Les travailleuses migrantes sur le marché du sexe à Genève

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Les travailleuses migrantes sur le marché du sexe à Genève
Femmes en mouvement
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Les travailleuses migrantes
sur le marché du sexe à Genève
Marie-Jo Glardon
Aspasie est une association de solidarité qui défend les droits des personnes travailleuses du sexe (TS). A partir de sa pratique de prévention
et de soutien social, elle est en liaison avec les structures suisses et internationales de coordination et d’échanges sur la problématique de la
prostitution. <www.aspasie.ch> <[email protected]>.
Le présent exposé fait état des éléments d’informations dont
nous disposons sur la base de notre contact avec les différents milieux
du travail du sexe.
Les divers cadres de travail du sexe
Il existe différents lieux de pratique du sexe tarifé. A Genève, on
estime que 300 à 500 femmes travaillent dans les 120 «salons de massage érotique» annoncés à la police, dont une majorité sont d’origine
étrangère à la Suisse et aux pays de l’Union européenne.
Entre 200 et 300 personnes sont présentes régulièrement ou occasionnellement dans la rue, dans des zones reconnues comme «quartiers
chauds». Il existe depuis une dizaine d’années une trentaine de bars à
champagne dans lesquels se négocient des services sexuels. Les hôtesses
de ces bars sont entre 200 et 300, en provenance d’Amérique latine,
d’Afrique du Nord et subsaharienne, quelquefois de pays asiatiques.
Une quinzaine de cabarets sollicitent des autorités des permis L
(courts séjours liés à un contrat de travail) pour des danseuses ou
strip-teaseuses qui sont recrutées à l’étranger (en majorité originaires
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des pays de l’Est). Leur permis de travail ne mentionne pas la prostitution, mais les cabarets sont une zone grise de prostitution qui correspond à quelque 120 places de travail du sexe pour les femmes qu’ils
emploient.
Il existe enfin les lieux de drague homosexuelle masculine, dans
lesquels on trouve de jeunes migrants qui négocient du sexe tarifé – à
Genève, il s’agit probablement d’une centaine de personnes.
Bien entendu, ces chiffres sont des approximations puisqu’une
partie du sexe tarifé échappe à toute visibilité – non contrôlée, non
annoncée, non reconnue, parfois furtive et occasionnelle. Les lieux
d’aide et de conseil reçoivent prioritairement des femmes en difficulté
ou désireuses de promouvoir la reconnaissance et la visibilité du sexe
tarifé. La police ne contrôle que partiellement, et dans une proportion
inconnue, les abus et délits d’exploitation sexuelle – contrainte, incitation et appropriation des gains de la prostitution. De plus, il existe
des services de sexe tarifé qui déguisent leurs offres sous des vocables
situés à la frontière de la prostitution, et dont on ignore l’ampleur.
Permis de séjour et droit de travailler
Les migrantes sont omniprésentes dans tous les secteurs du commerce du sexe et dans une proportion qui ne cesse d’augmenter.
La possibilité d’exercer légalement la prostitution en Suisse est
réservée aux personnes de nationalité suisse ou bénéficiant d’un permis de séjour à long terme. Cette limitation qui pèse sur le sort des
migrantes est justifiée par le fait que la prostitution n’est légalement
possible que comme une activité indépendante, donc réservée aux
Suisses. Cette situation est en train de changer pour les résident-e-s
UE, qui pourront dès 2004 obtenir des autorisations d’activité indépendante.
On sait que la réglementation du séjour des étrangers en Suisse
est très restrictive, et que la tendance dominante est de fermer l’accès
à l’emploi de toutes les populations « extra-européennes».
L’afflux de migrantes sur le marché du sexe se fait donc en grande
partie dans la mouvance migratoire des personnes sans autorisation
de séjour qui parviennent à se placer dans certains secteurs d’activités.
Le marché du sexe en fait partie, notamment en ce qui concerne les
bars et les salons de massage. Une étude, basée sur 396 dossiers de
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travailleurs clandestins déboutés par les services de la police genevoise, montre que 9 % des personnes sanctionnées vivaient du commerce du sexe1.
Les femmes sans statut légal sont en augmentation sur le marché
du sexe. Citons un chiffre pour l’illustrer: en 1994, la police zurichoise
a opéré 43 expulsions de femmes surprises dans une activité de prostitution qui leur est interdite parce qu’elles n’ont pas de permis de
séjour valable. En 2002, ce même nombre est passé de 43 à 1402.
Le fait de ne pas avoir le droit de travailler est un facteur très
important de vulnérabilité. Lorsqu’elles sont victimes d’abus, en effet,
les TS sont dans l’impossibilité de faire valoir leurs droits, qu’il s’agisse
d’un loyer abusif pour des locaux de travail, de salaire horaire très bas,
de « commissions » fantaisistes sur les boissons qu’elles font consommer. Elles n’ont d’accès ni aux soins ni à aucune forme de sécurité
sociale. Les difficultés financières et sociales ainsi que l’insécurité leur
font encourir toutes sortes de pressions. Elles sont exposées à un faisceau de discrimination : prostitution, migration, clandestinité.
Il existe aussi plusieurs catégories de TS d’origine étrangère dont
le statut est flou, et dont l’activité bénéficie d’une certaine tolérance
sans leur donner pour autant la sécurité nécessaire pour faire valoir
leurs droits. Les femmes au bénéfice d’un permis de séjour à court
terme sont plus ou moins tolérées par l’administration, selon une
appréciation qui varie d’un canton, voire d’une commune à l’autre.
Les danseuses de cabaret détentrices d’un permis L (séjour limité
à huit mois de tournée dans les cabarets suisses) sont elles aussi dans
une zone grise : leur permis est lié à un contrat d’employée qui leur
accorde certains droits minimaux. Néanmoins, la prostitution qui se
pratique dans les cabarets n’est pas officiellement admise. Il s’agit d’une
zone grise dans laquelle le sexe tarifé a lieu avec des règles du jeu qui
ne sont pas toujours connues par les employées qui arrivent en Suisse
pour la première fois. Les danseuses qui acceptent le système de prostitution sous-jacent du cabaret restent dans la branche. Pour celles qui
1
2
Milena Chimienti, Denise Efionayi-Mäder et al, La répression du travail clandestin à
Genève, Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, Rapport
de recherche 27/2003, p. 31.
Marianne Schertenleib, Lisbeth Hergeer, Betrogen und verkauft : Frauenhandel in
der Schweiz und anderswo, Zürich, FIZ, 2003, p. 8.
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refusent, la situation peut s’aggraver (dettes, contraintes à la prostitution sur pression psychologique et financière).
Enfin, un certain nombre de femmes d’origine migrante bénéficient d’un droit d’exercice lié à leur droit de séjour parce qu’elles sont
ou ont été mariées à des Suisses. Depuis 1992, le permis de séjour par
mariage est possible après un délai de cinq ans, une période test
durant laquelle le mariage doit durer.
Statut
Droit d’exercer la prostitution
Permis d’établissement
ou passeport suisse par mariage
Oui
Autorisation de séjour renouvelable;
permis B (par exemple dans les cinq
ans après un mariage)
Non + zone de flou : dans certaines
régions, les détentrices de permis B
peuvent s’annoncer comme prostituées
Permis L de danseuse de cabaret
Non + zone de flou
Frontalières, ressortissantes de l’UE
A l’appréciation de l’administration
Etudiantes, touristes extra-UE
Non
Sans statut de résidence
Non
La situation d’illégalité due à l’infraction aux lois régissant le
séjour des étrangers touche donc la majorité des travailleuses du sexe
en Suisse. C’est un facteur de vulnérabilité très important dans la
mesure où elles ne peuvent pas faire appel aux autorités (police, droit
du travail, justice) en cas de conflit, de délit, d’abus, de maltraitances –
toutes choses qui ne sont pas rares dans le commerce du sexe.
Les pays d’origine
Dans les années 1980, les femmes ve nues de pays d’Asie (Thaïlande surtout) et d’Amérique latine (Brésil, République dominicaine) étaient les
plus nombreuses et un certain nombre se sont mariées et installées en
Suisse. Depuis le milieu des années 1990, les femmes des pays de l’Est
sont poussées vers le marché du sexe suite à l’effondrement de l’activité économique de leurs régions. Pour elles aussi, il existe des possibilités d’intégration et de droit au statut de TS à travers le mariage.
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Aujourd’hui à Genève, on assiste également à l’arrivée, sur le marché du sexe, de femmes venues d’Afrique noire, du Maghreb, de Chine
et d’Extrême-Orient.
Les stratégies et ressources
des femmes migrantes travailleuses du sexe
Malgré les obstacles et les difficultés, les femmes migrantes sont présentes sur le marché du sexe, avec leurs plans de vie et leur volonté de
trouver de nouvelles ressources. Leurs efforts ne sont pas dénués de
succès. Nous connaissons des femmes qui tiennent le coup et qui sont
fières de dire qu’elles réussissent à soutenir économiquement toute
une famille – leurs propres enfants, leurs parents, les frères et sœurs.
Le fait d’envoyer régulièrement des sommes d’argent non négligeables pour faire vivre leur famille, c o n s t r u i re une maison, payer les
écolages, re l è ve souvent de l’exploit et elles en sont conscientes.
R a res sont les personnes à qui elles peuvent confier comment elles
gagnent leur vie, et cela reste leur secre t . Comme le déclare l’une
d’elles, o r i g i n a i re d’Afrique noire : « A p p a r a î t re publiquement comme
travailleuse du sexe et lutter à visage découve rt pour défe n d re nos
d ro i t s ? C’est possible pour une Africaine, à condition qu’elle soit
orpheline et qu’elle n’ait pas d’enfants ! » Dans les métiers du sexe, il
existe donc une charge psychologique très lourd e, le prix de la discrimination et du stress lié à ce moyen d’existence. Pour les femmes
migrantes, la séparation entre vie privée et vie pro fessionnelle se fait
s o u vent avec la distance géographique : elles se débrouillent pour
préserver leur identité de mère et de soutien de famille au pays en
g a rdant le secret sur leur activité.
Même s’il est douloureux et plein d’embûches, le franchissement
des frontières représente aussi une transgression des frontières de
genre et une tentative de mobilité économique et sociale3. C’est un
point d’appui pour l’autonomisation (l’empow e r m e n t) des femmes, en
dépit des arrangements douteux auxquels elles doivent parfois consentir. Elles négocient avec les moyens du bord les charges financières des
3
Voir à ce sujet les apports de l’article de Françoise Guillemaut « Migration
entre politique publique et réalité de terrain », in Rapport de synthèse 2003,
Lyon, Cabiria, 2004, pp. 21-49.
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intermédiaires qui perçoivent sans état d’âme leur tribut de la plusvalue du sexe et de la clandestinité (sous-location de locaux et commissions diverses à des tarifs usuraires, gamme de pressions liées au stigma
du sexe tarifé…). Face à la palette de circonstances contraignantes dans
lesquelles les femmes migrantes travailleuses du sexe se trouvent, on
constate sur le terrain des stratégies d’adaptation et de résistance
impressionnantes.
Politiques migratoires et zones de non-droits
Une vingtaine d’organisations de prévention et de soutien sont re g roupées dans la coordination suisse du Collectif prostitution réflexion
PROCORE. Son action vise à promouvoir les droits humains, la citoyenneté, la sécurité physique et psychique, la santé et l’autonomie des travailleuses et travailleurs du sexe.
Dans sa charte, PROCORE fait une distinction entre deux axes de
travail: d’une part, reconnaître le travail du sexe comme une activité
autonome relevant du droit du travail et du principe de la libre circulation des personnes; d’autre part, punir et réprimer les crimes et délits
d’exploitation sexuelle liés à la traite et à la prostitution forcée.
Une mouvance issue d’ONG et de syndicats de TS travaille dans le
même sens au niveau européen et international. Elle propose de s’intéresser en premier lieu aux politiques migratoires pour aborder de
manière pertinente la question de la traite et de l’exploitation sexuelle
des êtres humains. En effet, la répression organisée par les politiques
antimigratoires des pays européens face à l’arrivée des ressortissant-e-s
non européens, tels qu’on les trouve sur le marché du sexe, crée une
zone de non-droits. Les politiques de répression migratoire ont intérêt
à véhiculer une image des femmes migrantes victimes de bandes
mafieuses qui les ont trafiquées et qui les contraignent. On oublie ainsi
les autres, de toute évidence plus nombreuses, qui sont arrivées de leur
plein gré, dont le premier souci est de ne pas être re foulées par les lois
de plus en plus discriminatoires, répressives et protectionnistes des
pays riches. Comme dit le slogan: le néolibéralisme veut la libre circulation des marchandises et refuse celle des personnes. Si les travailleuses
du sexe sont parfois des victimes de la traite, elles sont aussi et souvent
des migrantes désireuses de surmonter les obstacles pour trouver des
moyens d’existence pour elles et pour leur famille.
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La conférence sur les femmes migrantes travailleuses du sexe en
Europe (European Conference on sex work, human rights, labour and
migration)4, qui se prépare pour 2004, fait les mêmes constats. Elle s’est
fixé pour objectif de replacer les mesures publiques de lutte contre la
traite et le trafic sexuels dans la perspective des droits fondamentaux
des personnes concernées : droit du travail, droits des migrant-e-s. Les
propositions qui en sortiront seront préparées par des ONG et syndicats qui privilégient une collaboration et une consultation étroites avec
les groupes de travailleurs et travailleuses du sexe dans l’élaboration
des politiques publiques.
4
Pour tout contact : secrétariat de l’organisation Mr. A. de Graaf Stichting, Amsterdam, <[email protected]>.