La Libye et le danger de l`intervention humanitaire

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La Libye et le danger de l`intervention humanitaire
La Libye et le danger de l’intervention humanitaire
Matthew Brett
Les événements évoluent rapidement en Libye et dans la région, et plus les heures
passent plus une intervention militaire semble devenir une réalité. Un regard sur les
principaux pays occidentaux qui déploient leurs forces militaires en Méditerranée en dit
long : les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et la France. L'Italie a également
répudié son traité d'amitié avec la Libye, libérant ses avant-postes militaires pour une
utilisation dans le sud de la Libye. Ce sont ces mêmes puissances occidentales qui sont
intervenues en Haïti, au Kosovo et en Afghanistan sur la base de motifs
« humanitaires », et ils semblent encore montrer leurs têtes hideuses invoquant les
mêmes prétextes humanitaires.
Une mise en contexte est ici nécessaire. Des États comme la Libye ont le droit à la pleine
souveraineté en vertu de la Charte des Nations Unies, mais également les individus ont
des droits égaux à « à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » en vertu de la
Déclaration universelle des droits de l'homme (en ignorant ici les structures de ces
institutions en termes des pouvoirs qu'ils représentent). De cette contradiction entre la
souveraineté des États et les droits humains émerge la question de l’« intervention
humanitaire ».
Noam Chomsky fait remarquer que « le droit d'ingérence humanitaire, s’existe, est fondé
sur la “bonne foi’’ de ceux qui interviennent, et cette hypothèse n'est pas fondée sur leur
rhétorique mais sur leurs actes, en particulier de leur adhésion aux principes du droit
international et des décisions de la Cour, et ainsi de suite. »
On doit certainement apprécier le triste bilan des États-Unis, du Canada et de leurs alliés
sur cette question. L'urgence de la crise libyenne, cependant, et les pressions de la
presse pour une intervention nécessite une attention immédiate. Qu'il suffise de dire que
la superpuissance hégémonique étasunienne a affirmé sa force militaire écrasante avec
une force impitoyable partout où c’était stratégiquement possible. Selon un important
document de planification des Forces armées canadiennes, il est dit qu’il est « de l’intérêt
du Canada de poursuivre notre coopération étroite avec les Américains, à condition de ne
pas sacrifier notre souveraineté nationale. » La souveraineté nationale vient toujours
après coup en matière de sécurité et de défense de l'État canadien. La souveraineté a
toujours été subordonnée à la coopération avec les ambitions impériales des ÉU sur
presque toutes les grandes questions de politique étrangère. Le Canada poursuit ses
propres ambitions impérialistes en collaboration avec les États-Unis, pas en dehors.
Les puissances occidentales et le conflit en Libye
Dans cet esprit, l'état actuel et le rythme des événements qui se déroulent en Libye sont
des motifs de grave préoccupation pour le Canada. Les alliés occidentaux continuent de
faire de la diversion rhétorique avec le secrétaire étasunien à la Défense, Robert Gates,
qui minimise l'idée d’intervention militaire des forces étasuniennes en Libye. Mais il y a
ici un problème. À savoir, sa rhétorique est en complète contradiction avec les faits sur
le terrain.
Les forces américaines ont déjà été déployées dans la région. Le Kearsarge, un navire
d'assaut amphibie, et le Ponce, un navire de transport, ont été déployés en Méditerranée.
Un contingent de 400 Marines est en route « en appui au Kearsarge ». Le porte-avions
USS Enterprise est actuellement en mer Rouge et pourrait déployer des avions de chasse
dans une zone d'exclusion aérienne libyenne à condition que l'Égypte permette aux jets
d’utiliser son espace aérien. Il est impossible d'évaluer précisément les ressources que
les États-Unis consacrent à la Libye tant les faits sont enveloppées dans le voile de la
sécurité nationale.
En ce qui concerne la zone d'exclusion aérienne, le Royaume-Uni est manifestement prêt
à faire respecter une zone sans une résolution des Nations Unies. « Il y a eu des
occasions dans le passé où une telle zone d'exclusion aérienne a eu une justification
internationale claire et légale même sans une résolution du Conseil de sécurité » de dire
le ministre britannique des Affaires étrangères, William Hague. Une telle « occasion » a
eu lieu récemment — en Irak. Les Irakiens en auront pour des années à se remettre du
siège brutal et de l'occupation qui ont laissé, selon la plus modeste des estimations, plus
de 100 000 morts. « Appelons simplement un chat un chat », de déclarer sans ambages
le Secrétaire Gates en décrivant ce que signifierait une zone d'exclusion aérienne sur la
Libye. « Une zone d'exclusion aérienne commence par une attaque sur la Libye pour
détruire ses défenses aériennes. C'est comme ça qu’on établit une telle zone
d'interdiction. » Il est bon de garder ça à l'esprit sachant qu’au Canada les Libéraux et le
Nouveau Parti démocratique ont ouvertement soutenu la mise en œuvre d'une zone
d'exclusion aérienne sur la Libye. Sur ce point, le Parti conservateur est resté
remarquablement silencieux.
Étant donné que le Royaume-Uni fait la promotion d'une zone d'exclusion aérienne par
l'OTAN plutôt que par l'ONU, il ne faut donc pas se surprendre que les États-Unis soient
également prêts à intervenir en dehors d’un mandat de l'ONU. Le secrétaire Gates a dit
très clairement qu'il n'y avait « pas d’unanimité au sein de l'OTAN pour l'utilisation de la
force armée. » Ses mots sont soigneusement choisis. Il élude totalement la légitimité
de l'OTAN agissant en dehors d’un mandat de l'ONU. En fait, il contourne complètement
l'ONU. Il élude aussi l'illégitimité de menacer de faire l'emploi de la force, ce qui est
explicitement interdit par la Charte des Nations Unies, sur l'hypothèse que de telles
actions et menaces sont inégalement déployées contre les États les plus faibles.
Tout cela suggère qu’on va vers une attaque dirigée par l'OTAN sur la base des prémisses
de l'intervention humanitaire et de bonnes intentions. La question de l'intervention
étrangère, cependant, n'est pas si évidente à ce stade. Le Conseil national libyen, qui
s'affirme comme le régime de transition post-Kadhafi, semble divisé sur les appels pour
une intervention étrangère. Cette seule ambiguïté pourrait facilement être le prétexte à
une intervention extérieure.
[Abdul Hafidh Ghoga, un porte-parole du Conseil, a semblé faire marche arrière par
rapport aux précédents appels par les chefs rebelles pour des frappes aériennes de
l'Ouest, en disant avec emphase: « Pas de troupes sur le sol libyen. » Mais il a ajouté
que les rebelles se féliciteraient de l'imposition d'une zone d’interdiction de vol aérien, et
a dit: « Nous avons besoin d'aide pour arrêter le flot de mercenaires dans ce pays. »
(New York Times, In Libya, Both Sides Gird for Long War as Civilian Toll Mounts,
6/03/11), mon rajout et ma traduction]
La France a aussi commencé à envoyer de l'aide aux forces rebelles et à l'opposition dans
l'est de la Libye. L’éditeur Yoshie Furuhashi de MRZine note à juste titre
qu’« ostensiblement le contenu de l'aide française est humanitaire, “des médecins, des
infirmières, des médicaments et du matériel médical’’, mais combien de temps faudra-t-il
avant que la nécessité d'envoyer de l'aide humanitaire ne devienne un prétexte pour
envoyer des soldats afin de garantir sa livraison sécuritaire ? »
La question est vitale tout comme la rapidité de la crise humanitaire qui s'aggrave.
Quelques 75 000 personnes ont déjà fui la Libye pour la Tunisie voisine, avec un
supplément de 40 000 en attente à la frontière et un nombre sans cesse croissant. Le
Haut Commissariat pour les réfugiés appelle à « une évacuation humanitaire massive de
dizaines de milliers d'Égyptiens et d'autres ressortissants de pays tiers » parce que
« nous sommes témoins d’une terrible catastrophe humanitaire. » Le danger est qu'une
« évacuation humanitaire » peut facilement glisser en « intervention humanitaire », et
tout semble indiquer qu'il s'agit d'une possibilité réelle.
La réponse du Canada
Le ministre des Affaires étrangères de la France, Alain Juppé, a explicitement rejeté
l'intervention militaire sans un « mandat clair » du Conseil de sécurité des Nations unies.
Le Canada a, en effet, un bilan mitigé sur ce point, souvent prêt à agir en dehors de
l'ONU quand il y va de l '« intérêt national ». Le Premier ministre Stephen Harper et le
ministre des Affaires étrangères Lawrence Cannon sont restés remarquablement
silencieux sur la question, laissant le Canada avec beaucoup de latitude pour agir en
dehors d’un mandat de l'ONU. L'écrivaine et militante Arundhati Roy souligne à juste
titre que « se taire, ne rien dire, devient autant un acte politique que parler. Il n'y a pas
d'innocence. Quoi qu'il en soit, vous êtes responsable. »
Pour compenser son absence à l'ONU, le Canada renforce plutôt sa présence militaire
physique dans la région. Les Forces canadiennes ont déployé le NCSM Charlottetown et
ses 240 marins en Méditerranée, ainsi que d'autres membres du personnel canadien qui
se trouvent déjà sur l'île voisine de Malte, où un centre d'opérations a été établi par le
Royaume-Uni. Le Premier ministre Stephen Harper a également annoncé son intention
de dépasser les sanctions imposées par la résolution du Conseil 1970 qui appelle à un
embargo sur les livraisons d’armes à la Libye, des inspections de la cargaison des navires
en partance pour la Libye, et une interdiction de voyage pour Kadhafi et les personnes
qui lui sont associées.
Pour l'ensemble de ces actions, les médias canadiens font l'éloge du gouvernement avec
toute la bienveillance libérale dont ils sont capables. « Les Canadiens qui croient que le
but premier de leur force militaire ne devrait pas de faire la guerre, mais veulent
seulement que leurs troupes soent des Boy Scouts, doivent être heureux de l'évolution
de l’engagement d'Ottawa envers la en Libye » écrit le journaliste de PostMedia, Matthew
Fisher. Même avec une présence militaire relativement faible par rapport à la mission
permanente du Canada en Haïti, « il y aura là un facteur de satisfaction. »
Impérialisme humanitaire
Il convient de souligner que la menace de recours à la force et de violer la souveraineté
des États en dehors du Conseil de sécurité des Nations unies va explicitement à
l’encontre la Charte des Nations Unies. Chomsky a déjà cité deux autorités (libérales) en
la matière, Hedley Bull et Louis Henkin, qui offrent un contexte essentiel à la situation
actuelle en Libye. Bull a mis en garde il y a quelques temps que : « Certains États ou
groupes d'États qui s’érigent en juges bien commun mondial, au mépris de l'opinion des
autres, sont en fait une menace pour l'ordre international, et donc à une action efficace
dans ce domaine. » Cela vaut certainement pour les puissances de l'OTAN en tant qu'ils
s'affirment en dehors de l'ONU comme « juges autorisés du bien commun mondial. »
Henkin, dans une veine similaire, a écrit que :
« Les pressions réduisant l'interdiction de l’usage de la force sont déplorables, et
les arguments pour légitimer le recours à la force dans ces circonstances ne sont
pas convaincants et sont dangereux... Les violations des droits de l'homme sont
en effet que trop fréquentes, et s'il était possible d'y remédier par l'utilisation de
la force extérieure, il n'y aurait pas de loi interdisant l'usage de la force par
presque n'importe quel État contre presque n’importe quel autre. Les droits de
l'homme, je crois, devront finir par vaincre, et d'autres injustices corrigées, par
d'autres moyens pacifiques, et non pas en ouvrant la porte à l'agression et par la
destruction de la principale avancée en matière de droit international, l'interdiction
de la guerre et l'interdiction de la force. »
Il semble que les puissances de l'OTAN, une fois de plus, s'érigent en « juges autorisés
du bien commun mondial. ». Les États-Unis et la Grande-Bretagne — avec la complicité
du silence honteux du Canada — sont clairement disposés à mettre en œuvre des
politiques de façon indépendamment de l'ONU. Il y a clairement des « pressions
réduisant l'interdiction de l’usage de la force », même si elles sont rédigées en rhétorique
humanitaire. Le bilan historique de l’« intervention humanitaire » étasunienne et
canadienne constitue un motif suffisant pour rejeter toute forme d'engagement. Même
l'utilisation de forces militaires pour « l’évacuation humanitaire » est un danger qu'il faut
examiner de prêt, car elle pourrait rapidement glisser vers une claire intervention et une
présence militaire permanente. Au milieu de tout cela, on oublie le peuple libyen qui a
commencé ce mouvement populaire au nom de la démocratie et de la liberté selon leurs
propres termes.
Matthew Brett est un étudiant diplômé en sciences politiques de l'Université Concordia. Il
peut être contacté à [email protected].
(Traduit de Lybia and the Danger of Humanitarian Intervention, site web de
Socialist Project, 6/03/11, par Marc Bonhomme)