Rencontre et percussion de deux modes de jouir

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Rencontre et percussion de deux modes de jouir
Rencontre et percussion de deux modes de jouir
Patricia Bosquin-Caroz
Engagés tous deux dans une vie maritale et familiale, dans un mode de vie que tout
oppose, ils vont pourtant se rencontrer fortuitement. Cette contingence viendra bousculer,
révéler et propulser le mode de jouir singulier des protagonistes du roman d’Éric Reinhardt,
Le système Victoria1. En un temps record deux logiques vont se percuter, l’une masculine,
l’autre féminine qui, poussées vers leur absolu, tendues vers leur extrême, conduiront à l’issue
fatale de ce récit.
Qu’y a-t-il de nouveau dans cette fiction que la quatrième de couverture présente comme une
étude de l’époque contemporaine ? Victoria, belle et fascinante, est aussi une femme de
pouvoir redoutable. Directrice des ressources humaines d’une multinationale, elle vit en se
déplaçant sans cesse à une rapidité fulgurante. Visitant les usines pour un groupe américain
aux quatre coins du monde, elle bénéficie d’un salaire mirobolant et d’avantages financiers
divers, se loge dans des hôtels super luxe, etc. David, homme de gauche idéaliste, architecte
aux ambitions déçues, œuvre à la réalisation d’un chantier hors norme comme directeur de
travaux pour un promoteur immobilier obséquieux. L’exigence de rendement imposée aux
corps, le cynisme de la haute finance, l’inhumanisation des conditions de travail, tous les
ingrédients sont là pour faire de cette fiction une romance du XXIè siècle.
Dans ce contexte, qu’en est-il des modes de jouir des personnages principaux ? Quel impact
l’époque contemporaine pourrait-elle avoir sur la logique féminine et la logique masculine de
la sexuation, telles que Lacan les a formulées ? Ces logiques distinctes en se branchant sur
une temporalité propre à l’époque se transformeraient-elles ? Si oui, comment ? Ce roman
nous permet d’ores et déjà de dire qu’elles se radicalisent, s’exacerbent, creusant toujours
davantage la faille du non-rapport sexuel alors que s’isolent les modes de jouir des Uns-toutseuls. C’est ce que le roman démontre.
Victoria se présente comme une femme sans limites, capricieuse et exigeante. Le terme de
duplicité est aussi employé par l’auteur pour caractériser son rapport au langage. Aucune
parole n’est vraie, mensonge et tromperie participent du délitement du système symbolique.
L’inconsistance de l’Autre est poussée à son paroxysme et s’avère syntone avec le monde
sans frontière de l’ultralibéralisme contemporain. Le temps et l’espace font défaut lorsqu’il
s’agit par exemple d’assumer les conséquences d’un dire. Ainsi, la DRH ferme une usine la
veille, et se trouve à l’autre bout du monde le lendemain, loin des effets réels que son action a
produits et qui ne peuvent, dès lors, plus l’atteindre. La mondialisation se substitue au local, la
fluidité à la structure, la fulgurance de l’instant de voir au temps pour comprendre. « La
disparition du principe de frontière entraîne un rapport au réel fondé sur la mobilité,
l’interpénétration constante du personnel et du professionnel, de l’intime et du social, du
plaisir et du travail, de la gratification et de la performance »2. Le mode de vie et de jouir des
nantis du système s’en trouvent transformés. Là où auparavant libertinage était associé à
gauchisme3, aujourd’hui, au capitaliste de s’affranchir de tout obstacle idéologique, des
idéaux normatifs refrénant la jouissance, pour affirmer le droit à jouir. Victoria en est le
1
Reinhardt É., Le système Victoria, Paris, Stock, 2011. Clotilde Leguil a fait référence à cet ouvrage dans son
intervention à la Section clinique de Marseille le 7 juin 2013 sous le thème : « Qu’est-ce qu’une vraie femme au
XXIè siècle ? »
2
Reinhardt É., Le système Victoria, op. cit., p. 389.
3
Cf. De Georges P., « Toccata…et fugue ! », Uforca, Toccata n°1, janvier 2015.
paradigme. Constamment en mouvement, elle est entraînée dans une fuite en avant à la
recherche d’une jouissance absolue.
L’exigence de jouissance domine le tableau amoureux : instantané, total, ne tolérant aucun
report. La pulsion vorace se branche de façon immédiate sur le corps de l’autre
instrumentalisé pour sa satisfaction. Peut-on encore parler de logique féminine dès lors que le
détour par l’Autre barré est court-circuité et que la pulsion se rabat sur la jouissance du corps
propre ? Victoria ne serait-elle pas plutôt tentée de combler le trou de l’inexistence de l’Autre
en faisant exister La femme ? « Lacan souligne [lors de plusieurs occurrences] que le
fantasme hystérique consiste à refuser la castration qu’inclut l’objet a, pour viser l’Autre
absolu. »4 Mais là où l’hystérique par son refus du corps « promeut le point à l’infini de la
jouissance comme absolue »5, Victoria ne tente-t-elle pas de le rejoindre en s’y engageant à
corps perdu ?
L’amant se plaint de la brièveté de leurs entrevues et de la communication sans relâche qui
s’établit entre eux, à coup de SMS, de mails pénétrant en permanence la sphère professionnelle
et familiale. Le mode de jouir des protagonistes devient un mode addictif, comme le souligne
Éric Reinhardt.
Mais David a besoin de temps, d’une autre temporalité pour désirer et pour jouir. Il lui
demande une pause. Elle constate effectivement qu’avec elle, il n’atteint pas l’orgasme alors
que l’espace marital lui est sur ce plan plus favorable. Il se voue plutôt à présentifier un
phallus perpétuellement en érection pour la satisfaire. Elle va pourtant consentir à la distance
qu’il lui impose, mais c’est alors la source de son désir à elle qui se tarit. Il s’estompe. C’est à
l’inverse de ce qui se passe dans le film de Shohei Imamura De l’eau tiède sous un pont
rouge, dans lequel l’héroïne, une femme fontaine, cesse de jouir dès lors que l’homme refuse
sa castration symbolique. Elle n’a que faire d’un pénis en érection si son partenaire ne peut lui
donner ce qu’il n’a pas : l’amour. Et c’est lorsque son amant consent à l’aimer, qu’elle accède
à nouveau à la jouissance féminine.
Dans Le système Victoria, il n’est pas question d’amour entre les amants mais de recherche de
jouissance. David, à la fois horrifié et fasciné par la volonté infaillible de sa maîtresse, finira
par se soumettre à son diktat, comme jadis il le fit avec son père et aujourd’hui avec ses
patrons lorsqu’il s’agit de renoncer à son plaisir au profit du pur labeur. L’absence de
détumescence de l’organe phallique répond à cette exigence de jouissance à laquelle il se
voue. Jouissance non négativable toute tournée vers l’itération addictive. Pour lui, tous les
coups se ressemblent et s’additionnent à l’infini. L’ennui finit par se profiler à l’horizon de
ces échanges amoureux. Mais David est devant un choix forcé. C’est marche ou crève ! Il va
marcher et c’est elle qui en perdra la vie. Une course contre la montre s’impose à lui. D’un
côté il doit conduire et achever à vive allure son chantier gigantesque, en s’épuisant au travail
jour et nuit, et d’un autre côté, il doit satisfaire en permanence le désir inassouvi de Victoria.
Il est lent, elle est rapide. Il est statique, elle est mobile. Il est écrasé et prisonnier, elle est
libre et jouit. Il finit par envier son mode de vie jusqu’à lui en vouloir. Il s’aigrit, se vit
comme l’objet sacrifié du système capitaliste et de la jouissance féminine. Il s’éprouve artisan
humain alors qu’il les considère comme des calculateurs inhumains. À eux le profit, à lui la
ruine.
Il se rêvait créateur, il se voit esclave. C’est alors que brutalement il va la confronter au
cynisme de son mode de jouir sans entrave. Il le débusque, la met à nu, et c’est ce qu’il finira
par acter dans le réel.
À la fois désabusé et captif, il va lâcher ses amarres, sa retenue, ses idéaux, son amour de la
vérité, pour la conduire à réaliser son fantasme le plus secret. Une mauvaise rencontre l’y
4
5
Blancard M.-H., « Le destin d’une lettre », Mental, n°32, oct. 2014, p. 152.
Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’Autre, Paris, Le Seuil, p. 335.
précipite, répercutant l’impact du signifiant paternel dans toute sa férocité et faisant résonner
l’impératif surmoïque : Travaille ! Avec Lacan, on pourrait ajouter : Travaille et pour tes
désirs, tu repasseras ! 6 Cette percussion par le S1 du commandement lui fera lâcher l’Idéal
pour l’objet et choisir d’obéir à un autre impératif catégorique : « Jouis ! ». C’est dans cette
conjoncture qu’il va mettre en scène son fantasme et par là, sacrifier réellement l’objet cause
de son désir à la jouissance de dieux obscurs. « Une femme jouit de tous les phallus » pourrait
être la formule de ce fantasme qui va passer dans le réel. Quant à Victoria, s’apparentant ici à
la figure de la vraie femme comme la qualifiait Clotilde Leguil, puisque ne reculant devant
rien, outrepassant toutes les limites pour incarner La femme qui manque aux hommes ; elle se
fera, dans le réel, l’objet du fantasme de son partenaire. Un branchement, une connexion de
son mode de jouir sans limite s’effectue ainsi sur celui de son amant. Elle en perdra la vie et
lui, finalement, en perdant tout, le goût de vivre.
Épilogue. On apprend à la fin du roman que Victoria n’avait pas osé faire part à son amant de
certains passages de son journal intime qu’elle lui adressait par mail, quotidiennement. Dans
cette lettre d’amour restée secrète, qui n’atteindra pas sa destination, on découvre les prémices
d’un amour naissant. Mais celui-ci n’aura pas le temps d’exister et de jeter un pont sur
l’abîme du non-rapport sexuel qui s’est chaque jour davantage creusé. L’amour étouffé dans
l’œuf ne fera pas office de suppléance et chacun sera laissé à l’isolement de son mode de
jouir. Est-ce l’époque de la montée au zénith de l’objet a qui commande et force cette issue
tragique du non-rapport sexuel en dérobant au sujet le temps nécessaire qu’il faut pour
comprendre et choisir ?
6
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p. 367.