Peter Brockmeier La mine d`or sadienne

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Peter Brockmeier La mine d`or sadienne
Peter Brockmeier
La mine d'or sadienne
J'oserai affirmer, sans crainte d'être démenti, que Byron et de Sade (je demande pardon du rapprochement) ont peut-être
été les deux plus grands inspirateurs de nos modernes, l'un affiché et visible, l'autre clandestin, - pas trop clandestin.
Sainte-Beuve, Revue des Deux Mondes, 1843.
J'ai choisi de retenir chez l'écrivain-philosophe des Lumières quatre aspects majeurs par
lesquels il a agi sur la littérature du XIX~ siècle jusqu'à lui servir de modèle.
- Sade a donné à tous les auteurs qui se sont consacrés à la peinture psychologique de
l'homme la possibilité de décrire et d'analyser sans préjugés moraux la primauté absolue
des intérêts particuliers sur les intérêts généraux de la société.
- Il a associé les idées de la philosophie des Lumières aux expériences apportées par la
Révolution française et enterré l'optimisme naïf des « philosophes » qui pensaient que les
goûts et les intérêts des hommes pouvaient amener le bien de tous et de chacun, suivant
l'essence même de la loi naturelle.
- Il a donné au roman dit réaliste un scénario fondamental, dans la mesure où il décrit des
groupes isolés de la société - chez lui la upper-class des riches et des puissants - qui
assouvissent leurs appétits par tous les moyens ; c'est le scénario d'une machination plus
ou moins ténébreuse, à laquelle la majorité des hommes sont livrés.
- Je dirais enfin, pour parler le langage de Kant, que Sade a remis sur le plan esthétique «
l'originalité exemplaire du don naturel que possède un sujet pensant d'user librement de
ses facultés intellectuelles ».[1] Il a transposé cette conception dans les pensées et les
actes de ses personnages. Il a toutefois rejeté catégoriquement le rapport kantien entre le
génie et l'appréciation du Beau et du Sublime [2], prescrivant ainsi à la littérature du «
mal du siècle » une esthétique de l'horreur.
La première thèse de mon exposé correspond à une idée qu'un lecteur du XIXe siècle
pouvait facilement rencontrer dans les œuvres de Sade parues à l'époque. Je rappelle le
mot de Jules Janin, en 1834:
pas une pensée morale sur laquelle il n'ait jeté les immondices de sa parole, cet homme s'arrête enfin, il se
regarde, il se sourit à lui-même, il ne se fait pas peur. [3]
Un petit récit du Marquis de Sade publié après sa mort, « Le M... puni » [4] fera
comprendre cette conception provocante et grosse de conséquences d'une raison
instrumentalisée. Pendant la Régence vivait à Paris un célibataire homme d'esprit, M. de
Savari, qui était cul-de-jatte. Il avait transformé sa maison en maison de tolérance; les
dames de la bonne société pouvaient s'y adonner aux joies de l'amour avec des
partenaires masculins choisis. Les dames distinguées saisissaient volontiers cette
occasion, car elles n'avaient pas à craindre d'être punies par des maris jaloux ou des pères
indignés. Un jour, un ami rend visite au propriétaire de la maison close et prétend vouloir
dîner avec lui ; un serviteur accompagne l'ami à la cave - l'intrus saisit un « levier » et
assomme le serviteur. De retour dans la cuisine, il abat la cuisinière, le chien et le chat ;
puis il tue Savari, impotent, et gagne le large. On découvre le massacre ; on recherche le
coupable ; en tentant de découvrir le motif du crime, on finit par trouver le billet sans
1
signature d'une cliente de Savari : son mari aurait appris ses escapades secrètes, ah, si
seulement on pouvait « ramener son esprit »... On en conclut que le coupable est un mari
jaloux. Néanmoins, on arrête les recherches parce que la réputation d'un nombre infini de
pères et de maris de la haute société est en jeu.
Le commentaire du narrateur peut se résumer comme suit : il se peut que la mort de
Savari ait laissé indifférents les hommes vertueux ; la clientèle de Savari, par contre, a
déploré l'événement lorsqu'elle en a eu connaissance. De l'aveu même du narrateur, le
récit est «extraordinaire» à plus d'un titre.
Tout d'abord, en regard des «trois meurtres affreux», la « débauche secrète » semble
facile à pardonner. En outre, un contraste étrange donne à réfléchir : celui qui existe entre
le propriétaire impotent de la maison close, homme accueillant, et l' « assommeur
impitoyable », le « flegmatique assassin » qui laisse un billet accroché à une « pendule,
ornée d'une tête de mort », sur lequel on peut lire ces mots : «Voyez sa vie, et vous ne
serez pas surpris de sa fin ». Il est « extraordinaire » que la connaissance d'un double
meurtre laisse des gens vertueux «insensibles», alors que les débauchés ont longtemps
continué à pleurer le mort. Le contraste classique entre la sensibilité vertueuse et le sangfroid du vice a été ici renversé intentionnellement.
On peut également qualifier d'« extraordinaire » la morale que le narrateurphilosophe tire
de son histoire. Il propose une appréciation quantitative des avantages et des
inconvénients du crime : si, sur mille personnes concernées, 500 sont satisfaites et 500
mécontentes, l'action s'avère «indifférente»; par contre, si le calcul donnait 800 «
personnes affligées », parce que privées de leur plaisir, contre 200 personnes confortées
dans leurs principes moraux, l'entremetteur Savari aurait fait plus de bien que de mal ; en
quel cas le vrai coupable serait le mari jaloux, poussé au crime par un « ressentiment».
Au lecteur de décider!
Sade a séparé nettement le point de vue moral individuel de l'utilité publique. Il a pour
cela suivi en gros une conception que Voltaire, pour ne citer qu'un exemple, avait
exposée dans l'article «Vertu » du Dictionnaire philosophique; mais, à la différence de
Voltaires,[5] il ne croyait plus que les hommes étaient d'une seule et même nature, que
leurs goûts, leurs penchants et leurs appétits étaient identiques. Vu l'échelle étendue et la
diversité des goûts et appétits humains - qu'il développe inlassablement, énumère et
justifie dans ses romans -, le préjudice causé par certains comportements ou penchants ou
leur utilité, c'est-à-dire le préjudice ou l'utilité du Bien ou du Mal, ne peuvent être évalués
que par rapport à leurs conséquences qui sont mesurables quantitativement : 50 % contre
50 %, 25 % contre 75 %. A l'extrême, l'acceptabilité d'un système social se mesure au
nombre des morts qu'il entraîne.
Pour mettre en lumière la façon dont Sade a dénoncé dans son œuvre la philosophie du
bonheur et par là même l'optimisme des Lumières, jetons un coup d'œil rétrospectif sur
un auteur qui a été l'un des invités illustres de Frédéric II de Prusse et est mort à
Sanssouci : Julien Offroy de La Mettrie (1709 - 1751). Pour donner un fondement à sa
philosophie du bonheur, La Mettrie part du principe que les penchants de l'homme, de
même que son plaisir sensuel, sont des formes d'expression du Bien, que la nature est une
école du Bien [6]. Cette conception lui a permis d'admettre une harmonie naturelle entre
le désir individuel du bonheur sensuel et le bien de tous. Celui qui rend hommage à la
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volupté passe pour un représentant de la vertu naturelle et de la raison qui sont les deux
supports de la communauté.
Que le crime se couvre de honte ; le plaisir et l'amour ne sont point de sa bande. Voyez tous le brillant
cortège de la joie, elle ne marche qu'escortée des jeux et des ris; la probité l'accompagne ; elle est le
symbole de la pureté du cceur : le scélérat est triste et rêveur, en proie aux plus cruels remords ; la loi
naturelle qu'il a violée, le déchire à son tour. L'honnête homme rit, épanouit son ceeur ; il aime tant le
plaisir et la volupté, que loin de rougir d'être fait pour la sentir, il la regarde comme la plus
solide récompense de la vertu, et le plus beau partage de la raison. [7]
Pour Paul Henri Thiry, baron d'Holbach (1723-1789), les prétentions au bien-être étaient
également fondées dans la « nature de l'homme ». Il ne voyait aucune contradiction entre
la liberté individuelle et le bien-être de tous:
La liberté assure et la personne et les moyens de la conserver : ainsi la liberté est la faculté d'employer
toutes les voies que l'on juge propres à conduire à son bonheur sans nuire à celui des autres . [8]
Selon Holbach, l'homme est un « être sensible, intelligent, raison-nable», qui cherche le
plaisir et fuit les souffrances.
Le bonheur n'est que le plaisir continué [...] le bonheur le plus durable, le plus solide, est celui qui convient
le plus à l'homme. [9]
Cet optimisme s'appuie sur la maxime à la fois superstitieuse et banale: ne fais pas à
autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit. Le plaisir individuel et la souffrance
individuelle semblent donc être les bases du bien-être général ; car les individus
cherchant le plaisir et fuyant la souffrance s'imposeraient mutuellement des freins parce
qu'ils dépendraient les uns des autres pour atteindre leur bonheur personnel. La vertu
serait l'art de se rendre heureux soi-même en faisant le bonheur des autres : « notre utilité
réelle et réciproque [...] constitue la vertu »[10]. Le comportement vertueux est
raisonnable et naturel ; la méchanceté résulte de l'ignorance ; les malfaiteurs sont fous leurs actions ne sont pas raisonnables.
Signalons ici que déjà Jean-Jacques Rousseau avait attaqué et sapé les fondements du
modèle social des philosophes dans sa critique radicale de la civilisation et son hostilité
austère à la jouissance. Le Marquis de Sade, qui tenait en haute considération le roman de
Rousseau et qui a cité assidûment Holbach, a repris l'idée du bonheur individuel au
libertinage des aristocrates et à la philosophie du XVIIIe siècle.
Il a détruit l'appréciation trompeuse de la nature humaine en faisant succéder à la
satisfaction déchaînée des instincts individuels l'assassinat du plus faible par le plus fort :
« mes désirs [...] sont toujours des arrêts de mort » - ainsi parle en son nom le prince
Minski [11]. Dans les actions et les discours de ses personnages, Sade développe la
philosophie du bonheur de ses prédécesseurs. Un certain aveuglement d'aristocrate lui a
fait éviter l'idée superstitieuse selon laquelle l'individu parvient d'une façon purement
mécanique à une bonne conduite dans la société par son expérience du plaisir et de la
souffrance. Le libertinage lui a appris que, pour conduire au bonheur subjectif parfait, les
instincts naturels devaient être plutôt antisociaux. Il a détruit les illusions selon lesquelles
la nature serait synonyme de raison ou selon lesquelles une éducation bien menée
pourrait faire naître le bonheur général du comportement individuel. Son argumentation à
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la fois systématique et sarcastique en faveur du droit du plus fort a révélé que la
philosophie du bonheur de ses prédécesseurs avait négligé quelques conditions
sociologiques et n'avait pas encore saisi les contradictions fondamentales entre l'intérêt
individuel et l'intérêt général. Lui-même se sentait conforté dans ses idées sur l'homme
par la Révolution:
Eh vraiment, il faut bien que des fripons s'engraissent, et que des sots soient subjugués! Voilà, d'un mot,
tout le secret de la civilisation des hommes.[12]
Son image pessimiste du monde et de l'homme constituait une mine d'or et confirmait les
différentes formes d'expression du pessimisme, du mal du siècle et de l'attitude
antibourgeoise du XIXe siècle. Nous trouvons ainsi dans la première version de
L'Éducation sentimentale (1845) le passage suivant:
Il […] préféra cent fois les monstruosités de Justine, cette œuvre belle à force d'horreur, où le crime vous
regarde en face et vous ricane au visage, écartant ses gencives aiguës et vous tendant les bras , il descendit
dans les profondeurs ténébreuses de la nature humaine, prêta l'oreille à tous ces râles, assista à ces
convulsions et n'eut pas peur.[13]
Dans son entretien avec Gustav Janouch [14], Franz Kafka a dit que Sade était le vrai et
l'authentique, le véritable patron de notre époque : il avait en effet puisé la joie de vivre
uniquement dans la douleur des autres.
J'en arrive à la troisième thèse de mon exposé : la domination des plus forts.
Dans ses écrits, Sade a supposé que les deux classes privilégiées, la noblesse et le clergé,
régnaient en despotes sur les masses non éclairées; dans quelques passages, il donne
même à entendre que ce despotisme aristocratique sera chassé par la Révolution. Dans le
cadre de l'absolutisme, ses héros agissent à leur guise sans limites. Ils sont passés maîtres
dans l'art des intrigues, des manipulations financières et de la corruption. Sade met ceci
sur le compte du droit naturel du plus fort. Il anticipe ainsi sur la représentation des héros
dans les romans ultérieurs, qui se croient tout puissants! Et en même temps il met en
garde les princes ecclésiastiques et séculiers contre la « philosophie » des Lumières
incarnée également par les libertins. Juliette déclare à Ferdinand IV de Naples : « Songe
que les rois ne sont rien dans le monde ; les peuples tout » [15]; et au pape Gian Angelo
Braschi, Pie VI (1775-1799), elle adresse ces paroles révolutionnaires:
Braschi, les peuples s'éclairent ; tous les tyrans périront bientôt, et les sceptres qu'ils tiennent, et les fers
qu'ils imposent, tout se brisera devant les autels de la liberté, comme le cèdre ploie sous l'aquilon qui le
ballotte. Il y a trop longtemps que le despotisme avilit leursdroits, il faut qu'ils les reprennent ; il faut qu'une
révolution géné rale embrase l'Europe entière, et que les hochets de la religion et du trône, ensevelis pour
ne plus reparaître, laissent incessamment à leur place, et l'énergie des deux Brutus, et les vertus des deux
Caton. [...] Méprisable farceur, [...] ton théâtre est bien chancelant, fondé sur l'absurdité des nations de la
terre : la philosophie va l'anéantir [16].
Les principes suivants devraient être appliqués : voie libre pour les « esprits forts » ;
suppression des tabous, des préjugés et de toutes les lois superflues d'une manière ou
d'une autre. Le roman Aline et Valcour développe ces idées sous forme d'utopie politique.
Le célèbre pamphlet Français! encore un effort si vous voulez être républicains, qui a été
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inséré dans la Philosophie dans le boudoir, énumère les préjugés nécessaires à la survie
de la monarchie, et superflus en république : la religion, la famille, la propriété, la
sodomie. Dans l'anarchie nouvelle qui suivrait sans doute la suppression de l'« Ancien
Régime », le calme et l'ordre reviendraient grâce à la libre concurrence. L'État devrait
pouvoir se gouverner dans la mesure précisément où les intérêts particuliers
s'imposeraient par la force. La libre concurrence des passions garantirait un équilibre. La
Nature servirait ici de modèle, elle qui détruit sans cesse ce qui existe pour bâtir du neuf.
[17]
Selon Sade, la forme naturelle de la société repose sur la rivalité entre les plus forts qui se
maintiennent mutuellement en équilibre aux dépens des plus faibles. C'est un modèle de
concurrence qui est réglé par la « terreur ». Avec Francaville, le plus riche seigneur et le
plus grand coquin de Naples, nous pouvons résumer la chose comme suit. [18] Les riches
et les philosophes se partagent le pouvoir avec le roi. Ces derniers ont la voie libre pour
leurs « passions particulières » à la seule condition de tout mettre en oeuvre pour soutenir
l'Etat, ce qui signifie : pour opprimer l'« hydre populaire », seule à représenter un danger
pour l'Etat. Du peuple s'élèvent les voix des mécontents ; les « chimères religieuses »
doivent faire place à «la plus extrême terreur» pour rétablir l'ordre. Les riches sont prêts à
endurer la tyrannie apparente des lois parce qu'ils peuvent en réalité exercer leur pouvoir
sur d'autres.
Cette idée selon laquelle la rivalité des plus forts garantit le maintien de l'ordre social, se
retrouvera plus tard dans le darwinisme social. Elle plonge ses racines dans des modèles
qui ont été imaginés par la philosophie des Lumières et qui ont été réalisés pendant ou
après la Révolution. Il s'agissait alors d'établir quelles étaient les personnes qui avaient le
droit d'être des citoyens libres et devaient avoir leur mot à dire ; par la suite, pendant
quelques décennies, on s'est querellé à propos du cens électoral par l'intermédiaire duquel
certains groupes de la bourgeoisie ont essayé d'assurer leur pouvoir politique.
Dans la pratique politique, les prétentions des plus forts au pouvoir se sont par
conséquent répercutées dans le droit de vote réservé exclusivement aux citoyens nantis.
Emmanuel Sieyès avait déjà déclaré dans son célèbre écrit Qu'est-ce que le Tiers État ?
[19] : « La liberté politique a donc ses limites comme la liberté civile. » A côté de
l'étranger non naturalisé, il excluait de la responsabilité politique les femmes, les
mendiants, les vagabonds, les domestiques.
La société de la libre concurrence a également été évoquée en 1821 par François Guizot.
Il va sans dire qu'il a formulé ses opinions d'une manière plus abstraite, plus inoffensive
que les roués de Sade. Néanmoins on retrouve le même modèle à la base:
Aucun artifice ne doit gêner, dans l'ordre social, le mouvement d'ascension ou de décadence des individus.
Les supériorités naturelles, les prééminences sociales ne doivent recevoir de la loi aucun appui factice. Les
citoyens doivent être livrés à leur propre mérite, à leurs propres forces ; il faut que chacun puisse, par luimême, devenir tout ce qu'il peut être, et ne rencontre dans les institutions ni obstacle qui l'empêche de
s'élever, s'il en est capable, ni secours qui le fixe dans une situation supérieure, s'il ne sait pas s'y maintenir.
[...] C'est la libre concurrence des forces individuelles, c'est la rapide circulation des avantages sociaux qui
l'épouvantent[...] L'amour de l'égalité n'a d'autre principe que le besoin de s'élever, le plus puissant des
besoins de notre nature, puisqu'il est la source même de son activité. Que toutes les carrières lui soient
ouvertes, que partout la concurrence soit libre; que l'autorité s'allie partout aux supériorités réelles; et elle
verra si la force et l'influence leur manquent, si elles ne sont pas des auxiliaires plus utiles et plus sûrs que
des supériorités factices et mensongères. [20]
5
Si le représentant de la bourgeoisie ambitieuse qui se sentait opprimée pendant la
Restauration ne tenait pas compte du problème du pouvoir qui devait assurer la cohésion
de la communauté, Joseph de Maistre, qui était résolument anti-révolutionnaire, a exalté
le pouvoir avec une franchise presque sadienne:
Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l'exécuteur : il est l'horreur et
le lien de l'association humaine. Otez du monde cet agent incompréhensible ; dans l'instant même l'ordre
fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît. Dieu qui est l'auteur de la souveraineté, l'est
donc aussi du châtiment: il a jeté notre terre sur ces deux pôles. [21]
Dans l'essai Du gouvernement moderne (1832), Balzac a de son côté ébauché un modèle
de société naturel dont la structure et le contenu ressemblent d'une façon saisissante à
celui de Francaville et que l'on retrouve assez aisément dans les romans.
D'après Balzac, il y a « trois natures », trois classes sociales, qui constituent la « base
éternelle d'une nation » : « la masse pauvre et ignorante, la masse moyenne et la masse
aristocratique ». Cette dernière est caractérisée par l'argent, la puissance et l'intelligence.
La « classe moyenne » et la « classe aristocratique » passent un « contrat naturel » pour
défendre leurs privilèges face aux pauvres et aux ignorants ; ceux-ci sont en effet plus
forts en nombre que les deux autres classes ; si la « classe pauvre » se soulève, elle
renversera l'ordre social. Toutefois l'équilibre d'origine se rétablira peu de temps après un
tel soulèvement ; car, suivant la loi de la nature, « il est naturel de suivre la marche de la
propriété, pour indiquer la marche du pouvoir». [22] C'est pourquoi les « mains
inexpérimentées » des pauvres et des ignorants ne devraient ni participer au pouvoir par
le biais du droit de vote ni recevoir des armes. Une ascension ne serait envisageable qu'en
passant par l'acquisition de propriété foncière ; les pauvres auraient néanmoins droit au
travail et au pain. « Enfin, que tout pouvoir soit donné à qui veut s'élever à la sphère
supérieure. » [23] Le combat de tous contre tous s'applique à la nature et à la société;
dans le cadre du milieu social dans lequel naît l'homme, chacun a les mêmes droits. Le
maintien du pouvoir central, de la « grandeur et la durée de l'État » est l'objectif suprême
et le principe de la politique.
Il faut enfin voir dans les idées et les fictions de Sade un modèle exemplaire des idées
anarchistes. Les anarchistes ont-ils jamais formulé la rupture du contrat social avec la
même logique dans les idées et leur exposition que Sade ? Cette question reste en
suspens. Je citerai deux passages du célèbre écrit de Max Stirner Der Einzige und sein
Eigentum (1844/5):
Je suis fondé par moi-même à commettre un meurtre, si je ne m'interdis pas moimême cette action, si je ne
crains pas le meurtre comme une 'injustice'. Et quand bien même une chose ne paraîtrait pas juste au
monde, elle ne le serait pas moins à mes yeux, c'est-à-dire que si je la voulais, je ne n'enquerrais pas de
l'opinion du monde. Tout homme qui sait sa valeur, qui est un égoïste, procède ainsi, car la violence
précède le droit - et ce n'est que justice. [24]
J'en arrive à traiter de l'importance et de l'évolution de la conception du génie à partir de
la philosophie des Lumières.
Le roman du XIXe siècle reprend un élément important de l'analyse psychologique du
XVIIIe siècle : l'homme de génie y incarne un ordre meilleur, opposé à l'ordre social
6
actuel ; seul ou avec quelques autres, il s'efforce de mettre en œuvre cet ordre futur.
Si l'on considère l'article « Génie » de L'Encyclopédie remanié par Diderot [25], on
constatera que les héros et héroïnes romanesques de Sade, pour être les premiers, sont
loin d'être les derniers héros de romans à incarner les traits du génie original. Selon
Diderot, le génie réunit à lui seul les « sensations de tous les êtres » ; il s'intéresse à tous
les phénomènes de la nature : « tout l'anime et tout s'y conserve ». Le génie ressent toutes
les impressions : le charme du paysage, le vent glacé, les tempêtes, le soleil brûlant sont
pour lui des « affections momentanées », qui lui procurent du « plaisir ». Il a la faculté de
se transporter dans des états d'âme sublimes et tragiques. Débordant d'enthousiasme, il
répand
les couleurs les plus sombres, les expressions énergiques de la plainte et de la douleur, il anime la matière,
il colore la pensée.
Le génie perçoit 1'« ordre universel ». On peut entrevoir une certaine neutralité morale
sous cette émotivité universelle. Un passage célèbre du Neveu de Rameau illustre cette
idée:
Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus ; auxquels nous ne prenons aucun intérêt ; nous n'avons rien
à redouter ni de ses vices ni de ses défauts. [26]
Si l'on renonce à l'opinion de Diderot selon laquelle le génie est utile à l'humanité, on
pourra voir dans le Duc de Blangis, l'un des libertins des Cent vingt journées de Sodome,
un génie naturel [27]. Selon Diderot le génie dépasse les limites du goût avec son « air
irrégulier, escarpé, sauvage » ; le génie se sent gêné par la grammaire et l'habitude
lorsqu'il veut exprimer ses passions. Songeons que les personnages de Sade, tant par leur
langage vulgaire que par leurs actes, laissent loin derrière eux les conventions, en
particulier celles de la littérature érotique. Selon Diderot les caractéristiques du génie en
art sont
la force et l'abondance; je ne sais quelle rudesse, l'irrégularité, le sublime, le pathétique [...]; il ne touche
pas faiblement, il ne plaît pas sans étonner, il étonne encore par ses fautes.
Le génie associe les « idées abstraites » aux « idées sensibles » ; il
fantômes », est emporté par l'abondance de ses idées:
« réalise ses
il construit des édifices hardis que la raison n'oserait habiter et qui lui plaisent par leurs proportions et non
par leur solidité.
Son vol d'aigle le conduit à la «vérité lumineuse», la source de mille vérités, là où « la
foule timide des sages observateurs » ne le suit qu'en rampant. La folie de dominer la loi
du monde grise la Juliette de Sade:
Je voudrais que l'univers entier cessât d'exister quand je bande.
Et Clairwill de dire:
quelque épouvantable que puisse être un crime, il me paraît toujours au-dessous des projets de ma tête. Ah !
si je pouvais embraser l'univers, je maudirais encore la nature de ce qu'elle n'aurait offert qu'un monde à
mes fougueux désirs. [28]
7
C'est avec une confiance plus limitée dans les forces de la raison mais avec le même
enthousiasme que le héros de Lautréamont essaie de comprendre l'univers et de le
dominer en pensée:
Hélas ! qu'est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec
rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés ? [...] Estce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à
celui de l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime ; [...] Une fois sortis de cette vie
passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l'éternité ; ne former qu'un seul être, ma bouche
collée à ta bouche. [29].
Et je rappelle le passage ultérieur dans lequel Maldoror souhaite atteindre l' «endroit
souterrain où gît la vérité endormie » en violant l'univers. [30].
La présomption et l'égocentrisme du Moi, son besoin effréné d'action, bien qu'imaginaire,
ont trouvé chez Sade une première représentation extrêmement pessimiste. Il a dépeint
l'aristocrate libertin comme un « homme sauvage » ; il a essayé de donner vie aux idées
trop abstraites des philosophes en matière d'esthétique et d'anthropologie à travers les
personnages de ses romans.
Diderot écrit dans « De la poésie dramatique » [31]:
La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage. C'est lorsque la fureur de la guerre civile
ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le
laurier d'Apollon s'agite et verdit.
Cédant à des motivations réalistes, Sade a testé cette idée dans ses romans comme dans
un laboratoire. Dans la mesure où il a associé sur le plan expérimental maintes
revendications des Lumières aux expériences apportées par la Révolution, il n'est pas
excessif de le présenter comme le précurseur du roman du XIXe siècle.
* La présente contribution n' entend nullement rivaliser avec les études approfondies de Michel Delon et
Jean Deprun, au tome I des Œuvres de Sade dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (1990); pour une vue
d'ensemble des recherches sadiennes, voir la «Bibliographie générale» au tome III des Œuvres (Paris
1998).
1 - I. Kant, Kritik der Urteilskraft, éd. K. Vorländer, Hambourg, 1963 ; §49, p. 200.
2 - Ibid., § 29, p. 114, §49, p. 194 et suiv.
3 - Revue de Paris, 1834, cité d'après F. Laugaa-Traut, Lectures de Sade, Paris, 1973, p. 127.
4 - Ecrit en 1787-17888 ; publié en 1926 dans Historiettes, Contes et Fabliaux.
5 - Cf. E. Cassirer, Philosophie der Aufklärung, Tübingen, 2e éd., 1932, p. 329 et suiv.
6 - Ibid., p. 330 et suiv.
7 - La Mettrie, « La Volupté », dans Œuvres philosophiques, Berlin 1774 [reprint Hildesheim/New York
1970], t. II, p. 247 et suiv.
8 - Holbach, Ausgewählte Texte, éd. M. Naumann, Berlin 1959, p. 203.
9 - Ibid., p. 141.
10 - Holbach, Système de la nature, t. II, p. 250.
11 - Histoire de Juliette, 5 volumes, Sceaux, 1948, t. III, p. 227.
12 - Histoire de Juliette, I, p. 202, note.
13 - Flaubert, Appendice aux Œuvres complètes, éd. L. Conard, t. III, Paris, 1910, p.162.
14 - Gespräche mit Kafka, Francfort-sur-le-Main, 1951, p. 78. – [L'influence de l'œuvre de Sade sur la
8
littérature française de la fin du XIXe siècle a été étudiée par Alexandra Beilharz: Die Décadence und
Sade. Untersuchungen zu erzählenden Texten des französischen Fin de Siècle, Stuttgart 1997.]
15 - Histoire de Juliette, t. V, p. 43.
16 - Ibid., t. IV, p. 43.
17 - Dans Œuvres complètes, Paris, 1966, t. III, p. 520 et suiv.
18 - Cf. Histoire de Juliette, t. V, p. 87 et suiv.
19 - Ed. R. Zapperi, Genève, 1970, p. 143 et suiv.
20 – François Guizot, Des moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France, éd. Cl.
Lefort, 1988, p. 122-123.
21 - Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), Paris s.d., 2 vol., t. I, p. 32.
22 - Balzac, Le Catéchisme social, précédé de l'article `Du gouvernement moderne', éd. B. Guyon, Paris,
1933, p. 53 et suiv.- [L'héritage de Sade dans les romans de Balzac a été étudié par Irene Wiegand: Das
Erbe Sades in der 'Comédie humaine', Stuttgart/Weimar 1999.]
23 - Ibid., p. 57.
24 - « Ich aber bin durch Mich berechtigt zu morden, wenn Ich Mir's selbst nicht verbiete, wenn Ich selbst
Mich nicht vorm Morden als vor einem `Unrecht' fürchte. Und wäre etwas der ganzen Welt nicht recht, Mir
aber wäre es recht, d.h. Ich wollte es, so früge Ich nach der ganzen Welt nichts. So macht es Jeder; der sich
zu schätzen weiß, Jeder in dem Grade, als er Egoist ist, denn Gewalt geht vor Recht, und zwar- mit vollem
Rechte » (Stuttgart , 1972, p. 208).
25 - Diderot, Œuvres esthétiques, éd. P. Vernière, Paris, 1968, p. 9-17.
26 - Ed.. R. Desné, Paris, 1972, p. 99.
27 - Ed. Pauvert, Paris, 1972, p. 32 et suiv.
28 - Histoire de Juliette, t. V, p. 243 et suiv., 74.
29 - Les Chants de Maldoror, I, 6, dans Œuvres complètes, Paris, 1963, p. 129.
30 - Chants de Maldoror, V, 5 ; ibid., p. 303.
31 - Œuvres esthétiques, p. 261.
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