droit de l'U.C.L., Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 617 et s.) entre le commettant et le préposé. Or, le lien de subordination peut exister indépendamment d'une relation contractuelle. L'abus de fonctions n'est donc pas toujours synonyme d'inexécution contractuelle. Compte tenu de ce qui précède, la maxime Fraus omnia corrumpit semble plus à même de justifier l'exclusion de la victime qui prend sciemment part à l'abus du régime de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, dans la mesure où elle ne fait pas simplement fi des règles de la théorie de l'équivalence des conditions, mais permet de les mettre de côté. (157) Pas., 1997, I, p. 962 (l'arrêt n'y est pas intégralement reproduit, raison pour laquelle on renvoie à Arr. Cass., 1997, p. 918). (158) H. De Page, Traité, t. I, 1962, pp. 71-72, no 55. jouer le principe Fraus omnia corrumpit à son encontre. Coupable de fraude, la victime ne pourrait invoquer à son profit les règles de droit normalement applicables (présomption à charge du commettant et partage de responsabilités) et en cela, ne pourrait bénéficier d'aucune indemnisation, même partielle (159). CONCLUSION Comprendre et clarifier la matière de l'abus de fonctions constitue un exercice assurément périlleux. Ceci est dû, il nous semble, à trois difficultés majeures. La recherche d'une définition de l'abus de fonctions est une première source d'embarras. Elle semble pourtant parfaitement inutile. Il nous apparaît que le concept d'« abus de fonctions » permet simplement d'identifier une circonstance factuelle précise, à savoir le fait qu'un préposé détourne les moyens liés à sa fonction en vue de servir des intérêts qui y sont étrangers, quelle que soit la forme que prend ce détournement. Ladite circonstance doit permettre au juge, nous l'avons défendu, de constater l'existence d'un lien de connexité entre l'acte illicite du préposé et sa mission. La seconde difficulté est le fruit d'un arrêt de notre Cour de cassation, que l'on se permettra de qualifier d'inopportun. En s'inspirant, en 1989, de son homologue française, la Cour a consacré une règle qui paraît spécifique à l'abus de fonctions. Ainsi, selon la Cour, lorsque l'acte illicite accompli par le préposé résulte d'un abus de fonctions, le commettant n'est exonéré de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions. À l'analyse, cela revient à dire que l'abus de fonction, comme toutes autres fautes commises par le préposé, n'engage la responsabilité de son commettant que s'il a été commis « dans les fonctions ». (159) La cour d'appel de Gand a, dans un arrêt du 29 avril 1997 (R.W., 1999-2000, p. 254), indiqué, après avoir constaté que le préposé avait bien agi dans les fonctions, que « bij “medeplichtigheid” of bedrieglijk handelen (...) van appelante dient, op grond van (...) het algemeen rechtsbeginsel fraus omnia corrumpit, tot een uitsluiting van aansprakelijkheid van geïntimeerde P. te worden besloten ». La cour a finalement constaté que la preuve n'était pas ramenée de ce que la victime savait ou aurait dû savoir que le préposé abusait de ses fonctions. Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) 1516112 RGAR_03_2015.fm Page 24 Thursday, April 9, 2015 11:05 AM Enfin, la dernière question importante liée à l'abus de fonctions est celle de l'incidence du comportement de la victime sur la responsabilité présumée du commettant. Après vingt années d'incertitude, la Cour d e c a ss a t i o n a , p a r u n e d é ci s io n d u 21 mars 2013, exclu comme telle l'exonération du commettant, et consacré la solution d'un partage des responsabilités, ce qui semble confor me à l'état du droit actuel. Pour autant, il semble qu'il faille réser ver l'hypothèse par ticulière dans laquelle la victime s'associerait sciemment à l'abus de fonctions dans un esprit frauduleux. En une telle circonstance, le principe général de droit Fraus omnia corrumpit devrait faire échec aux règles de la théorie de l'équivalence des conditions, et libérer le commettant de la présomption qui pèse sur lui.