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Exercice des fonctions —
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L'ABUS DE FONCTIONS DANS LE RÉGIME
DE LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT
POUR LE FAIT DE SES PRÉPOSÉS
par Thomas MALENGREAU (*)
Assistant à l'U.C.L.
Avocat au barreau de Bruxelles
INTRODUCTION
1. — Le cas est classique. L'agent d'un établissement de crédit tire profit de sa position
et des facilités qui s'y attachent pour se livrer
à des malversations. Appâté par le gain, un
client s'en accommode sans trop se soucier
de l'illicéité de la démarche, voire même s'y
associe, et laisse au préposé indélicat le
soin de faire fructifier ses deniers, au bénéfice commun des deux parties. Mais une fois
l'a(r)gent disparu, la victime aura tôt fait de
se tourner vers l'institution de crédit, tenue
de répondre du fait de ses préposés, afin
d'obtenir l'indemnisation de son préjudice.
Cette hypothèse constitue sans doute, dans
le régime de la responsabilité des commettants fondé sur l'article 1384, alinéa 3, du
Code civil, le paradigme d'un « abus de
fonctions » du préposé, lorsque le tiers a
connaissance de cet abus. Les arrêts les
plus importants en la matière prennent leur
départ à partir d'espèces comparables.
L'abus de fonctions peut néanmoins se
manifester en bien d'autres occasions. À
vrai dire, la notion demeure sujette à certaines incertitudes conceptuelles qui entretiennent la confusion, et sur lesquelles il
conviendra de revenir.
De manière générale, l'abus de fonctions
amène à se poser la délicate question de la
limite dans laquelle le commettant demeure
civilement responsable des actes dommageables commis par son préposé. D'abord
parce qu'il faut se demander si le commettant doit répondre de telles dérives, qui
semblent prima facie sortir de la mission
pour laquelle le préposé est occupé (I).
Ensuite en raison de ce que la victime, qui
(*) L’auteur remercie vivement le professeur Bernard
Dubuisson, pour ses conseils très précieux. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur.
réclame réparation au commettant, a ellemême pris par t à l'abus dénoncé, soit
qu'elle savait, soit qu'elle aurait dû raisonnablement savoir que le préposé abusait de
ses fonctions. Le commettant pourrait-il, de
ce fait, être exonéré de sa responsabilité
(II) ? Un récent arrêt de la Cour de cassation, du 21 mars 2013, semble mettre fin à
une importante controverse relative à cette
dernière question. Il offre l'occasion de
refaire le point sur la matière de l'abus de
fonctions.
I. — LA RESPONSABILITÉ
DU COMMETTANT EN CAS D'ABUS
DE FONCTIONS
2. — L'abus de fonctions n'est défini ni dans
la loi ni par la Cour de cassation. Il est toutefois généralement compris comme le fait
pour le préposé d'utiliser ses fonctions ou
les moyens auxquels elles lui donnent accès, à des fins personnelles, ou simplement
étrangères à la mission que lui confie son
commettant (1). Nous avons déjà évoqué
(1) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle
ou lourde du préposé dans le système de la responsabilité délictuelle des commettants - Le critère du
lien entre la faute dommageable commise par le préposé et les fonctions », note sous Bruxelles, 13e ch.,
31 mars 1965, R.C.J.B., 1965, p. 270 ; R. Kruithof,
« Aansprakelijkheid voor andermans daad : kritische
bedenkingen bij enkele ontwikkelingen », R.W.,
1978-1979, pp. 1420-1421, no 36 ; A. Van Oevelen,
« De civielrechterlijke aansprakelijkheid van de
werknemer en van de werkgever voor de onrechtmatige daden van de werknemer in het raam van de uitvoering van de arbeidsovereenkomst », R.W., 19871988, p. 1202 ; L. Cornelis, Principes du droit belge
de la responsabilité, vol. I, Bruxelles, Bruylant, 1991,
p. 402, no 231 ; B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De
Coninck et G. Gathem, La responsabilité civile Chronique de jurisprudence (1996-2007), vol. 1, Le
fait générateur et le lien causal, coll. Les dossiers du
J.T., Bruxelles, Larcier, 2009, p. 145, no 174 ;
H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne, L. Wynant
et M. Debaene, « Overzicht van rechtspraak (1994-
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l'hypothèse du préposé d'une banque qui
profite de sa position et des moyens qu'elle
lui procure pour détourner les fonds que lui
ont confiés les clients en vue de leur placement. Tout aussi classique est l'exemple du
préposé qui fait usage du véhicule, confié
par son entreprise, pour poursuivre un intérêt personnel, et cause un accident dont il
est responsable (2). Il est donc question du
détournement d'une prérogative (pouvoir de
se prévaloir d'un titre, d'accéder à un lieu,
d'utiliser des moyens matériels...), sciemment mise au service d'intérêts étranger à la
mission (3). La fonction est instrumentalisée, utilisée comme un biais nécessaire à la
réalisation d'un objectif que se fixe illicitement le préposé.
Le commettant pourrait-il être tenu de l'acte
dommageable qui résulterait de ce
détournement ? En réalité, un tel acte ne
contraint pas la victime à une démarche différente de celle qui prévaut pour n'importe
quelle faute commise par un préposé. Elle
doit ainsi démontrer la réunion des conditions d'application du régime de présomption de responsabilité du commettant (A).
Ceci étant, la Cour de cassation a rendu le
26 octobre 1989 un arrêt de principe spécifique à l'abus de fonctions, auquel on a coutume de se référer lorsqu'il s'agit de déterminer si le commettant est responsable. Il
1999) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad »,
T.P.R., 2000, p. 1859 ; T. Vansweevelt et B. Weyts,
Handboek
buitencontractueel
aansprakelijkheidsrecht, Anvers, Intersentia, 2009, p. 417,
o
n 629 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprakelijk wanneer het slachtoffer op de hoogte is van het
misbruik van functie door de aangestelde ? », Rec.,
Arr. Cass., 1994, p. 1 ; Anvers, 15 février 1995,
A.J.T., 1994-1995, p. 443 ; Gand, 19 janvier 1996,
R.D.C., 1997, p. 795, note J.-P. Buyle et X. Thunis ;
Gand, 17e ch., 29 juin 1999, A.J.T., 1999-2000,
p. 931, note D. Blommaert ; Anvers, 22 janvier 2007,
cité dans Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008,
1978.
(2) Voy., pour un autre exemple récent, Anvers,
16 juin 2010, Limb. Rechtsl., 2011, p. 134 : à propos
d'un chauffeur de taxi qui avait pour mission de
transporter une personne à un centre de revalidation, de l'attendre là jusqu'à la fin de la visite, et de la
ramener ensuite chez elle. Le chauffeur avait profité
du temps d'attente pour se rendre avec le véhicule
(qui appartenait à son commettant) au domicile de la
personne transportée. Là, grâce à certaines informations que sa fonction lui avait permis de collecter à
propos de sa victime, il vole à celle-ci sa carte de
banque et son code pin, et détourne ainsi de l'argent
à partir de son compte.
(3) Il existerait une sorte de « dol spécial », une volonté de se procurer un gain illicite ou de nuire à
autrui.
conviendra d'en examiner l'enseignement et
son éventuelle singularité (C). Ceci nécessitera de s'attarder préalablement sur la
notion même d'« abus de fonctions », que la
Cour a comme telle utilisée, pour souligner
les difficultés liées à la recherche d'une définition (B).
A. — Application des principes attachés
à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil
3. — La victime qui entend bénéficier de
l ' a p p l i ca t i o n d u r é g i m e i n st a u r é p a r
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, doit démontrer la réunion de plusieurs conditions
bien connues. Deux d'entre elles n'appellent
pas de remarques particulières dans le contexte de l'abus de fonctions. Il s'agit de l'exigence d'un lien de subordination entre le
commettant et le préposé et de celle d'une
faute du préposé en lien causal avec le dommage subi par la victime (4). La troisième
condition, à savoir la nécessité que la faute
du préposé ait été commise « dans les
fonctions » (5), se retrouve en revanche au
cœur de la problématique.
À cet égard, la formule de la Cour de cassation demeure, en substance, inchangée
depuis son arrêt de principe du 27 mars
1944 (6) : « il suffit que l'acte ait été effectué
pendant la durée du service et qu'il soit en
relation avec celui-ci, même indirectement
et occasionnellement ». Engager la responsabilité du commettant suppose donc la
démonstration d'une concordance temporelle entre l'acte illicite et les fonctions, de
même qu'un lien, fût-il indirect et occasionnel, entre cet acte et les fonctions. Dans
l'hypothèse d'un abus de fonctions, seul le
(4) Voy. sur ces deux conditions, de manière non exhaustive, quelques études récentes B. Dubuisson
e.a., La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence..., op. cit., pp. 131 et s. ; H. Vandenberghe,
« Overzicht van rechtspraak (2000-2008) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 2011,
pp. 575 et s. ; P. Henry et B. de Cocquéau, « Le
point sur la responsabilité du commettant », in
B. Kohl (dir.), Droit de la responsabilité, C.U.P.,
vol. 107, Liège, Anthemis, 2009, pp. 197 et s. ;
T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 424425, no 640.
(5) Selon les termes exacts de l'article 1384,
alinéa 3, du Code civil.
(6) Pas., 1944, I, p. 275 ; voy. encore les arrêts récents en la matière : Cass., 11 décembre 2001,
Pas., 2001, p. 2076 ; Cass., 19 septembre 2008,
Pas., 2008, 1978 ; Cass., 21 mars 2013, Pas., 2013,
p. 744.
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premier élément, la concordance temporelle, peut poser question pour la victime [1].
Nous allons en effet constater que la relation occasionnelle ou indirecte apparaît établie du fait de l'abus [2].
1. — L'exigence d'une faute
commise « dans les fonctions » Concordance temporelle
4. — L'exigence d'une concordance temporelle entre l'acte dommageable et les fonctions, permet de prime abord d'exclure du
champ d'application du régime, sans que
cela ne suscite de difficultés, les fautes commises par le préposé en dehors de ses heures de travail (7), lors d'un congé, ou encore
lorsque le contrat de travail qui le lie au commettant est rompu, voire simplement suspendu (8).
Par ailleurs, lorsque le préposé se trouve sur
le chemin du travail, il doit, en principe (9),
être considéré comme agissant en dehors
du cadre temporel de ses fonctions. Il en
ressort que la faute que le préposé pourrait
être amené à commettre lors de son dépla(7) Encore qu'il faille nuancer cette affirmation à la lumière de la définition que donne le professeur Dalcq
des « fonctions », lesquelles viseraient « toute mission confiée par le commettant au préposé, même
en dehors du temps et du lieu habituel de son
travail » (R.O. Dalcq, Traité de la responsabilité civile, t. I, Les causes de la responsabilité civile, 2e éd.,
Bruxelles, Larcier, 1967, p. 611, no 1924). De la sorte, lorsque le préposé, sur demande du commettant,
accomplit une mission en dehors des heures de travail, il doit être considéré comme agissant pendant la
durée du service (R. Kruithof, « Aansprakelijkheid
voor andermans daad... », op. cit., p. 1420, no 35).
(8) Voy. J.P. Hasselt, 2e cant., 25 juin 1997, Limb.
Rechtsl., 1997, p. 258, et la note d'A. Van der Graesen, qui considère que le contrat de travail est suspendu en cas de grève annoncée et reconnue par
les syndicats.
(9) Ainsi, la jurisprudence s'est prononcée à plusieurs reprises sur des hypothèses dans lesquelles
le préposé effectue un déplacement pour le compte
de son employeur et cause à cette occasion un accident (en particulier l'hypothèse dans laquelle le préposé, après avoir exécuté sa mission, est supposé
retourner le véhicule de service au siège de l'entreprise, mais accomplit préalablement un détour à des
fins personnelles). Il en ressort logiquement que de
tels déplacements doivent être considérés comme
étant effectués pendant la durée des fonctions (de la
sorte, aussi longtemps que le préposé n'a pas rentré
le véhicule de l'entreprise, il se situe encore dans le
cadre temporel des fonctions — Cass., 2 octobre
1984, Pas., 1985, I, p. 156). Voy. H. Vandenberghe,
M. Van Quickenborne et P. Hamelink, « Overzicht
van rechtspraak (1964-1978) - Aansprakelijkheid uit
onrechtmatige daad », T.P.R., 1980, pp. 1336-1338,
no 162 ; voy. encore Cass., 26 mars 2003, Pas.,
2003, I, p. 647.
cement n'intervient en principe pas pendant
la durée du service, et n'engage donc pas la
responsabilité du commettant.
En revanche, il ne peut se déduire du fait
que le préposé à interrompu momentanément son travail le temps d'une pause que
l'acte dommageable qu'il aurait posé à cette
occasion se situe nécessairement en
dehors de la durée des fonctions (10).
5. — Cette condition d'un acte dommageable posé pendant la durée de la fonction renvoie-t-elle à une exigence plus générale de
concordance spatio-temporelle ? La faute
d'un préposé (et notamment l'acte qui résulte d'un abus de fonctions) ne pourrait-elle
engager le commettant que lorsque cet acte
se déroule durant le service et sur le lieu (11)
de celui-ci ? La réponse est, à notre sens,
négative, et ce pour plusieurs raisons.
D'abord, il ne peut être fait abstraction des
termes qu'emploie la Cour de cassation à
travers sa jurisprudence constante. Elle
subordonne la responsabilité du commettant au fait que la faute ait été commise
« pendant le service », « pendant la durée
d u se r vice », « p end ant la du ré e des
fonctions », ou encore « pendant le temps
de la fonction » (cette dernière expression
étant celle utilisée dans les derniers arrêts
de la Cour). Ces expressions, variables en
la forme, renvoient, chacune exclusivement
à l'idée d'un rattachement temporel.
En second lieu, étendre la portée de cette
première condition en y intégrant un critère
spatial (acte commis au lieu de la fonction)
est contraire à ce qu'enseigne la Cour de
cassation. Dans son arrêt du 10 février
1958 (12), la Cour indique clairement que la
responsabilité du commettant n'est pas soumise à la condition que l'acte dommageable
soit commis à l'endroit où le préposé exerce
ses fonctions. En l'espèce, un veilleur de
nuit au service d'un hôtel avait profité de sa
qualité pour s'emparer d'un véhicule et aller
s'amuser deux heures, ailleurs, avec un
camarade. En cours d'escapade, le préposé
avait fautivement causé un accident de la
(10) Voy. Cass., 27 mars 1944, précité ; Liège,
3e ch., 28 juin 1996, R.G.A.R., 1997, no 12853.
(11) À cet égard, tant le lieu où le préposé accomplit
sa mission à l'extérieur de l'entreprise, que le trajet
qu'il a pour mission de parcourir, peuvent, à notre
sens, raisonnablement être assimilé à son lieu de
travail.
(12) Pas., 1958, I, p. 635.
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circulation. La cour d'appel de Gand avait
estimé que le commettant était responsable, notamment après avoir constaté l'existence d'un lien entre l'acte dommageable et
les fonctions. La juridiction d'appel avait en
effet noté que l'accident ne se serait pas
produit si le préposé n'avait pas pu profiter
de sa qualité de veilleur de nuit. Dans ce
contexte, le demandeur en cassation reprochait à l'arrêt de n'avoir pas tenu compte du
fait que l'acte dommageable avait été commis en dehors du lieu de la fonction de sorte
que sa responsabilité en tant que commettant ne pouvait pas être engagée. Ce
moyen a été écarté par la Cour.
Outre cette contrariété avec la jurisprudence de la Cour de cassation, la responsabilité du commettant peut, particulièrement
en cas d'abus de fonctions, être engagée
pour un acte posé en dehors du lieu de travail.
Il suffit de penser à toutes les hypothèses,
semblables à celle explicitée ci-avant, dans
lesquelles un préposé utilise le véhicule de
son commettant pour accomplir une mission et qui, en chemin, fait un détour en vue
de servir un intérêt personnel (aller visiter
des amis, faire ses courses, s'abreuver
dans un bistrot...). S'écartant du tracé qui
relie son entreprise au lieu de sa mission,
l'accident que le préposé cause à l'occasion
de ce détour ne pourrait plus être considéré
comme étant survenu à l'endroit où la fonction est exercée. Pourtant, occasionné pendant le service et en lien avec les fonctions
(nous verrons qu'en cas d'abus, le lien indirect et occasionnel est établi, cfr infra nos 10
et s.), il entraîne la responsabilité du commettant (13). Il en est de même du préposé
dans un garage qui, pendant son service,
utilise le véhicule d'un client pour faire une
promenade avec son enfant et qui, à cette
occasion, cause un accident entraînant la
mort de l'enfant (14).
L'on pourrait également imaginer l'hypothèse d'un professionnel (réparateur, représentant de l'autorité...) qui, pendant ses
heures de travail, déciderait de sortir de la
zone qui lui a été désignée pour l'exécution
(13) Voy, pour des exemples, Gand, 20 mai 1959,
décision citée et approuvé par Cass., 10 mars 1961,
Pas., 1961, I, p. 748 ; Corr. Bruxelles, 2 mars 1983,
décision citée et approuvée par Cass., 2 octobre
1984, Pas., 1985, I, p. 156 ; voy. encore Cass., 8 juin
1964, Pas., 1964, I, p. 1065.
(14) Corr. Bruxelles, 30 juin 1948, J.T., 1949, p. 280.
de sa mission, afin de se rendre chez une
personne âgée. Là, dissimulant ses intentions derrière sa qualité et son uniforme, et
invoquant une prétendue mission à accomplir à domicile, le préposé profiterait de
l'accès qui lui est donné à l'habitation grâce
à cet abus de fonctions pour commettre un
vol. Il semble que le commettant devrait en
ce cas être déclaré responsable, malgré le
fait que l'acte dommageable n'ait pas été
commis sur le lieu du travail.
Il résulte de ce qui précède que la concordance temporelle requise par la Cour de
cassation n'appelle pas une concordance
spatiale. Le fait que l'acte dommageable
soit posé au lieu où la fonction est exercée
n'est pas une condition sine qua non de la
responsabilité du commettant. Par voie de
conséquence, constater que l'acte qui
résulte d'un abus de fonctions est commis
en dehors du lieu du travail ne peut suffire à
écarter le régime de l'article 1384, alinéa 3,
du Code civil.
On comprend alors que le lieu de la fonction
ne représente rien de plus qu'un critère,
parmi d'autres, utile pour déterminer si la
seconde condition posée par la Cour de
cassation (le lien, même indirect ou occasionnel) est remplie.
2. — L'exigence d'une faute
commise « dans les fonctions » Lien de connexité
6. — Démontrer que la faute commise par le
préposé l'a été pendant le temps du travail
ne suffit pas. Encore faut-il prouver l'existence d'un lien, fût-il indirect et occasionnel, entre cet acte et la fonction (15). Un tel lien de
connexité peut-il exister alors que le préposé détourne sa fonction ou les moyens y attachés à d'autres fins ?
Il est vrai qu'instinctivement, plusieurs considérations pourraient amener à penser
qu'aucun lien ne peut être établi entre l'acte
qui résulte de l'abus et les fonctions dans
lesquelles le préposé est employé. Pourquoi le commettant devrait-il en effet répondre de son préposé alors que celui-ci sort
de l'exécution de sa mission, alors qu'il agit
(15) Il faut considérer, de la lecture des termes de la
Cour de cassation, que ce lien de connexité ne correspond pas à un rattachement temporel. Ce dernier
critère constitue en effet un élément distinct permettant de déterminer si l'acte du préposé est commis
dans les fonctions auxquelles il est employé.
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intentionnellement, parfois même en contrariété avec la loi pénale, alors qu'il agit
sans autorisation, voire désobéit ? Aussi
naturelles soient ces remarques, elles ne
semblent pas juridiquement pertinentes
pour permettre l'exonération du commettant (a). Curieusement, le lien de connexité
exigé apparaît en fait inhérent à l'abus de
fonctions. Constater un abus, un détournement des fonctions ou des moyens y attachés, revient donc à conclure à l'existence
du lien (b).
a. Le lien de connexité
en cas d'acte étranger à la fonction,
intentionnel ou interdit
7. — Lorsque le préposé commet une faute
alors qu'il exécute la mission qui lui a été
confiée, il ne fait aucun doute que son acte
présente un lien avec ses fonctions (16).
L'acte qui résulte d'un abus de fonctions ne
ressort toutefois pas de cette hypothèse. Le
détournement auquel se livre le préposé ne
constitue pas, in se, l'exécution des fonctions, et ces dernières n'en ont été que l'occasion. Le lien de connexité peut-il donc
encore subsister ?
La Cour de cassation, dans son arrêt du
27 mars 1944 (17), a précisé qu'« il n'est
(...) point requis [pour que la responsabilité
du commettant soit encourue] que l'acte
constitue en lui-même et de façon directe
l'exercice de la fonction ni que cet exercice
soit ininterrompu ». Le fait que le préposé
se livre à d'autres activités pendant ses
fonctions ne permet donc pas d'exclure le
lien de connexité requis (18).
8. — La faute intentionnelle, commise par le
préposé hors l'exécution directe de sa mission, fait-elle obstacle à l'existence du lien
de connexité exigé ? La question est forcément prégnante lorsqu'il s'agit d'examiner
l'abus de fonctions.
(16) Classiquement, l'on distingue selon que le préposé a mal exécuté les ordres de son commettant ou
que, les ayant correctement suivis, ceux-ci l'amènent
à accomplir un acte illicite (R.O. Dalcq, op. cit., p. 609,
no 1916, et les références citées ; voy. pour des illustrations H. Vandenberghe e.a., « Overzicht ... »,
T.P.R., 2000, p. 1863, no 134).
(17) Précité note (6).
(18) La Cour a même indiqué que le fait que les actes du préposé ne peuvent manifestement et même
d'aucune manière rentrer dans ses fonctions ne suffit
pas à exclure le lien de connexité (Cass.,
11 décembre 2001, Pas., 2001, p. 2076).
Une telle solution s'est déjà rencontrée
dans la jurisprudence (19). Elle se comprend dans une certaine mesure : quel principe permettrait de rendre responsable le
commettant d'un préjudice que le préposé a
volontairement causé à autrui et qui, par
nature, ne relève pas de l'exécution de la
fonction ?
La Cour de cassation, bien avisée, indique
cependant que « la seule circonstance que
l'acte illicite, fût-ce une infraction, a été
commis intentionnellement (...) ne peut suffire pour conclure que son auteur n'a pas
agi dans les fonctions auxquelles il était
employé » (20). Et de fait, en tant que tel, le
caractère intentionnel ou non de la faute, sa
gravité, est sans incidence sur l'appréciation
de l'existence d'un lien entre cette faute et la
fonction (21), qui s'examine au regard des
circonstances externes à l'acte même (22).
L'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du
3 novembre 2005 (23) permet de prendre
toute la mesure de cette constatation. Un
préposé à l'entretien d'un hôpital avait
agressé sexuellement une patiente hospitalisée pour une dépression nerveuse. Si
l'acte apparaît grave, intentionnel et infractionnel, la cour décide pourtant, à l'appui de
la seule analyse des circonstances factuelles (24) entourant celui-ci, que le préposé a
bien agi dans les fonctions auxquelles il
était employé (25).
(19) Voy. notamment Bruxelles, 31 mars 1965,
R.C.J.B., 1965, p. 253, note J. Dabin ; Pol. Bruxelles, 18 janvier 1996, J.J.P., 1996, p. 235.
(20) Cass., 11 décembre 2001, Bull. ass., 2002,
p. 361 (traduction libre), note J. Vanhoren ; voy. encore Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008, I, 1978 ;
Anvers, 16 juin 2010, Limb. Rechtsl., 2011, p. 134.
(21) L'article 1384 du Code civil n'opère d'ailleurs
aucune distinction à cet égard (R. Kruithof,
« Aansprakelijkheid voor andermans daad... », op.
cit., p. 1422, no 38) ; voy. également L. Cornelis,
Principes du droit belge de la responsabilité, op. cit.,
p. 405, no 233.
(22) Les faits ayant mené à la décision de la Cour de
cassation concernait des coups et blessures occasionnés volontairement à la suite d'une dispute entre
travailleurs. Voy. également Anvers, 19 décembre
2001, Limb. Rechtsl., 2002, p. 109.
(23) R.G.A.R., 2007, no 14284.
(24) À savoir, notamment, le fait que le prévenu disposait d'un passe-partout lui permettant de se rendre
aisément à tout endroit de l'hôpital, et le fait qu'il s'est
rendu dans le service de psychiatrie, où a eu lieu le
viol, sous le couvert de ses fonctions, revêtu de son
habit de travail, de sorte qu'il a pu pénétrer dans ledit
service et dans la chambre de la victime sans être interpellé par le personnel infirmier ou médical.
(25) Voy. encore Corr. Bruxelles, 9 avril 1998,
J.L.M.B., 1998, p. 756, pour le cas d'un curé ayant
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9. — Que penser enfin de l'hypothèse dans
laquelle le préposé adopte un comportement qui lui a pourtant été interdit par le
commettant ? Encore une fois, une exonération de ce dernier peut alors sembler naturelle.
que qui, profitant de sa qualité et des
moyens liés à sa fonction, détourne les
fonds remis par un client; et celui qui, utilisant de manière abusive le véhiculle mis
par son employeur à sa disposition, cause
un accident.
À l'instar de ce qu'elle enseigne au regard
de la faute intentionnelle, la Cour de cassation n'adopte à nouveau pas cette solution.
Elle indique en effet que le juge peut décider légalement qu'il existe un lien occasionnel et indirect entre l'acte du préposé et les
fonctions, même lorsque qu'il constate que
cet acte est interdit par le commettant ou
contraire au règlement du travail (26). Les
juges du fond statuent dans le même sens
(27).
Dans le premier cas, l’acte dommageable
qui fonde la réclamation de la victime est
l’abus de fonctions lui-même (31). Ici, la
démonstration de l'existence du lien entre
l'abus lui-même et les fonctions nous paraît
limpide. En effet, l'abus, le détournement,
n'a pu intervenir qu'à l'occasion des fonctions (32). Il est intrinsèquement et directement en relation avec elles puisque par définition, sans fonctions, il ne peut y avoir abus
de ces fonctions. Il s'agit là d'un lien plus
étroit que le simple rapport de circonstance
requis.
La solution demeure a fortiori identique
lorsqu'en l'absence d'autorisation, le préposé est l'auteur d'un acte illicite (28).
b. Le lien de connexité inhérent à l'abus
de fonctions
10. — On sait que la Cour de cassation interprète très largement le lien de connexité
qui doit unir la faute du préposé aux fonctions. Ainsi, l'existence de ce lien ne peut
pas être confondue avec la démonstration
d'une relation causale. Il n'est en effet pas
requis qu'un lien aussi fort unisse l'acte à la
fonction. Un simple rapport de circonstances
paraît suffisant (29).
Lorsqu'un préposé abuse de ses fonctions,
qu'il les détourne à des fins étrangères à sa
mission, et qu'il en résulte un dommage, il
nous semble que le lien entre la faute de ce
préposé et les fonctions est de facto établi.
Pour bien le comprendre, il suffit de mettre
en exergue deux situations classiques
d’abus de fonctions : le préposé d’une bancommis un viol et un attentat à la pudeur dans le cadre de ses activités de catéchisme, les autorités ecclésiastiques supérieures ayant été déclarées civilement responsables (décision réformée en appel,
mais pour d'autres raisons, voy. Bruxelles, 25 septembre 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1436) ; Bruxelles,
8 mai 1985, R.G.A.R, 1985, no 10993.
(26) Voy. Cass., 24 décembre 1980, Pas., 1981, I,
p. 464.
(27) Comm. Hasselt, 1e ch., 22 janvier 2003, R.W.,
2004-2005, p. 989 ; J.P. Malines, 2 novembre 2005,
R.W., 2005-2006, p. 1151, note R. Blanpain.
(28) Voy. Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008,
1978.
(29) R.O. Dalcq, op. cit., p. 615, no 1957 ; voy. également Cass., 19 avril 1928, Pas., 1928, I, p. 133.
(30) Note supprimée.
Dans la seconde hypothèse, l’acte dommageable (à savoir, l’accident en tort), qui
fonde la réclamation du tiers n’est pas constitutif, comme tel, d’un abus de fonctions.
Dans ce cas, l'abus de fonctions (le détournement du véhicule) permet de faire la jonction entre l'acte et les fonctions. En effet,
sans l'abus, et donc sans la qualité et les
moyens liés à la fonction, l'acte illicite (l'accident) n'aurait pu être posé, et le tiers
n'aurait pas subi de préjudice. En ce sens,
la faute apparaît nécessairement en lien
avec les fonctions, celles-ci ayant facilité et
permis l'acte illicite (34).
11. — La jurisprudence de notre Cour suprême confirme ce point de vue. Ainsi, dans son
(31) Le professeur Dalcq précisait que l'abus de
fonctions « ne qualifie pas la faute du préposé »
(R.O. Dalcq, op. cit., p. 610, no 1920). Il est cependant des cas dans lesquels l'abus de fonctions s'assimile à l'acte illicite, il qualifie la faute du préposé.
Nous voyons ici que ce n’est pas toujours le cas, et
l’abus de fonctions s’assimile parfois à l’acte illicite, il
qualifie la faute du préposé. Ainsi, dans une espèce
tranchée par la cour d'appel de Mons le 2 février
2004 (R.G.A.R., 2005, no 14054), un policier avait
fait usage de son arme de service pour attenter à la
vie de l'amant de sa femme, abusant ainsi de son
outil de travail. On peut encore noter l'arrêt de la cour
d'appel de Bruxelles du 19 novembre 1980 (décision
citée et approuvée par Cass., 9 février 1982, Pas.,
1982, I, p. 726) qui condamne un commettant à répondre de son préposé qui avait pris connaissance,
grâce à ses fonctions, d'un télex confidentiel qu'il
avait communiqué à un tiers. Cela avait permis à ce
tiers de commettre un vol.
(32) J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle ou
lourde du préposé... », op. cit., p. 270.
(33) Note supprimée.
(34) R.O. Dalcq, op. cit., p. 609, no 1918.
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Exercice des fonctions —
F.35
-
arrêt du 10 février 1958, précité, la Cour de
cassation, à propos du préposé d’un hôtel
qui avait profité de sa qualité de veilleur de
nuit et d'une clef spéciale mise à sa disposition par ledit hôtel pour s'emparer du véhicule d'un client, a validé le raisonnement de la
juridiction de fond, selon lequel « l'accident
qui a causé le dommage subi par ladite voiture n'aurait jamais pu se produire s'il n'avait
pas agi en sa qualité de veilleur de nuit pour
compte de l'hôtel (...) ; que, partant, l'accident et le dommage qui en est résulté sont
bien en relation avec la mission qui lui avait
été confiée » (35).
De même, dans son arrêt du 2 octobre
1984, la Cour a également suivi le tribunal
correctionnel de Bruxelles qui, pour justifier
du lien entre l'acte illicite et les fonctions,
s'était uniquement fondée sur la considération selon laquelle « le prévenu (...) a abusé
de ses fonctions et des moyens mis à sa
disposition par son employeur en conduisant la voiture de la firme pour se rendre
dans des cafés en dépit de la déchéance du
droit de conduire prononcée contre lui »
(36).
B. — Difficultés autour de la définition
de l'« abus de fonctions »
12. — Nous avons jusqu'à maintenant appréhendé l'« abus de fonctions » à travers
l'idée d'un détournement (37). Il s'en déduit
qu'au-delà de la notion et sa définition, ce
sont les circonstances de fait qui importent.
La seule question que doit se poser le juge
est celle de savoir si sont réunies les conditions fixées par la Cour de cassation pour la
mise en cause de la responsabilité du commettant, à savoir la concordance temporelle
et le lien de connexité. Et lorsqu'il ressort
des circonstances de fait que le préposé détourne les moyens liés à sa fonction à des
fins qui y sont étrangères, la condition de
lien est établie. Recourir en sus à la notion
d'« abus de fonctions » ne semble pas nécessaire, sauf peut-être pour identifier le
(35) Cass., 10 février 1958, Pas., 1958, I, p. 635.
(36) Cass., 2 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 156.
(37) Et plus précisément le détournement d'une prérogative liée à la fonction (pouvoir de se prévaloir
d'un titre, d'accéder à un lieu, d'utiliser des moyens
matériels...), sciemment mise au service d'intérêts
étrangers à celle-ci — cfr supra no 2.
phénomène. De même, fixer précisément
les contours d'une définition paraît vain.
Malgré cela, la définition de l'abus de fonctions apparaît comme une pierre d'achoppement dans l'examen du régime qui s'attache à cet abus. Il faut dire qu'une certaine
confusion règne à ce propos. Certes, au
regard de ce qui vient d'être dit sur l'inutilité
d'une définition, l'on serait tenté de contourner cet écueil. Mais le fait que la Cour de
cassation utilise l'expression « abus de
fonctions » (38), mais sans la définir, nous
oblige à en déterminer les contours, à
l'aune des développements doctrinaux en la
matière.
13. — Comme nous le proposons, une large
majorité identifie l'abus de fonctions au détournement des moyens liés à la fonction
(39). Quelques auteurs l'appréhendent toutefois d'une manière plus large, en indiquant
qu'il s'agit de « l'acte du préposé ne constituant pas la mauvaise exécution des fonctions, mais qui, commis à l'occasion de
celles-ci, engage en principe le
commettant » (40). Dans cette deuxième acception, la notion couvre des hypothèses qui
ne constituent pas des « abus de fonctions »
sensu stricto (détournement) (41).
L'arrêt de la cour d'appel de Liège du
28 juin 1996 (42) permet d'illustrer le propos. La juridiction liégeoise a condamné un
com mett ant à rép ondre du domma ge
résulté du jet d'un pétard, par un préposé,
dans le local de l'entreprise. Si la blague à
laquelle s’était livrée ce préposé ne constituait manifestement pas la mauvaise exécution des fonctions et engageait son commettant, elle ne peut s'analyser en un abus
de fonctions sensu stricto (43). Les fonc(38) Cfr infra no 14.
(39) Voy les références citées en note (1).
(40) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du
commettant pour abus de fonctions de son
préposé », note sous Cass., 26 octobre 1989,
R.C.J.B., 1992, p. 232, no 6 ; J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du fait de ses préposés », in
Hommage à Jacques Heenen, Bruxelles, Bruylant,
1994, p. 132, no 4 ; P. Henry et B. de Cocquéau,
« Le point sur la responsabilité du commettant », op.
cit., p. 203.
(41) Cfr supra no 2.
(42) Liège, 28 juin 1996, R.G.A.R., 1997, no 12853.
(43) Voy. également Anvers, 30 mai 2000, R.G.D.C.,
2001, p. 626, qui rend également responsable un
commettant pour une blague similaire (jet d'un pétard par un préposé en guise de blague, duquel s'ensuit une perte d'ouïe d'un collègue).
Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015)
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tions du préposé et les moyens y liés ne lui
ont, de fait, pas procuré un biais nécessaire
ou indispensable à la satisfaction d'un intérêt étranger à celle-ci. Il en est de même
lorsqu'une rixe survient entre plusieurs préposés, ou entre un préposé et un tiers (44).
Etrangère à l'exécution de la mission, elle
est susceptible d'engager le commettant,
sans pour autant constituer un détournement des fonctions (45).
Il existe donc deux acceptions différentes,
pour une seule et même notion (46).
À ce titre, il nous semble que définir l'abus
de fonctions comme l'ensemble des actes
qui ne constituent pas l'exécution de la fonction mais qui engagent la responsabilité du
commettant, présente peu d'intérêt. Pour le
comprendre, il faut savoir que les partisans
de cette définition large opèrent une classification parmi les actes que peut accomplir le
préposé à l'occasion des fonctions (c'est-àdire les actes qui ne constituent pas l'exécution de la fonction) et pendant leur durée. Ils
distinguent par mi ceux-ci l'« abus de
fonctions », tel qu'ils le définissent (cfr cidessus) et qui, en lien avec les fonctions,
engage le commettant, et l'« acte étranger à
la fonction » qui, contrairement à l'abus, ne
présente pas un lien de connexité avec la
fonction (47). En d'autres termes, la qualification d'« abus de fonctions » dépendrait,
(44) Voy. par exemple Anvers, 12e ch., 19 décembre
2001, Limb. Rechtsl., 2002, p. 109.
(45) De manière générale, considérer qu'accomplir
un acte illicite sur le lieu du travail constitue un détournement, un « abus du lieu de travail » est, à notre sens, aller trop loin. Il faut en effet que le lieu ait
été un instrument, un moyen utilisé aux fins de commettre l'acte illicite, ce qui ne peut se déduire du simple fait que cet acte est commis à l'entreprise. S'il est
vrai que dans l'absolu, le préposé accomplit un acte
étranger aux intérêts de son commettant alors qu'il
fait usage du droit que lui confère sa fonction d'être
présent sur le lieu de son travail, ce droit n'est pas
utilisé comme moyen nécessaire en vue d'accomplir
un acte étranger à la mission, il n'est pas détourné
sciemment en vue de se procurer un gain illicite ou
de nuire.
(46) Ce que note également l'avocat général
T. Werquin dans ses conclusions précédant l'arrêt
du 21 mars 2013, précité (T. Werquin, concl. préc.
Cass., 21 mars 2013, www.cass.be, p. 12, no 5) ;
comp. L. Cornelis, Principes du droit belge de la responsabilité, op. cit., pp. 401-404, qui distingue bien
l'abus de fonctions sensu stricto des actes commis à
l'occasion des fonctions qui n'en sont pas (dans le
même sens, voy. R. Pirson et A. de Villé, Traité de la
responsabilité civile extracontractuelle, t. I, Bruxelles, Bruylant, 1935, p. 261).
(47) Voy. également R.O. Dalcq, op. cit., pp. 619 et
s., nos 1968 et s (voy. spécialement no 1970).
non pas spécifiquement de l'existence d'un
détournement des moyens liés à la fonction,
mais du fait que l'acte dommageable
engage le commettant, qu'il est ou non en
lien, fût-il indirect et occasionnel, avec les
fonctions (48). C'est en cela que se révèle
l'inanité de cette approche. L'abus n'est
décrit qu'à partir de son effet, celui d'engager la responsabilité du commettant, qui
suppose le lien de connexité. Ceci ne définit
pas concrètement l'abus, ni les traits essentiels qu'il doit présenter pour avoir cet effet.
La définition stricte, bien que peu utile,
apparaît plus intéressante. Dans ce cas, en
effet, l'abus renvoie au fait du détournement
par le préposé. Il identifie en d'autres termes une circonstance factuelle qui, nous le
savons (49), permet de mener à la consta(48) Cette compréhension de la notion trouve probablement une partie de son influence dans la doctrine
juridique française. Nombreux sont en effet les
auteurs français qui, lorsqu'ils présentent le régime
de la responsabilité des commettants, abordent la
difficulté liée à l'appréciation du lien entre la fonction
et l'acte qui ne constitue pas l'exécution de sa mission par le préposé à travers la seule problématique
de l'abus de fonctions (voy. récemment G. Viney et
P. Jourdain, Traité de droit civil - Les conditions de la
responsabilité, 3e éd., Paris, L.G.D.J., 2006, pp. 995
et s. ; P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, Paris, Litec, 2005, pp. 278 et s. ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. II, Responsabilité civile
et quasi-contrats, Paris, P.U.F., 2007, pp. 324 et s. ;
M. Bacache-Gibeili, Droit civil, t. V, Les obligations,
la responsabilité civile extracontractuelle, Paris, Economica, 2007, pp. 264 et s. ; voy. également H. et
L. Mazeaud et A. Tunc, Traité théorique et pratique
de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle,
t. I, 6e éd., Paris, Montchrestien, 1965 ; voy. encore
R. Rodière, obs. sous Cass. fr. civ., 19 décembre
1950, J.C.P., II, no 6577 qui opère la même distinction entre abus de fonctions et acte étranger à cellesci). Ils ne lui attachent par ailleurs pas expressément
le sens que la plupart des auteurs lui donnent en droit
belge (voy. P. Brun, op. cit., p. 282, considère par
exemple que le fait pour le préposé de s'être servi de
ses fonctions pour commettre l'acte dommageable
ne représente qu'une illustration parmi d'autres d'un
« abus de fonctions ») et y rapportent des illustrations qui, à strictement parler, n'en sont pas toujours
et renvoient de ce fait à cette conception extensive
(voy. par exemple H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op.
cit., pp. 983 et s. qui donnent notamment l'exemple
de rixes survenues entre préposés, ou entre un préposé et un tiers. Or, nous avons déjà examiné [cfr supra no 13] que, sauf à constater qu'un outil de travail
ait pu servir dans l'altercation, un préposé qui se livre
à une dispute n'utilise pas sa fonction ou les prérogatives y liées à cette fin. Il commet uniquement un acte
qui ne rentre pas dans l'exécution de sa mission, à
l'occasion de celle-ci). L'abus de fonctions est en
outre parfois défini négativement, comme l'acte commis à l'occasion des fonctions mais ne se rattachant
pas aux fonctions (voy. notamment M. Bacache-Gibeili, op. cit., p. 264).
(49) Cfr supra nos 10-11.
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Exercice des fonctions —
F.35
-
tation de l'existence d'un lien de connexité,
et donc d'engager éventuellement la responsabilité du commettant (50).
C. — La jurisprudence de la Cour
de cassation : l'arrêt du 26 octobre 1989
14. — Nous pouvons conclure de ce qui a
déjà été dit qu'a priori, le régime de
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne diffère pas dans l'hypothèse d'un abus de fonctions. La victime sera toutefois en bonne
posture pour démontrer aisément que la faute du préposé a été commise « dans les
fonctions », puisqu'il lui suffit de démontrer
la réalité de l'utilisation abusive des fonctions, et le fait que l'acte qui en résulte a été
commis pendant la durée des fonctions (51).
La Cour de cassation a pourtant consacré
spécifiquement la notion (sans toutefois la
définir (52)), en y attachant une formule propre. Ainsi, dans un arrêt de principe bien
connu du 26 octobre 1989, après avoir rappelé qu'il suffit que l'acte du préposé « ait
été accompli pendant le temps de la fonction et soit, même indirectement et occasionnellement, en relation avec ladite
fonction », elle enseigne que « si l'acte illicite accompli par le préposé résulte d'un
abus de fonctions, le commettant n'est exonéré de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il
était employé, sans autorisation, et à des
fins étrangères à ses attributions » (53).
(50) Pour reprendre la classification incriminée cidessus, il faudrait alors distinguer dans la première
catégorie, parmi les actes qui ne sont pas
« étrangers à la fonction », l'abus de fonctions, pour
lequel le lien de connexité est avéré, des autres actes commis à l'occasion des fonctions, qui nécessitent un examen plus approfondi en vue de déceler le
lien exigé.
(51) Cfr supra nos 10 et s.
(52) Au regard de la formule utilisée par la Cour, le
seul enseignement que l'on peut tirer de manière
certaine à propos de la notion est que tous les abus
de fonctions n'engagent pas la responsabilité du
commettant.
(53) Cass., 26 octobre 1989, Pas., 1990, I, p. 241 ;
R.C.J.B., 1992, p. 216, note C. Dalcq, R.G.D.C.,
1991, p. 623, note O. Clevenbergh, J.L.M.B., 1990,
p. 75, note G. Schamps, p. 537 ; voy. encore
N. Jeger, « Kritische bedenkingen bij de aansprakelijkheid van de aansteller in geval van misbruik van
functie van de aangestelde : een stand van zaken na
de cassatiearresten, van 26 oktober 1989,
4 november 1993 en 11 maart 1994 », R.W., 19961997, pp. 176 et s. ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour
une responsabilité uniforme en cas d'abus de
fonctions », note sous Cass., 4 novembre 1993 et
Cass., 11 mars 1994, R.C.J.B., 1997, pp. 335 et s. ;
En l'espèce, le préposé d'une banque,
gérant d'agence, s'était fait remettre des
fonds par un couple en vue d'opérer un placement, et les avait finalement frauduleusement détournés. Il avait ainsi abusé de sa
qualité d'agent, en laquelle les clients
s'étaient fiés pour lui confier l'argent.
15. — La formule utilisée dans cet arrêt a été
reprise comme telle de la jurisprudence française en la matière, et plus particulièrement
de l'arrêt de l'assemblée plénière de la Cour
de cassation du 19 mai 1988, statuant spécifiquement à la suite d'un abus de fonctions
(sensu stricto), dans lequel elle a indiqué
que « le commettant ne s'exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors
des fonctions auxquelles il était employé,
sans autorisation, et à des fins étrangères à
ses attributions » (54). Cette décision fondamentale tranchait alors une problématique à
l'origine d'une importante divergence (initiée
dans les années 1950) entre la chambre criminelle et la deuxième chambre civile de la
Cour de cassation française, relative à l'appréciation du lien qui doit exister entre l'acte
illicite et les fonctions pour engager la responsabilité du commettant (55). Selon la
première, attachée à une conception restrictive et subjective, l'acte commis dans un intérêt autre que celui de l'employeur ne
pouvait entrer « dans la fonction » (56). La
deuxième paraissait plutôt encline à une approche extensive et objective, se rapprochant de la sorte de notre jurisprudence. Elle
considérait ainsi que le fait pour la fonction
d'avoir facilité l'acte dommageable du préposé suffisait pour entraîner la responsabilité du commettant (57), et ce encore que le
T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 417 et
s. ; H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne et
L. Wynant, « Overzicht van rechtspraak (1985-1993)
- Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad »,
T.P.R., 1995, pp. 1439 et s.
(54) Cass. fr., ass. plén., 19 mai 1988, D., 1988, J.,
p. 513, note C. Larroumet ; Gaz. Pal., 1988, p. 640,
avec les conclusions de M. Dorwling-Carter.
(55) À cet égard, voy. G. Viney et P. Jourdain, op.
cit., pp. 1000 et s. ; P. Brun, op. cit., pp. 279 et s. ; M.
Fabre-Magnan, op. cit., pp. 324 et s. ; M. BacacheGibeili, op. cit., pp. 264 et s ; C. Dalcq, « Les limites
de la responsabilité du commettant pour abus de
fonctions de son préposé », op. cit., pp. 233 et s.
(56) Cass. fr., 2e ch. civ., 1er juillet 1954, D., 1954,
p. 628 ; Cass. fr., 2e ch. civ., 14 juin 1957, D., 1958,
p. 53, note R. Savatier.
(57) Voy. M. Fabre-Magnan, op. cit., p. 325, qui indique que la Cour se contente d'un « lien quelconque ».
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but poursuivi ait été étranger à cette fonction
(58).
Face à cette opposition, la formation plénière de la Cour suprême française est
intervenue à quatre reprises, chaque fois
dans des hypothèses d'abus de fonctions
(sensu stricto), avant de fixer son enseignement dans le sens répété ci-avant (59). Le
fait pour le préposé de poursuivre un but
étranger à sa mission n'est désormais plus
suffisant pour exclure la responsabilité du
commettant, dès lors que ce préposé a été
autorisé à poser l'acte illicite ou, plus fréquemment, lorsqu'il a agi dans les fonctions
auxquelles il était employé, et notamment
qu'il a trouvé dans son service « l'occasion
et les moyens de sa faute » (60).
Cette jurisprudence, qui ne semble pas spécifiquement relative à l'abus de fonctions
(sensu stricto) (61), mais plus généralement
à l'appréciation du lien entre l'acte illicite et
les fonctions (62), induit donc la responsabilité du commettant en cas d'abus.
Si l'on comprend que nos voisins devaient
impérativement mettre fin à une controverse
néfaste à la sécurité juridique, la formule
ainsi retenue était-elle nécessaire en droit
belge ? La réponse nous paraît négative.
Depuis bien longtemps, notre Cour de cassation s'était en effet déjà prononcée en
faveur d'une appréciation particulièrement
large du lien de connexité. Faut-il alors voir
dans l'adoption de cette formule singulière
une dérogation à cette jurisprudence en cas
d'abus de fonctions ? L'analyse des trois
conditions cumulatives d'exonération du
commettant (absence d'autorisation, pour-
(58) Cass. fr. crim., 20 mars 1958, Bull. crim.,
no 280.
(59) Cass. fr., ch. réunies, 9 mars 1960, D., 1960,
p. 329, note R. Savatier ; J.C.P., 1960, II, no 11559,
note R. Rodière ; Cass. fr., ass. plén., 10 juin 1977,
D., 1977, p. 465, note C. Larroumet ; J.C.P., 1977, II,
no 18730, obs. G. Durry ; Cass. fr., ass. plén., 17 juin
1983, D., 1984, p. 134, note D. Denis ; J.C.P., 1983,
II, no 20120, note F. Chabas, RTD civ.,1983, p. 749,
obs. G. Durry ; Cass. fr., ass. plén., 15 novembre
1985, D., 1986, p. 81, note J.-L. Aubert ; J.C.P.,
1986, II, no 20568, note G. Viney.
(60) G. Viney et P. Jourdain, op. cit., p. 1006,
no 805.
(61) L'assemblée plénière de la Cour de cassation
française n'utilise d'ailleurs pas, contrairement à notre Cour, l'expression « abus de fonctions ».
(62) Encore que tous les arrêts rendus par l'assemblée plénière à ce sujet se soient construits à partir
de cette hypothèse, ce qui entretient sans doute la
confusion mise en évidence ci-avant.
suite d'un objectif étranger, et acte situé en
dehors des fonctions) ne semble pas conduire à cette conclusion.
16. — Ainsi le préposé doit avoir agi « hors
des fonctions auxquelles il était employé ».
Rien d'inédit dans cette formule, simple répétition négative de l'exigence posée par
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, qui requiert que l'acte ait été commis « dans les
fonctions auxquelles il était employé ». Cela
signifie donc que l'acte doit avoir été accompli hors le temps de la mission et ne présenter aucun lien avec celle-ci, selon les règles
décrites ci-avant (63).
Nous l'avons vu (64), dès lors que l'acte illicite résulte d'un abus de fonctions (et tel est
le point de départ de la jurisprudence de la
Cour (65)), le lien de connexité entre cet
acte et les fonctions est établi de facto. En
d'autres termes, l'éventualité d'un acte
résultant d'un abus commis hors fonctions
ne s'envisage qu'au regard de la condition
de temporalité (66). Le constat est le même
pour ceux qui privilégient une conception
large de la notion, laquelle englobe l'ensemble des actes commis à l'occasion des fonctions qui ne constituent pas l'exécution de
celle-ci (67). En effet, dans leur conception,
l'abus de fonctions suppose l'existence d'un
lien de connexité, en ce sens qu'il ne peut y
avoir abus que si ledit lien est établi (68).
(63) Cfr supra nos 3 et s.
(64) Cfr supra nos 10-11.
(65) « (...) si l'acte illicite accompli par le préposé résulte d'un abus de fonctions ».
(66) Voy. les développements révélateurs de
P. Jourdain, « Encore un arrêt d'assemblée plénière
en matière d'abus de fonctions ! », RTD civ., 1989,
p. 93 ; voy. également Mons, 2 février 2004,
R.G.A.R., 20005, no 14054, à propos d'un policier
s'étant servi de son arme de service pour attenter à
la vie de l'amant de sa femme. La cour d'appel de
Mons a ainsi décidé que ce policier, abusant de ses
fonctions, avait agi hors celles-ci, au seul motif que
les faits s'étaient déroulés en dehors du temps de
son service (le débat n'avait d'ailleurs porté que sur
ce point).
(67) Cfr supra nos 12 et s.
(68) Il est dans ce contexte remarquable de constater que ces auteurs (C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de
son préposé », op. cit., p. 239, no 16 ; J.-L. Fagnart,
« La responsabilité du banquier du fait de ses
préposés », op. cit., p. 134, no 4 ; P. Henry et B. de
Cocquéau, « Le point sur la responsabilité du
commettant », op. cit., p. 204, no 32), dans l'analyse
de cette première condition, se réfèrent systématiquement, pour apprécier si le préposé a agi hors des
fonctions auxquelles il était employé, au « cadre objectif des fonctions » (notion qui n'est pas sans évo-
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Exercice des fonctions —
F.35
-
La charge de la preuve pose par ailleurs
question. Si la règle veut que la victime soit
seule tenue de démontrer la réunion des
conditions de la responsabilité (article 1315,
alinéa 1er, du Code civil), la Cour de cassation, en subordonnant l'exonération du commettant au fait que le préposé ait agi en
dehors des fonctions, laisse penser qu'elle
opère un renversement de cette charge.
C'est en tout cas en ce sens que tant plusieurs décisions des juridictions de fond
(69) que de nombreux auteurs (70) interprètent l'enseignement de la Cour. Du reste,
c'est ainsi que la doctrine française analyse
la formule (identique, faut-il le rappeler) de
sa Cour de cassation (71).
quer la controverse qui a divisé pendant longtemps
les chambres de la Cour de cassation française, et
que l'arrêt du 19 mai 1988, précité, a tranché au profit d'une appréciation objective du lien de connexité
qui doit exister entre l'acte dommageable et les fonctions.). Cela ne renvoie à rien d'autre qu'aux règles
qui permettent de démontrer l'existence du lien de
connexité. Or, une telle analyse ne devrait pas être
nécessaire s'il l'on part du postulat de la Cour selon
lequel il y a abus de fonctions. D'autres, alors qu'ils
définissent cette fois l'abus au sens strict, tel que
nous l'avons avancé, estiment, dans le cadre de la
jurisprudence ici examinée, qu'il faudra dans le
même temps encore s'interroger, en une telle hypothèse, sur l'existence du lien de connexité, par le
biais d'autres critères, tel le lieu de survenance de
l'acte dommageable, ce qui est pourtant inutile
(T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 418 et
s. [il faut d'ailleurs noter pour le surplus que ces
auteurs n'analysent la problématique du lien indirect
et occasionnel qu'à travers l'abus de fonctions, alors
pourtant que de nombreux exemples y rapportés ne
pourraient recevoir la qualification d'« abus de
fonctions » au sens strict]) ; voy. également
N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit.,
p. 179 ; B. Wylleman, « Artikel 1384, 3e lid B.W., het
misbruik van functie door de aangestelde en de kennis van dit misbruik in hoofde van het slachtoffer »,
note sous Bruxelles, 27 mars 1995, A.J.T., 19951996, pp. 229-230). Voilà bien une manifestation
supplémentaire de ce qu'une certaine confusion règne autour de la notion d'abus de fonctions, mais
également que la doctrine se nourrit d'elle-même, au
risque en ce cas d'entretenir cette confusion.
(69) Voy. Liège, 27 avril 2000, R.G.D.C., 2001,
p. 613 ; Anvers, 30 mai 2000, R.G.D.C., 2001,
p. 626 ; Bruxelles, 27 mars 1995, T. Not., 1996,
p. 115 ; Corr. Bruges, 17 juin 1992, T.B.R., 1993,
p. 82.
(70) Voy. J.-L. Fagnart, « Responsabilité du fait
d'autrui », op. cit., p. 189, no 45 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas
d'abus de fonctions », op. cit., p. 336 ; N. Jeger,
« Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 176 ;
G. Schamps, « La responsabilité du commettant en
cas d'abus de fonctions du préposé », J.L.M.B.,
1990, p. 538 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller
aansprakelijk... », op. cit., p. 1.
(71) P. Brun, op. cit., p. 279, note (197) ; G. Viney et
P. Jourdain, op. cit., p. 1005, no 804.
Il n'est pourtant pas certain que l'enseignement de notre Cour suprême, qui traduit
simplement le fait que le commettant ne
pourrait échapper à sa responsabilité si son
préposé a agi dans les fonctions, doit amener cette conclusion. Sur le plan des principes, rien ne justifie une telle solution, dérogatoire à l'article 1315, alinéa 1er, du Code
civil. L'abus de fonctions ne représente, en
tant que tel, qu'une circonstance entourant
l'acte illicite dont est victime le tiers, qui doit
rester tenu de prouver ce qu'il allègue (72)
(73).
17. — Outre cette condition classique d'un
acte accompli dans (ou hors) les fonctions,
la Cour de cassation exige que le préposé
n'ait pas été autorisé à accomplir l'acte illicite.
Immédiatement, il convient de s'interroger
sur l'objet de l'autorisation. S'agit-il de l'acte
illicite final, qui est la cause directe du préjudice subi par le tiers, ou de l'abus de fonctions en tant que tel, à savoir l'utilisation de
sa fonction à des fins étrangères à ses attributions (74) ? Il est en tout cas difficilement
concevable que l'acte illicite ait pu être autorisé par le commettant (sauf des hypothèses où le commettant entend commettre un
tel acte).
Parallèlement, quelle que soit la signification attachée à l'abus, il ne saurait être
question d'une autorisation donnée par le
commettant, sous peine de faire disparaître
cet abus, et par conséquent les trois conditions qui en découlent. Ainsi, au sens strict,
(72) En ce sens, voy. Mons, 2 février 2004, précité
note (88) ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op.
cit., pp. 336-337, no 19.
(73) La démonstration des deux autres conditions,
dont question ci-après, ne pourrait par contre incomber au tiers victime, uniquement tenu d'apporter la
preuve de ce que l'acte a été accompli « dans les
fonctions ». Celles-ci ont, du reste, pour seul objectif
de délier le commettant de sa responsabilité (voy.
également C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de son
préposé », op. cit., p. 238, no 16, qui ajoute, à propos
de la condition d'autorisation, que la victime,
« étrangère à la marche de l'entreprise », ne sera
d'ailleurs pas en mesure de prouver qu'elle aurait été
donnée). Il serait donc absurde d'exiger de la victime
qu'elle se démène pour libérer un potentiel débiteur
de son obligation de réparation.
(74) Prenant l'exemple de l'utilisation de la voiture de
son employeur à des fins privées, l'autorisation doitelle porter sur le fait d'utiliser le véhicule pour poursuivre un autre intérêt que la réalisation de son travail, ou sur l'accident qui va en résulter ?
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l'abus de fonctions suppose, par définition,
la poursuite d'un intérêt autre que celui de
son commettant, de sorte qu'il implique
l'absence d'autorisation. Dans son acception large, critiquée, l'abus suppose en tout
état de cause que le préposé soit sorti de
l'exécution de sa mission, ce qui ne saurait
être le cas si le commettant a permis l'acte
posé.
Au regard de ces circonstances, dès lors
que la Cour de cassation n'attend la preuve
de l'absence d'autorisation qu'en présence
d ' u n a bu s d e fo n c t i o n s, l a c o n d i t i o n
d'absence d'autorisation sera a priori toujours remplie (75). L'intérêt de cette
seconde condition apparaît donc douteux
(76). D'autant que nous avons vu que ni
l'absence d'autorisation, ni l'interdiction, ne
font disparaître le lien exigé entre l'acte et
les fonctions (77).
18. — La dernière condition d'exonération
qu'impose la Cour de cassation a trait aux
dispositions dans lesquelles se trouvait le
préposé au moment où il a posé l'acte
illicite : agissait-il à des fins étrangères à ses
attributions ? En d'autres termes, le fait
dommageable a-t-il servi une finalité autre
que l'intérêt du commettant (78) ?
Une fois encore, s'il l'on part du postulat que
le préposé s'est rendu coupable d'un abus
de fonctions, l'acte qu'il a posé servait
nécessairement une finalité autre que l'intérêt de son commettant. En ce sens, la poursuite d'un intérêt étranger constitue une
condition d'existence de l'abus de fonctions,
et non de l'exonération du commettant (79).
(75) Voy. en ce sens T. Vansweevelt et B. Weyts,
Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420, no 634 ;
(76) Dans certains cas, le silence et la passivité du
commettant qui savait ou aurait dû savoir que son
préposé abusait de ses fonctions pourront s'assimiler à une autorisation tacite. En de telles situations,
le commettant sera logiquement tenu pour responsable, dès lors que le préposé pourra finalement être
considéré comme ayant simplement exécuté sa mission. À nouveau cependant, pourrait-on alors encore
parler d'« abus de fonctions » dès lors que l'acte accompli était autorisé ? Voy., pour une illustration, Liège, 27 avril 2000, R.G.D.C., 2001, p. 613.
(77) Cfr supra no 9.
(78) P. Jourdain, « Encore un arrêt d'assemblée plénière en matière d'abus de fonctions ! », op. cit.,
p. 92.
(79) O. Clevenbergh, « Le commettant est-il responsable du dommage causé par son préposé, en cas
d'“abus de fonctions” ? », note sous Cass.,
26 octobre 1989, R.G.D.C., 1991, pp. 630-631.
19. — Que retenir, en définitive, à l'issue de
cet examen ? L'enseignement de la Cour
apparaît paradoxal : il subordonne l'exonération du commettant, en cas d'abus de
fonctions, à la preuve par ce dernier qu'il n'a
pas autorisé le fait illicite, fait qui doit par
ailleurs avoir servi un intérêt étranger à la
mission confiée au préposé. Or l'abus suppose, par essence, la réunion de ces deux
éléments. Le raisonnement tourne en rond.
Il s'ensuit qu'en reprenant les termes de son
homologue française, la Cour de cassation
n'a guère clarifié la responsabilité des commettants en cas d'abus de fonctions (80).
En définitive, le seul élément pertinent qui
justifie la responsabilité (ou l'exonération,
c'est selon) du commettant est celui déjà
consacré de longue date par l'article 1384,
alinéa 3, du Code civil d'un rattachement à
la fonction (81). Il n'avait pas fallu attendre
cet arrêt pour le savoir.
Il semble d'ailleurs que la dernière décision
en date de la Cour de cassation vienne confirmer cette conclusion. Ainsi précise-t-elle,
après avoir repris comme telle sa jurisprudence de 1989, que « lorsque l'acte illicite
résulte d'un abus de fonctions, est accompli
pendant le temps de la fonction et est,
même indirectement et occasionnellement,
en relation avec celle-ci, le commettant doit,
dès lors, répondre civilement de la faute de
son préposé » (82). Un tel ajout ne peut
relever du simple hasard, d'autant que la
question qui lui était soumise ne portait pas
spécifiquement sur la responsabilité du
commettant en cas d'abus de fonctions. Il
faut y voir la volonté de consacrer un enseignement. Après avoir voulu consacrer une
(80) D'autant qu'en imposant trois conditions cumulatives à l'exonération du commettant, il est théoriquement possible que la preuve soit rapportée que le
préposé a posé un acte illicite hors des fonctions (par
exemple, en dehors des heures de travail), mais pas,
par exemple, qu'il a agi sans autorisation. Dans ce
cas, le commettant devrait être déclaré responsable
de l'abus, faute d'avoir démontré la réunion des trois
conditions exigées, alors pourtant que l'application
de la jurisprudence constante de la Cour de cassation relative à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil,
aurait dû le dégager de sa responsabilité en raison
du seul fait que l'acte a été commis hors des fonctions (voy. en ce sens N. Jeger, « Kritische
bedenkingen... », op. cit., pp. 179-180, no 14).
(81) Et dans le cas de l'abus de fonctions, on sait désormais que la seule question susceptible de se poser
est celle de la concordance de l'acte dommageable,
qui résulte de l'abus, avec le temps de sa mission.
(82) Cass., 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014,
no 15056, note C. Dalcq.
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-
solution spécifique à la problématique, la
Cour semble en revenir à son enseignement initial, ce qui est, à notre sens, heureux et cohérent.
L'on peut par contre regretter la formulation
en ce qu'elle entretient la difficulté liée à la
définition de l'abus de fonctions. Elle semble
en effet rendre la responsabilité du commettant tributaire de la démonstration de ce que
l'acte qui résulte d'un abus soit, même indirectement et occasionnellement, en relation
avec la fonction (« lorsque l'acte illicite
résulte d'un abus de fonctions (...) et est (...)
en relation »). Or, nous avons vu que cette
relation découle (ou, pour les adeptes d'une
conception (trop) large de la notion, est la
cause) de la seule constatation de l'existence d'un abus.
II. — LA CONNAISSANCE
PAR LA VICTIME DE L'ABUS
DE FONCTIONS
20. — Lorsqu'une personne sait, ou devrait
raisonnablement savoir que le préposé à qui
elle s'adresse abuse de ses fonctions, mais
qu'elle choisit malgré tout de traiter avec lui,
le commettant doit-il encore répondre du
dommage qui en résulte ? Le client d'une
banque, qui confie ses économies au préposé de celle-ci, alors qu'il ne peut ignorer la
fraude à laquelle ce dernier entend se livrer
afin de générer un profit, pourrait-il encore,
quand l'affaire aura tourné au vinaigre,
s'adresser, à l'établissement financier pour
obtenir une indemnisation ? De même, la
personne qui prend place dans le véhicule
d'un préposé dont elle sait qu'il l'utilise à des
fins autres que l'exécution de sa mission
pourrait-elle encore réclamer réparation au
commettant en cas d'accident ?
Sans doute une tendance naturelle pousserait à admettre l’exonération du commettant.
Et pour cause, comment accepter que celui
qui tente de retirer un avantage illicite puisse
ensuite reporter sur le commettant le risque
de préjudice qui y est lié ? (83) C'est ainsi
que dans son traité, le professeur Dalcq
notait déjà que la doctrine, unanime (84),
(83) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle
ou lourde du préposé... », op. cit., p. 274, no 5.
(84) Dans le même sens, H. De Page, Traité, t. II,
1964, p. 1024, no 990.
enseignait que la connaissance par la victime de l'abus de fonctions libérait le commettant de sa responsabilité. Peu convaincu
par les justifications traditionnelles à cette
règle, il s'empressait toutefois de la qualifier
d'inexacte en droit (85).
Depuis lors, la jurisprudence de la Cour de
cassation a fait bien du chemin. Après une
opposition durable entre la chambre francophone et la chambre néerlandophone sur la
question, la juridiction suprême s'est récemment prononcée en faveur d'une solution,
rattachée à la théorie de l'équivalence des
conditions, qui n'exclut pas de facto la responsabilité du commettant.
A. — La jurisprudence de la Cour
de cassation
21. — Dans son arrêt du 26 octobre 1989,
précité, la Cour de cassation, après avoir
rappelé le principe consacré de longue date
(86) selon lequel « le principe de responsabilité édictée par l'article 1384, alinéa 3, du
Code civil subsiste nonobstant les considérations personnelles qui ont pu déterminer
les actes de la victime, réserve faite cependant des conséquences d'une faute éventuelle de sa part », ajoute que « cette faute
peut résulter de la connaissance que la victime avait ou devait avoir de l'abus de fonctions du préposé, si, d'après les circonstances elle n'avait à aucun moment cru ou pu
croire que la personne à laquelle elle s'était
adressée agissait comme préposé et dans
le cadre de ses fonctions ».
Certains y ont vu la consécration de la
thèse selon laquelle le commettant cesse
d'être responsable du préjudice subi par la
victime qui a noué relation avec le préposé
en connaissance de l'abus (87). D'autres
admirent, plus raisonnablement, qu'aucune
solution ne pouvait en être dégagée de
manière certaine, la Cour ayant pu tout
autant signaler la possibilité d'un partage de
(85) R.O. Dalcq, op. cit., pp. 617-618, nos 19621966.
(86) Voy. Cass., 6 décembre 1937, Pas., 1937, I,
p. 370.
(87) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du
commettant pour abus de fonctions de son
préposé », op. cit., p. 240 ; H. Vandenberghe e.a.,
« Overzicht... », op. cit., T.P.R., 1995, pp. 14461447, no 149 ; O. Clevenbergh, « Le commettant
est-il responsable du dommage causé par son préposé, en cas d'“abus de fonctions” ? », op. cit.,
pp. 632-633.
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responsabilité en cas de fautes concurrentes du préposé et de la victime (88).
22. — La Cour de cassation, chambre francophone, s'est prononcée sur cette divergence de points de vue le 4 novembre 1993
(89). Dans cette décision, elle indique que
« le régime de responsabilité de
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil n'a pas
été instauré en faveur de celui qui a traité
avec le préposé alors qu'il savait ou devait
savoir que celui-ci agissait en dehors de sa
fonction et pour son compte personnel ; qu'il
est indifférent à cet égard qu'en raison de la
connaissance de ce fait, le comportement
de la victime puisse ou non être considéré
comme fautif ; que ce régime ne s'applique
pas si le commettant établit que la victime
n'a à aucun moment cru ou pu croire que la
personne à laquelle elle s'était adressée
agissait comme préposé et dans le cadre de
ses fonctions ». D'aucuns ont estimé que
l'enseignement ainsi livré était « dépourvu
de toute ambiguïté » (90) : la connaissance
par la victime de l'abus libère le commettant
de la présomption qui pèse sur lui.
Pourtant, cette solution n'en demeure pas
moins malaisée à justifier. Pourquoi, en
effet, la connaissance qu'avait la victime de
l'abus commis par le préposé serait-elle de
nature à exonérer le commettant alors
même que les conditions d'application de la
présomption seraient réunies et notamment celle qui tient à la faute du préposé et
a u lien cau sal e nt re ce tte fa ut e et le
dommage ? La Cour aurait-elle considéré
que la bonne foi de la victime constitue une
(88) N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit.,
p. 180, no 15 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions »,
op. cit., p. 340, no 22.
(89) Pas., 1993, I, 924 ; R.C.J.B., p. 299, note
L. Cornelis ; Rec., Arr. Cass., 1994, p. 3, note
K. Geelen ; voy. également C. Dalcq, « L'incidence
de la faute de la victime en matière d'abus de fonctions du préposé : des arrêts qui se suivent et ne se
ressemblent pas », note sous Cass., 11 mars 1994,
J.T., 1994, p. 613, nos 5 et s. ; J.-L. Fagnart, « La
responsabilité du banquier du fait de ses préposés »,
op. cit., pp. 140 et s. ; H. Vandenberghe e.a.,
« Overzicht... », T.P.R., 2000, pp. 1859 et s. ;
N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit.,
pp. 180-181, no 16 ; B. Wylleman, op. cit., pp. 230231.
(90) C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victime
en matière d'abus de fonctions... », op. cit., p. 613,
no 5 ; voy. encore J.-L. Fagnart, « La responsabilité
du banquier du fait de ses préposés », op. cit.,
p. 143, no 13.
condition supplémentaire ? Cela ne ressort
pourtant pas de la lecture de l'article 1384,
alinéa 3, du Code civil (91).
Du reste, la formulation utilisée par la Cour
laisse perplexe. Elle n'écarte le régime de
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil que
lorsque « la victime n'a à aucun moment cru
ou pu croire que la personne à laquelle elle
s'était adressée agissait dans le cadre de
ses fonctions », et non lorsque cette victime
n'a pas ignoré ou pas pu ignorer que le préposé abusait de ses fonctions. Les deux
expressions ne coïncident certainement
pas : abuser de ses fonctions et agir hors
des fonctions. À cet égard, l'interprétation
que la doctrine a voulu donner à cet arrêt
n'a pas fait l'unanimité. C'est ainsi que l'avocat général du Jardin, dans ses conclusions
précédent l'arrêt du 11 mars 1994, dont
question ci-après, indiquait que, dans le
cas, visé par l'arrêt de 1993, où la victime
n'a pas cru ou pu croire un seul instant que
le préposé agissait dans le cadre de ses
fonctions, l'on se trouve face à l'hypothèse
d'un préposé qui a agi en dehors de ses
fonctions. En d'autres termes, une condition
de la responsabilité du commettant fait en
tout état de cause défaut. De la sorte, la
référence à la connaissance de la victime
faite par l'arrêt du 4 novembre 1993, pour
exonérer le commettant, est superfétatoire
(92).
Dans ses conclusions précédant l'arrêt du
21 mars 2013, dont question ci-après, l'avocat général Thierry Werquin abonde en ce
sens. Il précise que l'arrêt du 4 novembre
1993 « ne fait qu'expliciter la règle énoncée
dans l'arrêt du 26 octobre 1989 qui traduit la
responsabilité du commettant (...) le commettant ne sera exonéré que s'il prouve que
son préposé a agi “hors de ses fonctions”,
ce qui est un élément objectif ; en conséquence, si le commettant établit que la victime savait ou devait savoir que le préposé
a agi “hors de ses fonctions”, c'est-à-dire a
commis un acte étranger à la fonction, le
(91) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420,
no 634 ; L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 331,
no 16.
(92) J. du Jardin, concl. préc. Cass., 11 mars 1994,
R.W., 1994-1995, p. 291 ; voy. également
L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 332,
no 16 ; voy. encore N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 181, no 16 ; H. Vandenberghe
e.a., « Overzicht... », op. cit., T.P.R., 2000, p. 1861.
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Exercice des fonctions —
F.35
-
régime de responsabilité instauré par
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne
s'applique pas » (93).
Au regard de cette interprétation (94), les
termes utilisés par la Cour postérieurement
à l'arrêt de 1993, à savoir le fait que la victime « savait ou devait savoir que le préposé abusait de sa fonction » (95), ne préjugent pas de la libération du commettant.
23. — Dans son arrêt subséquent du
11 mars 1994 (96), la Cour de cassation,
après avoir rappelé que « lorsque pendant
le temps sa fonction, un préposé commet
une faute qui est, fût-ce indirectement et occasionnellement, en relation avec sa fonction, le commettant doit répondre civilement
de la faute de son préposé », se conforme
aux conclusions de son avocat général,
M. du Jardin, et enseigne que « la propre
faute de la personne lésée, consistant en ce
qu'elle savait ou devait savoir que le préposé abusait de sa fonction, ne suffit pas à exclure cette responsabilité ». Le revirement
de jurisprudence ne s'est donc pas fait attendre. D'autant que cette contradiction apparente des solutions était le résultat de
(93) T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013,
www.cass.be, p. 18. Il précise pour le surplus que
l'arrêt, après avoir énoncé cette règle, en fait une application inexacte en décidant que la considération
de l'arrêt attaqué selon laquelle la victime aurait dû
connaître l'abus de fonctions justifie légalement la
décision d'exclure la responsabilité du commettant.
En effet, poursuit-il, « la circonstance que la victime
savait ou aurait dû savoir que l'acte illicite résultait
d'un abus de fonctions du préposé ne pouvait exonérer le commettant de sa responsabilité, dès lors que
l'abus présente un lien avec celles-ci ».
(94) Il faut toutefois noter que la Cour de cassation,
dans son arrêt du 4 novembre 1993 valide le raisonnement de la cour d'appel de Liège qui se fonde sur
la considération selon laquelle que la victime « aurait
dû connaître l'abus de fonctions » pour exclure l'application de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il y
a donc bien lieu de penser que la Cour de cassation
a entendu consacrer, dans cet arrêt, la solution selon
laquelle la connaissance par la victime de l'abus libère le commettant de la présomption qui pèse sur lui.
Thierry Werquin parle, lui, d'une « application
inexacte » de la règle énoncée juste avant dans l'arrêt (T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013,
www.cass.be, pp. 17-19).
(95) Cass., 11 mars 1994, J.T., 1994, p. 611, note
C. Dalcq ; Cass., 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014,
no 15056, note C. Dalcq.
(96) Pas., 1994, I, p. 244 ; J.T., 1994, p. 611, note
C. Dalcq ; R.CJ.B., 1997, p. 303, note L. Cornelis ;
voy. également J.-L. Fagnart, « La responsabilité du
banquier du fait de ses préposés », op. cit., pp. 143
et s. ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht... »,
T.P.R., 2000, pp. 1859 et s. ; N. Jeger, « Kritische
bedenkingen... », op. cit., pp. 181 et s.
deux arrêts successifs rendus respectivement par la chambre francophone et la
chambre néerlandophone de la Cour de
cassation.
24. — L'incertitude liée à ces solutions divergentes a persisté pendant près de deux décennies (97) avant que la Cour de cassation
n'intervienne pour trancher la controverse,
par un récent arrêt du 21 mars 2013 (98).
Dans cette affaire, la Cour fût saisie d'un
pourvoi dirigé contre une décision rendue
par la cour d'appel de Mons le 17 décembre
2010. En l'espèce, il s'agissait à nouveau de
clients d'une institution bancaire, escroqués par le préposé en charge des opérations de placements des fonds qui lui
étaient confiés. L'abus de fonctions était
patent, et la cour d'appel avait constaté la
réunion des conditions d'application de
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Ceci
étant, elle avait par ailleurs estimé que les
clients n'avaient pas pu raisonnablement
ignorer le caractère irrégulier des placements, et partant l'abus dont se rendait coupable le préposé. Au départ de ce constat,
la cour d'appel, considérant que le recours
contre le commettant ne peut être exercé
que par les victimes de bonne foi, avait
rejeté l'action, ce qui avait justifié le grief
des demandeurs en cassation.
Dans ce contexte, la Cour de cassation,
après avoir répété sa jurisprudence du
26 octobre 1989 relative à l'abus de fonctions (99), indique que « la faute de la personne lésée, consistant en ce qu'elle savait
ou devait savoir que le préposé abusait de
sa fonction, ne suffit pas à exclure la responsabilité du commettant ». La Cour s'est
(97) À cet égard, la jurisprudence des juges du fond
est relativement pauvre depuis ces deux arrêts de la
Cour de cassation, et marque une tendance en faveur de la solution consacrée par l'arrêt du
4 novembre 1993. Voy. Bruxelles, 27 mars 1995,
A.J.T., 1995-1996, p. 225 et note P. Wylleman ; T.T.
Nivelles, 14 décembre 2001, Rev. dr. b., 2002,
p. 366, note J.-P. Buyle et O. Creplet ; Bruxelles,
2e ch., 25 avril 2007, cité par D. Philippe, M. Gouden
et M. Bernard, « Inédits de droit de la responsabilité
civile », J.L.M.B., 2009, p. 1956 ; voy. également
Gand, 19 janvier 1996, R.D.C., 1997, p. 795, note
J.-P. Buyle et X. Thunis. La cour d'appel de Mons,
dans son arrêt du 17 décembre 2010, cassé par l'arrêt du 21 mars 2013 dont question ci-après, avait
d'ailleurs également statué dans ce sens.
(98) Pas., 2013, p. 744 ; R.G.A.R, 2014, no 15056,
note C. Dalcq.
(99) Sous réserve de la précision énoncée supra
no 19.
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ainsi conformée aux conclusions prises par
l'avocat général Thierry Werquin (100). Ce
dernier s'était chargé de répondre, un à un,
aux arguments traditionnellement avancés
par les détracteurs de la solution retenue. Il
conviendra, notamment à la lumière de ses
développements, de revenir sur ces arguments (101).
Prononcée par la chambre francophone de
la Cour, qui s'aligne de la sorte sur la jurisprudence de son homologue néerlandophone, cette décision revient sur le principe
énoncé par l'arrêt du 4 novembre 1993. Elle
consacre ainsi le maintien de la responsabilité du commettant en cas d'abus de fonctions de la part de son préposé, même lorsque la victime avait connaissance ou devait
raisonnablement avoir connaissance de cet
abus.
B. — Appréciation critique
25. — Quel regard porter sur cette
jurisprudence ? L'arrêt du 21 mars 2013 présente l'avantage certain de mettre fin à une
controverse néfaste à la sécurité juridique.
Sur le fond, cette décision, et celle du
11 mars 1994 qui l'a précédée, paraissent, à
notre sens, difficilement contestables.
Sur le plan des principes en effet, la solution
retenue paraît correcte. Si le fait d'avoir
traité avec le commettant en dépit de sa
connaissance, ou dans l'ignorance fautive,
de l'abus commis, s'apparente à une faute
délictuelle (102) en lien causal avec le dommage, la victime devra contribuer à celui-ci
en proportion de sa part de responsabilité.
Ceci n'efface toutefois pas la faute du préposé ni le lien causal entre cette faute et le
dommage. Par ailleurs, les éléments objectifs qui conditionnent le régime de responsabilité du commettant demeurent. Dans ce
contexte il y a place pour un partage de responsabilité et l'exonération du commettant
ne pourra être que partielle (103).
(100) Dont on sait par ailleurs que, à l'instar de son
prédécesseur, Jean du Jardin, il n'interprète pas l'arrêt du 4 novembre 1993 comme permettant d'exclure la victime du bénéfice de la présomption instituée
à son profit du fait de la connaissance qu'elle avait de
l'abus (cfr supra no 22).
(101) Cfr infra nos 26 et s.
(102) Et nous verrons qu'il faut se garder d'y voir une
règle systématique (cfr infra no 27).
(103) En ce sens R.O. Dalcq, op. cit., p. 618,
no 1966 ; R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor an-
Face à ce constat, les explications traditionnellement avancées pour justifier une exonération totale du commettant ne convainquent pas [1]. Pour autant, il nous semble
que l'enseignement de la Cour de cassation
doit être nuancé lorsque la victime adopte
un comportement frauduleux, cas dans
lequel il n'est pas exclu qu'il puisse être fait
échec à l'application de l'ar ticle 1384,
alinéa 3, du Code civil [2].
1. — Une solution conforme au droit
26. — Nous avons examiné à quelles conditions le commettant peut être tenu pour le
fait de son préposé et en particulier, dans
quelle mesure un acte est accompli dans
l'exercice des fonctions. Ces éléments qui
déterminent l'application du régime sont
contenus dans l'article 1384, alinéa 3, du
Code civil.
À cet égard, il faut d'emblée préciser que
l'attitude de la victime n'exerce aucune
influence sur l'existence du lien de connexité exigé entre l'acte dommageable et
les fonctions, puisque ce lien s'apprécie au
regard des circonstances objectives qui
entourent ledit acte, indépendamment de
l'opinion que peut s'en faire la victime (104).
dermans daad... », op. cit., p. 1422, no 38 ; B.
Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chronique
de jurisprudence..., op. cit., p. 147, no 175 ;
T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 422423.
(104) En ce sens, voy. R.O. Dalcq, op. cit., p. 618,
no 1964 ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht ... »,
T.P.R., 2000, p. 1862 ; J. du Jardin, concl. préc.
Cass., 11 mars 1994, R.W., 1994-1995, p. 290 ; voy.
encore notamment C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de
son préposé », op. cit., p. 239, no 18 ; J.-L. Fagnart,
« Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 189,
no 45 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprakelijk... », op. cit., p. 3 ; N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 182, no 19 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas
d'abus de fonctions », op. cit., pp. 339 et s. À cet
égard est éminemment critiquable l'arrêt de la cour
d'appel de Bruxelles du 27 mars 1995 (A.J.T., 19951996, p. 225, note B. Willeman) qui décide « dat appellante in casu geen schade kan verhalen op de
werkgever van H., nu zij onmogelijk te goeder trouw
kon denken dat de aangestelde binnen zijn opdracht
als kantoorhouder handelde, vermits het hele verloop van de handelingen iderer schijn van rechtmatigheid uitsluit ; dat immers de band tussen de functie
en de uitgevoerde handelingen (...) verdwijnt door de
kennis vanwege de gedupeerde van de verboden
machtsoverschrijding ». Contrairement à ce qu'indique d'ailleurs le professeur Fagnart (« Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 190, no 49), cet arrêt
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Exercice des fonctions —
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-
Dans un tel contexte, refuser à la victime qui
savait ou devait savoir que le préposé abusait de ses fonctions le bénéfice de la présomption qui pèse sur le commettant,
revient comme tel à subordonner l'application de celle-ci à l'ignorance légitime de la
victime, et donc à ajouter une condition que
le texte ne prévoit pas (105). Certains
auteurs affirment, de manière péremptoire,
que la connivence de la victime avec l'abus
du préposé doit la priver de la garantie du
commettant et que seule sa bonne foi (106)
peut justifier le recours à cette garantie
(107). Cela n'est toutefois pas suffisant. Les
partisans de la règle ont ainsi tenté de la
justifier par le biais de plusieurs mécanismes juridiques, sans vraiment convaincre,
nous allons le voir.
Dans ce contexte, le droit français a incontestablement apporté de l'eau à leur moulin.
De longue date en effet, la jurisprudence (et
la doctrine à sa suite) de nos voisins s'est
prononcée, de manière semble-t-il quasi
unanime, en faveur de l'exonération du
commettant dans l'hypothèse où la victime
n'ignorait pas l'abus du préposé, mais également dans le cas où il ne pouvait raisonnablement pas l'ignorer (108).
a. La faute prépondérante de la victime
27. — Le professeur Savatier considérait
ainsi que la victime qui s'associe au préposé
en connaissance de l'abus commet une faute qui, compte tenu de son rôle déterminant
dans la survenance du dommage, « élimine
ne semble même pas conforme à celui de la Cour de
cassation du 4 novembre 1993 qui, en dépit de ses
vicissitudes, ne modifiait pas sa jurisprudence sur la
manière d'apprécier objectivement le lien de connexité exigé entre l'acte dommageable du préposé et
les fonctions.
(105) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420,
no 634 ; L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 331,
no 16.
(106) À cet égard, il paraît utile de rappeler que la
bonne foi est présumée, mais également de noter
qu'il serait excessif d'assimiler à la mauvaise foi
l'ignorance, même fautive, de la victime. Tout au plus
la participation consciente à l'abus pourrait, en certaines circonstances, révéler la mauvaise foi (voy.,
en ce sens, L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit.,
p. 342, no 23).
(107) Dabin
et
Lagasse,
« Examen
de
jurisprudence (1939-1948) - La responsabilité délictuelle et quasi délictuelle », R.C.J.B., 1949, p. 70.
(108) Voy. notamment H. et L. Mazeaud et A. Tunc,
op. cit., pp. 985 et s., no 914 et les références citées ;
G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 998-1000,
no 802, et les références citées.
la responsabilité prise en charge par le
patron » (109). Cette thèse peut rapidement
être écartée, car elle est contraire à la théorie de l'équivalence des conditions. La faute
de la victime n'a d'effet exonératoire pour
l'auteur du dommage que si elle est la cause
exclusive du dommage. En cas contraire, il y
a seulement place pour un partage de responsabilité. Il en va de même pour le commettant, présumé responsable sur le
fondement de la faute de son préposé. Tout
au plus le rôle causal de la faute de la victime permettra de déterminer la mesure dans
laquelle celle-ci devra supporter une partie
de son dommage (110).
Pour le surplus, il n'est pas certain que l'on
puisse considérer que la victime qui traite
avec le préposé, alors qu'elle sait qu'il agit
hors de ses fonctions, commet nécessairement une faute susceptible d'engager sa
responsabilité. Le professeur R.O. Dalcq
reprenait ainsi l'exemple du préposé chauffeur qui profite de son véhicule pour effectuer un détour personnel, ce que son passage r, victime en suite d'un accide nt,
n'ignore pas. Le fait qu'il ait conscience de
l'abus, et qu'il ne demande toutefois pas à
quitter le véhicule serait-il nécessairement
constitutif de faute (111) ? Il ne nous semble pas.
b. L'acceptation des risques
28. — Henri De Page a quant à lui proposé
de justifier la solution à partir de l'idée que la
victime qui sait que le préposé outrepasse
sa mission, en accepte les risques (112).
(109) R. Savatier, Traité, t. I, 2e éd., 1951, p. 418,
no 323 ; voy. également H. et L. Mazeaud et
A. Tunc, op. cit., p. 987, no 914.
(110) La Cour de cassation considérait traditionnellement qu'en cas de fautes concurrentes ayant causé
un même dommage, la gravité de celles-ci constituait
un critère pour partager les responsabilités des
auteurs (voy. par exemple Cass., 11 juin 1981, Pas.,
1981, I, 1159). Cependant, en suite d'une évolution de
sa jurisprudence, il semble désormais que l'incidence
causale des fautes concurrentes supplante ce critère
de gravité dans le partage des responsabilités entre
coobligés (voy. notamment Cass, 29 janvier 1988,
R.C.J.B, 1993, p. 317, note L. Cornelis). La Cour l'a
récemment indiqué explicitement, en décidant que le
juge du fond, « en partageant les responsabilités (...)
en fonction de la gravité (...) [des] fautes respectives,
(...) viole les articles 1382 et 1383 du Code civil »
(Cass., 4 février 2008, Pas., 2008, p. 329).
(111) R.O. Dalcq, op. cit., p. 617, no 1963 ; dans le
même sens, voy. L. Cornelis, « Plaidoyer pour une
responsabilité uniforme en cas d'abus de
fonctions », op. cit., p. 341, no 23.
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L'éminent auteur ne s'en explique toutefois
pas davantage (113). On sait que certains
ont cru trouver dans l'acceptation des risques une cause étrangère exonératoire, qui
permettrait de rompre le lien de causalité entre la faute commise par l'auteur de l'acte
dommageable et le préjudice subi par la victime (114).
La doctrine apparaît toutefois, à l'heure
actuelle, unanime (114bis) pour considérer
que l'acceptation des risques n'est pas un
concept juridique autonome, et l'auteur du
dommage ne peut l'invoquer pour s'exonérer. C'est uniquement si elle peut s'analyser
en une faute en lien causal avec le dommage que le responsable, et en l'occurrence le commettant présumé responsable,
peut tout au plus espérer obtenir un partage
de responsabilité.
c. L'apparence
29. — Le recours à la théorie de l'apparence
pour justifier l'exonération du commettant
suscite davantage la réflexion. D'ailleurs, la
jurisprudence française, qui pour rappel refuse de longue date le bénéfice de la présomption de responsabilité à la victime qui
n'ignorait pas l'abus de fonctions, semble
souvent s'y référer (115). Ainsi, « vis-à-vis
des tiers de bonne foi, le préposé qui abuse
de ses fonctions est un préposé apparent
qui engage la responsabilité de son commettant. L'apparence est, comme la réalité,
génératrice de droits (116) à l'égard des tiers
de bonne foi » (117). À l'inverse, le tiers qui
sait, voire doit savoir, que le préposé abuse
de ses fonctions, ne peut plus se prévaloir
d'une quelconque apparence (ou d'une
croyance légitime), et doit donc se voir refu(112) H. De Page, Traité, t. II, 1964, p. 1024, no 990,
note (2).
(113) Voy. à cet égard les critiques de R.O. Dalcq,
op. cit., p. 618, no 1964, reprises telles quelles par
l'avocat général T. Werquin dans ses conclusions
précédant l'arrêt de la Cour de cassation du 21 mars
2013, précité.
(114) R. André, Les responsabilité, t. I, 1982,
pp. 417-419.
(114bis) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit.,
p. 170, no 235, et les références citées.
(115) Voy. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 9981000, no 802 et les références citées.
(116) Nous allons examiner tout ce que cette affirmation a de contestable (cfr note no 151).
(117) H. Lalou, Traité pratique de la responsabilité
civile, 6e éd., Paris, Dalloz, 1962, p. 600, no 1068.
ser l'application du régime prévu par
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. C'est le
raisonnement qui se trouve à la base de l'arrêt du 4 novembre 1993.
En droit belge, Christine Dalcq a tenté d'établir les bases théoriques d'une exonération
du commettant à partir de la théorie de
l'apparence. L'auteure a cru trouver dans
cette théorie un « fondement adéquat »,
une « justification rationnelle » à l'exonération totale du commettant (118). Elle reconnaissait pourtant dans le même temps que
la théorie de l'apparence « ne permet pas
ipso facto d'expliquer que ce comportement
conduise à exonérer entièrement le commettant, plutôt que d'entraîner seulement
un partage de responsabilité » (119). Et
pour cause, si les références à la théorie de
l'apparence sont nombreuses, celle-ci ne
nous paraît pas juridiquement pertinente
pour justifier une exonération du commettant.
30. — Selon la définition classique qu'en
donne le professeur Kruithof, « on parle de
la théorie de l'apparence en droit, lorsque
cette situation juridique apparente donne
naissance à une situation juridique valable,
c'est-à-dire lorsque «la croyance crée le
droit”. Suivant la théorie de l'apparence, telle
qu'elle est reçue en droit belge, une situation
juridique purement apparente engendre
donc des effets juridiques analogues à ceux
qui se produiraient si cette situation correspondait à la réalité » (120). Cette analyse,
constante, résiste aux nombreuses difficultés et controverses que suscite par ailleurs
cette théorie de l'apparence (ou « de la confiance légitime ») (121). C'est ainsi que la
victime d'une apparence devient titulaire de
droits dont elle croyait jouir, et qu'à l'inverse,
certaines personnes se voient imposer des
(118) C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victime en matière d'abus de fonctions... », op. cit.,
p. 613, no 4.
(119) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du
commettant pour abus de fonctions de son
préposé », op. cit., pp. 241 et s.
(120) R. Kruithof, « La théorie de l'apparence dans
une nouvelle phase », note sous Cass., 20 juin 1988,
R.C.J.B., 1991, p. 54, no 3.
(121) Pour une synthèse de la théorie et des difficultés y liées, voy. l'excellente étude de S. Stijns et
I. Samoy, « La confiance légitime en droit des
obligations », in S. Stijns et P. Wéry (dir.), Les sources d'obligations extracontractuelles, coll. Groupe de
recherche en droit des obligations K.U.LeuvenU.C.L., Bruges, la Charte, 2007, pp. 47 et s.
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Exercice des fonctions —
F.35
-
obligations issues des droits ainsi créés
(122).
Transposons ce qui précède à notre propos.
Lorsque les conditions requises à la mise
en cause de la responsabilité du commettant sont réunies (ce qui est nécessairement le cas dans l'hypothèse d'un abus de
fonctions à propos duquel on s'interroge sur
l'incidence de sa connaissance par la victime (123)), aucune apparence ne saurait
créer davantage de droits en faveur de la
victime que ceux dont elle jouit déjà par le
fait d e l'ap plica tion de l'a r ticle 138 4,
alinéa 3, du Code civil (124). Par ailleurs,
l'absence d'apparence (ou, en d'autres termes, la connaissance de l'abus de fonctions
par la victime) ne pourrait certainement pas
être destructeur en tant que tel de droits
acquis. Faire appel à la théorie de l'apparence apparaît donc bien vain.
En réalité, le recours à la théorie de l'apparence, à le supposer admissible, ne pourrait
être envisagé qu'en vue de créer un droit à
la réparation dans le chef de la victime en
raison de la confiance qu'elle aurait placée
dans une situation apparente alors que les
conditions à l'application de l'article 1384,
alinéa 3, du Code civil n'étaient en réalité
pas remplies (125). Il reviendrait alors au
juge de constater que le tiers a pu légitimement croire que le préposé agissait dans les
fonctions auxquelles il était occupé pour
obliger le commettant à le garantir (126).
Cette hypothèse, et son éventuelle admissibilité, dépasse toutefois largement l'objet de
la question de l'incidence de la connaissance de l'abus de fonctions par la victime.
31. — Au regard de ce qui précède, il faut
constater que la seule manière de faire de
l'absence d'apparence (connaissance effective ou ignorance illégitime de l'abus) un
obstacle à l'action de la victime contre le
commettant est de l'ériger en condition (127)
d'application de l'article 1384, alinéa 3, du
Code civil. Cela revient à exiger que la victi(122) Ibidem, p. 52.
(123) Sans quoi il suffit de constater l'absence d'une
condition pour exonérer le commettant.
(124) Contrairement à ce qu'affirmait Lalou, que
nous citions plus haut, ce n'est donc pas l'apparence
qui est génératrice de droit ici, mais bien la loi.
(125) Pour un exemple en jurisprudence, voy. Liège,
3e ch., 9 octobre 1991, J.T., 1992, p. 130.
(126) Voy., à cet égard, en droit français M. FabreMagnan, op. cit., p. 326.
(127) Subjective cette fois (cfr supra no 26).
me ait été de bonne foi, notamment dans
l'hypothèse d'un abus de fonctions de la part
du préposé. La théorie de l'apparence n'y
est absolument pour rien (128).
Madame Dalcq a dû d'ailleurs s'y résoudre,
puisqu'elle indique que « l'apparence de
préposition (...), la légitimité de l'erreur de la
victime est (...) une condition supplémentaire du bien-fondé de son recours contre le
commettant en présence d'un abus de fonctions du préposé » (129). C'est d'ailleurs en
ce sens que la jurisprudence française est
fixée, dont les arrêts à cet égard sont légion
(130).
Cette exigence de bonne foi ou d'ignorance
légitime dans le chef de la victime ne
repose pourtant sur rien (131). Elle ne se
retrouve pas dans le texte de l'article 1384,
alinéa 3, ce qui suffit in se à la condamner
(132). On la justifie par des considérations
d'équité (133), ce qui peut se comprendre
dans une certaine mesure, mais qui ne suffit pas pour fonder une règle obligatoire
(134).
(128) Il nous semble donc que l'on ne peut parler, à
propos de l'arrêt de la Cour de cassation du
4 novembre 1993, précité, d'une jurisprudence « en
parfaite harmonie avec la théorie de l'apparence »
(J.-L. Fagnart, « Responsabilité du fait d'autrui », op.
cit., p. 190, no 47).
(129) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du
commettant pour abus de fonctions de son
préposé », op. cit., p. 243, no 22. On ne comprend
pour le surplus pas pourquoi l'auteure poursuit son
raisonnement en indiquant que la connaissance par
la victime de l'abus de fonctions aurait pour effet de
faire disparaître le lien exigé entre la faute et les
fonctions, dont nous avons vu au contraire qu'il s'apprécie objectivement, abstraction faite de l'opinion
que peut en avoir la victime (cfr supra no 26).
(130) P. Jourdain, « Responsabilité civile », RTD
civ., 1997, p. 953 et les références citées.
(131) Seul l'arrêt du 4 novembre 1993 permettait jusqu'alors d'appuyer juridiquement l'exigence d'une
ignorance légitime dans le chef de la victime. Dans
une certaine interprétation (cfr supra no 22), l'on pouvait considérer que celui-ci avait (curieusement)
souscrit à l'ajout de cette quatrième condition non
prévue dans la loi. Avec le récent arrêt du 21 mars
2013 (R.G.A.R., 2014, no 15056, note C. Dalcq), ce
soutènement ne peut désormais plus être invoqué
avec pertinence
(132) En ce sens L. Cornelis, « Plaidoyer pour une
responsabilité uniforme en cas d'abus de
fonctions », op. cit., p. 331, no 16 ; T. Vansweevelt et
B. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 422, no 636
(133) Madame Dalcq parlait ainsi de « tempérament
à (...) la jurisprudence en matière d'abus de fonctions
(...) fixée dans le sens d'une grande sévérité envers
les commettants » (C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité du commettant pour abus de fonctions de
son préposé », op. cit., p. 243, no 22).
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En outre, si l'on exige l'existence d'une
apparence de préposition à laquelle la victime a pu se fier en cas d'abus de fonctions,
la même exigence doit être posée en
dehors d'un quelconque abus de fonctions.
Or, le régime prévu à l'article 1384, alinéa 3,
ne nécessite même pas que la victime ait su
que celui qui lui cause un dommage est un
préposé (135). A fortiori il ne saurait être
question de subordonner son application à
l'apparence susvisée. D'ailleurs, même
dans certaines hypothèses d'abus de fonctions, l'apparence n'est pas un critère pertinent, parce que la victime n'a tout simplement pas eu l'occasion de s'y fier (136).
32. — L'avocat général Thierry Werquin
ajoute dans ses conclusions précédant l'arrêt, pour écarter la théorie de l'apparence,
que celle-ci ne devrait avoir d'effet qu'en matière contractuelle. Et de préciser que
« s'agissant de l'hypothèse de l'employé de
banque qui détourne des fonds, si la victime
pouvait croire qu'il agissait dans ses fonctions, elle conclut la transaction directement
avec la banque, et celle-ci demeure contractuellement tenue. Si elle ne pouvait pas
ignorer le dépassement de fonctions, aucun
lien contractuel n'est établi avec l'établissement bancaire et ce dernier ne doit pas
réparation » (137).
La remarque de l'avocat général renvoie à
la théorie du mandat apparent, et permet de
(134) Il faut d'ailleurs rappeler que, dans la plupart
des cas, la responsabilité civile du commettant sera
couverte par un assureur (réflexion partagée par
N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit.,
p. 183, no 21), même en cas de faute intentionnelle
de la part du préposé (seul l'auteur de la faute intentionnelle, à savoir le préposé, ne sera pas couvert
par l'assureur (voy. M. Fontaine, Droit des assurances, 4e éd., Bruxelles, Larcier, 2010, p. 268, no 367 ;
Cass., 25 mars 2003, Pas., 2003, p. 617 ; pour une
application à la responsabilité présumée du commettant, voy. Gand, 26 octobre 2006, R.D.C., 2007,
p. 826).
(135) R.O. Dalcq, op. cit., p. 618, no 1965, repris par
Thierry Werquin, dans ses conclusions précédant
l'arrêt du 21 mars 2013.
(136) Voy. à cet égard les réflexions de H. et
L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., p. 994, no 915 :
« (...) lorsqu'un piéton est renversé par une automobile que conduit un chauffeur, comment l'idée d'apparence suffirait-elle à justifier, à supposer même
que le chauffeur soit en uniforme, que le commettant
réponde de l'accident même en cas d'abus de
fonctions ? Quand un ouvrier couvreur vole du zinc
sur le toit d'un immeuble voisin, comment expliquer
par l'idée d'apparence les rapports qui se créent ? ».
(137) T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013,
www.cass.be, p. 15.
mettre en exergue les solutions différentes
auxquelles peut aboutir l'action de la victime, selon son fondement contractuel ou
extracontractuel. On sait en effet que la
Cour de cassation a expressément consacré la possibilité pour la victime de se prévaloir d'apparences trompeuses afin d'obtenir du juge qu'il consacre l'existence d'un
mandat, et par conséquent les droits et obligations qui en découlent (138). Cela suppose notamment, parmi d'autres conditions
(139), son ignorance légitime. De la sorte,
comme le note T. Werquin, si l'action de la
victime se fonde sur le mandat apparent, sa
mauvaise foi, et plus généralement son
ignorance fautive, la privera, contrairement
à ce qu'il en est en matière extracontractuelle, d'un recours contre la banque. Certains regrettent alors cette dichotomie, « à
l'heure du rapprochement entre les deux
ordres de responsabilités » (140). Il reste
que ces deux ordres restent aujourd'hui
encore, fondamentalement différents (141),
ce qui rend à notre sens, tout à fait acceptable la divergence.
2. — Le cas particulier de la fraude
33. — Exclure de manière générale du bénéfice de la présomption de responsabilité
de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil la
victime qui avait ou aurait raisonnablement
dû avoir connaissance de l'abus de fonctions paraît être une erreur. Il n'existe en effet aucune raison, qu'elle soit juridique ou
d'équité (142), de déroger aux règles du partage de la responsabilité lorsque la victime,
(138) Cass., 20 juin 1988, Pas., 1988, I, p. 1258 ;
J.T., 1989, p. 547, note P.A. Foriers ; R.C.J.B., 1991,
p. 45, note R. Kruithof ; R.W., 1989-1990, p. 1425,
note A. Van Oevelen ; T.R.V., 1989, p. 540, note
P. Callens et S. Stijns : « le mandant peut être lié sur
base d'un mandat apparent non seulement s'il a fait
naître cette apparence par sa faute mais aussi,
même lorsqu'aucune faute ne peut lui être imputée,
si un tiers a légitimement pu donner foi à l'étendue
des pouvoirs du mandataire ».
(139) Voy. S. Stijns et I. Samoy, « La confiance légitime en droit des obligations », op. cit., pp. 84-87.
(140) C. Dalcq, « L'incidence du comportement de la
victime face à l'abus de fonction du préposé », note
sous Cass. 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014,
no 15056.
(141) Voy., à ce propos, l'étude de B. Dubuisson,
« Responsabilité contractuelle et responsabilité
aquilienne - Comparaison n'est pas raison », in
S. Stijns et P. Wéry (dir.), Les rapports entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle, coll.
Groupe de recherche en droit des obligations K.U.L.U.C.L., Bruges, la Charte, 2010, pp. 1 et s.
(142) Cfr supra no 31.
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Exercice des fonctions —
F.35
-
par négligence ou naïveté, ne prend pas
conscience de l'abus dont le préposé avec
qui elle traite se rend coupable.
Il semble toutefois possible de priver la victime d’indemnisation sur la base du principe
Fraus omnia corrumpit (143). Ceci suppose
démontrer la volonté consciente de la victime de s’associer à l’abus des fonctions, au
détriment du commettant. Cette attitude institutionnelle ne peut évidemment pas être
assimilée à l’incurie de la victime (144).
34. — L'on ne saurait revenir sur les nombreuses controverses qu'a suscitées, et que
suscite encore, cet adage. Tel n'est assurément pas l'objet de la présente étude. Il faut
toutefois se rappeler que la Cour de cassation en a fait une application particulière en
matière de responsabilité extracontractuelle,
dans un arrêt du 6 novembre 2002 (145).
Dans cette affaire, un agent de change avait
été condamné pour escroquerie à la suite de
diverses malversations commises au préjudice d'une société de gestion d'un fonds
commun de placement (146). Dans le cadre
du débat sur la responsabilité civile, cet
agent prétendait à un partage de responsabilité en considération de la négligence dont
avait fait preuve cette société dans le contrôle des opérations litigieuses, partage
qu'avaient octroyé les juges du fond. Saisie
d'un pourvoi, la Cour de cassation rappelle
la règle classique selon laquelle « lorsqu'un
dommage a été causé par les fautes concurrentes de la victime et du prévenu, celui-ci
ne peut, en règle, être condamné envers la
victime à la réparation entière du
dommage », mais s'empresse d'ajouter que
« toutefois, le principe général du droit Fraus
omnia corrumpit, qui prohibe toute tromperie
(143) À ce sujet, voy. la récente thèse de
A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaatrecht, Bruges, la Charte, 2013, 516 p.
(144) En ce sens N. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 183, no 21 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uniforme en cas
d'abus de fonctions », op. cit., p. 342, no 23.
(145) Pas., 2002, p. 2103, concl. J. Spreutels ; J.T.,
2003, p. 579, et note J. Kirkpatrick ; R.C.J.B., 2004,
p. 267, note F. Glansdorff ; R.W., 2002-2003,
p. 1629, note B. Weyts ; Bull. ass., 2003, p. 815,
note P. Graulus.
(146) Pour une présentation plus complète des faits,
voy. J. Kirkpatrick, « La maxime Fraus omnia corrumpit et la réparation du dommage causé par un délit intentionnel en cours avec une faute involontaire
de la victime », note sous Cass., 6 novembre 2002,
J.T., 2003, pp. 573 et s.
ou déloyauté dans le but de nuire ou de réaliser un gain, exclut que l'auteur d'une infraction intentionnelle engageant sa
responsabilité civile puisse prétendre à une
réduction des réparations dues à la victime
de cette infraction en raison des imprudences ou des négligences qu'elle aurait
commises ».
Cette jurisprudence a été confirmée par
deux arrêts subséquents de la Cour de cassation (147), non sans essuyer plusieurs
critiques (148). Le principe Fraus omnia
corrumpit permettrait donc de déroger
exceptionnellement aux règles classiques
de la causalité.
Déjà dans sa thèse, Jean-François Romain
(149) avait mis en exergue, à partir de deux
arrêts de la Cour de cassation (150), l'existence d'une dérogation, similaire, à la théorie de l'équivalence des conditions, dans le
cadre de la réparation du dommage causé
par le dol-vice de consentement (et donc en
matière de responsabilité précontractuelle).
Dans ces arrêts, la Cour a affirmé que
l'imprudence de la victime du dol ne pouvait
dispenser son auteur de la réparation intégrale du dommage causé. J.-F. Romain a vu
dans cette jurisprudence l'expression du
principe Fraus omnia corrumpit, dont les
co nséqu ence s en ma tière délictu elle
seraient de faire exception à la théorie de
l'équivalence des conditions en cas de concours entre une faute intentionnelle et une
faute non intentionnelle de la victime (151).
Selon lui, la maxime appelle l'idée qu'« un
comportement de fraude, et de faute inten(147) Cass., 9 octobre 2007, Pas., 2007, p. 1739 ;
Cass., 6 novembre 2007, R.W., 2007-2008, p. 1716,
note B. Weyts. Pour des applications dans la jurisprudence du fond, voy. Pol. Liège, 22 mars 2004,
Bull. ass., 2005, p. 120 ; Civ. Mons, 7e ch., 31 mars
2003, Bull. ass., 2004, p. 581 ; Corr. Liège,
17 septembre 2003, J.L.M.B., 2003, p. 1542.
(148) Encore qu'il semble y avoir consensus sur la
solution qui découle de l'arrêt. Pour une très brève
synthèse des critiques, voy. B. Weyts, « De toepassing van Fraus omnia corrumpit bij een samenloop
van aansprakelijkheid volgens het Hof van cassatie :
de bedoeling tot het berokkenen van schade is
vereist », note sous Cass., 6 novembre 2007, R.W.,
2007-2008, p. 1725, no 6 et les références citées.
(149) J.-F. Romain, Théorie critique du principe général de bonne foi en droit privé, coll. Faculté de droit
de l'U.L.B., Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 313 et s.,
nos 168 et s.
(150) Cass., 23 septembre 1977, Pas., 1978, I,
p. 100 ; Cass., 29 mai 1980, Pas., 1980, I, p. 1190.
(151) J.-F. Romain, op. cit., pp. 452-453, no 222.2 et
pp. 779-780, no 341.2.1.
Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015)
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tionnelle (152), exclut que l'auteur de la
fraude puisse se prévaloir de certaines
règles de droit positif normalement applicables dont il pourrait tirer un bénéfice ». C'est
précisément la thèse à laquelle s'est ralliée
la Cour de cassation dans son arrêt du
6 novembre 2002.
À cet égard, A. Lenaerts aboutit à la même
conclusion dans sa thèse de doctorat. Elle
indique que l'effet juridique du principe
Fr a u s o m n i a c o r r u m p i t r é s i d e d a n s
« l'inefficacité » du comportement frauduleux à l'encontre d'une partie contractante
ou d'un tiers. Cela se traduit notamment
dans le fait que l'application d'une règle de
droit que l'auteur d'une fraude invoque à
son profit doit être écartée, précisément en
raison de l'existence de cette fraude, dans
la mesure où le contraire reviendrait à faire
bénéficier ledit auteur d'un avantage tiré de
son acte illicite. L'auteur d'une faute frauduleuse (« bedrieglijk ») ne peut donc pas
faire appel aux règles relatives au partage
de la responsabilité pour obtenir l'amoindrissement, voire l'exonération, de son obligation de réparation (153).
Cette idée a, semble-t-il, encore été récemment confirmée par la Cour de cassation
dans un arrêt du 18 mars 2010, à propos du
dol-vice de consentement (154).
Mais l'on ne saurait s'arrêter là. L'hypothèse
mise en évidence jusqu'à présent concerne
la fraude dans le chef de l'auteur de l'acte
dommageable, à qui le partage de responsabilités est refusé malgré l'imprudence de
la victime. Lorsque c'est la victime qui se
rend coupable d'une telle fraude, elle doit
également être privée du bénéfice des
règles de droit normalement applicables, et
notamment celles relatives à la théorie de
l'équivalence des conditions (155).
(152) La question de savoir si la règle doit être étendue à toute faute intentionnelle est controversée.
Voy. pour une brève synthèse, P. Van Ommeslaghe,
Traité, vol. I, 2013, p. 488, et les références citées.
(153) A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaatrecht, op. cit., pp. 324 et s. et spécialement
p. 329.
(154) R.G.D.C., 2012, p. 31, note A. Lenaerts (« le
principe général du droit fraus omnia corrumpit empêche que le dol procure un avantage à l'auteur ;
lorsque le dol entraine l'annulation de la convention,
celui qui a commis un dol ne peut invoquer l'imprudence ou même la négligence grave et inexcusable
du cocontractant et il reste tenu d'indemniser totalement le dommage, même si la victime du dol a commis une telle faute »).
35. — À ce stade de la réflexion, on comprend à la lumière des développements qui
précèdent que la victime qui aurait sciemment pris part à un abus de fonctions pourrait être privée de l'application de certaines
règles de droit favorables, si son attitude
peut s'analyser en une fraude (156).
(155) En ce sens A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaatrecht, op. cit., p. 204, no 193 ;
B. Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence..., op. cit., p. 361, no 428 ;
I. Boone,
« Recente
ontwikkelingen
inzake
causaliteit », in Aansprakelijkheidsrecht, Vlaamse
Conferentie Balie Gent, Anvers, Maklu, 2004, p. 56,
no 8 ; M. Van Quickenborne, « Overzicht van rechtspraak (2000-2007) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 2010, p. 336, no 27.
(156) Un parallèle peut être fait avec l'idée de JeanLuc Fagnart selon laquelle l'enseignement consacré
dans l'arrêt du 11 mars 1994 (et donc dans l'arrêt
subséquent du 21 mars 2013) devrait être remis en
cause à la lumière de la théorie de la tierce complicité (J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier du
fait de ses préposés », op. cit., pp. 145-146, dont
l'idée est reprise par d'autres [voy. C. Dalcq,
« L'incidence de la faute de la victime en matière
d'abus de fonctions... », op. cit., p. 614, no 9 ; P. Van
Ommeslaghe, Traité, t. II, op. cit., p. 1356, no 912]).
Selon lui, la victime qui savait ou devait savoir que le
préposé abusait de ses fonctions se fait tiers complice de la violation par ce préposé de ses obligations
contractuelles, en sorte que lui laisser la possibilité
d'actionner le commettant « arrive à la conséquence
insolite que (...) le tiers complice (...) peut (...) réclamer à la victime (le commettant) la réparation du
dommage résultant de la faute à laquelle il a
participé ». L'explication ainsi avancée pour exclure
la victime du bénéfice de la présomption instituée à
l'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne convainc
guère. Avant tout, il nous semble que la simple connaissance de la victime ne saurait être automatiquement assimilée à la complicité. Ensuite, ce que JeanLuc Fagnart qualifie de « conséquence insolite » ne
constitue en réalité rien d'autre que l'application classique des règles relatives à la causalité en cas de
fautes concurrentes, dont l'une est commise par la
victime. Il ne faut en effet pas perdre de vue que quel
que soit le manquement imputable à cette dernière,
le préposé n'en a pas moins commis une faute dont
doit répondre le commettant. Il y a alors place pour
un partage de responsabilité, de sorte que la victime
ne pourra pas réclamer réparation de l'intégralité de
son préjudice, ce qui permet de prendre en compte
sa part de responsabilité dans la survenance de son
dommage. En outre, le fait que le commettant soit
victime d'une inexécution contractuelle, n'empêche
pas qu'il demeure, par ailleurs, responsable sur le
fondement de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il
n'y a donc rien de choquant à admettre qu'il supporte
une part du dommage subi par le tiers complice.
Pour le surplus, si le commettant peut se réclamer à
l'égard du tiers d'un autre préjudice que le montant
qu'il lui a versé, déjà diminué à concurrence de la
responsabilité de ce tiers dans la survenance du préjudice (Par exemple, pour reprendre l'illustration
donnée par le professeur Fagnart, une atteinte à sa
réputation), rien ne l'empêche de tenter d'en obtenir
réparation, quitte à opérer une compensation entre
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Exercice des fonctions —
F.35
-
Encore faut-il donc déterminer ce qu'il y a
lieu d'entendre par « fraude » pour l'application de l'adage. La Cour de cassation a, par
un arrêt du 3 octobre 1997 (157), clarifié la
question, sous l'influence d'Henri De Page
(158), en indiquant que « l'application du
principe général du droit Fraus omnia corrumpit» suppose l'existence d'une fraude,
laquelle implique la volonté malicieuse, la
tromperie intentionnelle, la déloyauté dans
le but de nuire ou de réaliser un gain ».
Seule présente un intérêt la question de
savoir si le fait pour la victime de s'associer
en connaissance de cause à l'abus de fonctions peut être qualifié de « fraude » au
sens de l'arrêt précité, avec les conséquences juridiques que cela pourrait entraîner.
À cet égard, il n'est pas certain que l'on
puisse s'en tenir à une règle générale. Dit
autrement, tout est question d'espèce. Illustrons cette considération au travers des
deux exemples classiques d'abus de fonctions faisant intervenir la connaissance de
la victime : le tiers qui prend place à bord du
véhicule d'un préposé qui en abuse, et le
tiers qui s'associe aux malversations d'un
agent auprès d'un établissement de crédit.
Par tons du postulat que les conditions
d'application de l'article 1384, alinéa 3, sont
réunies, et que le tiers, victime, peut donc
en principe s'en prévaloir. Le fait d'être
monté dans le véhicule en connaissance de
cause pourrait-il être qualifié de fraude ?
Cela est a priori douteux. En revanche,
lorsqu'en vue de générer des gains illicites,
au préjudice du commettant, la victime a
traité avec le préposé d'une quelconque
manière, il y a tout lieu de penser que l'on
puisse lui opposer sa fraude, et partant faire
les dettes quasi délictuelles réciproques. Enfin, l'on
note que l'application de la théorie de la tierce complicité implique l'existence d'un contrat (P. Wéry,
Droit des obligations, vol. 1, Théorie générale du
contrat, 2e éd., coll. Précis de la Faculté de droit de
l'U.C.L., Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 617 et s.) entre
le commettant et le préposé. Or, le lien de subordination peut exister indépendamment d'une relation
contractuelle. L'abus de fonctions n'est donc pas toujours synonyme d'inexécution contractuelle. Compte
tenu de ce qui précède, la maxime Fraus omnia corrumpit semble plus à même de justifier l'exclusion de
la victime qui prend sciemment part à l'abus du régime de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, dans la
mesure où elle ne fait pas simplement fi des règles
de la théorie de l'équivalence des conditions, mais
permet de les mettre de côté.
(157) Pas., 1997, I, p. 962 (l'arrêt n'y est pas intégralement reproduit, raison pour laquelle on renvoie à
Arr. Cass., 1997, p. 918).
(158) H. De Page, Traité, t. I, 1962, pp. 71-72, no 55.
jouer le principe Fraus omnia corrumpit à
son encontre.
Coupable de fraude, la victime ne pourrait
invoquer à son profit les règles de droit normalement applicables (présomption à charge
du commettant et partage de responsabilités)
et en cela, ne pourrait bénéficier d'aucune
indemnisation, même partielle (159).
CONCLUSION
Comprendre et clarifier la matière de l'abus
de fonctions constitue un exercice assurément périlleux. Ceci est dû, il nous semble,
à trois difficultés majeures.
La recherche d'une définition de l'abus de
fonctions est une première source d'embarras. Elle semble pourtant parfaitement inutile. Il nous apparaît que le concept d'« abus
de fonctions » permet simplement d'identifier une circonstance factuelle précise, à
savoir le fait qu'un préposé détourne les
moyens liés à sa fonction en vue de servir
des intérêts qui y sont étrangers, quelle que
soit la forme que prend ce détournement.
Ladite circonstance doit permettre au juge,
nous l'avons défendu, de constater l'existence d'un lien de connexité entre l'acte illicite du préposé et sa mission.
La seconde difficulté est le fruit d'un arrêt de
notre Cour de cassation, que l'on se permettra de qualifier d'inopportun. En s'inspirant, en 1989, de son homologue française,
la Cour a consacré une règle qui paraît spécifique à l'abus de fonctions. Ainsi, selon la
Cour, lorsque l'acte illicite accompli par le
préposé résulte d'un abus de fonctions, le
commettant n'est exonéré de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des
fonctions auxquelles il était employé, sans
autorisation, et à des fins étrangères à ses
attributions. À l'analyse, cela revient à dire
que l'abus de fonction, comme toutes autres
fautes commises par le préposé, n'engage
la responsabilité de son commettant que s'il
a été commis « dans les fonctions ».
(159) La cour d'appel de Gand a, dans un arrêt du
29 avril 1997 (R.W., 1999-2000, p. 254), indiqué,
après avoir constaté que le préposé avait bien agi
dans les fonctions, que « bij “medeplichtigheid” of
bedrieglijk handelen (...) van appelante dient, op
grond van (...) het algemeen rechtsbeginsel fraus
omnia corrumpit, tot een uitsluiting van aansprakelijkheid van geïntimeerde P. te worden besloten ». La
cour a finalement constaté que la preuve n'était pas
ramenée de ce que la victime savait ou aurait dû savoir que le préposé abusait de ses fonctions.
Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015)
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Enfin, la dernière question importante liée
à l'abus de fonctions est celle de l'incidence du comportement de la victime sur
la responsabilité présumée du commettant.
Après vingt années d'incertitude, la Cour
d e c a ss a t i o n a , p a r u n e d é ci s io n d u
21 mars 2013, exclu comme telle l'exonération du commettant, et consacré la solution d'un partage des responsabilités, ce
qui semble confor me à l'état du droit
actuel. Pour autant, il semble qu'il faille
réser ver l'hypothèse par ticulière dans
laquelle la victime s'associerait sciemment
à l'abus de fonctions dans un esprit frauduleux. En une telle circonstance, le principe
général de droit Fraus omnia corrumpit
devrait faire échec aux règles de la théorie
de l'équivalence des conditions, et libérer
le commettant de la présomption qui pèse
sur lui.