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Fait du Jour
MARDI 5 JUILLET 2016
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Pour mieux affronter leur concurrent, des hôtels louent aussi des chambres sur le site internet
DES HÔTELIERS SUR AIRBNB
K RACHEL RICHTERICH
Hôtellerie L Le robot tourne en
continu depuis trois semaines.
«Nous en sommes actuellement
à presque 20 000 objets», indique
Roland Schegg, chercheur à l’Observatoire valaisan du tourisme.
C’est le nombre d’appartements,
chambres et maisons disponibles
sur Airbnb en Suisse, soit près du
triple qu’à fin 2014. Et ce en dépit
des durcissements dans les
grandes villes européennes en
raison du flou juridique qui entoure la progression du site de
location de logements, observe le
chercheur. C’est d’ailleurs cette
évolution qui a poussé l’institut à
actualiser ses données, «le rapport devrait être rendu dans le
courant de l’été».
En attendant, la riposte s’organise, parfois de manière inattendue. Car parmi les annonces,
quelques-unes sont insérées par...
des hôtels. Ceux-là même qui
voient leurs revenus dilués dans
l’offre colossale d’Airbnb. La faîtière hotelleriesuisse estime leur
nombre à une cinquantaine.
Proche de l’ennemi
«Il faut être proche de ses amis,
encore plus proche de ses ennemis», lance avec une pointe
d’ironie Mike à Porta, directeur
de l’hôtel Bernina à Genève. Il
ne propose qu’une seule des
77 chambres de son établissement sur Airbnb. Neuf locations
depuis le début de l’année. Pas
de quoi faire gonfler son chiffre
d’affaires. Un gain de visibilité
en revanche via un canal de
communication simple à utiliser
et beaucoup moins cher que les
plateformes de réservations en
ligne, confie l’hôtelier. «C’est
aussi un moyen de répondre en
partie à ce que les gens recherchent sur la plateforme. A
savoir plus d’authenticité, le
contact direct avec leur hôte»,
ajoute Mike à Porta. Les demandes de réservation lui parviennent sous forme de message,
directement, et il y répond en
personne. «J’aime créer ce rapport différent avec les clients.»
Une manière de s’informer
C’est surtout une façon de s’informer sur les pratiques de la
plateforme. Hôtelière indépendante, Sophie Rouvenaz a elle
aussi tenté l’expérience l’an
Directrice de la franchise Ibis à Bulle, Sophie Rouvenaz veut juste que les mêmes règles, qui sont aussi un gage de qualité, s’appliquent à tous. Vincent Murith-archives
dernier. Brièvement: «je ne voulais pas nourrir celui qui scie la
bra nche su r laquel le nous
sommes assis, tempère la directrice de la franchise Ibis à Bulle.
Mais être présente suffisamment longtemps pour argumenter en connaissance de cause.»
Connaître le fonctionnement du
site, les attentes de ses utilisateurs et les pratiques de l’entreprise, c’est s’armer pour contreattaquer af in d’obtenir des
conditions-cadres de concurrence équitables. Comprendre:
taxes de séjour, patente d’exploitation, normes de sécurité et
d’hygiène. Mais aussi impôts,
TVA, respect de la loi sur le travail
et des charges sociales.
Les logeurs sont tenus de payer
des impôts sur les revenus des
locations. La taxe sur la valeur
ajoutée, elle, ne s’applique que
pour des chiffres d’affaires supérieurs à 100 000 francs, rappelait
récemment le ministre des Finances Ueli Maurer. Il répondait
à une question du conseiller national Carlo Sommaruga (ps, GE),
également vice-président de
l’Association suisse des locataires
(Asloca), qui dénonce la passivité
des autorités, «alors qu’il y a urgence». Et de pointer les risques
de transferts de logements vers le
marché du tourisme, alors que la
pénurie d’appartements abordables s’aggrave dans les villes
(lire ci-dessous).
Pour ce qui est des taxes de séjour, des bureaux touristiques se
mobilisent. Ce sont eux qui encaissent ces sommes – souvent en
dessous de trois francs par tête et
par jour - pour financer des pro-
jets. A Nyon, notamment, où des
logeurs ont reçu un courrier les
invitant à s’aquitter de ladite taxe.
«Une dizaine de logeurs sur la
quinzaine identifiés au centreville se sont annoncés», se félicite
Didier Miéville, directeur de Nyon
Région Tourisme. Mais difficile
d’identifier seul la centaine de
loueurs du district.
«Il faut être
proche de ses
amis, encore
plus proche
de ses ennemis»
Mike à Porta
Les régies sont défavorables à ce type de sous-location
En raison des nuisances occasionnées par
la sous-location via Airbnb, les régies ne
sont en général pas favorables à cette pratique. Mais la traque des sous-loueurs n’est
pas leur principale préoccupation.
«J’avais le rêve depuis des années d’ouvrir une
chambre d’hôtes, mais c’était financièrement
impossible», raconte Catherine*. Alors quand
elle s’est retrouvée avec une chambre de libre
dans le 4 pièces et demie qu’elle loue près du
jet d’eau à Genève, elle choisit de la proposer
sur Airbnb. «C’était super, j’ai accueilli des
voyageurs chinois, coréens, américains. On
fait des rencontres, on partage des souvenirs
de voyages», souligne Catherine. L’aventure
dure neuf mois, jusqu’au jour où elle reçoit un
courrier recommandé de sa régie, qui la
somme de cesser cette pratique, sous peine de
résilier son bail avec effet immédiat.
«Un locataire qui propose tout ou une partie
de son appartement sur Airbnb fait de la souslocation, une pratique qui, selon le Code des
obligations et le contrat-cadre romand de baux
à loyer, nécessite l’accord écrit du bailleur»,
explique Frédéric Dovat, secrétaire général de
l’Union suisse des professionnels de l’immobilier (USPI Suisse). Et cet accord n’est pas automatique : «Le bailleur peut s’y opposer notamment si le locataire refuse de communiquer les
conditions de la sous-location, si le loyer qu’il
en demande est abusif ou si la sous-location
provoque des nuisances pour le voisinage»,
ajoute Frédéric Dovat. «Dans un immeuble,
situé en ville, la réponse sera un «non» catégorique», indique Michel Maillard, directeur
des régies Naef à Lausanne et Vevey.
Quant à une possible surveillance des immeubles, évoquée par Catherine, les régies
réfutent. «L’adresse ne figurant pas sur les
annonces, il nous est vraiment difficile d’identifier les appartements loués», indique Philippe
Buzzi, directeur de la gérance genevoise SPG.
«C’est le concierge, les voisins qui nous informent de mouvements réguliers, de la présence
et de changements de personnes dans certains
logements». Même son de cloche chez Rytz:
«Nous ne procédons à aucune démarche pour
identifier ce type de locations et les dénoncer.
Nous intervenons uniquement si un problème
est identifié, mais pas en amont», relève son
directeur Laurent Decrauzat.
Reste que les régies ne voient pas d’un bon
œil cette nouvelle forme de concurrence, le
fait que des locataires se transforment en
bailleurs. «Airbnb n’est pas un ennemi, mais
il faut un cadre légal défini», selon Michel
Maillard. Un encadrement d’autant plus
urgent que les villes suisses affrontent une
pénurie de logements abordables, en particulier sur l’Arc lémanique. «Certaines personnes ne louent des appartements que pour
les sous-louer sur Airbnb ensuite», dénonce
le gérant. Un constat que dresse aussi le
conseiller national socialiste genevois Carlo
Sommaruga. «Il est temps de réagir», lance
celui qui est également vice-pérsident de
l’Association suisse des locataires (Asloca). Il
exposait ses solutions récemment dans les
colonnes du Temps: obligation d’annonce,
comme c’est le cas à Paris, ce qui ouvrirait la
voie à la possibilité de prélever la taxe de séjour. Ensuite, limiter à quelques dizaines de
jours par année les locations de logements
entiers, comme à Amsterdam. Enfin, d’adapter les loyers des logements d’utilité publique
en fonction des gains perçus sur Airbnb par
le locataire. L RR
Incitation ou répression ?
C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle Genève Tourisme ne
peut entamer une telle démarche: le canton recensait plus
de 1600 offres fin 2015. Pour son
directeur général, Philippe Vignon, Airbnb a le potentiel de
«dynamiser le tourisme de ville».
D’où la volonté de «pouvoir collaborer de manière officielle avec la
plateforme». Fribourg Région a
peut-être fait un pas en ce sens,
en obtenant du site qu’il intègre
un message aux logeurs, leur
demandant de s’acquitter de la
taxe. «Nous avons reçu ces jours
une réponse positive d’Airbnb»,
se félicite Christian Monney, responsable finances et services.
Airbnb de son côté observe ces
développements, sans les commenter. Quant au fait de voir sa
plateforme utilisée par des hôteliers: «Nous savons que cela
existe, mais ce n’est pas notre
focus», souligne Julian Trautwein,
porte-parole pour la Suisse de la
société basée à San Francisco. «Le
but n’est pas de torpiller Airbnb»,
indique Mike à Porta. «Nous voulons juste que les mêmes règles,
qui sont aussi un gage de qualité,
s’appliquent à tous», explique
Sophie Rouvenaz. L
AIRBNB, UN GÉANT QUI DÉRANGE
Airbnb est une plateforme communautaire créée en 2008 à San
Francisco mettant en contact sur internet voyageurs et propriétaires d’appartements à louer pour de courtes durées dans le
monde entier. Son offre ne cesse de croître et dépasse aujourd’hui
les deux millions de logements.
Un succès qui s’est accompagné de durcissements dans les villes.
Notamment à Berlin, qui interdit les locations temporaires. La ville,
où les prix de l’immobilier ont fortement grimpé ces dernières années, estime que le développement d’Airbnb a conduit à retirer du
marché locatif des logements qui sont proposés à la place aux touristes, dopant la hausse des loyers. La ville de Paris, qui s’emploie à
encadrer les locations touristiques via Airbnb, a lancé en mai un site
internet recensant les logements déclarés dans les règles. Dans les
deux capitales, les contrevenants s’exposent à des amendes de
100 000 euros. Paris a aussi obtenu du site de locations qu’il collecte la taxe de séjour auprès de ses hôtes depuis le 1er octobre. Tout
comme Amsterdam quelques mois auparavant. Barcelone a aussi
pris des mesures depuis l’été 2014 pour réduire l’impact négatif de
ces activités sur le tourisme. En décembre, la mairie a infligé deux
amendes de 30 000 euros à Airbnb pour avoir fait la publicité de logements qui n’étaient pas aptes à recevoir des touristes. Et même
dans sa ville natale, la plateforme est source de tensions. Celle-ci a
porté plainte la semaine dernière contre une réglementation qui
l’oblige à vérifier que les personnes proposant un logement à San
Francisco sont bien enregistrées auprès de la ville. RR/AFP