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MÉDIAS par MOGNISS H. ABDALLAH, AGENCE IM’MÉDIA Photographies d’Algérie : la guerre inégalitaire À travers des livres et des expositions comme celle qui s’est tenue à l’Hôtel Sully, à Paris, des Français comme des Algériens tentent de reconstituer une mémoire commune de la guerre d’Algérie. Reste que l’inégalité subsiste, les mémoires visuelles d’Outre-Méditerranée étant difficilement accessibles. 1)- Laurent Gervereau et Benjamin Stora (sous la direction de), Photographier la guerre d’Algérie, éd. Marval, Paris, 2004. 2)- Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, Algérie-Vietnam, La Découverte, Paris, 1997 ; Marc Flament et Jean Lartéguy, Les dieux meurent en Algérie, La Pensée moderne, Paris, 1960 ; Marc Garanger, La Guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent, Seuil, Paris, 1984 ; Femmes algériennes 1960, Atlantica, Anglet, 2002 ; Anne Tristan, Le silence du fleuve, éd. Syros/Au nom de la mémoire, Paris, 1991. 108 “À la différence du Vietnam, dont les images étaient visibles en direct, les sources en France et en Algérie [sur la guerre] sont en cours de déchiffrage”, explique Benjamin Stora, historien reconnu pour ses travaux sur la guerre d’Algérie et de plus en plus présent sur le terrain de la recherche sur les représentations par l’image. Il vient ainsi de publier Photographier la guerre d’Algérie, un livrecatalogue qui prolonge l’exposition du même nom tenue à l’Hôtel Sully (Paris) début 2004, dont il a été le commissaire avec Laurent Gervereau, président de l’Institut des images et directeur du site www.imageduc.net(1). Les Américains, selon lui, ont transformé sans délai leur défaite au Vietnam en fait d’Histoire. Les Français, eux, n’ont pas éprouvé le besoin de revoir cette “séquence noire”, comme s’ils n’en avaient pas une mémoire visuelle d’ensemble, audelà des quelques images-souvenirs des “anciens” : le général de Gaulle à Alger en juin 1958, les bras en “V” juste avant de lancer le fameux “Je vous ai compris” ; le “quarteron de généraux putchistes” en avril 1961 ; l’exode des pieds-noirs en juillet 1962 ou la liesse des Algériens le 5 juillet 1962 lors de la proclamation de l’indépendance. Un public plus averti a sans doute aussi gravé dans sa mémoire le regard éloquent des femmes algériennes photographiées “à bout portant” par Marc Garanger, les victimes des “ratonnades” policières du 17 octobre 1961 fixées par Elie Kagan(2), ou encore l’exaltation de la geste militaire des clichés de Marc Flament, parachutiste photographe confident du colonel Bigeard. Enfin, les amateurs de la photographie d’art ne peuvent ignorer les œuvres de Raymond Depardon ou de Marc Riboud, pour ne citer qu’eux, sur les dernières heures de la présence coloniale française à Alger. Toutes ces images ont été largement diffusées dans la presse, quotidienne ou périodique, par voie d’affiches et ont fait l’objet de nombreux albums (Benjamin Stora en dénombre une quarantaine) pendant et surtout après la guerre. Elles participent de la constitution d’un imaginaire collectif, quand bien même elles sont diversement partagées. On est en effet encore loin d’une mémoire commune N° 1249 - Mai-juin 2004 franco-française apaisée, et plus loin encore d’une mémoire commune franco-algérienne. Pourtant, c’est vers cet objectif que tendent de nombreuses initiatives actuelles. Passer de la mémoire visuelle à l’Histoire © D.R. Dès 1992, Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora organisaient au musée d’Histoire contemporaine des Invalides à Paris la première exposition photographique officielle sur le thème “La France en guerre d’Algérie”. Ils ont obtenu, par dérogation spéciale du ministre de la Défense Pierre Joxe, l’autorisation de reproduire des documents appartenant à l’armée. Trente ans après, l’ouverture des archives militaires a enfin permis d’accéder à des fonds inédits parmi les quelque cent mille clichés stockés au fort d’Ivry. Ils ont alors tenté de livrer dans la diversité de sa représentation “cette période restée vive dans les mémoires souvent antagonistes”(3). En contrepoint, l’Institut du monde arabe accueillait une autre exposition, “La libération de l’Algérie, arrêt sur images, des regards algériens sur la guerre sans nom”. Et en 2002, Benjamin Stora coorganisait au Centre d’histoire de la guerre et des fusées à Saint-Omer (Nord), une nouvelle exposition “fondée sur une démarche historique qui vise à établir une mémoire claire et pacifiée de l’un des grands drames de l’Histoire de France au XXe siècle”(4). Le contexte a beaucoup changé : le président de la République a consacré la reconnaissance officielle de la guerre comme telle, et la France a peu ou prou restauré son image en Algérie, où les esprits se libèrent peu à peu des “mémoires de faction”, selon l’expression de l’historien Mohamed Harbi. Le chercheur Abdelmadjid Merdaci y décèle “une dynamique de résurgence mémorielle” depuis les années quatre-vingt-dix(5). A priori, les conditions se révèlent donc favorables pour une couverture d’ensemble plus exhaustive, sans rien cacher des points noirs comme la censure, l’autocensure ou la propagande. Le souci de se départir d’un esprit partisan dans la configuration générale n’interdit pas toute expression libre, non conventionnelle : l’apparition de la notion de Guerre d’indépendance algérienne, sans guillemets, dans un livre-catalogue associé à une exposition officielle en France, donne à cet égard un gage d’une approche dépassionnée, mais aussi sans reniement. Pour autant, peut-on tout montrer ? Dans les deux camps, on expose des visages ensanglantés, des hommes à l’agonie, des cadavres, pour dire les horreurs de la guerre. Mais la torture, elle, reste cachée à de rares exceptions près(6). La violence de la guerre rejaillit davantage, par exemple, de cette Médias Couverture du livre de Benjamin Stora et Laurent Gervereau, illustrée par une patrouille d’officiers du FLN. 3)- Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora (sous la direction de), La France en guerre d’Algérie, livre-catalogue de l’exposition officielle du même nom tenue en 1992, la première du genre, au musée d’Histoire contemporaine (BDIC) à Paris. 4)- Yves Le Maner et Benjamin Stora (sous la direction de), Images de la guerre d’Algérie, les grandes photos d’une tragédie, musée de la Coupole, Saint-Omer, 2002. 5)- Abdelmadjid Merdaci in Photographier la guerre d’Algérie, op. cit. 6)- Hamid Bousselham, Quand la France torturait en Algérie, éditions Rahma, Alger, 2001. 109 photographie anonyme où deux appelés posent avec une jeune femme nue dont ils entravent les poignets. Le texte de sa légende indique que “violée à plusieurs reprises, notamment par des harkis, elle est morte peu après”. Cependant, une préoccupation nouvelle vient brouiller la nécessaire distanciation vis-à-vis des passions d’antan : après l’amnésie, après les mémoires se dissipant dans la longue durée, c’est la disparition progressive des témoins – français et algériens – qui inquiète désormais. L’exposition de 2002 “a été conçue afin de toucher simultanément deux publics distincts : les appelés des années 1954-1962 et les collégiens et lycéens”. Le ton “objectif”, voire par moments d’une neutralité ambivalente, mais aussi certains produits d’appel, peuvent également s’expliquer par la volonté d’attirer les “anciens”. Le médiateur culturel omniprésent dans l’exposition “Photographier la guerre d’Algérie” n’en a pas fait mystère, appelant les visiteurs “anciens” d’Algérie qui se reconnaîtraient sur les photographies à se manifester pour permettre d’engranger leurs témoignages. L’affiche, qui présente des parachutistes dans Alger lors du putsch d’avril 1961, leur parle certainement bien plus que la couverture du livre, illustrée par une patrouille d’officiers du FLN scrutant l’horizon. Combler un “trou visuel” : le regard algérien © D.R. L’affiche de l’exposition de 1992 de la BDIC présentait des parachutistes français dans Alger, lors du putsch d’avril 1961. Cette photographie résume bien la nouvelle donne qu’introduit l’exposition. Au premier abord, on a du mal à la décrypter. On distingue les visages arabes, mais ces treillis disparates, à quelle armée renvoient-ils ? Puis l’insigne de l’étoile et du croissant ressort sur la casquette d’un des hommes. Il s’agirait donc de militaires nationalistes algériens. Encore faut-il savoir qu’il existait à l’époque une armée de libération nationale, l’ALN. L’objectif de l’auteur du cliché était de représenter une armée régulière, avec des hommes de conviction, fraternels, et dotés d’une vision de l’avenir. Une image donc à l’opposé des “fellaghas” et autres “bandits” de grands chemins qui font la couverture – en dessins – de magazines hebdomadaires comme Radar (14 novembre 1954), mais aussi fort éloignée de la posture plus attendue du maquisard. Le photographe hollandais Kryn Taconis, lui-même ancien résistant, parti depuis la Tunisie pour couvrir le maquis algérien en 1957, a en effet ramené pour l’agence Magnum un reportage exclusif qui donne à voir le quotidien de militaires disciplinés. Ils paraissent très proches des réfugiés, pauvres et sans abri, qui viennent se mettre sous leur protection, pratiquent la prière collective du vendredi dans la forêt, et se font la bise lors de la relève. Une relation humaine conviviale transparaît dans ces prises de vues-là, contrastant avec d’autres scènes plus convenues de salut au drapeau algérien ou de séances d’entraînement. L’ensemble du reportage sera bloqué par le “grand” Henri Cartier-Bresson. Par peur de représailles gouvernementales, le patron de Magnum choisit l’autocensure. 110 N° 1249 - Mai-juin 2004 Ces photos seront publiées après la mort de Kryn Taconis, survenue en 1979. Une polémique persistante va les entourer : ne s’agirait-il pas de reconstitutions à des fins de propagande nationaliste algérienne afin d’influencer l’opinion internationale ? De mauvaises langues évoquent même une mise en Des photographes-reporters étrangers scène digne des fictions du cinéaste avaient commencé à donner Lakhdar Hamina. un visage à “l’ennemi”, mettant parfois En revanche, une autre série de photographies prises du côté algérien, toudans l’embarras les autorités françaises. jours en 1957, par l’américaine Dickey Chapelle, sera publiée dans Life le 6 janvier 1958. Et la revue Argozy, un magazine populaire américain, diffuse en couverture l’exécution d’un traître au maquis. Se plaçant du côté du peloton, elle réalise une image subjective qui montre que les Algériens peuvent eux aussi pratiquer l’exécution sommaire pour intimider l’adversaire, d’usage courant chez les militaires français. Ce parti-pris laisse entrevoir sans angélisme la force d’une autorité naissante. Des photographes-reporters étrangers et la presse internationale avaient donc commencé à donner un visage à “l’ennemi”, mettant parfois dans l’embarras des autorités françaises ne sachant pas trop comment contrer ces images qui en leur temps auraient pu saper le moral des troupes. Aujourd’hui, le rapprochement franco-algérien quasi-fusionnel devrait permettre de donner à voir le regard algérien, photographié par les Algériens eux-mêmes. Malgré une “guerre inégalitaire des images” et la priorité donnée par les indépendantistes à d’autres formes de communication – écrits clandestins et messages radiodiffusés par La voix des Arabes –, ces photos existent(7). Mais jusqu’à présent, il n’a été donné à voir en France, et notam- 7)- Le journal El Moudjahid, ses 69 photos en “une” ment dans cette exposition, que quelques photos retrouvées sur les prison- avec pendant la guerre, constitue niers ou les morts algériens et donc saisies par les troupes françaises. le premier lieu d’un regard algérien, écrit Abdelmadjid L’absence des images provenant d’Algérie dans l’exposition de l’Hôtel Sully, Merdaci in Photographier regrettable, ne correspond pas à une volonté de blocage, mais d’après la guerre d’Algérie, op. cit. Benjamin Stora, à des “difficultés sur le financement des droits et des 8)- Benjamin Stora, voyages de ceux qui avaient travaillé pour l’exposition elle-même”(8). Il in La Tribune, faudra donc rester mobilisé et se battre contre cette logique d’économie 25 mars 2004, Alger. budgétaire, mais aussi contre la circulation contrariée des historiens et 9)- Mohamed Harbi archivistes algériens (pour cause de limitation de visas), qui interrompent et Benjamin Stora (sous la direction de), le travail engagé de mise en commun d’un patrimoine photographique par- La guerre d’Algérie, 1954 – 2004 : la fin de l’amnésie, tagé – puisé dans les archives publiques et les collections familiales ou pri- éd. Robert Laffont, Paris, vées – entre les deux rives de la Méditerranée(9). 2004. Benjamin Stora, “Guerre d’Algérie : 1999-2003, les accélérations de la mémoire” Dossier Français et Algériens, n° 1244, juillet-août 2003 A PUBLIÉ Médias 111