La géopolitique en mutation

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La géopolitique en mutation
La géopolitique en mutation
René-Eric Dagorn
http ://www.scienceshumaines.com/la-geopolitique-en-mutation_fr_22115.html
Mensuel N° 192 - avril 2008, Enseigner. L'invention au quotidien
http ://www.scienceshumaines.com/enseigner-l-invention-au-quotidien_fr_308.htm
La géopolitique tente aujourd’hui de devenir une réflexion générale sur les
espaces du politique – et non plus seulement sur les espaces de la puissance.
Elle se trouve, pour certains, au seuil d’un changement majeur.
« Guerres et conflits : la planète sous tension ! », tel est le thème du prochain Festival
international de la géographie à Saint-Dié-des-Vosges début octobre 2008, l’un des plus
importants rassemblements de la géographie en Europe et dans le monde. Au-delà de
ce thème d’actualité, ce sont les analyses géopolitiques du monde qui, partout,
s’imposent en force. C’est Courrier international qui en 2007 consacre une série de cinq
grands dossiers aux « Essentiels de la géopolitique » (1), ce sont les nouveaux
programmes de classes préparatoires économiques qui s’intitulent depuis 2002
« Histoire-géographie-géopolitique ». C’est l’énorme succès de l’émission d’Arte, des
DVD et des atlas du Dessous des cartes de Jean-Christophe Victor (le premier Atlas,
sorti en 2005, s’est vendu à 300 000 exemplaires). C’est enfin l’omniprésence des
questions « géopolitiques » dans les informations télévisées, la presse et les
publications récentes : Géopolitique de l’Iran, Géopolitique du Moyen-Orient,
Géopolitique de l’empire américain… La géopolitique se trouve donc aujourd’hui partout,
situation d’autant plus étonnante que, après une période de large développement au
début du XXe siècle, elle a disparu de 1945 au début des années 1970. L’histoire de la
géopolitique peut donc nous aider à comprendre la situation actuelle, à condition de bien
voir que c’est la rupture, non la continuité, qui compte ici.
Prisonnier de la géographie
Si, comme le dit Pascal Lorot, « la géopolitique est fille de la géographie (2) », il s’agit
d’une géographie qui n’a pas grand-chose à voir avec la science sociale actuelle. La
géographie de la fin du XIXe siècle est essentiellement « une science naturelle des
genres de vie » : elle s’intéresse aux relations de causalité entre les espaces physiques
(nature, territoires, paysages, climats…) et la politique des États. Ceux-ci deviennent la
principale structure de l’Europe et s’organisent autour des questions nationales et du
nationalisme (3). C’est dans ce cadre que les premiers auteurs importants de la
géopolitique publient leurs premiers ouvrages. Friedrich Ratzel (1844-1904) et Rudolf
Kjellen (1864-1922) sont souvent considérés comme les fondateurs de ces premières
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formes de géopolitique. Le premier, membre du Parti social-libéral allemand et
défenseur du pangermanisme, publie en 1897 la première édition de sa Géographie
politique (4). En 1902, il ajoute comme sous titre à la deuxième édition : « Géographie
des États, du commerce et de la guerre ». F. Ratzel y propose une analyse des
rapports entre les peuples et leurs territoires : « L’État est un organisme non seulement
parce qu’il articule la vie du peuple sur l’immuabilité du sol, mais parce que ce lien se
renforce par réciprocité au point que l’on ne peut plus les penser l’un sans l’autre (…).
Les caractères les plus importants de cet État sont la taille, la situation et les frontières ;
viennent ensuite le type et la forme du sol avec sa végétation, son irrigation et enfin les
relations qu’il entretient avec le reste de la surface terrestre et particulièrement les mers
attenantes et les terres inhabitées. » R. Kjellen forge le mot « géopolitique » en 1916.
Enseignant à Uppsala et à Göteborg (Suède), il se situe explicitement dans la lignée de
F. Ratzel dont il se veut le disciple. Son analyse géopolitique est elle aussi centrée sur
l’État et vise à s’interroger sur la préservation et l’agrandissement de son espace par
l’outil privilégié que sont la puissance militaire et la guerre. Ces deux auteurs proposent
une vision très déterministe et darwinienne de la politique des États. Prisonniers de la
géographie, ils sont condamnés à la guerre pour survivre. La géopolitique est ici
synonyme de fatalité géographique.
Le brouillard de la guerre
Ces visions débouchent pendant l’entre-deux-guerres sur toute une série de travaux
visant à proposer des lois de la géopolitique. Deux auteurs se distinguent tout
particulièrement : le Britannique Halford Mackinder (1861-1947) et l’Allemand Karl
Haushofer (1869-1946). Pour le premier, les comportements géopolitiques découlent de
trois cercles planétaires. Au centre, le « heartland » est le pivot central du monde.
Comprenons bien : c’est la forme même des continents qui fait que cet espace existe, il
n’est pas lié aux structures sociales des États. Ce pivot est occupé par la Russie, puis
par l’URSS. Autour de ce pivot, l’anneau intérieur (« inner or marginal crescent »)
comprend l’Europe occidentale et l’Asie du Sud et du Sud-Est. Enfin, dernier cercle
géopolitique, l’anneau insulaire (« outer or insular crescent ») englobe les Amériques,
l’Afrique subsaharienne et l’Asie insulaire jusqu’à l’Australie. En fonction de sa position
dans l’un de ces cercles, les États ne peuvent qu’adopter tel ou tel comportement de
puissance pour pouvoir survivre et se développer. Les États-Unis et le Royaume-Uni
doivent être des puissances maritimes, l’URSS ou la Chine doivent être des puissances
continentales. K. Haushofer se situe dans ce même projet intellectuel : déterminer les
lois des espaces et de la puissance, proposer les comportements optimums des États. Il
théorise donc les aires d’influence, à la fois naturelles et idéales de l’Allemagne
(l’ensemble de l’Europe, de l’Afrique et du Proche-Orient), des États-Unis (l’ensemble du
continent américain), de la Russie (la Sibérie, l’Asie centrale et l’Inde) et du Japon (des
Sakhalines à l’Australie en passant par la Chine). K. Haushofer fut-il lié à l’émergence
des doctrines nazies de « l’espace vital » ? La question est encore discutée. Mais, c’est
à cette collusion entre géopolitique et programme nazi que l’on va faire porter le
chapeau de la disparition de la discipline pendant trente ans… alors que la cause réelle
est à chercher dans la faiblesse épistémologique du projet intellectuel. La géopolitique
apparaît comme perdue dans ce que l’on appelle « the fog of war ». Le « brouillard de
la guerre » brouille les repères et empêche toute sortie du conflit : la géopolitique est
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incapable de sortir des impasses conceptuelles de son projet intellectuel.
Une nouvelle géopolitique ?
1970. En parodiant une formule célèbre de Jacques Lévy sur la géographie (5), on
pourrait dire que « la géopolitique n’est pas de retour, c’est une autre discipline qui
émerge ». Aussi bien en France avec Yves Lacoste, Béatrice Giblin, l’IFG (Institut
français de géopolitique) et la revue Hérodote, qu’au Royaume-Uni avec Peter Taylor, et
aux États-Unis avec John Baylis et Steve Smith (6)…, la géopolitique propose
désormais des analyses sociales sur l’exercice de la puissance westphalienne* ou des
rapports de force d’acteurs non étatiques. L’objectif ne consiste plus du tout en une
simplification du monde, mais au contraire à l’arracher aux récits simplificateurs :
l’espace des conflits n’est pas celui de la guerre nucléaire englobante dans laquelle les
lieux ont disparu, mais bien plus celui des représentations intellectuelles de la puissance
(hardpower/softpower*) et de l’appropriation des territoires (7).
La guerre du Viêtnam est un jalon essentiel dans cette redécouverte des lieux : car si
les processus de puissance sont planétaires (la guerre froide ou le projet impérial de
l’administration de George W. Bush), les lieux de l’affrontement ne sont pas de simples
espaces neutres. Comme le dit Bertrand Badie (8), les sociétés sont entrées dans
l’arène internationale et la géopolitique a désormais des choses à dire sur le fait que les
chars ne servent à rien contre la frustration et la misère (comme en Irak), et qu’un avion
aussi sophistiqué soit-il ne peut pas grand-chose contre les idéologies du terrorisme
(comme en Afghanistan).
Au-delà de ce renouvellement, deux débats identitaires traversent la géopolitique depuis
les années 1980.
Celui de la « géopolitique interne » tout d’abord. Selon elle, tous les acteurs de la vie
d’un pays (administrations, entreprises, individus, etc.) peuvent entrer en compétition les
uns avec les autres dans la construction des espaces. Lorsque l’on décide de construire
la ligne TGV-Est en France, le tracé de la ligne est l’objet d’importants rapports de force
entre l’État, les régions, les viticulteurs de Champagne, les villes, les ménages dont les
maisons se trouvent sur le tracé… Il y a donc ici, la possibilité de faire une
« géopolitique de l’aménagement du territoire » pour reprendre le titre de l’ouvrage
récent de Philippe Subra (9).
De façon plus radicale, pour des auteurs comme J. Lévy, P. Taylor ou David Held, la
géographie du politique n’est pas la géopolitique (entretien p. 52). La puissance militaire
ne fonctionnant plus dans le monde posthobbesien* actuel – un monde où l’espace ne
peut plus être contrôlé par la guerre –, il s’agit de réfléchir aux nouvelles formes prises
par le politique et ses espaces dans la mondialisation. Les processus de la sociétémonde* – la création d’un espace social et politique mondial dans certains domaines
comme, par exemple, celui des risques environnementaux – ne sont pas selon eux
analysables par une géopolitique même renouvelée. Il faudrait donc, toujours selon ces
auteurs, différencier clairement entre une géopolitique* qui continue à renvoyer aux
rapports de force westphaliens – entre les États – et une géographie du politique*
capable de tenir compte de phénomènes politiques nouveaux (Union européenne,
protocole de Kyôto, Cour pénale internationale, opposition de l’Onu aux États-Unis…).
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NOTES
(1) « Les essentiels de la géopolitique », Courrier international, n° 871 à n° 875, juilletaoût 2007.
(2) Pascal Lorot, Histoire de la géopolitique, Economica, 1995. Voir également
Alexandre Defay, La Géopolitique, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005, et Philippe
Moreau-Defarge, Introduction à la géopolitique, 2e éd., Seuil, coll. « Points essais »,
2005.
(3) Voir Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme en Europe depuis 1780, Gallimard,
1992, et Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe
siècle, Seuil, 1999.
(4) Friedrich Ratzel, La Géographie politique. Les concepts fondamentaux, 1897, rééd.
Fayard, 1987.
(5) Jacques Lévy, « Une géographie vient au monde », Le Débat, n° 92, novembredécembre 1996.
(6) Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1995, Peter Taylor,
Political Geography : World-economy, nation-State and locality, Longman, 1985, et John
Baylis et Steve Smith (dir.), The Globalization of World Politics, Oxford University Press,
1997.
(7) Voir Frédéric Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire,
3e éd., Ellipses, 2007, et Stéphane Rosière, Géographie politique et géopolitique. Une
grammaire de l’espace politique, 2e éd., Ellipses, 2007.
(8) Bertrand Badie, Le Diplomate et l’Intrus. L’entrée des sociétés dans l’arène
internationale, Fayard, 2008.
(9) Philippe Subra, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Armand Colin, 2007.
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