réalités et mythes de la coopération portugaise

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réalités et mythes de la coopération portugaise
Jochen OPPENHEIMER, Lusotopie 1997, pp.469-478
RÉALITÉS ET MYTHES
DE LA COOPÉRATION PORTUGAISE
L’étranger1 qui vit au Portugal et travaille, entre autres, dans le domaine
de la coopération internationale pour le développement, se voit
fréquemment confronté à des perceptions, convictions et attitudes
déconcertantes de la part de ses interlocuteurs portugais issus des milieux
les plus divers – de la vie académique au milieu des affaires, en passant par
les praticiens de la coopération et les ONG (Organisations non
gouvernementales). Leur discours sur la coopération incorpore une
dimension identitaire.
Dans cette communication, nous essayerons d’aborder ce discours à
partir de sa genèse, de son contenu, de son substrat réel sous-jacent et de
son rôle idéologique. On procédera en trois temps. Après la présentation
des relations commerciales, d’investissement et de coopération publique
entre le Portugal et les PALOP (Pays africains de langue officielle
portugaise) depuis l’indépendance de ceux-ci, on analysera les mythes
fondateurs (lusotropicalisme/lusophonie) de ces relations en général et de
la coopération bilatérale en particulier. L’effet d’aliénation de ces mythes
face à l’efficacité limitée de la coopération publique portugaise sera abordé
dans la troisième partie.
Les réalités économiques
Dans un article au titre vaguement provocateur, « Le commerce portugais
avec les pays africains au sud du Sahara. Possibilités et limites de « l’option
PALOP » » j’ai souligné, dix ans après l’indépendance des PALOP, le poids
limité de l’Afrique en général et des PALOP en particulier dans les relations
commerciales du Portugal. J’ai constaté, en outre, un effet de substitution
des PALOP comme fournisseurs de matières premières par d’autres pays
africains (Oppenheimer 1986).
Dans un travail publié presque dix ans plus tard, Ennes Ferreira (1994)
soumet l’ensemble des relations économiques (commerce, investissement,
endettement) entre le Portugal et ses anciennes colonies à une analyse
détaillée pour la période 1973-1994 et arrive à des résultats semblables.
1.
L’« anglais » de l’allégorie de Christian Geffray in « Le lusotropicalisme comme discours de
l’amour dans la servitude », publié dans ce volume cf. infra.
470
Jochen OPPENHEIMER
Ces résultats nous conduisent aux constatations suivantes :
? Les PALOP jouent un rôle modeste dans le commerce extérieur
portugais.
Le Portugal est un pays fortement inséré dans le commerce mondial. Son
commerce extérieur représente 80% de son PIB (Oliveira 1996, p. 279).
Toutefois les PALOP ne participent que marginalement à ce mouvement
d’intégration internationale du pays.
TABLEAU I. — POIDS RELATIF DU COMMERCE PORTUGAIS AVEC LES PALOP
(en % du total du commerce extérieur).
1973
Exportation
Importation
14,6
9,6
1976
1980
1989
1990
1991
1992
1993
4,8
2,2
5,9
0,5
3,3
0,4
3,4
0,4
4,2
0,5
5,2
0,5
3,0
0,1
Source : FERREIRA 1994.
Tout en étant peu révélateur (important??) globalement, le commerce
avec les PALOP atteint un poids significatif dans le cas de certains produits
et/ou pays. Ainsi l’Angola était en 1992 – bien qu’année exceptionnelle liée
au processus de paix de Bicesse en bonne voie à l’époque – le destinataire
de plus de 10% des exportations portugaises de vin et de presque un quart
des exportations des autres produits agro-alimentaires2.
En 1992, 1993 et 1994 les importations angolaises de volaille, d’eaux, de
bières et vins s’élevaient à 50% de toutes les importations de produits
agricoles provenant du Portugal – non compris les produits de pêche à
l’exception des conserves de poisson (Abecassis 1996, p. 257). Ainsi, les
habitudes alimentaires d’une certaine couche d’Angolais ne se reflètentelles pas dans la structure des exportations portugaises.
Les délices de l’esprit ne suscitent pas d’importations angolaises
correspondantes à celles provoquées par les délices du corps. Ainsi les
importations angolaises de papier et de publications provenant du Portugal
ont à peine atteint la moitié des importations de vin entre 1990 et 1993.
? Les PALOP jouent un rôle très limité dans les investissements
portugais à l’étranger.
Tandis qu’un cinquième de l’investissement total réalisé au Portugal a
son origine à l’étranger, les entreprises portugaises investissent peu à
l’étranger (Oliveira 1996).
TA BLEA U II. — P O ID S RELA TIF D E L ' IN VESTISSEMEN T PO RTU G A IS D A N S LES PALOP (en % d u total
d e l' in v estissem en t p ortu gais à l' étran ger, m oyen n e an n u elle).
1971-74
1975-78
1979-82
1983-86
1987-90
1991-94*
26,8
0,2
3,8
30,5**
7,2
2,4
Source : FERREIRA 1994.
* N ' in clu an t qu e le p rem ier sem estre de 1994.
** Presqu e exclu siv em en t en An gola.
2.
Poulets congelés, margarine, lait en poudre, huiles alimentaires, saucissons, olives, eaux
minérales.
RÉALITÉS ET MYTHES DE LA COOPÉRATION PORTUGAISE
471
De cette investissement à l’étranger modeste une partie très limitée et
décroissante se destine aux PALOP.
Même avec ces investissements très modestes le Portugal joue un rôle
significatif dans les PALOP qui sont relativement marginalisés dans les flux
mondiaux de capitaux privés. Par exemple, au Mozambique, l’ancienne
métropole figure comme deuxième investisseur étranger (23% du total)
avec seulement 62,7 millions de dollars investis entre 1985 et 1994
(Sumburane 1996).
? Les
PALOP attirent la presque totalité de l’aide publique au
développement accordée par le Portugal.
Étant donné que le Portugal est un pays de développement
intermédiaire, il se trouve dans une situation unique qui s’exprime par le
fait qu’il est simultanément destinataire d’aide publique – de la part des
pays de l’OCDE avant l’adhésion à la CE/UE (Communauté
européenne/Union européenne) en 1986 et de fonds structuraux de celle-ci
depuis cette date – et fournisseur d’aide au développement (Oppenheimer
et al. 1990; Oppenheimer 1993).
En termes quantitatifs l’aide publique au développement (APD) du
Portugal a connu une évolution très significative.
L’APD portugaise a augmenté de 0,05% du PNB en 1983-84 à 0,32% en
1993-94 atteignant ainsi la moyenne des pays du Comité d’aide au
développement (CAD) de l’OCDE mais restant encore loin de l’objectif des
Nations unies (0,7%) et de la moyenne des pays de l’Union européenne
3
(0,43%) .
Toutefois, en termes qualitatifs, régionaux et sectoriels le bilan est moins
positif.
« Portugal’s aid is very distinctive. It is highly concentrated with 95%
of bilateral aid spent in just five countries, and its multilateral
3.
C’est une faible consolation de savoir que les États-Unis n’ont transféré que 0,15 % de leur
PNB au titre de l’APD en 1993-94 (OCDE 1996).
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Jochen OPPENHEIMER
contributions are limited. Eighteen per cent of total aid is spent through EU
and 5% through other multilaterals. Nearly two thirds of portuguese aid
(64%) is in form of debt relief [… ], official Portuguese cooperation, in its
entirety, stagnates between good intentions and the absence of real and
effective action. Moreover the Portuguese government usually sees
cooperation with PALOP as adding to national prestige and a way of
assuring a Portuguese presence, both cultural and economic, in the former
colonies. It is for this reason that everything concerning the language finds
priority within official cooperation » (Gonçalves 1995, p. 80).
Mais cette priorité pour la langue et la culture ne se reflète pas dans la
distribution sectorielle de l’APD portugaise, qui ne dépense que 16,4% dans
le secteur de l’infrastructure sociale et administrative au titre de l’éducation
– y compris les bourses pour les étudiants et les stagiaires –, tandis que des
pays comme la France, l’Irlande, l’Australie et la Nouvelle-Zélande
consacrent plus que 20% ou même 30% de leur APD à l’éducation (OCDE
1996).
La performance de l’Institut Camões mérite une attention toute
particulière dans ce contexte : « Son activité se situe [… ] très loin des
expectatives dans la mesure où il se révèle inopérant dans la coopération
avec les PALOP… » (Afonso 1996, p. 85).
Les mythes
Isabel Castro Henriques (1992) distingue trois types de mythes dans
l’idéologie coloniale portugaise et dans les représentations de « race » de la
fin du XIXe et la première moitié du XXe siècles.
Le premier type de mythes, largement partagé par toutes les nations
coloniales de cette époque, oppose la supériorité absolue de la civilisation
de l’homme blanc à l’infériorité intrinsèque du Noir africain. Dans ce cadre
la tâche coloniale portugaise est perçue comme « civilisatrice » des sociétés
africaines par l’action militaire, le commerce, l’immigration de Blancs et
l’activité missionnaire. La fondation de l’Estado Novo en 1933 fait de la
promotion de l’« assimilation » de l’Africain à la culture portugaise un des
objectifs principaux de sa politique coloniale. Cette « assimilation » est
pourtant vue comme un objectif politique de longue haleine étant donné
l’« infériorité » écrasante de l’homme noir.
Le deuxième type de mythes souligne le rôle pionnier du Portugal dans
l’expansion de l’Europe et son immense expertise ultra-marine. Ces mythes
visent à légitimer la permanence de la domination coloniale sur les sociétés
africaines : « Nous avons été en Afrique cinq siècles » est une affirmation
couramment entendue jusqu’à présent. Cet argument fut aussi utilisé contre
la tendance expansionniste des autres métropoles coloniales plus puissantes
sur le continent africain. Plus tard il servit à défendre le régime portugais
face à la critique étrangère de son archaïsme colonial et de son refus de
concéder l’indépendance à « ses » territoires coloniaux. Aujourd’hui, cette
même argumentation est mobilisée pour justifier des avantages comparatifs
de la coopération portugaise avec les PALOP face aux autres coopérations
bilatérales et multilatérales.
Le troisième type de mythes se révèle dans une perspective qui se veut
« socio-historique » et trouve sa configuration plus complète depuis 1933
dans l’œ uvre de Gilberto Freyre. Le lusotropicalisme souligne « le caractère
RÉALITÉS ET MYTHES DE LA COOPÉRATION PORTUGAISE
473
unique de la colonisation portugaise ». Dans cette perspective, la singularité
se fonde sur une forte interpénétration des différentes cultures qui
convergent dans une « unité psychologique et culturelle nouvelle » (Freyre
1940, cité par Henriques 1992, p. 34). Cette vision sert aujourd’hui à fonder
un discours qui défend une grande adaptabilité et acceptation des agents
portugais de la coopération dans les PALOP avec des avantages évidents
au niveau de l’efficacité de leur action.
La situation dans les colonies portugaises à partir des années cinquante
et en particulier à partir des années soixante, liée à l’éclosion des guerres
coloniales, a provoqué un effort idéologique particulier menant à une
réinterprétation de l’abordage « socio-historique » de Gilberto Freyre. Une
dimension clairement raciale est alors introduite dans le lusotropicalisme :
« Si le lusotropicalisme se prouve par la multiplication de métis,
cette deuxième façon d’envisager les actions coloniales portugaises
trouve sa raison d’être dans l’absence de sentiments et de pratiques
racistes par les Portugais. Cela permet de souligner l’existence d’une
nation grande et unifiée "de Minho à Timor", le mécanisme
d’assimilation assurant l’homogénéité des hommes et des cultures.
Une opération semblable met en évidence l’absence de tout préjugé
racial, dans les pratiques coloniales et civilisationnelles portugaises,
complétant l’éventail des légitimations portugaises à conserver les
domaines africains et dominer leurs populations » (ibid., p. 34).
Après les indépendances des PALOP le mythe lusotropicaliste continue
sous la forme hybride de la lusophonie et de l’« universalisme intrinsèque »
de la culture portugaise. Toutefois cette insistance sur la dimension
culturelle, qui a été largement suivie par l’opinion publique, se greffe sur
l’édifice idéologique antérieur.
Ainsi, les saudosistas de l’Estado Novo colonialiste aussi bien que ses
adversaires4, l’ancienne génération comme la plus récente, les dirigeants de
tous les partis politiques, les médias et mêmes beaucoup d’intellectuels des
PALOP peuvent se retrouver dans le même discours idéologique.
Soulignons quelques-uns des éléments constitutifs de ce discours
idéologique consensuel, voire identitaire :
? La langue et l’
histoire communes sont perçues comme des liens
durables et stimulants entre le Portugal et les PALOP; le Brésil est vu
comme plus distant étant donné sa dimension écrasante.
? La coopération bilatérale pour le développement et de fortes relations
économiques et culturelles sont défendues avec l’argument de la familiarité
toute particulière avec les économies et sociétés de ces cinq pays en
développement. Toutefois, la tentative de s’ériger en intermédiaire entre
l’Union européenne et les PALOP, entreprise par le Portugal au moment de
l’adhésion du Mozambique et de l’Angola à la convention de Lomé, a été
rapidement déjouée par ces pays. Il n’en reste pas moins que le Portugal
4.
À plusieurs reprises, dans ses discours publics, le président de la République de l’époque,
Mário Soares, « souligne avec véhémence le caractère universaliste de l’identité portugaise –
contre toute forme de racisme » (Público, 13 févr. 1993). Maria Belo, psychologue et membre
du Parlement européen, affirme « que les Portugais sont fondamentalement plus tolérants
envers les Africains que les autres Européens. Cela se doit à l’héritage d’une colonisation
différente et au métissage [miscigenação] qui est un acte de culture et d’intégration » (Público
Magazine, 19 déc. 1993). Le terme de miscigenação est défini comme suit dans le très populaire
Dicionário da língua portuguesa (1990, vol. IV, p. 165) : « Procréation d’individus de race
mixte, en particulier provenant du croisement de Blancs et de Noirs » (Procriação de
indivíduos de raça mista, especialmente provindos do cruzamento de Brancos e Negros).
474
Jochen OPPENHEIMER
continue à afficher des liens affectifs et une responsabilité accrue envers ces
pays pauvres qui furent jadis « ses » colonies.
? L’
avance de l’influence culturelle de la France, en particulier de la
langue française en Guinée-Bissau et au Cap-Vert, aussi bien que de la
langue anglaise au Mozambique, membre du Commonwealth depuis 1995,
est perçue comme une intrusion dans la « chasse gardée » héritée par le
Portugal. Les autres partenaires bilatéraux et multilatéraux de coopération
des PALOP sont considérés comme manquant de compétence locale et de
légitimité culturelle, ou bien même déconsidérés pour ces mêmes raisons.
Cette position était particulièrement évidente pendant l’expérience
socialiste des PALOP, au cours de laquelle l’intrus étranger n’était pas
seulement non portugais mais aussi non occidental.
Dans la tradition du lusotropicalisme de la dernière phase de l’Estado
Novo le racisme est perçu comme absent des relations entre les Portugais
blancs et les non-Blancs, en particulier les ressortissants des PALOP.
Les mythes et les réalités
Essayons maintenant de déconstruire quelques-uns des mythes de la
lusophonie en général et des mythes fondateurs de la coopération
portugaise en particulier.
En ce qui concerne le mythe de la « langue et de l’histoire communes »,
les faits suivants doivent être considérés. Tout d’abord, dans les pays
africains parlant officiellement le portugais, cette langue est parlée par une
minorité de la population, notamment la population urbaine plus instruite,
le portugais étant évidemment la langue officielle. Mais la majorité de la
population ne l’utilise pas – le créole domine même la vie urbaine en
Guinée-Bissau et au Cap-Vert – ou ne le comprend pas comme au
Mozambique et à un moindre degré en Angola. Pendant les dernières
décennies, l’influence du portugais a été soumise à des tendances
contradictoires. D’un côté, les guerres (au Mozambique et en Angola) ont
provoqué le déplacement de centaines de milliers d’habitants, de la
campagne vers les villes, les mettant ainsi au contact d’un environnement
plus lusophone. De l’autre côté, un très grand nombre de réfugiés a passé
de longs séjours dans des pays voisins ne parlant pas portugais – et
disposant de systèmes scolaires plus efficaces. Il ne faut pas négliger non
plus l’effet corrosif sur l’influence du portugais des phénomènes suivants :
le déclin des systèmes d’enseignement, le recul général de l’État moderne
dans le contexte de l’ajustement structurel, et la négligence ou l’inefficacité
du soutien à l’enseignement et à la promotion de la langue et de la culture
portugaises de la part du Portugal5, et enfin l’expansion de l’activité de
nombreuses organisations internationales de développement et d’aide
humanitaire qui communiquent en anglais.
5.
Encore récemment l’écrivain mozambicain Mia Couto disait que le Portugal ne disposait pas
d’un centre culturel dans la capitale de son pays, au contraire des États-Unis, de la France,
du Royaume-Uni et du Brésil. En outre, il nous prévient contre l’illusion de la lusophonie en
ce qui concerne l’effet galvanisant de la langue commune. Selon cet écrivain, même un
Mozambicain parlant portugais a plus en commun – en termes culturels – avec un SudAfricain ou un Zimbabwéen qu’avec un Portugais, Brésilien ou Capverdien (Público, 26 mars
95).
RÉALITÉS ET MYTHES DE LA COOPÉRATION PORTUGAISE
475
Le mythe de « l’histoire commune » est profondément enraciné dans
l’imaginaire portugais et trouve ses fondements (ou prolongements!) dans
beaucoup d’imaginaires africains.
Il y a d’abord le mythe de la très longue durée (« cinq siècles ») de cette
histoire commune. Mais en fait, et à part quelques rares exceptions – les
prazos du Mozambique et la société créole d’Angola, par exemple –, le
colonialisme portugais, comme les autres colonialismes occidentaux, a
seulement commencé à occuper effectivement l’intérieur du continent à
partir de la deuxième moitié du siècle passé. La partition territoriale
officielle de l’Afrique a eu lieu à la conférence de Berlin de 1884-85. En
raison de la résistance farouche de nombreuses sociétés africaines et des
ressources limitées des Portugais, ce processus s’est poursuivi jusqu’aux
années vingt ou trente de notre siècle. Au cours des années soixante, une
guerre moderne de libération anticoloniale a éclaté qui ne s’est achevée
qu’après de nombreux massacres en 1974.
Il y a encore le caractère prétendu commun de cette histoire. Pourtant on
peut se demander ce qu’un négrier et un esclave ont en commun jusqu’au
dix-neuvième siècle6? Qu’est-ce qu’un paysan pauvre, soumis au statut
d’indigène, aux travaux forcés ou à la production forcée de certains
produits d’exportation – le coton par exemple7 –, a en commun, pendant le
colonialisme moderne, avec le colon blanc ou l’habitant de la ville disposant
du statut d’assimilado ou de la pleine citoyenneté? Il suffit de rappeler
l’analyse développée par le psychiatre Frantz Fanon (1961) sur la perception
et l’expérience existentielles différentes, pour ne pas dire antagoniques,
vécues par le colonisateur et le colonisé.
En ce qui concerne les mythes spécifiques accompagnant (ou
légitimant?) les relations de coopération, il reste à expliquer pourquoi
malgré un effort quantitatif considérable et tous les « avantages
comparatifs » résultant de la « langue commune, la familiarité culturelle et
l’expertise accumulée pendant cinq siècles » on constate que « la
coopération portugaise stagne [… ] entre de bonnes intentions et l’absence
d’action réelle et efficace » (Gonçalves 1995).
Les raisons d’une telle situation sont multiples. D’abord la coopération
internationale en général souffre d’importants déficits d’efficacité (Riddell
1987; Killick 1990; Cassen et al. 1994). Ensuite, le Portugal est lui-même un
pays de développement intermédiaire ou semi-périphérique selon
Boaventura Sousa Santos. Et, en troisième lieu, le Portugal est une ancienne
métropole coloniale qui se sert de la coopération pour maintenir son
influence dans les anciennes colonies (95% de son APD bilatérale se
concentre dans les PALOP). Chacune de ces raisons contribue au manque
de qualité effective et au prestige limité de la coopération portugaise.
Il n’est pas possible d’aborder les déficits de la coopération
internationale en général dans le contexte de ce travail. Limitons-nous à en
rappeler quelques-uns de la coopération portugaise.
La croissance des moyens financiers alloués à la coopération ne peut
cacher le fait qu’une grande partie de ces moyens correspond à des
manipulations comptables liées à l’allègement de la dette extérieure des
6.
7.
Pour une analyse de l’esclavage dans le contexte colonial portugais voir GODINHO 1963-65,
vol. II, pp. 517-587 ; GOULART 1971, 1972 ; CARREIRA 1971, 1978.
Sur la production forcée de coton au Mozambique, voir ISAACMAN et al. 1980 ; ISAACMAN
1985 ; FORTUNA 1989.
476
Jochen OPPENHEIMER
PALOP envers le Portugal provenant essentiellement de l’exportation de
biens et services. Dans la mesure où ces biens et services sont destinés
essentiellement à la consommation finale, l’effet de développement par la
voie de l’investissement est limité tout en soutenant des exportations
provenant de l’industrie portugaise traditionnelle très peu compétitive.
L’éparpillement institutionnel et celui des actions de la coopération
portugaise est un autre obstacle à son efficacité (Romão et al. 1985; Rolo
1986 et 1987; Afonso 1996). Ainsi le vice structurel d’interventions
individuelles des ministères sectoriels dans les PALOP à partir de leurs
ressources budgétaires et priorités propres – réminiscence du passé colonial
– ne facilite pas une politique et une action concertées de la coopération. Il
est important de rappeler qu’il n’existe pas au Portugal, même après la
réforme du système global de 1994 (décret-loi n° 60/94 du 24 févr. 1994), un
titre propre destiné à la coopération dans le budget de l’État.
De l’autre côté, l’affirmation d’une expertise acquise, depuis plusieurs
décennies dans le contexte colonial ne peut pallier une certaine faiblesse
actuelle, au moins au niveau public, de la maîtrise des instruments
modernes de la boîte à outils de la coopération internationale pour le
développement – préparation, accompagnement et évaluation de projets et
programmes. Il y a des domaines où la préférence traditionnelle pour
l’improvisation et le desenrascar ne peut se substituer à un effort soutenu de
planification et à une vision de longue haleine.
Il paraît évident que dans un contexte de faiblesse structurelle de la
coopération portugaise, les mythes du lusotropicalisme/lusophonie ne
constituent qu’un faible palliatif et qui, en marge d’autres effets aliénants,
deviennent un frein à la mod
Décembre 1996
Jochen OPPENHEIMER
Centro de estudos sobre À frica e do desenvolvimento,
Instituto superior de economia e gestão, Lisbonne
RÉALITÉS ET MYTHES DE LA COOPÉRATION PORTUGAISE
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