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GRIP 31-01-09 Camille Mazé Présentation des travaux d’Andy Smith Un regard critique et international Andy Smith, on vous connaît dans le milieu de la science politique française et dans celui de la science politique internationale notamment pour vos travaux sur l’intégration européenne et les politiques publiques1. Le fil rouge de vos travaux, c’est le territoire (je vous renvoie à ce propos la recension critique que vous faîtes récemment dans la RFSP, de 4 ouvrages « territorialistes », RFSP déc. 2008 / 5, vol. 58, p.1019-1025). Vous êtes reconnus pour renverser le regard porté sur un certain nombre d’objets et de méthodes et pour inciter la science politique française à s’internationaliser (objets de recherche, méthodologie, représentation sur la scène internationale). On vous reconnaît en effet un esprit critique constructif : vous critiquez pour formuler des pistes théoriques et méthodologiques concrètes. Dans l’un de vos articles vous dîtes vous-mêmes que vous êtes « convaincu que critiquer sans proposer est intellectuellement futile ». De manière quasi systématique dans vos travaux donc, on retrouve un double apport : les textes peuvent être lus à deux niveaux : le premier renseigne sur l’objet de la recherche ; le deuxième situe l’analyse dans un débat de sciences sociales plus larges. Dans cette présentation de vos travaux, je vais donc reformuler un certain nombre de critiques que vous adressez à la science politique telle qu’elle se fait, afin que l’on saisisse bien les solutions que vous proposez, notamment dans le domaine des études européennes et dans celui de l’analyse des politiques publiques. Deux domaines que vous croisez sans cesse et que vous articulez autour de la notion de territoire. 1 Vous êtes membre du Comité de rédaction des revues Pôle Sud et French Politics, membre du comité scientifique de Politique européenne, responsable des recensions critiques pour la European Union Studies Association Rewiew. Vous êtes également membre du Bureau et du Conseil de l’Association Française de Sciences Politique. 1 Trajectoires Mais d’abord, permettez-moi de présenter brièvement votre trajectoire. Vous êtes nés en 1963 en Angleterre, puis vous avez partagé votre enfance entre le Nigeria, la Nouvelle-Zélande et les îles Fidji ; entre 15 et 25 ans, vous revenez en Angleterre ; à 25 ans, vous rejoignez Paris ; puis vous faîtes vos études à Grenoble ; pour vous installer en 1996 à Bordeaux, où vous passez aujourd’hui la majeure partie de votre temps, et l’autre, en Ecosse. Cette trajectoire géographique, vos diverses attaches et vos déplacements, imprègnent, dîtes-vous, votre trajectoire de recherche, le choix de vos objets et la manière de les aborder… Vous déclarez dans une petite interview pour le journal du CNRS : « Pour avoir vécu dans des sociétés très différentes, j’ai été rapidement fasciné par la dimension interculturelle de la fabrication de l’Europe » (C’est l’un des points que j’aimerais vous entendre expliciter : la question de l’interculturel apparaît en filigrane dans tous vos travaux, mais avec une certaine prise de distance. Comment vous situez par rapport à cette notion). Ensuite, il faut savoir que vous commencez à vous intéressez à l’Europe par réaction, dîtes-vous, contre « les préjugés qui circulent sur l’Europe » et que vous subissez au quotidien en France et selon lesquels « les anglais seraient un frein à la construction européenne ». C’est cette volonté de combattre les préjugés sur l’Europe qui motive vos premiers travaux. Du point de vue de votre trajectoire professionnelle, vous avez d’abord réalisé une thèse en cinq ans, au CERAT de l’IEP de Grenoble (Centre de Recherche sur le Politique, l’Administration, la Ville et le Territoire). Thèse sous la direction de Jean-Louis Quermone (L'intégration communautaire face au territoire : les fonds structurels et les zones rurales en France, en Espagne et au Royaume Uni, soutenue en 1995, publiée dans la collection Logiques politiques de L’Harmattan). La thèse repose sur une enquête comparée (France / Espagne / Royaume-Uni). Elle étudie un aspect précis de l’intégration communautaire : l’approfondissement des actions de l’UE en faveur du développement des zones rurales dites défavorisées. Elle repose sur l’hypothèse que les actions de l’UE n’impliquent pas seulement des transferts d’argent, mais aussi un échange d’idées et de ressources politiques. Vous concluez à « un processus d’intégration communautaire producteur des territoires » (Ici j’aimerais vous poser une question générale : doit-on se dire, lorsque vous parlez de « la 2 production des territoires » que vous êtes constructiviste et comment justifiez vous votre choix de parler non plus de la fabrication ou de la construction de l’Europe mais de l’intégration européenne). Après avoir été chercheur associé au CERAT, vous rejoignez en 1996 le CERVL (Centre d’Etudes et de Recherche sur la Vie Locale) de l’IEP de Bordeaux, en tant que chargé de recherche FNSP. En 1999, vous soutenez votre habilitation à diriger des recherches, En quête(s) du territoire : un itinéraire de recherche Européen (Univ. Bx 4, Sc. Po Bx). Vous devenez Directeur de recherche à la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Chercheur en sciences politiques. Le CERVL change de nom et devient le SPIRIT (Science Politique Relations Internationales Territoire). Vous en êtes l’actuel directeur adjoint. En 2003, vous recevez la médaille de bronze du CNRS, qui « récompense le premier travail d'un chercheur qui fait de lui un spécialiste de talent dans son domaine et représente un encouragement du CNRS à poursuivre des recherches bien engagées et déjà fécondes ». En 2008, vous avez été nommé « Honourary Fellow » au sein de l’ « Europa Institute » de l’Université d’Edimbourg (Royaume Uni). Vous venez d’obtenir un financement de l'Agence nationale pour la recherche (programme Gouverner et administrer) pour le projet GEDI « Le gouvernement des industries » (20092012). Recherches Vos centres d’intérêt tiennent dans trois mots : pouvoir, action publique, territoire. Votre objet de recherche de prédilection, c’est l’Europe, abordée dans ses jeux d’échelle (c’est également une notion sur laquelle j’aimerais que vous reveniez car elle apparaît tout au long de vos travaux mais on voit mal à qui vous l’empruntez et si elle est pour vous, synonyme de multi-niveau). Vous abordez également l’Europe sous l’angle de l’intersectoriel. Vous nous dîtes qu’il faut analyser à la fois les secteurs et leurs interactions, leur indépendance et interdépendances. (A ce propos 3 pourriez-vous nous expliquez vos choix sectoriels, qui se portent principalement sur la défense et la sécurité, l’agriculture et l’industrie ?). Il me semble que vous les choisissez en fonction de leur degré d’exposition à ce que vous appelez l’européanisation, l’internationalisation et la décentralisation des politiques publiques (Là aussi, j’aimerais que vous nous expliquiez comment vous utilisez ces termes, notamment celui d’européanisation, qui fait l’objet d’une multitude d’utilisations et de tentatives de définitions en sciences sociales. Concernant le concept d’internationalisations, j’aimerais que vous nous parliez de votre rapport aux Relations Internationales). Concrètement, vous avez enquêté dans différents domaines et sur plusieurs terrains : le développement régional en Europe (France, Royaume-Uni, Espagne), les instances de l’UE (Commission et Conseil des ministres, Bruxelles), le sport et l’identité2 (supporters de foot et de rugby, Devon, Midlands, Pays de Galle, Montpellier), les politiques militaires comparées, la politique de sécurité intérieure de l’UE3 , les politiques industrielles et la régulation sectorielle (le vin4 et l’agroalimentaire - Aquitaine, Languedoc-Roussillon-, aujourd’hui la pharmacie). Le politique est au centre de votre travail (j’aimerais que vous reveniez sur la place que vous accordez au politique dans vos recherches). Vous dîtes par exemple que l’Europe n’est pas simplement technocratique ou économique mais éminemment politique ; vous prônez le retour du politique dans l’analyse des politiques publiques 5 ou encore dans celle des phénomènes de régulation économique et incitez les approches du politique à se nourrir des études d’économie 6 . (A ce propos, comment se passe dans le quotidien de vos recherches, le dialogue avec les autres disciplines, par exemple, avec les économistes ?). 2 Vous vous intéressez à travers l’objet rugby au néolibéralisme et au territoire (Smith, Andy, Comment le néolibéralisme gagne sur le territoire. A propos de certaines transformations récentes du rugby, 2000, V 13, N 50, Politix). 3 Joana, Jean, Smith, Andy (dir), Professionnalisation des armées et gestion de la ressource humaine : politiques et acteurs en Europe (Espagne, France, Italie, Pays-Bas), 2005 4 Smith, Andy, Maillard de, Jacques, Costa, O., Vin et politique : Bordeaux, la France, la mondialisation, 2007 5 Joana, Jean, Smith, Andy, « Les commissaires européens : technocrates, diplomates ou politiques ? », 2002 ; Smith, Andy, Le gouvernement de l'Union européenne. Une sociologie politique, 2004 ; Smith, Andy (dir.), Politics and the European Commission: Actors, Interdependence, Legitimacy 6 Smith Andy, de Maillard Jacques et Costa Olivier, Vin et politique : Bordeaux, la France, la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, coll. « Gouvernances ». Jullien, Bernard, Smith, Andy, L'Union européenne et la régulation des industries : vers une sociologie politique de l'économie, 2008 ; Bernard Jullien § Andy Smith, Industries and globalization. The political causality of difference, 2008 4 En terme d’attachement disciplinaire, vous êtes donc sans conteste : interdisciplinaire. Au croisement de la science politique, française et anglo-saxonne, des études européennes et des relations internationales, de la sociologie, de l’histoire et de l’économie. L’un de vos leitmotiv : privilégier l’approche sociologique du politique Vous expliquez à ce sujet que vous appréciez la recherche française parce que les chercheurs en sciences politiques peuvent emprunter à la sociologie, ce qui est chose rare dans les autres pays7. En terme de méthode, vous revendiquez souvent votre attachement à l’empirique, à l’enquête de terrain. Cependant vous ne pratiquez quasiment que l’entretien, vous ne faîtes presque pas d’observation, du moins, vous n’en rendez pas compte. Vous faîtes de l’enquête qualitative moins comme un ethnographe que comme un quantitativiste qui travaillerait sur de petits échantillons : vous avez d’ailleurs recours au lexique des statistiques, vous parlez des variables à expliquer et des variables explicatives que vous recoupez entre elles pour proposer des analyses à partir de tableaux croisés, sans chiffre… Une pratique pour le moins atypique (Pouvez-vous nous parler de votre rapport au qualitatif et au quantitatif, en expliquant votre rapport à l’étude de cas et le glissement que vous êtes en train d’opérer vers les statistiques, dans vos recherches les plus récentes sur l’Europe et l’industrie, avec Bernard Jullien ?). Vous pratiquez la comparaison, entre secteurs, entre pays, ou entre régions. I. Le second souffle de l’analyse des politiques publiques Vous portez un regard critique sur l’analyse des politiques publiques, dans plusieurs pays européens et proposez des solutions concrètes pour ce champ de recherche8. Vous nous livrez un panorama analytique des différentes traditions en matière d’analyse des politiques publiques (nationales : française, britannique ; européenne ; internationale). Vous expliquez leur grandeur et leur déclin pour proposer là encore de nouvelles pistes. 7 Smith, Andy, « Vers une approche sociologique du gouvernement européen », 2000 ; Smith, Andy, Joana, Jean, « Le mariage de la carpe et du lapin ? Une sociologie politique de la Commission européenne en chantier », 2000, Cultures et conflits 8 Hassenteufel, Patrick, Smith, Andy, « L'analyse comparée des politiques publiques », 2000, Revue internationale de politique comparée ; Smith, Andy, « Introduction. L'analyse comparée des politiques publiques, une démarche pour dépasser le tourisme intelligent ? », 2000, V 7, N 1, Revue internationale de politique comparée ; Hassenteufel, Patrick, Smith, Andy, « Essouflement ou second souffle ? L'analyse des politiques publiques " à la française " », 2002, V 52, N 1, Revue française de science politique ; Smith, Andy, Hassenteufel, Patrick, « Les approches nationales des politiques publiques », 2002, V 52, N 1, Revue française de science politique. 5 Vous vous inscrivez dans le courant de réflexion engendré depuis une trentaine d’années par les recompositions majeures de l’action publique (globalisation, internationalisation, européanisation, intégrations régionales, intensification des liens commerciaux, dynamiques de déterritorialisation) qui ont engagé une réflexion sur le devenir de l’Etat-nation en tant que niveau privilégié de l’action publique. Ces réflexions, concernant la perte du monopole de l’Etat national sur les politiques publiques, se sont notamment développées dans le cadre des études sur l’intégration européenne (quel degré d’autonomie des institutions européennes et quels impacts sur la politique des Etats membres ?). Les analyses se sont progressivement intéressées à l’action d’acteurs globaux (institutions financières multilatérales, experts transnationaux, firmes, ONG, etc.) et à l’affirmation d’un niveau local spécifique d’action publique liées aux politiques de décentralisation. On parle alors de jeu multi-niveaux, on s’intéresse aux interactions entre les différents niveaux, mais en pensant en terme de pression du niveau supérieur vers le niveau inférieur. Or, pour vous, ces pressions ne peuvent être réduites à de simples pressions exogènes au système politique domestique telles qu’elles sont considérées dans l’analyse classique des relations internationales, dans un rapport d’asymétrie de pouvoirs (dépendance). Selon vous, la fragmentation provoque une transformation de l’Etat et un nouveau mode de légitimation de l’action publique. La communauté politique qui produit les politiques publiques se trouve élargie aux niveaux locaux et supranationaux auquel il faut ajouter les échanges transnationaux. Le transnational ne peut être considéré comme un niveau de gouvernement, mais il doit être considéré en tant que niveau qui se constitue en interaction avec le national et le local et qui rétroagit sur les autres niveaux (interdépendance). Mais l’analyse du multi-niveaux telle qu’elle est pratiquée ne vous satisfait pas et vous remettez notamment en question le concept de multi-level governace9, puisqu’il place la focale sur l’action des nouveaux lieux émetteurs de l’action publique, en oubliant de considérer également les récepteurs (niveaux nationaux et / ou infranationaux). (Ici, donc je renouvelle ma question sur l’utilisation que vous faîtes du mutli-niveau par rapport à la notion de jeu d’échelle en vous invitant à nous parler plus précisément de la multi-level governance). Vous vous intéressez aux trois échelons de la vie politique (local, national, européen) pour montrer que l’on ne peut plus étudier l’action publique sans s’interroger sur ceux qui, dans 9 Smith, Andy, Studying multi-level governance. Examples from French translations of the structural funds, Public Administration, 1997. 6 l’ombre, fabriquent les compromis. Vous vous intéressez aux « intermédiaires » ; aux « lieux de passage » entre les milieux institutionnels. Vous proposez une analyse des jeux de médiation entre institutions, une réflexion sur l’articulation des espaces institutionnels, de faire de l’action transversale un objet de recherche : il s’agit de mener une réflexion sur les configurations d’acteurs et les dynamiques d’échange qui relient différents univers institutionnels enchâssés dans l’espace politique, aux niveaux local, national et européen. L’échange politique est conçu d’une manière souple en tant que formes de communication, de passage, de circulation de biens et d’idées entre univers institutionnels distincts. Vous parlez ici de configurations d’acteurs et ailleurs vous regrettez l’utilisation molle qui est faite de cette notion et préférez parler de « réseaux d’acteurs ». (Qu’entendez-vous par « réseaux d’acteurs » et pourquoi ne parlez-vous pas en terme de « configurations » et quel rapport entretenez-vous avec l’analyse de réseaux ?). Ainsi, dans Le gouvernement du compromis, vous vous intéressez avec Olivier Nay (Nay, Smith 2002) aux « importateurs » des politiques publiques (et pas seulement aux exportateurs) : ces acteurs de la vie publique locale, nationale et européenne dont l’activité professionnelle ou militante les conduit à jouer un rôle important dans les relations nouées entre plusieurs univers institutionnels. Vous réunissez dans cet ouvrage des contributions issues de travaux empiriques qui étudient des acteurs individuels dont la position et les ressources les conduisent à jouer un rôle important dans les lieux variés où s’opèrent des échanges transversaux. Vous adoptez un niveau microsociologique d’analyse pour saisir les phénomènes institutionnels (analyse des biographies : trajectoire sociale, itinéraire militant, formation intellectuelle, positions actuelles et antérieures dans les organisations, etc. / intérêt pour les « contextes d’action » (sites) dans lesquels sont mises en œuvre des pratiques et des décisions concrètes (pour les élus par exemple : conseil régionaux, parlement européens et leurs « territoires politiques »). Vous distinguez alors deux types d’importateurs, deux figures de la médiation qui dans la réalité se combinent : les généralistes et les courtiers. Le premier groupe renvoie à la dimension cognitive de l’intermédiation : le généraliste construit du sens commun entre des milieux institutionnels qui ne recourent pas aux mêmes savoirs et aux mêmes représentations. Vous prenez l’exemple des commissaires européens que vous étudiez10 et qui, je cite, « contribuent à produire des solutions cognitives capables d’intégrer 10 « La fabrique des compromis européens. Les commissaires européens comme interface entre les Etats et l’Union européenne », in Nay (Olivier), Smith (Andy) (dir.) — Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l'action publique, Paris, Economica, 2003 7 des visions du monde et des savoirs éclatés entre les milieux décisionnels nationaux et les directions générales de la commission européenne ». Le second groupe renvoie à la fonction stratégique ; c’est le cas par exemple des élus européens: « les courtiers détiennent les moyens effectifs de susciter l’échange, l’entente et les compromis entre les différentes partis, le courtier recherche les solutions acceptables entre des groupes éloignés ». Vous vous concentrez sur le travail des acteurs généralistes, comme celui des commissaires européens, pour analyser une dimension peu étudiée du fonctionnement des instituions de l’UE : les arènes de débat et de négociations intersectorielles. Pour ce faire, vous étudiez huit commissaires de deux périodes différentes (1989-1993 et 1995-1999) (Ici, j’aimerais que vous nous expliquiez vos choix d’enquête). Vous vous intéressez à l’apprentissage des règles et des normes dans l’exercice de leur fonction mais aussi à la part d’autonomie d’action de chacun. Vous montrez en quoi les commissaires ont une activité de médiation transversale, intersectorielle et multi niveaux, hautement politique. Vous déconstruirez ainsi la vision de la détermination du rôle et de la conduite du Commissaire par le contenu de son portefeuille et son origine nationale, etc. Vous nous mettez en garde de ne pas confondre la position institutionnelle avec l’exercice concret de la médiation. L’activité d’intermédiaire est aussi largement déterminée par des facteurs proprement individuels ou contextuels : vous pensez par exemple à la diversité des attitudes professionnelles chez les commissaires européens. Les situations institutionnelles qu’ils rencontrent à leur arrivée – notamment la façon dont le commissaire précédent a géré le portefeuille – mais aussi leur trajectoire personnelle en amont de leur nomination, peuvent expliquer que la façon dont ils mènent leur activité n’est jamais totalement déterminée à l’avance par leur statut et leur fonction. Certains estiment qu’une grande partie de leur activité doit être consacrée à la transmission d’informations entre leur pays d’origine et la Commission. D’autres préfèrent endosser un rôle d’intercesseur au niveau des institutions communautaires, entre le collège des commissaires et la direction générale dont ils ont la responsabilité. D’autres encore s’approprient la fonction en recherchant la plus grande neutralité entre le collège, les intérêts sectoriaux des directions générales et les intérêts nationaux des Etats-membres. Vous concluez : « hauts responsables au service de l’intérêt général européen, ils conçoivent l’exercice de leur mandat dans l’interdépendance que leur confère leur statut » . 8 Enfin, vous vous intéressez à l’analyse des politiques et à celle des relations internationales11 qui voient aujourd’hui leurs programmes de recherche se rapprocher et obligent donc à remettre en question la distance épistémologique entre ces deux parties des sciences du politique. Deux séries de dynamiques observées dans chaque « sous-discipline » concourent à leur convergence croissante : l’européanisation, l’internationalisation, transnationalisation de l’action publique ; l’institutionnalisation des relations internationales, consolidation des régimes internationaux et renouveau du multilatéralisme. Vous proposez la fusion des deux sous-disciplines pour en créer une nouvelle : l’étude des politiques publiques internationales, qu’il s’agisse des politiques étrangères des Etats ou de l’Union européenne, ou de l’action publique multilatérale, produite par les grandes organisations internationales. Pour vous, il faut utiliser les outils de l’analyse des politiques publiques pour analyser les relations internationales et ceux de la science politique pour analyser les politiques publiques internationales, notamment pour apporter un second souffle aux études européennes. II. Vous apportez du sang neuf aux études européennes Dès 1997, vous relancez donc avec Christian Lequesne du CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de la Fondation Nationale des Sciences Politiques à Paris) le débat théorique autour de l’intégration européenne comme objet de la science politique12. Dans le groupe de travail que vous créez puis dans le numéro de Cultures et Conflits qui fait état de la réflexion, il s’agit de réfléchir à la manière dont on peut interpréter et conceptualiser l’intégration européenne du point de vue des sciences sociales. Vous avancez qu’il faut observer l’Union européenne à partir du bas13 et à travers d’autres concepts par exemple que celui « d’espace public », trop aérien et qui renvoie selon vous, dès lors qu’on l’applique à l’Europe, à une vision évolutionniste et déshistoricisée du processus d’intégration européenne. 11 Analyser les politiques publiques internationales, F. Petiteville et A. Smith, RFSP 2006, 3 vol. 56 12 Lequesne, Christian, Smith, Andy, « Union européenne et science politique : où en est le débat théorique ?, Interpréter l'Europe », Cultures et conflits, 1997 ; Smith, Andy, « French political science and European integration », 2000, V 7, N 4, Journal of European Public Policy. 13 Smith, Andy, L'espace public européen' : une vue (trop) aérienne, 1998, Critique internationale. 9 Au moment de vos premiers travaux, dans les années 90, les études européennes ne vous semblent pas satisfaisantes14. A l’époque, elles sont encore largement divisées entre une école intergouvernementaliste (qui met l’accent sur les actions entre Etats-nations) et une école néofonctionnaliste issue des relations internationales (qui met l’accent sur l’émergence d’un espace d’action politique dont les composants se situent au-delà des seuls Etats). Or, pour vous, se poser la question de savoir si l’UE obéit à une logique intergouvernementale ou supranationale revient à s’enliser dans une discussion sans fin15. Vous concevez l’UE comme un gouvernement consubstantiel fortement fissuré (ce qui n’est pas sans incidence sur les problèmes de légitimité de la « construction européenne »). Pour vous, il convient d’étudier non seulement la manière dont les politiques communautaires déstabilisent les modes nationaux d’intervention (mise sur agenda, mise en oeuvre…), mais aussi comment se déplacent les modèles nationaux du politique (les configurations de pratique et d’institutions). La bonne posture de recherche consiste donc à se poser la question de l’impact de la référence à l’Europe sur la formation des configurations d’acteurs et d’idées au sein des Etats de l’Union européenne, ou pour le dire autrement, il s’agit d’analyser la manière dont les dispositifs de l’UE modifient, déstabilisent, voire bouleversent les ordres politiques établis (étude de l’endogénisation des normes communautaires par les acteurs locaux). C’est pourquoi les analyses en terme d’européanisation ou d’européification du politique en Europe ne vous satisfont pas. Entre autres parce qu’elles partent des politiques publiques communautaires et qu’elles négligent le fait que la mise en œuvre des politiques communautaires ne peut être étudiée en dehors de la prise en compte de modèles (patterns) de gouvernance qui sont spécifiques à des territoires. Pour ce faire, vous proposez : - D’analyser des formes d’action publique différenciées par territoire et par secteur - De travailler sur la recherche de compromis, sur les espaces de négociation (en cela vous êtes proche des travaux de Marc Abélès et d’Irène Bellier du LAIOS). 14 Voir plus tard "French political science and European integration", Journal of European Public Policy, 7 (4), October, 2000. 15 Le gouvernement de l’UE 10 - De s’intéresser à la question de la légitimation du système politique européen en constitution, en réintroduisant le symbolique dans l’étude de l’action publique (là encore vous êtes proche d’Abélès) - De ne jamais déconnecter la conceptualisation de l’intégration européenne de travaux de terrain, partant des pratiques politiques des acteurs et de leur inscription sociohistorique (et non des directives politiques communautaires). Enfin, selon vous, un tel changement d’optique ne peut se fonder que sur « une conceptualisation plus forte de l’identité collective, de l’altérité et de leurs interconnexions ». Vous proposez donc une vision neuve du processus d’intégration européenne en proposant de travailler sur l’Europe en tenant compte aussi, du sentiment d’appartenance à ce territoire en formation. ********************************************************************* III/ Identité et appartenance En fait la question de l’identité est au cœur de vos travaux, mais, bien sur, vous en proposez une approche non réifiante. Selon vous, il faut travailler sur les représentations (dimension cognitive et symbolique du politique) et les pratiques sociales (le territoire, l’Europe, à l’instar de la nation, d’après le mot de Brubacker, doit plutôt être appréhendée comme une « catégorie de praxis »). Vous revisitez la notion à la lumière des concepts de représentation, de territoire, d’identité et d’altérité. En 1998, vous commencez à vous intéressez plus directement à la question de l’identité européenne et maintenez qu’il y a là un défi à relever pour les sciences sociales16. Au sujet de l’UE, vous parlez « d’espace politique » et vous invitez à l’analyser comme l’élément décisif de la construction des identités collectives aujourd’hui17 (Ici, j’aimerais comprendre si vous distinguer UE et Europe). Vous dîtes « concernant l’Europe tout d’abord, à l’inverse 16 Belot, Céline, Smith, Andy, 1998, « Europe and Identity: A Challenge for the Social Sciences », in Hedetoft, Ulf, Political symbols, symbolic politics: Europe between unity and fragmentation. 17 C. Belot et A. Smith, « Europe and collective identity : a challenge for the social sciences », dans U. Hedetoft (ed.), Political Symbols, Symbolics Politics : Europe between Unity and fragmentation, Londres, Ashgate, 1998 11 d’identités à proprement parler, ‘l’européanitude’ possède incontestablement peu de fondements. Disons-le crûment, la notion d’une identité européenne est une absurdité sociologique parce qu’elle ne s’appuie pas sur les pratiques sociales qui ont le même sens pour les populations concernées ». (Ici je voudrais vous question concernant cette idée que l’identité européenne est une aberration sociologique : est-ce une position que vous maintenez aujourd’hui ou est-ce une remarque datée, qui tient à la conjoncture de vos recherches en ce domaine ?). Application concrète dans vos enquêtes : le rapport au territoire (football, rugby). A travers une recherche auprès des supporters de foot et de rugby dans les Midlands en Angleterre et dans le Bordelais et Montpellier en France, vous vous attachez à cerner le sentiment ordinaire et populaire d’appartenance au territoire et par là, le rapport ) l’Europe et à une éventuelle identité européenne. Vous interrogez les pratiques variées de supporterisme afin de mieux comprendre comment cette partie de la vie quotidienne informe et révèle les découpages mentaux de l’espace et du temps de « gens ordinaires »et de mesurer l’mpact de l’Europe sur les pratiques sociales les plus ordinaires (Coupes d’Europe)18. Vous affirmez alors que le socle des identités reste celui des « régions sociologiques » et introduisez la notion d’ « altérités contemporaines » pour montrer comment la perspective d’un continent plus intégré déplace, sans forcément harmoniser, les visions du monde des individus. Jeux d’échelle : la nation, l’Europe et les territoires des pratiques sociales. Vous constatez l’impact des identités territoriales sur les découpages du monde de vos interlocuteurs et le rapport inextricable entre les définitions de soi et celles de l’autre et vous remettez en question le mythe de la convergence sociologique en Europe qui accompagnerait l’intégration européenne, vue trop aérienne qui ne tient pas compte de la réception populaire du processus. Enfin, vous remettez en question l’idée d’identités collectives multiples (appartenances locale, régionale, nationale, européenne). Mais, vous dîtes que l’identité est mobile : « les identités se forment, s’entretiennent et se déplacent plutôt ‘par le bas’ autour de pratiques sociales considérées importantes ». A ce moment, vous marquez la distance avec un outil politique et financé par l’Europe censé informer sur ces questions : l’Eurobaromètre. 18 Voir notamment La passion du sport. Le football, le rugby et les appartenances en Europe, Rennes, PUR, 2002. 12 Vous posez une question cruciale : Alors que les élites « construisent » le territoire européen par le haut, pourquoi les populations ne suivent pas leurs leaders ? La question de la légitimation du pouvoir doit être éclairée par l’étude de la réception sociale des constructions territoriales. Prise de distance avec la notion d’instrumentalisation politique du territoire… qui est le fil rouge de vos recherches *************************************************************************** IV/ Vous proposez un antidote à la « maladie conceptuelle » dont souffre la notion de territoire Cette maladie, vous nous dîtes qu’elle est incarnée dans la seule formule « construction du territoire » (là encore, je vous renvoie à mon interrogation sur votre rapport au constructivisme). Dans votre recension récente dans la RFSP, vous proposez de faire du territoire un « concept intermédiaire », c’est-à-dire « outil analytique qui permet de faire la médiation entre une problématique, la structuration des enquêtes empiriques et leur interprétation ». Vous définissez ainsi le territoire comme : - un « espace géographique et social institutionnalisé, avec ses règles, qui au fil du temps, ont fait l’objet d’une « régularisation » et d’une légitimation ». - un espace qui possède un ‘ordre institutionnel’ qui s’enchevêtre plus ou moins avec les ‘ordres institutionnels’ d’autres territoires d’une part, et les ordres intersectoriels d’autre part. « Chacun de ces ordres institutionnels est tout à la fois un espace d’acteurs, un espace régulé par les politiques publiques et un espace au sein duquel se confrontent les représentations du ‘réel’ et du ‘réel souhaité’ ». - un espace dont l’histoire a produit des répertoires cognitifs et symboliques, mobilisés à des fins légitimatrices par les acteurs qui composent ce territoire - un espace en mutation permanente, exposé au changement Pour vous, toutes ces dimensions doivent être analysées pour qui veut faire de la sociologie politique et appréhender, notamment la question du pouvoir. Pour réconcilier sociologie de l’action, sociologie du pouvoir et territoire19 , vous vous intéressez ainsi à la notion de leadership20 . Vous cherchez à saisir la manière dont les 19 Genieys, William, Smith, Andy, « Mobilisations politiques et modèles de leadership territorial », 1998, in Négrier, Emmanuel, Jouve, Bernard, Qui gouvernent les régions d'Europe ? Échanges politiques et mobilisations régionales ; Smith, Andy, Sorbets, Claude (dir.), Leadership et arrangements territoriaux, 2001 ; 13 leaderships politiques construisent la catégorisation légitime du territoire. Vous introduisez de la prudence à l’égard de la vision du territoire construit et inventé par les acteurs tels que les leader politiques, en invitant à considérer que « cette catégorie mentale émerge et s’entretient aussi par le bas, autour d’un sentiment d’appartenance, l’expression du lien social, qui se compose autour de systèmes de représentations ancrés dans la vie quotidienne des individus (langues, pratiques culinaires, festives, sportives) ». Il faut donc étudier les modalités de construction politique du territoire (par le haut) tout en intégrant dans l’analyse le rôle actif que joue le public (en bas) dans l’institutionnalisation et la légitimation du pouvoir. Exemple : Concrètement, pour interroger la notion croisée de territoire et d’Union européenne, vous vous intéressez aux commissaires européens que vous qualifiez d’élite sans territoire21. Vous étudiez de manière comparée trois présidents de la Commission européenne22 (Delors, Santer et Prodi) et mettez en évidence l’instabilité et l’incertitude qui frappe la présidence. Enfin, vous expliquez en quoi elles sont en partie responsables des problèmes de légitimation dont souffre l’UE en terme de pouvoir et de construction d’un territoire, encore loin d’être le référent en terme de sentiment d’appartenance. Smith, Andy, Sorbets, Claude (dir.), Le leadeship politique et le territoire : les cadres d'analyse en débat, 2003. 20 Vous mettez en garde contre la seule analyse biographique des leader et préférez une approche en terme de leadership, entendu comme groupement de personnes constitué autour d’un individu et placé au centre d’une configuration de rapports reliant le leadership à ses interlocuteurs, qu’ils soient des alliés ou des opposants. 21 Smith, Andy, Des élites sans territoire : les commissaires européens, 1997, V 7, Pôle Sud 22 « Who governs in Brussels ? une comparaison des configurations de leadership de Delors, Santer et Prodi 14