Bonnes pages

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I
L’héritage du monopode
« La Chevauchée des Walkyries »
Picorée :
Soirée du samedi de Pentecôte, le 11 mai 1940 à Nancy... À
cette date fatale fut annoncée par la radio allemande de Stuttgart la fin de la période dite de la Drôle de guerre (du
1er septembre 1939 au 10 mai 1940). Par la musique qui
l’accompagnait, cette annonce me fit pressentir d’inexplicable
façon la prochaine mise à mort de ma patrie...
Je n’ai pas le droit de me coucher et de risquer de
m’endormir avant d’avoir rédigé le récit de cette atroce
journée. J’ai la certitude que d’elle dépend l’avenir de la
France et de ma carrière littéraire.
Mon oncle unijambiste, Bernard Lavigne, grand mutilé de
la Grande Guerre et professeur émérite de Germanistik à
l’Université de Nancy, me considère comme le fils qu’il n’a
pu avoir en raison de ses blessures au champ d’honneur. Son
ami et cothurne Jean Giraudoux l’appelle « le Normalien
monopode ». Oncle Bernard ne s’en formalise pas et agrée
ce sobriquet : « Un obus allemand m’a coupé en deux ! »
Il avait épousé en 1919 l’infirmière de guerre qui lui
avait rendu le goût de la marche sur son seul pied. Elle
est la sœur aînée de ma mère, tante Gère, une grande
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Alsacienne énergique, d’un caractère fougueux qu’il
appelle son indispensable moitié ! Avec elle, retrouvant
ses esprits, en 1934 et en 1935, il fit deux longs voyages
en Allemagne, en professionnel de la Germanistik.
En 1936, il publia un essai coup de tonnerre, connu en
France de quelques rares spécialistes et interdit en Allemagne par Gœbbels1. Il déniait au national-socialisme
toute originalité. « Je ne crois pas du tout à la génération
spontanée » écrivait-il en incipit, intitulant son œuvre capitale, Le Pangermanisme, de Bismarck2 à Hitler.
Il y démontre de façon magistrale que le nazisme est
l’aboutissement de plusieurs siècles de mûrissement de la
puissante pensée teutonne surgissant des ténèbres du paganisme, son apogée, son triomphe ! Selon lui, ce phénomène
extraordinaire résulte de la conjonction de trois forces
d’inégale importance. La première vient d’Arminius3 et de
1. Joseph Gœbbels (1897-1945). Docteur en littérature qui échoue à
devenir lui-même romancier, il s’inscrit au parti nazi dès 1924 dont il
devient rapidement responsable des journaux, malgré son choix de l’aile
gauche du mouvement. Il se révèle également un orateur de talent. En
1933, il est nommé ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande. Il le reste jusqu’à son suicide en pleine déroute du régime.
2. Otto von Bismarck (1815-1898), ministre-président du royaume
de Prusse puis chancelier de l’Empire allemand dont la naissance lui
est largement due, il est celui qui façonne la puissance et l’unification
de l’Allemagne et lui donne son plus grand rayonnement politique (de
l’Alsace-Lorraine à la Lituanie). Vue en 1940 par les héros de ce livre,
sa politique est souvent résumée par une de ses formules de 1862,
« par le fer et par le sang », (durch Eisen und Blut) qui apparaît comme
l’inspiratrice de celle de Hitler, d’où le mot « Bismarkiens » qui revient
souvent au cours de ce récit pour désigner les Allemands.
3. Arminius (18 avant J.C.-21 après J.C.), fils d’un chef de la tribu
germanique des Chérusques, il est élevé en tant que tel à Rome où il
devient membre de l’ordre équestre. De retour en Germanie, il
fomente une révolte et réussit à anéantir trois légions romaines (environ 25000 morts, la plus lourde défaite de toute l’histoire de l’Empire
romain) lors de la bataille de Teutoburg (près d’Osnabrück). Malgré
les efforts de Germanicus à reconquérir la rive droite du Rhin, Rome
n’y parviendra jamais.
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ses Chérusques qui, en l’an IX de l’ère chrétienne, refusèrent les bienfaits de la civilisation romaine. Pour lutter
contre le fléau de l’obscurantisme, les peuples-tampons
sont bien utiles et tout particulièrement celui d’Alsace.
(Claire et flatteuse allusion à tante Gère, cette maîtressefemme ! Picorée...) La seconde est l’antisémitisme apparu
plus tardivement avec les ghettos du Moyen Âge. Quant
au darwinisme social, il n’a été qu’un corollaire récent,
fondant le Pangermanisme sur des arguments soi-disant
scientifiques !
Voilà ce que me rabâchait mon bon oncle unijambiste :
– Hitler n’a rien inventé. Il s’est contenté de se faire
le plagiaire de théories mythiques et fumeuses. Tout
baigne dans un surréalisme féerique et un imaginaire
puéril.
Pour accumuler leur documentation, oncle Bernard et
tante Gère séjournèrent dans les quatre villes allemandes
qu’ils avaient estimées les plus utiles à leurs recherches des
racines profondes du nazisme : Alzey sur le Rhin, en
Hesse, Heidelberg, sur le Neckar, en Bade-Wurtemberg,
Dresde, sur l’Elbe, en Saxe, et Breslau, sur l’Oder, en
Silésie. À Alzey, ils furent reçus par l’intellectuel théoricien
de l’Alldeutscher Verband, Heinrich Claß4, distillateur de la
quintessence du racisme germanique, ravi de sermonner
une Alsacienne qui ne pouvait pas nier ses origines.
Ensuite, à Heidelberg, la ville universitaire où la haine
des Français est la plus virulente. Là, ils ne purent se lier
d’amitié qu’avec un pinson en tenue nuptiale qui s’égosillait à chanter sans cesse « Schritt, Schritt, Schritt5 » tout en
haut d’un pin sylvestre, dans le parc du château. Enfin à
4. Heinrich Class (1868-1953) est l’animateur et le grand théoricien
de l’Alldeutscher Verband (Association pangermanique). On lui doit les
deux textes fondateurs du mouvement : Deutsche Geschichte (Histoire
allemande, 1909) et surtout Wenn ich Kaiser wär... (Si j’étais le Kaiser...,
1912).
5. Ce qui peut signifier « Au pas, au pas, au pas... »
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Dresde et à Breslau, die Blume Europas6, deux observatoires privilégiés pour l’étude de la germanisation des
slaves.
Oncle Bernard et tante Gère rangèrent et classèrent
leurs archives, non pas dans leur bibliothèque de Nancy
(qu’ils estimaient trop exposée à une éventuelle invasion allemande, Picorée...) mais dans celle de Saint-Martin-de-Ré,
protégée par l’océan Atlantique, un lieu inaccessible.
Picorée :
Du moins le croyaient-ils ! Au printemps 1940, l’oncle Bernard se sentit « au bout du rouleau » et fit deux embolies pulmonaires auxquelles il survécut de justesse. Il m’avait averti que
j’étais l’héritier de ses manuscrits, pour la plupart inédits, et de
ses deux bibliothèques exceptionnelles, celle de Nancy, « la Nancéienne » et celle de Saint-Martin-de-Ré, « la Rhéadienne ». Il se
souciait donc à la fois de ma formation et de l’image qu’il
laisserait à la postérité grâce à une œuvre historico-philosophique, concoctée dans la souffrance physique et morale. Ce
n’était pas la moindre de ses fiertés de me savoir bientôt en
classe de rhétorique au lycée Henri-Poincaré de Nancy. Il me
surveillait de près, étant l’ami de mon professeur principal,
Évariste Froment. L’oncle Bernard n’aurait jamais admis que
je ne fusse que deuxième en français-latin-grec. En allemand,
ma supériorité allait de soi car ma mère et ma tante, les deux
sœurs Clémentz, étaient originaires de Soultz-sous-Forêts dans
le Bas-Rhin (Sulz-unterm-Wald).
Oncle Bernard me considérait comme son héritier naturel. Et ses conseils étaient toujours marqués par sa
connaissance intime de la Germanistik.
6. Die Blume Europas (La Fleur européenne) est le titre d’un ouvrage
du Britannique Norman Davies (2002) consacré à Breslau, nom allemand de Wroclaw, une des villes symboles de la germanisation des
territoires slaves.
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– Ne te laisse jamais marcher sur les pieds par les Bismarckiens. Tu as des ancêtres allemands, je le sais bien.
La meilleure façon de te défendre contre eux, c’est de
connaître leur langue maternelle mieux qu’eux-mêmes et
de la travailler durement. Tu ne dois pas ignorer leurs
pulsions secrètes qui sont de nature satanique. Dès qu’ils
portent l’uniforme et la Croix de fer, les Prussiens et les
Saxons ne savent plus aimer. Ils ne songent qu’à dominer,
à l’image du chancelier de fer Bismarck, du général de
cavalerie Friedrich von Bernhardi7, de Ludendorff8 et de
ce pitre sanguinaire, Guillaume II9, toujours vivant, exilé
en Hollande.
Et pour me donner du cœur à l’ouvrage, il ajoutait,
égrillard et cynique :
7. Friedrich von Bernhardi (1849-1930), général et théoricien de la
guerre dans son célèbre essai publié en 1911 sur L’Allemagne et la
prochaine guerre. La guerre étant selon lui une « affaire divine », elle
doit être menée de « façon impitoyable », que cela soit le non-respect
des traités ou celui des populations civiles.
8. Erich Ludendorff (1865-1937), général allemand parmi les plus
militaristes, il commande les armées du front de l’Ouest de 1916 à
1918. Il est contraint à la démission en octobre 1918 pour son refus de
signer l’armistice en préparation. D’où sa thèse largement partagée du
coup de « poignard dans le dos » (l’armée invaincue trahie par les
politiques de l’intérieur). En 1922, il rejoint les rangs du parti nazi
dont il se voit éliminé en 1925.
9. Guillaume II, Wilhelm II (1859-1941), empereur allemand
(Deutscher Kaiser). Il est le petit-fils du premier Kaiser Guillaume Ier.
Nommé en 1888, il se révèle d’un caractère imprévu, sorte de fanfaron
aux discours agressifs, d’où le bon résumé de « pitre sanguinaire ». Bien
qu’ayant démis assez vite Bismarck de ses fonctions, il pratique à peu
près la même Realpolitik, habillée du nom de Weltpolitik (politique
monde) focalisée sur l’acquisition d’un empire colonial africain.
D’où des relations heurtées avec la France et l’Angleterre, bien qu’il
soit le petit-fils de la reine Victoria. Jugé comme le principal déclencheur de la Grande Guerre, il est contraint à l’abdication, deux jours
avant la signature de l’armistice du 11 novembre 1918.
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– Heureusement, avec les jeunes filles allemandes, tu ne
t’ennuieras pas. Tu peux croire mon expérience de germaniste assidu. Elles ne sont pas farouches du tout, ni
bégueules. Différentes des Françaises, elles ne font pas
de chichis. Toujours directes et exigeantes sur la qualité
des prestations viriles. Comme Catherine de Russie. Les
vraies Teutonnes sont d’une franchise désarmante et elles
ont le feu au cul ! Tu verras, mon garçon ! Je te laisse la
surprise.
Je ne l’avais pas attendu pour le savoir ! Par fierté plus
que par pudeur, je ne lui avais pas confié que l’été dernier
j’avais fait l’amour à tire-larigot avec Fräulein10 Wilhelmine
Kesseldorff, la septième fille du colonel Theodor Kesseldorff, et surtout adjointe de tante Gère à la Rhéade. Minna
ne s’était pas contentée de me dépuceler avec une insatiable fureur de prédatrice ; un peu plus âgée que moi, elle
m’avait appris à aimer sa patrie !
Je n’en dois pas moins toute mon éducation francoallemande à oncle Bernard et à tante Gère. L’expérience
vécue par lui en 1916 à Verdun avait dirigé sa vocation
pédagogique. Il était arrivé à une conclusion qui scandalisait la plupart de ses compatriotes. Désormais, il devenait
urgent de réconcilier Allemands et Français, égarés par
des politiciens stupides et vicieux. Il fallait contribuer à
rétablir une chaleureuse fraternité entre eux, à l’image de
celle qui avait uni dans la première moitié du xixe siècle
Aimé Bonpland11, de La Rochelle, et le baron prussien
10. Mademoiselle.
11. Aimé Bonpland (1773-1858), chirurgien de marine et botaniste
d’origine rochelaise. Élève de Lamarck et de Jussieu, il organise une
grande tournée sud-américaine de quatre ans avec Humboldt qui
aboutit à une récolte considérable de minéraux et de végétaux et lui
fait obtenir l’intendance des jardins de la Malmaison. Il repart seul
pour trente ans en Amérique du Sud et découvre puis acclimate en
France de nombreuses variétés de fleurs dont le camélia, le géranium,
le mimosa, le rhododendron et l’hibiscus.
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Alexander von Humboldt12. Il avait d’ailleurs écrit sur
ces deux savants un manuscrit comprenant des lettres
inédites, retrouvées à La Rochelle et au Vénézuela.
Comme leur amitié était touchante ! Combien les sciences de la nature rendent les êtres humains sympathiques !
Mon oncle disait souvent : « Seules, les amours francoallemandes sauveront l’Europe ! »
À Nancy chaque jour, dans notre appartement du boulevard Albert Ier, comme exercice d’apprentissage linguistique, mon oncle, très professeur d’université, m’imposait
d’écouter le soir, en sa compagnie, les émissions en langue
allemande de Radio Stuttgart.
– Pour toi, Carlos, et pour ton œuvre future, c’est mille
fois mieux que les journaux, les livres et l’enseignement
que je te dispense en privé. Tu dois t’immerger dans
l’idiome germanique et dans le bouillonnement passionnel
de ce pays fabuleux. L’avenir l’exige. Les Français, imbus
d’eux-mêmes et qui méprisent cette étude, paieront très
cher cette consternante inertie de leur esprit.
Picorée :
J’aimais tant l’entendre philosopher aimablement, mon bon
oncle. Il m’emmenait promener en haut du verger de mirabelliers et du petit bois de pins qui appartenaient aux chères sœurs
et qui surplombaient la maison de mon adolescence.
Pour lutter contre la décrépitude, c’était son expression favorite, il s’imposait des marches au-dessus de ses forces. Je craignais sans cesse qu’il fît une chute et se cassât le col du fémur
restant. Mais il me rassurait.
12. Alexander von Humboldt (1769-1859), géologue spécialiste des
mines. L’expédition commandée par Louis-Antoine de Bougainville
en Amérique du Sud et au Pôle sud, le convainc de devenir naturaliste
et géographe. C’est lors de ce voyage qu’il rencontre Aimé Bonpland
qui se limite aux envois de plants et d’échantillons, alors que lui note
et commente l’ensemble de ses découvertes qu’il publie à son retour et
font de lui le grand savant de son temps.
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– Giraudoux m’appelle le monopode. Il ne sait pas observer :
mon polygone de sustentation m’assure un solide équilibre.
Il frappait le sol avec ses deux grandes béquilles et protestait.
– Je ne suis pas un monopode mais en vérité un tripode !
Et surenchérissant, il levait sa prothèse en dénudant le bas de
son pantalon pour qu’on en vît les reflets métalliques.
– J’aurais le droit de dire un tétrapode ! Si ça continue, je
régresserai jusqu’à la quadrupédie des pré-hominiens !
Lorsqu’il entendait chanter le coucou dans les branches, il
restait immobile et redressé à l’écouter. Puis lui venait des rapprochements avec sa Germanistik.
– Le coucou doit être prussien, il éprouve du plaisir à s’installer dans le nid des autres et exprime ses sentiments par des
vocalises ravissantes dont on ne se lasse pas
Il méditait en se balançant sur ses supports.
– Sache-le, Joseph Gœbbels n’est pas seulement docteur en
philosophie et ministre de la Propagande. C’est aussi un prodigieux artiste lyrique et un metteur en scène, plus doué encore que
Néron ! Il ne se croit pas dans une chaire d’université comme
moi, mais sur un plateau d’opéra ! Il évolue au son de la
musique de Richard Wagner. Pour notre malheur à tous, il est
complexé par sa petite taille et son aspect malingre.
En cette soirée du samedi de Pentecôte, le 11 mai 1940,
mon oncle et moi sommes assis côte à côte face à la TSF.
Branchée comme d’habitude sur les ondes émises depuis
Stuttgart. Les actualités nous informent du début de l’invasion allemande aux Pays-Bas et en Belgique. Suit alors
une brève allocution de Gœbbels. Dans un état incroyable
de surexcitation et, en guise de péroraison, il se met à
hurler à la mort, comme un loup au clair de lune : « Mit
dem Führer zum Sieg13 ! »
Puis soudain, un silence savamment calculé, sans doute
pour mettre en valeur cette sidérante prophétie. Nous
13. Avec le Führer vers la victoire !
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parvient alors la voix douce et cristalline d’une speakerine.
Elle annonce la retransmission d’un grand concert de circonstances, comme à Noël ou à Pâques, un concert printanier annonçant l’été tout proche, dit-elle. Tout de suite
reprise par l’oncle Bernard...
– Attention, mes enfants, ouvrez bien les oreilles. Les
bismarcko-hitlériens ont la propension de mettre au pas
et de militariser toute musique. Pour eux, musique et
guerre sont une seule et même chose !
Il ne s’est pas trompé. Les festivités commencent... La
speakerine articule avec vénération le nom de Richard
Wagner et rappelle que Wilhelm Furtwängler14 est son
meilleur interprète. L’oncle Bernard attend, calé dans
son fauteuil Voltaire. Comme d’habitude, ses deux béquilles sont appuyées de part et d’autre de son siège sur les
accoudoirs de velours.
– Tous les démons de la musique allemande sont
déchaînés. C’est mauvais signe. Quel fléau que le choix
de cette musique triomphale ! Elle abuse de nous ! En
elle, s’exhale toute l’âme passionnée de l’Allemagne,
prédatrice éternelle. Nous sommes gouvernés par des symboles. Toi seul qui es poète, Carlos, tu seras capable de les
décrypter...
En introduction, un prélude de Franz Liszt donne le
ton, il exalte les auditeurs, impatients d’en entendre
davantage, et surchauffe l’atmosphère. Retentit ensuite ce
que tout le Grand Reich attend : La Chevauchée des Walkyries. Mon esprit s’envole alors à travers des espaces éthérés.
Avec naïveté et malgré moi, je participe à l’enthousiasme
de ce peuple de mélomanes incomparables.
14. Wilhelm Furtwängler (1886-1954), est le légendaire directeur
artistique du Berliner Philharmoniker qu’il place au premier rang mondial, notamment pour sa maîtrise du répertoire allemand et autrichien.
Ses liens avec le parti nazi restent encore aujourd’hui un sujet de
controverse.
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Picorée :
Deux citations me viennent à l’esprit en relisant ce passage
d’autrefois : « La musique provoque des réactions viscérales,
presque animales » disait Salvador Dali et Luis Bunuel ajoutait : « Je n’y comprends rien, quand j’entends l’hymne
national, j’ai la chair de poule. » Les Walkyries comme
hymne national allemand...
Tout à coup, un bruit horrible blesse mes oreilles et me
fait sursauter. Sans doute mal posées sur leurs appuis, les
deux béquilles viennent de glisser sur le velours des accoudoirs. Elles sont tombées sur le parquet, lourdement. Ce
fracas malencontreux viole l’instant d’harmonie et interrompt mon bien-être musical. C’est irréversible. Le
charme est rompu.
Je tourne la tête vers l’oncle Bernard. Il s’est effondré de
mon côté, tout de guingois. Je lui prends la main gauche,
elle est glacée.
La mort d’oncle Bernard
Picorée :
Il était mon guide, cet extralucide, ce rare Français à bien
comprendre la mentalité et les prodigieux progrès mécaniques de
la nation allemande, toute entière bandée par le désir d’une
revanche sur 1918. Bien renseigné sur la formidable évolution
matérielle et spirituelle de nos voisins, lui seul ne se faisait
aucune illusion sur l’issue du conflit à venir.
Ainsi, il avait rendu son âme d’ancien combattant de Verdun dans un soupir. Le désespoir de sa faillite pédagogique
l’avait foudroyé. Sa main était glacée. L’héroïque lieutenant
de 1916 était refroidi pour toujours. L’obus boche avait mis
vingt-quatre années pour l’achever avec mille raffinements
dans la torture de son corps et de son esprit. Sa dépouille effondrée n’était pas celle d’un chevalier gisant à qui on donne une
place d’honneur sous la nef d’une cathédrale gothique, ni même
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celle très édifiante d’un professeur de Germanistik à l’université
de Nancy.
C’était celle d’un béquillard, porteur d’une sonde urinaire à
demeure et d’une épaisse garniture anale. C’était celle d’un
alcoolique, morphinomane, qui ne cessait de répéter que la gloire
militaire est dérisoire et qu’il n’y avait plus d’espoir que dans
une réconciliation franco-allemande. Pour de tels propos, certains de ses frères d’armes l’avaient traité de lâche, de traître et
même de Kollaborateur. « Pour eux, disait-il, je ne suis plus
qu’une immondice ! »
Un jour que son membre fantôme l’avait torturé plus que de
coutume, il avait arraché de sa poitrine toutes ses décorations
militaires et jeté dans la corbeille à papier sa rosette de la Légion
d’honneur, sa Croix de guerre si lourdement chargée de palmes et
d’étoiles qu’il avait fallu en allonger le ruban, et même la médaille
militaire que le général Pétain avait voulu épingler lui-même sur
sa tunique et à laquelle il tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux.
En sa qualité d’épouse d’un officier supérieur d’active, notre
mère demanda des explications médicales à l’ami de la famille,
le docteur Émile Valterre. Corpulent comme un ours, ce quinquagénaire était connu pour ses cheveux en brosse dure et sa
moustache à la Clemenceau. Mobilisé en 1914 comme médecinauxiliaire et presque toujours affecté en première ligne, dans les
antennes chirurgicales les plus actives, il avait été contraint de
bidocher pour aider les chirurgiens débordés de travail. Plus
fougueusement agressif contre les Allemands qu’un fantassin
des sections d’assaut, il était d’un patriotisme intransigeant.
Mais, d’abord et avant tout médecin, il répondit à ma mère
par des propos qui restent à jamais gravés dans ma mémoire :
– Made, vous qui avez fait dans votre jeunesse à Strasbourg
quelques études de médecine, vous devez faire des efforts pour
essayer de comprendre les patients désespérés par nos échecs
thérapeutiques. La somatognosie 15 du professeur Bernard
15. La somatognosie concerne la connaissance qu’un individu a de
son corps et des relations entre ses différentes parties.
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Lavigne était atrocement perturbée. Ses perceptions illusoires le
faisaient délirer. Elles pouvaient induire une crise paroxystique
de mélancolie d’involution, bien décrite par Pierre Janet16 dans
son livre sur Les obsessions de guerre et la psychasthénie.
Made, je vous prêterai cet ouvrage capital. La mélancolie d’involution sonne le glas d’un être humain. Ses médailles militaires
ne le protègent pas de l’inexorable.
Appelé par tante Gère pour constater le décès et signer
le permis d’inhumer, le docteur Émile Valterre déclare
qu’il s’agit d’une mort classique chez un grand blessé de
guerre.
– Cela ne m’étonne pas du tout. Sa troisième embolie
pulmonaire a été la bonne : sans appel. Le moignon de sa
cuisse droite était trop court et défectueux pour l’appareillage. Il était devenu le siège d’une thrombose des veines
qui le mettait en permanence sous la menace d’une mort
subite. Cette mort était donc doublement annoncée, à la
fois par sa pathologie et par la détérioration de son psychisme de mutilé.
En ma qualité de futur élève de rhétorique, je me crois
alors autorisé d’ajouter un poncif.
– Au dessus de sa tête était suspendue et retenue par un
crin de cheval l’épée de Damoclès.
Le docteur Valterre sourit.
– Oui, Carlos, c’est exactement cela, mais quelle glorieuse épave de la Grande Guerre que ton oncle Lavigne
que j’aimais tant et que j’admirais ! Le rôle déclenchant
d’une vive émotion est bien connu. Richard Wagner, interprété par Wilhelm Furtwängler, peut tuer. On ne le dira
jamais assez. Somme toute, il s’agit d’une mort épique
puisqu’elle résulte de la séquelle lointaine d’une blessure
de guerre à Verdun.
16. Pierre Janet (1859-1947) est une des grandes figures de la psychologie française, notamment pour ses études sur le stress traumatique et le subconscient.
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Il adresse alors à ma tante Gère un petit discours de
condoléances, plein de délicatesse.
– C’est la première fois de ma carrière que je suis bouleversé à ce point par la disparition d’un de mes patients.
Votre mari me subjuguait. Je l’aimais pour sa culture, pour
son esprit, pour son courage. Il représentait à mes yeux le
symbole vivant de toutes les souffrances que la France a
endurées de 1914 à 1918. Jamais, il ne parlait de ses faits
d’armes. Jamais, il ne coqueriquait comme les autres. Il
avait même horreur d’entendre parler de la dernière guerre.
Il aurait bien voulu qu’elle fût la der des der et surtout
qu’on cessât de l’évoquer. Hélas, il n’en est pas ainsi.
Aujourd’hui, il y a pour tous les Français un devoir sacré
de mémoire pour les héros de sa trempe. La ville de Nancy,
si patriote, s’honorerait en organisant des obsèques officielles d’une particulière solennité. Les circonstances actuelles
et la nouvelle invasion qui se prépare à l’Est, exigent de
notre part d’organiser des obsèques mémorables.
Le docteur Valterre est adjoint au maire de Nancy, il
explicite son projet de funérailles-propagande en grande
pompe.
– Il ne suffit pas de recouvrir d’un drapeau tricolore
son cercueil. Toutes les personnalités civiles et militaires
devront suivre le convoi. Il faut saisir cette occasion,
Élisabeth, pour préparer la jeunesse actuelle à suivre
l’exemple de ses aînés. Je veillerai personnellement à la
convocation des classes préparatoires aux grandes écoles
du lycée Henri-Poincaré : corniche, taupe, agro... En bref,
toute la fine fleur de notre élite. Surtout, je tiens absolument à ce que ces garçons promis à une nouvelle guerre, la
dernière et la plus belle, chantent en suivant le corbillard
empanaché le couplet de la Marseillaise que l’on oublie
souvent d’exécuter dans les cérémonies officielles alors
qu’il est le plus émouvant.
– Quel couplet, docteur ? demande tante Gère.
– Le couplet des enfants ! Celui que je préfère. Il a été
chanté par des centaines de garçons à la Fête civique du
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14 octobre 1792 à Paris, au Champ de Mars. On ne prépare jamais assez tôt les enfants à devenir soldats.
Le médecin ancien combattant se met alors à entonner
d’une voix caverneuse de basse ces phrases destinées aux
voix les plus aiguës : « Nous entrerons dans la carrière /
Quand nos aînés n’y seront plus ; / Nous y trouverons leur
poussière / Et la trace de leurs vertus. / Bien moins jaloux de
leur survivre / Que de partager leur cercueil, / Nous aurons le
sublime orgueil / De les venger ou de les suivre. »
– Au cimetière, un détachement d’infanterie présentera
les armes. Les drapeaux des anciens combattants de la
Grande Guerre s’inclineront lentement pendant qu’une
trompette sonnera l’Appel aux morts. L’instant pathétique
de la cérémonie : il fait sangloter les femmes. Les hommes,
eux, retiennent leurs larmes avec dignité.
Tante Gère écoute-t-elle vraiment le discours enflammé
du médecin ? Elle me semble absente, hors de la réalité du
moment, indifférente et même excédée à l’évocation de
toutes les gloires militaires. De mauvais esprits auraient
pu l’accuser de se sentir libérée de ce fardeau si pesant
d’un impotent devenu alcoolique qu’elle avait soigné
avec un dévouement et une affection au-dessus de tout
éloge. Son veuvage survenu de façon si foudroyante pourrait expliquer et faire excuser cette attitude distante à
l’égard d’un médecin qu’elle considère comme un ami.
Avec une soudaine brutalité, elle répond, cinglante.
– Docteur, vous faites erreur ! Vous vous trompez complètement ! Je suis la seule personne au monde à connaître
ses dernières volontés. Bernard voulait être enterré sans
bruit et dans l’ombre. Sans trompettes, me disait-il, et
surtout sans aucun drapeau ! Comme un chien, suppliaitil.
Le médecin reste muet, interloqué. Elle en profite.
– Oui, Bernard voulait la stricte intimité pour disparaître de la société au milieu de laquelle il a vécu, combattu et
tant souffert. Ses écrits suffisaient à ses yeux pour laisser
une trace de son passage parmi nous et donner son opi24
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nion aux générations futures. C’est la raison pour laquelle
il a confié tous ses manuscrits à notre neveu qui veut
devenir écrivain. Il témoignera pour lui. Tous ses papiers
se trouvent ici à Nancy et aussi dans notre propriété de
Saint-Martin-de-Ré. À la fin de sa vie, Bernard était
devenu taciturne. Pour ne pas irriter ses frères d’armes et
tous les patriotes, dont vous-même, Docteur, il passait
sous silence ses nouvelles conclusions philosophiques et
religieuses. Oui, aussi incroyable et aussi choquant peutêtre que cela puisse vous paraître, peu à peu, sentant une
nouvelle guerre venir, Bernard avait inversé ses options
politiques. Il était devenu pacifiste ! Dans ses derniers
jours, il n’était plus le même homme et pas du tout celui
que vous aimeriez pouvoir imaginer. Faites-vous partie,
Docteur, de ces bellicistes à tout crin que décrit Jean
Giraudoux ? Notre ami a osé écrire ceci : « Si leurs mères
coupent la jambe droite de leurs fils, leurs armées seront unijambistes17 ! » Vous pensez bien que Bernard s’était senti
trahi au plus profond de son être...
... Il exigeait de plus en plus que je lui fasse des piqûres
de morphine pour les douleurs de son membre-fantôme
qui le rendaient enragé. Comme il a souffert, chaque jour !
Son membre artificiel, mal articulé, a été un lamentable
échec. Il s’est à l’usage montré très défectueux. Il ne pouvait plus supporter son poids qui avait beaucoup augmenté, ces derniers temps. Il buvait de plus en plus de
schnaps. Heureusement, il avait des béquilles inventées
par les hommes des cavernes ! Depuis deux ans déjà, il
refusait de porter ses décorations qui ne servent qu’à
faire plaisir aux autres, à ceux qui peuvent gambader et
forniquer avec les femmes. Ce n’était pas son cas.
... Certes, pendant les sept premières années de notre
mariage, nous avons eu des rapports sexuels. Parfois très
satisfaisants ! Mais ils s’espaçaient et devenaient moins
17. La Guerre de Troie n’aura pas lieu, acte I, scène 3.
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convaincants. Il faisait des efforts désespérés pour me
témoigner son affection. Moi, je l’ai vraiment aimé et je
faisais preuve de bonne volonté pour lui remonter le
moral. Le désespoir que lui causait la menace de l’impuissance en faisait parfois un amant sublime, mais de plus en
plus souvent ramolli. Il m’avouait que pour l’homme, c’est
dans cette infirmité que se fait l’apprentissage de la mort.
C’est une agonie qui n’en finit plus. Et il se prenait,
comme il me l’a dit cent fois, à désirer l’embolie terminale
comme un soulagement et à prier Dieu de lui accorder
cette grâce. La fin de sa vie a été un martyre. Voilà le
résultat final de vos guerres, Messieurs les virils !
L’impudique confession de tante Gère m’étonne et me
choque. Aucune autre femme n’aurait osé une telle liberté
de langage. J’espère l’avoir reproduite au mieux... Sans
exagération. Mais elle ne disait pas l’essentiel...
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