mon fils est djihadiste

Transcription

mon fils est djihadiste
LE CHOIX DE LA VIE
HERVÉ LEQUEUX POUR LA VIE
Jeunes en déshérence issus de tous les milieux,
ils sont des centaines à vouloir rejoindre
les rangs de Daech. Nous avons rencontré le père
de l’un d’entre eux pour tenter de comprendre.
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MON FILS EST
DJIHADISTE
LA VIE
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LE CHOIX DE LA VIE
LE CHOIX DE LA VIE
« Deux jours avant de partir,
il avait coupé sa barbe » Le père d’un volontaire
pour le djihad raconte le basculement de son fils dans l’islam radical. Arrêté
en Turquie il y a un mois, le jeune homme était catholique avant sa conversion.
La situation bascule fin 2013. Luc rate
son examen pour entrer dans la gendarmerie. C’est alors que les premiers signes
EN TURQUIE, la ville frontalière
de Reyhanli est
un des lieux de
transit des djihadistes
vers la Syrie.
ARNAUD DUMONTIER/MAX PPP/LE PARISIEN
Le mauvais film démarre il y a cinq ans.
Sous l’influence d’un copain de lycée, Luc
se convertit à l’islam. Quelque chose se
serait ouvert à lui. « J’accepte son choix,
même si Luc a été baptisé. Nous ne sommes
pas de grands pratiquants. Mais comme
beaucoup de Français, nous allons à la
messe durant les fêtes », explique simplement le père. « Au début, mon fils manifeste
son admiration pour Allah et ses belles
créations, poursuit-il. Cela me touche. Il
m’explique aussi des trucs incroyables. Que
la Bible a été réécrite plusieurs fois, pas le
Coran, qu’Allah est au-dessus des prophètes, dont Jésus. » Marc, qui ne s’est
jamais intéressé aux autres religions,
écoute son enfant attentivement. « À cette
époque, je me disais : peut-être dit-il vrai ? »
Pour en savoir plus, le fonctionnaire, plus
adepte de sport que de théologie, se plonge
même dans le Coran. « J’en lis la moitié.
Pour savoir ce qu’il avait dans la tête, mon
épouse et moi l’avons accompagné dans
son nouveau chemin », soutient-il. Puis
son visage s’assombrit : « Notre attitude
ouverte nous a peut-être desservis. »
de radicalisation apparaissent. Il refait
totalement sa garde-robe : chemise longue,
sarouel, keffieh… Il se rend de plus en plus
souvent à la mosquée et rapporte des livres
appelant à la guerre. « J’en jette la moitié à
la poubelle », lâche Marc. À la maison, le
numéro deux dans la fratrie impose également ses exigences. « Dans sa chambre,
il a décroché les photos de lui bébé qui
étaient au-dessus de son lit, et a exigé que
l’on retire les statuettes de Marie dans la
salle à manger », détaille Marc. Et puis,
sans surprise, Internet et ses vidéos, et les
textos sur son portable happent le postado. « Parfois, c’était jusqu’à une ou deux
heures du matin. Le lendemain, il avait des
yeux pareils à ceux d’un drogué. Ce n’était
pas possible… », se souvient son père. Des
chants coraniques très beaux, le jeune
homme passe aussi à des vidéos guerrières
sur son de mitraillettes. Son frère, qui dort
dans la même chambre que lui, ne supporte plus cela.
© CRÉDIT PHOTO
MON FILS EST DJIHADISTE
A
ppelons-le Marc Durand. La cinquantaine, un boulot d’employé et
une allure sportive malgré ses
problèmes de santé. Sous le couvert de
l’anonymat, ce père de trois enfants a
accepté de parler pour aider ceux qui
sont dans le même cas que lui. Pour montrer aussi que le phénomène peut toucher
tout le monde, y compris des familles
chrétiennes. En mai dernier, son fils Luc
(le prénom a été changé), 23 ans, a été
intercepté par la police en Turquie. Il
voulait faire le djihad en Syrie. « Mon
garçon est très pur de caractère. On l’a
toujours appelé Pinocchio : il a toujours
eu tendance à se mettre dans les mauvais
coups. Cette fois, c’était la pire des situations », ironise malgré lui Marc, assis à
l’ombre dans un parc verdoyant.
Les discussions à la maison deviennent
de plus en plus houleuses. « Il nous
explique que les musulmans en France ne
sont pas de bons musulmans. Je lui
rétorque : la défense de la terre sainte (par
Daech, NDLR) s’appuie sur des motifs
politiques et pas religieux. C’est comme
Napoléon, qui voulait conquérir des territoires. » Mais le garçon, pourtant taiseux
de nature, trouve toujours les mots pour
répondre. Parallèlement, Luc ne travaille
toujours pas. Ses parents font pression
sur lui pour qu’il se réinscrive au concours
de la gendarmerie. « Il le fait tout en
avouant à sa sœur qu’il n’est pas question
pour lui de se prosterner devant le drapeau
français », lâche Marc, encore atterré. Le
processus de rupture est bien entamé.
Face à cette situation de plus en plus
insoutenable, l’inquiétude commence à
monter dans la famille. « Nous nous tournons vers des amis musulmans pour comprendre. Ils nous mettent en garde »,
explique Marc. La fille aînée tire aussi la
sonnette d’alarme : « Attention, Luc se fait
endoctriner. Il est en détresse. »
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En mai dernier, le couple Durand part
à Paris pour une semaine de congés. Pen-
dant un coup de fil, leur deuxième fils
signale que Luc s’est coupé la barbe.
Deux jours avant leur retour, la police
les contacte. Luc a été intercepté à sa
sortie d’avion, à Istanbul. Son départ
avait été signalé. Il a dû dormir une nuit
dans les geôles turques, avant d’être
rapatrié en France. Pour les parents,
c’est le choc. « De retour à la maison,
je lui crie : “Pourquoi ? Tu n’aimes pas ton
père et ta mère ? Le Coran ne dit pas de
partir faire la guerre” », rapporte Marc.
Puis, la machine de l’État se met en place.
Avec la police, la préfecture ou les psychologues qui les prennent en charge,
les parents jouent le jeu, même s’ils
vivent mal de devoir mentir à leur fils.
Marc prétexte, en effet, un voyage à trois
pour visiter la tour Eiffel. En fait, un
rendez-vous est prévu avec l’équipe
Le phénomène
en chiffres
En France,
4 200 personnes ont fait l’objet
d’un signalement pour radicalisation.
608 ont des velléités de départ.
300 Français sont en transit entre
la France et la Syrie et
470 ont rejoint le territoire contrôlé
par Daech.
115 Français sont morts
au combat, dont
9 lors d’attaques-suicides.
210 sont rentrés en France.
Dans les prisons françaises,
190 détenus sont classés « terroristes »
pour des faits liés à l’islam radical.
114 personnes de retour
de Syrie ont été incarcérées,
40 sont sous contrôle judiciaire.
SOURCE : MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR/
MINISTÈRE DE LA JUSTICE. CHIFFRES AU 4 JUIN 2015.
du Centre de prévention contre les
dérives sectaires liées à l’islam de Dounia Bouzar. Mis devant le fait accompli,
Luc le prend mal. Durant la séance de
déradicalisation en présence d’autres
familles, il s’enferme dans son silence.
Y a-t-il eu néanmoins un déclic ? Dans
le train qui les ramène chez eux, son
père lui demande avec émotion s’il repartira. L’enfant répond : « En avion, non,
en train non, en voiture peut-être… Non
papa, je plaisante. » « J’en ai eu un hautle-cœur », glisse Marc.
La vie reprend son cours cahin-caha.
« Nous vivons avec Luc du matin au soir. Je
me suis mis en arrêt maladie pour m’occuper
de lui », confie Marc, qui attend aussi des
autorités un soutien pour aider leur fils
fragile à se réinsérer. Pour le ramener dans
le monde réel, les parents ont l’idée de
rappeler les anciens amis de Luc,
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c­ atholiques et musulmans, qui sont ravis
d’emmener leur copain d’enfance dans la
salle de musculation du quartier.
« Un jour, il nous a dit : “Je ne savais
pas que j’étais autant aimé”. J’en ai eu les
larmes aux yeux », confie Marc avec un
trémolo dans la voix. Les efforts des
parents sont payants. Les liens se retissent.
La famille se retrouve volontiers à discuter
de tout et de rien dans le salon. Le père et
le fils vont se balader comme de vieux
copains. Luc semble avoir trouvé un équilibre. Il a renfilé ses jeans, pris un poste de
médiateur dans une entreprise. Et continue d’aller à la mosquée, de manger sa
viande hallal et son saucisson de bœuf
épicé. Les parents ont aussi changé
quelques habitudes : « Nous ne buvons plus
de vin coupé à l’eau comme avant. Mais la
statuette de la vierge a retrouvé sa place
dans la salle à manger. » PASCALE TOURNIER
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LE CHOIX DE LA VIE
LE CHOIX DE LA VIE
Les enfants perdus
de la République Près de 1 800 Français sont liés à des filières
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T
ous les vendredis, le ministère de l’Intérieur
surveille le nombre de Français impliquésdans
des filières djihadistes irako-syriennes.
Aujourd’hui, 1 800 sont concernés. 470 combattent en
Syrie ou en Irak (voir encadré), 608 ont des velléités de
départ, 290 sont repartis de la zone (dont 210 sont
rentrés en France). La nouveauté : au profil de radicaux
islamistes, qui pourrait en partie correspondre à celui
de Yassin Salhi (voir page 23), s’ajoutent des garçons
en mal d’identité, des jeunes femmes éprises de justice
ou amoureuses de leur barbu à la kalach,
des familles radicalisées avec enfants.
Autant de Français en quête de sens, issus
de barres HLM comme des beaux quartiers
(voir page 24), aux racines catholiques, juives
ou musulmanes. « Toutes les catégories de
la population sont touchées », constate Samia
Maktouf, avocate de plusieurs parents, dont
la mère de Brian, 16 ans, parti en Syrie sans
jamais revenir. « Il y a une dynamique sociale, culturelle,
sexuelle… La société dans son ensemble est percutée de
plein fouet », surenchérit le député PS Malek Boutih,
chargé par le gouvernement d’une mission d’étude sur
la prévention des phénomènes de radicalisation.
« Des Français ont toujours rejoint des groupes armés
étrangers, par exemple pendant la guerre d’Algérie et
dans les Balkans », rappelle le préfet Pierre N’Gahane,
secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD). L’État n’a pas pris
conscience de l’impact des nouveaux moyens de communication sur le processus de recrutement. « Avant,
pour partir c’était compliqué. Il fallait passer par une
filière et une organisation clandestine, analyse Mourad
Benchellali, ex-détenu à Guantánamo et repenti.
DR
irako-syriennes. Tous les milieux sont touchés. Pour lutter contre ce nouveau phénomène,
l’État a mis en place un vaste plan de prévention. Pour quelle efficacité ?
AU DÉBUT, EN 2011, LES POUVOIRS
PUBLICS N’ONT PAS MESURÉ
L’AMPLEUR DE LA SITUATION.
LES PREMIERS DÉPARTS
Quand les premiers départs sont signalés, dès 2011,
les pouvoirs publics ne mesurent pas l’ampleur de la
situation. À tort, le phénomène n’est pas jugé nouveau.
Aujourd’hui, avec Internet, c’est beaucoup plus facile. »
« On est passé de la génération Al-Qaida, qui lisait des
livres, à la génération Daech, qui est connectée sur
Twitter », appuie Pierre Conesa, ex-haut fonctionnaire
au ministère de la Défense et expert en stratégie
internationale. Dans la réponse tardive de l’État,
une compréhension quelque peu faussée de la laïcité,
où l’ignorance remplace la vigilance, est aussi à
mettre en cause. « Entre radicalisme religieux, simple
conversion ou pratique sincère, les services publics
Des acteurs de terrain en première ligne
LA DÉRADICALISATRICE
DOUNIA BOUZAR
L’anthropologue est devenue
le visage de la lutte contre
la radicalisation. Tout démarre
début 2014, à la suite de son livre
Désamorcer l’islam radical
(L’Atelier). « Une cinquantaine
de mamans m’ont appelée,
en disant que ce qu’elles vivaient
correspondait au livre »,
confie-t-elle. Elle crée le Centre
de prévention contre les dérives
sectaires liées à l’islam pour
accompagner des familles.
À la demande du ministère
de l’Intérieur, l’ex-éducatrice
à la PJJ se promène aux quatre
coins de la France pour essayer
de désembrigader des jeunes.
LE LOBBYISTE
L’ASSOCIATION FRANÇAISE DES
VICTIMES DU TERRORISME (AFVT)
Membre du think tank européen
RAN (Radicalisation Awareness
Network), l’AFVT promeut les
bonnes pratiques de lutte contre la
radicalisation, telle l’utilisation de la
parole des victimes. « Une victime
effondrée, ce n’est pas efficace,
explique Stéphane Lacombe,
président par intérim. Cela entretient
le sentiment de puissance de la
partie adverse. » L’AFVT soutient
l’Association Dialogues citoyens
(ADC) dans la remise à jour des
critères de radicalisation en prison
et aussi l’association Onze janvier
pour produire du « data républicain »
sur Internet.
LA SOCIOLOGUE
OUISA KIES
Pour le ministère de la Justice,
la sociologue d’ADC
réactualise la grille des repères
de radicalisation en prison,
qui datait de 2008. À Osny
et à Fleury-Mérogis, elle anime
des groupes de parole de
radicalisés, pour certains de retour
de Syrie. Le but ? « Récréer des
liens avec l’institution, les amener
à la réinsertion, mais aussi mettre
de l’ordre dans leur patchwork
de pensée politique », explique
la jeune femme. Pour ces ateliers,
elle fait venir des journalistes
du Bondy Blog, le politologue
Gilles Kepel ou l’expert
en défense Pierre Conesa.
LA VIE
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LE TÉMOIN
MOURAD BENCHELLALI
À l’été 2001, son frère lui propose
de partir en Afghanistan.
C’est dans un camp d’Al-Qaida
qu’il se retrouve.
Après le 11 Septembre,
Mourad est arrêté. Direction
Guantánamo, où il reste
deux ans et demi, puis en France,
pour deux ans de détention.
Depuis, il témoigne de son
expérience auprès des jeunes.
Il est ainsi intervenu dans
un lycée de Lunel. Dans cette ville,
une vingtaine de jeunes
sont partis en Syrie. Sept
y seraient morts. « Je ne suis
pas étranger à leur monde.
Avec moi, la parole se libère. »
n’étaient pas formés pour marquer la différence »,
observe la sénatrice UDI Nathalie Goulet, présidente
de la commission d’enquête au Sénat sur l’organisation
et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes
en France et en Europe.
L’afflux de coups de fil de familles affolées change
la donne. Dans leurs appels au secours lancés aux
pouvoirs publics, les parents expriment leurs inquiétudes concrètes : pourquoi leur enfant a-t-il supprimé
le déodorant pour cause d’alcool ? Pourquoi se coupet-il de ses amis « qui ne sont pas dans le vrai » ? « Les
services sociaux ou les commissariats répondaient en
boucle aux parents : “L’État est laïque, ce n’est pas de
notre ressort.” La situation devenait intenable », se
souvient Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives
sectaires (Miviludes), l’une des premières structures
à être mobilisée. L’approche en termes de dérives
sectaires est en effet plus facile à manier pour l’État.
Il existe un arsenal juridique en la matière, notamment
pour protéger les mineurs.
DEUX JEUNES
TOULOUSAINS demi-frères, Nicolas
Bons (à dr.), 30 ans,
et Jean-Daniel,
22 ans, sont morts
en Syrie, le premier
en kamikaze à
Homs, l’autre au front
à Alep. Radicalisés
par des vidéos
de moudjahidin en
Afghanistan.
LA MENACE MONTE D’UN CRAN
En janvier 2014, deux affaires marquent les esprits.
La première concerne deux Toulousains : Nicolas
Bons et son demi-frère Jean-Daniel ont été tués en
Syrie, le premier dans un attentat-suicide, à 30 ans,
et le second, quelques mois plus tôt, au front, à 22 ans.
Dans la seconde, un père exprime son désespoir dans
La Dépêche : après avoir subi un « lavage de cerveau »
sur Internet, son fils de 15 ans est parti du jour au
LA VIE
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lendemain combattre en Syrie avec un copain. Depuis
l’entrée de la France dans la coalition internationale
contre Daech en août 2014, la menace monte d’un
cran. Le scénario d’une attaque kamikaze en France,
commise par des combattants revenus de Syrie, n’est
plus du tout exclu. Une vidéo diffusée en octobre 2014
alimentera cette effrayante hypothèse : un djihadiste
francophone promet à la France des tueries à la Merah.
Empêcher les jeunes de devenir des combattants
d’Allah devient alors une urgence de tous les instants.
Quelques mois plus tôt, en avril, le gouvernement
avait déjà lancé son vaste plan de lutte contre la radicalisation et les filières djihadistes. « Et dire que l’OCDE
croit qu’on en est toujours au plan Vigipirate… », soupire
le préfet Pierre N’Gahane, chargé de piloter le volet de
prévention, d’une ampleur jusqu’ici inégalée. En un
temps record, un Numéro vert est mis à la disposition
des familles qui s’alarment du basculement de leur
enfant dans le fondamentalisme religieux. Bref, un vrai
système de contrôle est érigé, où chaque citoyen devient
une vigie potentielle ! Une fois la radicalisation du cas
établie, l’information est transmise à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la sécurité du
territoire restant la priorité. Si aucun fait ne relève du
répressif, les autres moyens de l’État (protection judiciaire de la jeunesse, services sociaux, centres de prévention de la délinquance…) sont déployés localement
sous l’égide du préfet et dans le cadre d’une cellule de
suivi, pour aider les familles et les jeunes en perdition.
Parallèlement, pour armer les fonctionnaires, un grand
plan de formation est o
­ rganisé (voir page 25). « Il ne
21
N
s’agit pas d’être dans un choc frontal avec des convictions religieuses, mais de donner les outils pour lutter
contre des dérives », précise Serge Blisko, chargé au
nom de la Miviludes de conduire une partie des journées d’apprentissage accéléré, au même titre que
Sciences Po et l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat). « 1 800 personnes sont déjà formées.
9 000 membres de la PJJ le seront aussi d’ici à trois ans »,
détaille Audrey Keysers, secrétaire générale adjointe
de la Miviludes. Au niveau des
prisons, haut lieu d’embrigadement, une réactualisation
des critères de radicalisation
est en cours d’élaboration. « Le
comportement des radicaux a
évolué. Celui qui porte la barbe
n’est plus forcément le plus dangereux », constate la sociologue
Ouisa Kies, membre de l’Association Dialogues
citoyens, qui travaille sur le projet, avec l’Association
française des victimes du terrorisme (AFVT), pour le
compte du ministère de la Justice.
WILLIAM ABENHAIM/SIPA
ministère de l’Intérieur », glisse un expert. « Dans l’administration, il y a un mauvais penchant à mettre sous
le tapis les sujets qui dérangent, ajoute Michel Richard,
secrétaire général adjoint du Syndicat national des
personnels de direction de l’éducation nationale (SNPDEN). Ce n’est plus possible aujourd’hui. » Port de tenues
à connotation cultuelle (gants, jupes longues…), contestation de cours d’histoire sur la Shoah, refus de visites
extrascolaires à la grande galerie de l’Évolution, propos
antisémites. tous les faits qui traduisent un début de
radicalisation sont fichés et remontent à Beauvau. Au
risque de faire du zèle… « Barbe longue non taillée »,
« habillement musulman », « perte de poids liée à des
jeûnes fréquents »… l’hiver dernier, le rectorat de Poitiers a créé la polémique avec la diffusion de sa grille
de critères caricaturaux de radicalisation.
LE CHOIX DE LA VIE
SI LA PARTIE DÉTECTION ET SIGNALEMENT
FONCTIONNE CORRECTEMENT, ON
TÂTONNE ENCORE SUR LA DÉRADICALISATION.
TOUS LES SERVICES DE L’ÉTAT SUR LE PONT
Depuis les attentats de janvier dernier, tous les services de l’État sont sur le pont. Même l’éducation nationale, qui rechignait jusqu’alors pour des raisons culturelles. « Le corps enseignant craignait d’être dans la
stigmatisation de ses élèves et vivait mal l’ingérence du
Les islamistes en prison
islamistes radicaux doivent-ils être regroupés en détention ? Adeline
LLes
Hazan, le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL),
n’y est pas favorable. Elle a émis le 30 juin un rapport critiquant ce dispositif,
déjà expérimenté à Fresnes, et qui doit être mis en place à Osny, Lille-­Annœullin
et Fleury-Mérogis. La mesure soulève interrogations et inquiétudes. « Faire
cohabiter des détenus présentant des niveaux d’ancrage très disparates dans
le processus de radicalisation » serait risqué, selon le rapport. De même, on ne
sait quels critères adopter pour identifier avec certitude les personnes visées,
à l’heure où le repérage de la radicalisation islamiste en prison devient ardu
en raison de la tactique de dissimulation de sa foi (taqiya). En outre, ce regroupement ne relève d’aucune disposition légale existante : ni régime de détention
ordinaire ni mise à l’isolement. Sans compter que la décision, prise par le chef
d’établissement, n’est pas susceptible de recours. Avant de songer à regrouper
les détenus radicalisés, il serait temps pour la France de mettre en place la
mesure d’encellulement individuel, prévue par une loi de 2000. « La surpopulation carcérale nourrit le prosélytisme », dit ce rapport, opposé par ailleurs à
l’incarcération systématique de ceux qui reviennent de Syrie. CORINE CHABAUD
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LA VIE
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Une chose reste sûre : la mobilisation a tout de
même produit des résultats. En un an, 4 200 personnes
ont fait l’objet d’un signalement, dont 816 par le biais
de l’éducation nationale. 40 % concernent des convertis. Preuve que le plan de prévention fonctionne malgré tout, « la quasi-totalité des cas repérés ne sont pas
partis sur le théâtre des opérations », certifie-t-on au
cabinet du ministère de l’Intérieur. Le dispositif reste
néanmoins faillible. Récemment, une jeune fille habitant dans l’est de la France, suivie par des éducateurs
de la PJJ et un psychologue, est partie. Par sécurité,
le préfet lui avait pourtant soustrait son passeport.
Un soir, elle a annoncé à ses parents qu’elle allait dormir chez une amie. Le lendemain, elle s’est envolée
pour la Suisse. Puis direction la Turquie. Elle avait
emprunté la carte d’identité de sa sœur.
Si la partie détection et signalement fonctionne
correctement, on tâtonne encore sur la déradicalisation. Comment retourner ces jeunes sous influence ?
« Aucun pays n’a trouvé la solution miracle », fait
valoir Dounia Bouzar dans son dernier livre, Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ? (Éditions de
l’Atelier). L’anthropologue sait de quoi elle parle.
Dans son Centre de prévention contre les dérives
sectaires liées à l’islam (CPDSI), créé dès le printemps 2014, elle a accompagné 500 familles. Depuis
septembre, à la demande du ministère de l’Intérieur,
l’ex-éducatrice à la PJJ pilote une cellule mobile de
désembrigadement. La chercheuse a mis au point
une méthode dite « madeleine de Proust », grâce à
laquelle une trentaine de jeunes auraient repris
langue avec le monde réel. « Faire revivre des ­émotions
22
Le tueur de l’Isère n’avait pas de casier judiciaire. Mais
son lien avec la mouvance salafiste lyonnaise est établi.
Les motivations de Yassin Salhi
Y
assin Salhi a avoué les faits. Vendredi 26 juin, il a bien décapité son
patron, Hervé Cornara, de l’usine
Air Products, basée à Saint-Quentin-Fallavier, dans l’Isère. Puis il a accroché sa
tête aux grilles, l’entourant de banderoles
reprenant la profession de foi musulmane, avant d’envoyer un selfie macabre
en Syrie et de foncer en voiture contre
un lieu de stockage de bonbonnes de gaz,
occasionnant ainsi une explosion. Comment expliquer un tel acte barbare ? Le
jeune homme a exécuté son patron en
mettant en scène ses convictions islamistes. Depuis, il affirme qu’il s’agit plutôt d’une vengeance personnelle. Si ses
motivations profondes ne sont donc pas
encore tout à fait claires, une information
judiciaire pour assassinat en lien avec
une entreprise terroriste a été ouverte.
Pour l’heure, ce père de famille âgé de
35 ans n’entre pas totalement dans les
modèles des experts. Il est très loin du
profil des « enfants perdus du djihad »,
biberonnés aux vidéos de propagande
d’Omar Omsen, qui depuis 2014 prennent
la route pour la Syrie, croyant devenir des
super-héros à la mode Allah. « Pour ces
cas, on parle d’emprise mentale résultant
d’un processus d’embrigadement proche
des dérives sectaires », explique-t-on à la
Miviludes. Yassin Salhi n’entre pas plus
dans la case des délinquants devenus terroristes : il ne possède pas de casier judiciaire. Les exemples les plus emblématiques de cette deuxième catégorie sont
les frères Kouachi et Amedy Coulibaly,
auteurs des attentats de Charlie Hebdo et
de la supérette Hypercacher. Vols, trafics
de drogues ou braquages, Chérif Kouachi
et Amedy Coulibaly se sont radicalisés à
la prison de Fleury-Mérogis, au contact
de leur mentor, Djamel Beghal, condamné
pour un projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis à Paris. « La violence
est un terreau pour la radicalisation »,
poursuit-on à la Miviludes. Selon l’enquête,
Yassin Salhi aurait davantage le profil d’un
terroriste potentiel en lien avec un réseau
d’islamistes, même si Daech n’a toujours
pas revendiqué l’acte ignoble. Le procureur
LA VIE
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de Paris, François Molins, rappelle que
l’explosion dans l’usine chimique ressemble de près à une opération martyre.
Les relations de Yassin Salhi avec la mouvance islamiste sont aussi établies. Il était
fiché entre 2006 et 2008, du temps où il
vivait dans le Doubs, puis entre 2011 et
2014 pour cause d’appartenance à la mouvance salafiste lyonnaise. Via l’application
WhatsApp, il a envoyé son selfie macabre
à Sébastien, alias Younès V., un « ami » de
longue date. Originaire de Haute-Saône,
Younès V. est parti en Syrie à l’automne 2014 et serait toujours en contact
avec des jeunes Français tentés par le djihad. Yassin Salhi est-il lui-même parti en
Syrie ? Plusieurs témoignages de proches
l’attestent. Il aurait lors de ce séjour fréquenté une école coranique.
MON FILS EST DJIHADISTE
MON FILS EST DJIHADISTE
LE CHOIX DE LA VIE
L’étude de son profil psychologique
apporte un autre éclairage. Le Parisien, qui
a rencontré un de ses anciens professeurs
de free fight, fait état d’une personnalité
duale, qui alterne moments de grande
douceur et de violence éruptive. Des difficultés conjugales doublées de soucis
professionnels s’ajoutent au dossier, ce qui
laisserait entrevoir un profil hybride,
mêlant problèmes psychiatriques et
­radicalité religieuse. Un cas encore d’un
nouveau genre. P.T.
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N
LE CHOIX DE LA VIE
LA GESTION DU RETOUR
La question de la gestion du retour reste aussi pour
le moins balbutiante. Faut-il incarcérer tous les excombattants d’Allah ? Que faire de ceux contre lesquels
aucune charge n’est retenue malgré des soupçons ?
Le gouvernement a tranché en s’inspirant du modèle
danois : d’ici à la fin de l’année, une sorte de sas ouvrira,
sur la base du volontariat. Dans ce lieu d’un type nouveau, psychologues et travailleurs sociaux aideront
ces jeunes dans leur retour à la vraie vie. Une manière
aussi de garder sur eux un œil vigilant.
Qu’en est-il enfin du contre-discours global ? Pour
cause de laïcité là encore, l’État français refuse de
verser dans le discours alternatif religieux (voir
page 27). En créant une fondation à la fin de l’année,
Des spécialistes nous exposent les ressorts
psychologiques qui poussent ces jeunes à tout quitter.
La Vie a assisté à une formation de détection
qu’organise l’État pour les fonctionnaires.
Pourquoi
ils se radicalisent ?
LE FILS DE FERIDA,
Rached, a disparu
du jour en lendemain.
Depuis, il donne
de brèves nouvelles
depuis la Syrie
via des SMS.
QUE FAIRE DES DJIHADISTES CONTRE
LESQUELS AUCUNE CHARGE N’EST
RETENUE MALGRÉ DES SOUPÇONS ?
il veut donner les moyens à la société civile de produire
du contenu à sa place et qui sera diffusé sur le Web.
« Tout le monde est le bienvenu : intellectuel, islamologue, militant ou comique qui veut construire un
personnage de faux djihadiste à la Abou Jean-René »,
cite en exemple un membre du cabinet de Bernard
Cazeneuve. Autre projet : une équipe d’animateurs
de communauté web, qui interviendront sur les
réseaux sociaux. Pour le député PS Malek Boutih, la
meilleure des réponses est d’ordre politique. « L’offensive militaire et sécuritaire est insuffisante. Toute une
jeunesse est en manque de sens et conteste notre système
démocratique qui est vide. Nous devons opposer un
contre-modèle à Daech qui fasse rêver. » Autant dire
qu’il y a du pain sur la planche.
PASCALE TOURNIER
’
LA VIE
2 JUILLET 2015
T
out le monde peut être touché », entend-on. Tous
les milieux sociaux sont représentés et pas une
région de France n’échappe au phénomène.
Mais les jeunes qui partent faire le djihad viennent
plutôt des grands centres urbains et des quartiers
sensibles. Tout le monde donc, mais pas n’importe
qui. Le préfet Pierre N’Gahane, qui pilote la lutte contre
la radicalisation, parle de parcours initial chaotique.
« Ces jeunes trouvent dans le djihad une solution à leurs
problèmes. Ils s’y raccrochent, car c’est ce qui est le plus
attractif en ce moment. Ça aurait pu être l’addiction. »
L’entourage de ces jeunes fragiles ou exaltés est souvent instable. Un nombre non négligeable de filles
attirées par le djihad ont été victimes de violences
sexuelles, note Dounia Bouzar, qui est missionnée
par l’État pour mener des programmes de désembrigadement. « Elles croient qu’elles seront protégées dans
un pays où les filles vivent à part des hommes. » Sans
forcément aller jusque-là, « dans quasi toutes les
familles, il y a une défaillance paternelle », souligne
Serge Hefez, psychiatre qui suit une quinzaine de
familles dont l’enfant s’est radicalisé au sein de son
unité de thérapie familiale à la Pitié-Salpêtrière. Paradoxalement, cette recherche identitaire entraîne un
effacement de la personnalité au profit du groupe :
jilbab pour les filles, changement de prénom pour les
garçons, qui se choisissent souvent le préfixe Abu,
« père », signant leur passage à l’âge adulte.
« On devient djihadiste pour de nobles motifs »,
estiment les psychanalystes Pierre-Yves Gaudard et
Charles Melman, de l’École pratique des hautes études
en psychopathologies. Pour eux, le phénomène de
l’embrigadement est à la croisée de facteurs sociaux
et de la psychique individuelle. La radicalisation
répond à une quête d’idéal qui n’a pas trouvé d’objet
dans la société. Si l’on grossit le trait, des filles partent
par désir de faire de l’humanitaire, les garçons pour
défendre les musulmans opprimés. « Le djihad tel que
présenté par Daech, c’est un idéal en kit, clés en main,
ajoute Mourad Benchellali, ancien détenu de Guantánamo qui intervient auprès des jeunes. Tu peux être
un moudjahid et tu auras ta place dans le plus haut
degré au paradis. C’est un projet valorisant. » Les aspirants au djihad passent d’un état d’impuissance ressentie à celui de toute-puissance sur leur propre vie.
« Alors qu’ils n’étaient rien, ils entrent dans cette aristocratie où seuls les meilleurs sont prêts à mourir au
nom de l’idéal », expliquent les deux psychanalystes.
24
«
CHRIS HUBY / HAYTHAM PICTURES
«
« La fille du Prophète
ne portait pas de jilbab »
Internet a considérablement amplifié un phénomène d’embrigadement qui existait déjà avant la
guerre en Syrie. « Le terrorisme était dans ma maison », raconte une mère de famille. Les recruteurs
des divers groupes terroristes ont investi ce terrain.
Les vidéos mettant en scène Omar Omsen, un émir
d’origine niçoise du Front al-Nosra, groupe affilié à
Al-Qaida, ont séduit de nombreux jeunes. Daech
abreuve le Net de clips d’exécution en haute définition. Une des dernières vidéos de propagande montre
Abu Salman Al-Faransi (« le Français ») invitant
depuis Raqqa, en Syrie, ses frères de France à « faire
la hijra » et à « quitter cette terre de mécréance ». Au
surf sur des sites se substituent vite des conversations
avec un recruteur ou avec d’autres jeunes plus avancés dans le processus qui servent de guides. Plusieurs
heures par jour, par Facebook, Skype et SMS, on
parle du « vrai » islam, de toutes les règles à appliquer,
puis peu à peu de la façon de partir en Syrie.
À Nice, on nuance le tout-Internet. « Les prédicateurs créent un maillage physique autour des mosquées, des salles de sport et même dans les établissements scolaires, par le biais des surveillants », affirme
Patrick Amoyel, psychanalyste, président de l’association Entr’autres, qui reçoit jeunes et familles.
Les jeunes qui partent adhèrent-ils à la vision de
l’islam proposée par Daech, ou sont-ils victimes
d’une emprise de type sectaire ? Il y a débat entre
les spécialistes. Dounia Bouzar parle d’« utilisation
de techniques des dérives sectaires » par ceux qui
« n’appliquent rien de l’islam ». Cela passe notamment
par un processus progressif de rupture avec l’entourage amical et familial et par la création d’un état de
sujétion totale de l’individu.
« Mais dans une secte, il n’y a pas forcément de visées
politiques, la volonté d’être contre le système et de
s’opposer à l’Occident », souligne Alain Ruffion,
coresponsable associatif du plan départemental de
prévention et de lutte contre la radicalisation en
M
ise en veilleuse de la raison au profit de la répétition
et du mimétisme, exacerbation du sentiment
de persécution et rupture sociale du jeune. » À coups
de vidéos chocs du propagandiste Omar Omsen, un membre
du CPDSI, dirigé par Dounia Bouzar, détaille quelques signes
d’adhésion à l’idéal djihadiste. Une centaine d’assistantes
sociales d’Orléans-Tours, venues parfaire leurs connaissances
sur la radicalisation, écoutent religieusement.
Puis le conférencier met en garde contre les processus de
dissimulation. « À l’insu de ses parents, une jeune fille avait
caché son jilbab dans sa chambre et ouvert un deuxième compte
Facebook », cite-t-il en exemple, puis enchaîne
sur le dévoiement de l’islam opéré par Al-Qaida et Daech,
notamment sur le port du jilbab. « La fille du Prophète n’en
portait pas », dit-il, avant de passer le relais à une formatrice
de la Miviludes. Celle-ci présente le dispositif de repérage
et de prise en charge mis en place par l’État. Pour comprendre
le phénomène de radicalisation, elle parle du djihadisme
comme d’une contre-culture : « La grille de lecture proposée est
simpliste et repose sur des ressorts complotistes et victimaires. »
À la fin de son topo, les questions portent surtout sur le
Numéro vert du gouvernement permettant de signaler les cas
troublants. La pratique gêne aux entournures. « Faut-il donner
le nom de l’enfant ? », « Peut-on se retourner contre nous ? »
s’interrogent plusieurs femmes dans la salle. La formatrice
essaie de rassurer : « Quand on doute, on demande à quelqu’un
de mieux formé. Mieux vaut en être au stade du Numéro vert
qu’à celui de la police. » À la sortie, les assistantes sociales
ne s’attardent pas. « Cela fait peur », lâche l’une d’elles. « Cela
nous interpelle. La radicalisation peut être insidieuse », ajoute
une autre. Une de ses collègues de poursuivre : « Cela fait
partie de notre boulot de nous mettre à la page en intégrant
les phénomènes qui montent. » P.T.
MON FILS EST DJIHADISTE
MON FILS EST DJIHADISTE
de l’enfance permet de fissurer la carapace », affirmet-elle. Elle cherche aussi à montrer aux jeunes le
décalage entre le mythe et la réalité. À Nice, le modèle
danois du mentorat est expérimenté (voir page 27).
Le recours à des repentis s’avère aussi efficace.
Encore faut-il en avoir sous le coude. « On en
recherche tous les jours », ironise Dounia Bouzar.
« Pas évident pour certains d’assumer leur “traîtrise”.
Ils doivent de plus être très soutenus socialement »,
fait remarquer Stéphane Lacombe, président intérimaire de l’AFVT. Puiser dans le vivier de ceux qui
reviennent, passés de 121 à 212 entre 2014 et 2015,
est aussi délicat. Selon de nombreux experts en
terrorisme, il est difficile d’évaluer leur dangerosité
une fois qu’ils sont en France. Les djihadistes peuvent
avoir des stratégies de dissimulation.
LE CHOIX DE LA VIE
’
Côte d’Azur. En clair, la vision sectaire ne prend pas
en compte la volonté qu’ont certains jeunes de
prendre leur revanche sur l’Occident, qui « opprime
les musulmans », en adhérant à l’idéologie de Daech.
Dans cette perspective la sénatrice UDI Nathalie
Goulet, présidente de la commission d’enquête au
Sénat sur l’organisation et les moyens de la lutte
contre les réseaux djihadistes en France et en
Europe, appelle la puissance publique à être plus
claire dans la désignation de ce qu’elle estime être
l’un des facteurs clés des départs en Syrie : « Il faut
nommer l’ennemi, le salafisme radical. »
LAURENCE DESJOYAUX
’
LA VIE
2 JUILLET 2015
25
N
Nice, ville-laboratoire pour déceler
et traiter la radicalisation Face à l’augmentation
du nombre de radicalisés dans la région, les pouvoirs publics et les acteurs de terrain
s’agitent tous azimuts. Au risque, parfois, de se marcher sur les pieds.
Acteur notoire du plan départemental de la prévention des radicalisations,le président de l’association
Unismed, Alain Ruffion, est, en effet, débordé. En ce
lundi de juin, le professeur d’un lycée de Menton
appelle ce spécialiste en médiation interculturelle :
trois jeunes de son établissement ont été arrêtés, en
route pour la Syrie, au début du mois. Avec son équipe,
le psychanalyste de 45 ans prépare aussi sa rencontre
avec une famille. Le cas est difficile : les parents
viennent d’apprendre la mort au combat de leur fils.
Ils savent que le corps ne sera jamais rapatrié. « Il faut
leur faire comprendre les ressorts et essayer de donner
un sens à leur vie », explique Alain Ruffion tout en
peaufinant une note sur un projet de programme de
réinsertion destiné aux ex-djihadistes pour lequel il
cherche des bailleurs. L’idée ? Une sorte de service
civique comportant une dimension interculturelle. À
l’heure du déjeuner, rencontre avec un cadre de la
fondation Patronage Saint-Pierre Actes, qui gère internats et centres d’hébergement pour ados en difficulté.
La directrice de la branche enfance et famille veut
C’est d’ailleurs après ces rencontres universitaires
que des famillescontactent Entr’autres qui en suit
aujourd’hui une quinzaine. Les situations sont rudes.
Comme celle de ces parents qui ont perdu leur fils. Ils
communiquent encore à distance avec leur belle-fille,
qui leur tient des propos du type : « J’espère que mon
enfant aura le même chemin que son père. » Pour mieux
aider ces familles en détresse, un groupe des parents
solidaires a été monté. En mai, l’association propose
aussi au conseil général de décliner le modèle danois
du « mentorat » pour les jeunes qui reviennent du
front. Éric Ciotti, également président de la commission d’enquête parlementaire sur les filières djihadistes, accepte et communique sur le champ. « Il s’agit
de travailler sur l’univers mental du radicalisé, assurer
son suivi psychologique et l’aider à sa réinsertion »,
précise Amélie Boukhobza, psychologue clinicienne
à Entr’autres. Un jeune bénéficie déjà de ce programme
millimètré. Il est reçu par deux ­psychologues. Venu
HERVÉ LEQUEUX POUR LA VIE
MON FILS EST DJIHADISTE
L
e bleu azur de la mer longeant la promenade des
Anglais est bien trompeur. Dans les chiffres liés
aux filières djihadistes en Syrie, les Alpes-­
Maritimes, et Nice en particulier, trônent en haut du
tableau avec la Seine-Saint-Denis. Les causes ? Les
mêmes qu’ailleurs. Si ce n’est l’influence d’Omar Diaby,
alias Omar Omsen, un Niçois d’origine, connu pour
ses vidéos de propagande. « Il a créé un effet de mode »,
se désole un responsable d’association. En 2014, le
démantèlement d’un projet terroriste que des hommes
de retour de Syrie avaient préparé – selon certaines
rumeurs, le carnaval de Nice était visé – puis le départ
sur la zone de combat de 11 membres d’une même
famille niçoise ont marqué les esprits. Depuis, la préfecture, le conseil général et la mairie de Nice sont sur
le pont. Et le font savoir. « Le député-maire de Nice,
Christian Estrosi (les Républicains, LR), et le président
du conseil général, Éric Ciotti (LR), ont tendance à se
marquer à la culotte », constate un associatif. Si la
préfecture réunit toutes les semaines une cellule de
suivi, la mairie possède aussi sa propre équipe avec
ses psychologues, ses avocats et son numéro de signalement. Au risque aussi de se marcher sur les pieds :
« On tombe parfois sur les mêmes familles », reconnaît
un membre du cabinet de Christian Estrosi. Quant
aux acteurs de terrain, ils rivalisent de programmes
de formation et d’accompagnement pour répondre à
l’urgence et aux inquiétudes.
cette fois pour l’un de ses élèves d’origine tunisienne :
« Un jour, il a lancé en arabe : “Bientôt, vous les Français,
nous serons plus nombreux que vous et on vous niquera”. »
Alain Ruffion est clair : l’enfant doit être signalé aux
autorités. « Ce n’est pas encore de la radicalisation idéologique, mais cela mijote. » Le responsable associatif
compte pour le moins rapporter l’information à la
cellule de suivi de la préfecture.
Autre association de premier plan dans la prévention : Entr’autres. Présidée par le psychanalyste
et professeur Patrick Amoyel, la structure observe
une montée de la radicalisation depuis 2005. Pour
mieux appréhender le phénomène, elle a d’ailleurs
multiplié les colloques. « En novembre 2014, il y avait
peu d’officiels. En janvier 2015, ils étaient tous là »,
raille la cofondatrice d’Entr’autres et psychanalyste,
Brigitte Juy-Erbibou.
QUARTIER
SAINT-ROCH,
À NICE. Influencés
par les vidéos
de propagande d’un
Franco-Sénégalais
qui se fait appeler
Omar Omsen,
de nombreux jeunes
issus de ce quartier
populaire sont partis
rejoindre les rangs
de Daech.
mieux former son personnel d’éducateurs spécialisés
à la détection des signes de radicalisation mais sans
tomber dans la stigmatisation. Exemple : lors d’un
repas, des jeunes ont refusé de manger leur café liégeois. « Quelqu’un leur a dit que c’était cuisiné avec de
la gélatine de porc », s’offusque encore cette responsable
de la fondation. Alain Ruffion rassure son interlocutrice : « On peut avoir des pratiques religieuses strictes
sans verser dans la radicalisation idéologique. Mais
cela peut être un frein à l’intégration », indique-t-il avant
de filer dans un collège de Nice.
Un bilan de fin d’année y est organisé avec des professeurs de classes relais du département.Laïcité, inté-
gration, islam… Tous les sujets sont abordés. La parole
est libre mais l’inquiétude palpable. Vers la fin de la
séance, un professeur dit que, dans sa classe, il a constaté
déjà deux départs en Syrie. « L’un d’eux était bipolaire.
Les parents ont quitté la région », confie-t-il. Il s’inquiète
LA VIE
2 JUILLET 2015
26
HERVÉ LEQUEUX POUR LA VIE
LE CHOIX DE LA VIE
LE PSYCHANALYSTE
ALAIN RUFFION, de l’association
Unismed, donne
des indications
à des professeurs
de classe relais pour
déceler les signes
de radicalisation
chez leurs élèves.
spécialement de Paris, un politologue qui travaille
avec le spécialiste de l’islam Gilles Kepel participe
parfois à l’échange. La séance se déroule ainsi : décorticage de vidéos de propagande pour bousculer le
jeune dans ses convictions. Un imam ou un musulman
très pratiquant fait aussi partie du noyau dur des intervenants. Et Patrick Amoyel d’expliquer : « S’appuyer
sur des imams ou des musulmans qui connaissent bien
l’islam, c’est un passage obligé. Sinon, on est trop loin
de l’univers de représentation. » Quelle est l’efficacité
du programme ? Trop tôt pour le dire. Une chose est
sûre : « Le jeune est content de parler. » C’est déjà un
premier pas. PASCALE TOURNIER
Faut-il l’aide d’imams
pour élaborer un contre-discours ?
C
ontrairement à
l’Angleterre, la France,
laïcité oblige, ne s’appuie
pas sur des représentants
religieux dans sa réponse aux
jeunes. Pas question non plus
d’opposer un discours
alternatif religieux. Ainsi,
la vidéo Stop-Djihadisme
démonte les arguments
des recruteurs… sans
aucune référence à l’islam.
Même ligne directrice dans
l’accompagnement
individualisé des ex-candidats
au djihad. À ses débuts,
l’anthropologue Dounia
Bouzar avait fait appel à
l’imam de Bordeaux Tareq
Oubrou mais, doutant ensuite
de l’efficacité de cette
collaboration, et depuis
qu’elle travaille en lien avec
le ministère de l’Intérieur,
elle y a mis fin. Le préfet
Pierre N’Gahane, « monsieur
’
prévention » au niveau
national, justifie la ligne :
« Après désembrigadement, les
jeunes ne font pas tous le choix
de garder une forte pratique
religieuse. L’État ne veut pas
prendre risque d’engager
des Français dans un chemin
de foi. Mais je ne refuse pas
les expérimentations locales. »
En Seine-Saint-Denis,
l’association Respect 93
présidée par Sonia Imloul, en
LA VIE
2 JUILLET 2015
27
partenariat avec la préfecture
de police de Paris, s’appuie
ainsi sur un imam salafiste
piétiste (qui prône une
interprétation très stricte du
Coran sans vision politique).
Et dans les Alpes-Maritimes,
des imams ou des musulmans
pratiquants font partie
de l’équipe d’intervenants
qui accompagnent les jeunes
dans le programme de
« mentorat » à la danoise. P .T.
N
LE CHOIX DE LA VIE
considère que comparer les croisades d’hier au djihad d’aujourd’hui n’a pas de sens.
Un extrait, avec cette interview, du nouveau hors-série de La Vie : Croisades contre Jihad.
LA VIE. La comparaison entre croisades d’hier
MON FILS EST DJIHADISTE
JEAN FLORI. Non ! La seule comparaison valable
à laquelle on peut procéder concerne les différences
existant entre la formation de la croisade « chrétienne » et celle du djihad musulman pendant la même
période (du VIIe au XIIe siècle). Dans le christianisme
latin, la valorisation puis la sacralisation de la guerre
ont eu lieu lentement et en totale contradiction avec
le pacifisme radical de Jésus et des premiers chrétiens.
Dans l’islam, en revanche, la guerre est naturelle dès
l’origine, le Prophète étant à la fois chef d’État et chef
de guerre. Cette comparaison révèle aussi des nuances
importantes : le jihad avait pour but de « dilater » les
territoires musulmans à partir des Lieux saints initiaux, à savoir La Mecque, Médine et Jérusalem. C’est
une guerre de conquête. La croisade, elle, intervient
au XIe siècle, alors que l’Occident chrétien est assiégé.
C’est une entreprise de reconquête de Jérusalem,
premier des Lieux saints de la chrétienté, à une époque
où le pèlerinage a pris une dimension importante
dans la spiritualité chrétienne latine.
PATRICK BOX/OPALE/LEEMAGE
et djihad d’aujourd’hui est-elle pertinente ?
JEAN FLORI
Médiéviste spécialiste
de la croisade,
directeur
de recherche
honoraire au CNRS,
spécialiste
de l’histoire des
idéologies et des mentalités
religieuses.
Le djihad est décrit par certains extrémistes comme
une réponse, 900 ans plus tard, aux croisades.
Cet argument est-il, selon vous, largement partagé
par les musulmans d’Orient ?
J.F. Les « extrémistes », qui font régner la terreur
coupent la tête des juifs, des chrétiens ou des musulmans ne partageant pas leur « foi », ont une conception
Pour aller plus loin
HISTOIRE
Croisades
contre Jihad
La clé des conflits
contemporains
les attentats du 11 septembre 2001, le préLAprès
sident des États-Unis, George Bush, annonça une
« croisade » contre la terreur. Les djihadistes, pour justifier leurs actes barbares, évoquent souvent aujourd’hui
des représailles à l’égard des « croisés ». Les croisades,
c’était il y a 900 ans et, pourtant, on n’y a jamais fait
autant référence… sans forcément savoir précisément
de quoi l’on parle. Qui étaient le pape Urbain II, à l’origine de ces guerres, Godefroi de Bouillon, Richard Cœur
3’3’::HHIKMSI=]U[^UX:
IKMSI=]U[^UX:??k@k@kk@@bb@@ii@@ff";";
de Lion, Saladin, et quel a été leur rôle respectif ? Pourquoi Jérusalem, Constantinople, Saint-Jean-d’Acre ou Antioche suscitèrent-elles
tant de combats meurtriers ? Et quelle est la pertinence de la comparaison,
osée par certains, entre les croisades d’hier et le djihad d’aujourd’hui ? Autant
de questions auxquelles répond le nouveau hors-série de La Vie.
Quand rois
et chevaliers
partaient
pour Jérusalem
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LA VIE
2 JUILLET 2015
simpliste de la culture et de l’histoire. Pour eux, tout
ce qui n’est pas islamique doit disparaître : monuments, écrits ou êtres vivants. Ils veulent ignorer que
de nombreux peuples autochtones d’Orient étaient
déjà chrétiens avant la conquête musulmane, a fortiori
bien avantles croisades. La persécution exercée actuellement sur ceux-ci par les djihadistes ne fait qu’accélérer leur génocide sans que l’Occident intervienne ;
il ne faudrait pas mécontenter nos « alliés » musulmans, à savoir les Turcs, auteurs du génocide des
chrétiens arméniens, l’Arabie saoudite et le Qatar,
proches des djihadistes, où sévit la charia et où la
possession de la Bible est passible de mort. Ceux qui,
parmi les musulmans d’Orient, n’ont de leur religion
qu’une connaissance très rudimentaire partagent
cette haine des chrétiens et l’exportent chez nous.
On peut douter des convictions religieuses
des djihadistes. Mais les motivations des croisés
n’étaient-elles pas parfois, elles aussi,
d’une autre nature, politique et économique
notamment ?
J.F. La croisade est l’aboutissement de la sacralisation de la guerre prêchée par la papauté au XIe siècle.
Dans les entreprises de reconquête en Espagne, les
intérêts matériels n’étaient pas interdits. Beaucoup
de guerriers y ont pris part pour gagner domaines ou
butin. En 1095, en revanche, Urbain II dote la croisade
vers Jérusalem d’une récompense spirituelle. Acte
pénitentiel rachetant les péchés, elle devient alors
une « guerre sainte » qui sanctifie ceux qui y participent. Elle rejoint ainsi le djihad avec plusieurs siècles
de retard. Urbain précise que ce rachat sera accordé
à ceux-là seuls qui partent sans nul désir de gloire ou
d’intérêt personnel… ce qui n’a pas empêché de nombreux chefs croisés de se tailler en Orient fiefs,
domaines et principautés.
Quelle est la position respective des musulmans
et des chrétiens sur la notion de « guerre juste » ?
J.F. Dans l’Ancien Testament, Israël est une théocratie. L’Éternel dirige son peuple par les prophètes.
S’il ordonne la guerre, le peuple obéit. Jésus, pacifiste
et universaliste, abolit cette notion. Quand Constantin se convertit au christianisme, vers 311, et favorise
l’Église alors persécutée, les chrétiens voient en lui
un sauveur. Au Ve siècle, ils sont prêts à combattre
pour défendre l’Empire romain. À la même période,
saint Augustin, constatant qu’aucun prophète ne
justifie ce combat, pose les rudiments d’une nouvelle
28
Notaire
ou djihadiste ?
notion : la guerre « juste », concession au pouvoir
civil impérial. Est « juste » une guerre entreprise
sans haine ni intérêt personnel pour protéger les
victimes des méchants, châtier ceux-ci, reprendre
biens ou terres spoliés, etc. Cette nouvelle notion
n’existe que dans les nations ou États laïques. Les
sociétés théocratiques n’en ont nul besoin. C’est le
cas dans l’islam, surtout sunnite. Le triomphe des
musulmans par la guerre sainte, admise déjà par le
Prophète selon beaucoup de spécialistes, est pour
nombre d’entre eux inéluctable.
des jeunes gens, qu’ils soient ou non en
Que
rupture de ban, choisissent de se lancer dans
Peut-on dire que la situation actuelle des chrétiens
d’Orient, souvent dramatique, trouve son origine
dans l’époque des croisades ?
J.F. C’est ce que les musulmans sympathisants des
djihadistes tentent de faire croire. De nombreux Occidentaux de confessions diverses commencent, eux
aussi, à le croire. Cela atténue leur sentiment de culpabilité et leur donne prétexte à ne rien faire. L’histoire
ne cautionne pas cette théorie. Dès la conquête des
territoires chrétiens d’Orient par les armées musulmanes du VIIe siècle, ces
populations ont subi des
périodes de soumission pro- « En France,
tégée alternant avec des les politiques
périodes de persécution et semblent ne pas
d’exclusion. La croisade leur
avoir réalisé
a semblé une libération,
mais ils ont vite déchanté. que les djihadistes
La précarité de leur situa- gagnent du terrain
tion a repris après l’échec et des adeptes. »
des États croisés. Elle s’est
accentuée avec la malencontreuse intervention militaire en Irak sous George
W. Bush. Leur persécution n’a cessé de croître depuis.
Les progrès des djihadistes accélèrent leur génocide
sans émouvoir les États européens, qui cherchent à
s’en laver les mains. L’Italie, débordée par les migrants
fugitifs, ne reçoit même pas leur aide financière !
À quoi tient, selon vous, cette « frilosité »
des États européens à l’égard du sort réservé aux
chrétiens d’Orient, et du djihadisme en général ?
Reste que le voyage retour est
d’autant plus difficile à accomplir
que l’aller a été lointain. Passée
la ligne – celle de la lutte armée,
par exemple – la rupture semble
consommée. Dans le cas présent de l’engagement
djihadiste, ce passage semble, sinon massif, du
moins extrêmement facile. Les histoires rapportées par les spécialistes de la question, policiers
ou psychologues, sont impressionnantes. C’est
donc bien en amont que l’action doit porter en
priorité, ce qui n’est nullement contradictoire
avec l’efficacité en matière sécuritaire. De toute
évidence, ce n’est pas encore ainsi que les choses
s’organisent, même si notre dossier montre que
le mouvement est peut-être en marche.
JÉRÔME
ANCIBERRO
RÉDACTEUR EN
CHEF DE LA VIE
Dans ce contexte, les sermons républicains,
toujours utiles pour cimenter une communauté
nationale fébrile, ne rassurent, dans leur abstraction, que ceux qui sont déjà convaincus. La « déradicalisation », nouveau vocable qui semble
aujourd’hui s’imposer, passe par des confrontations autrement plus engageantes, que ce soit,
pour certains, dans un face-à-face quotidien où
le « laïquement correct » – totalement inefficace –
n’a plus court ou, pour d’autres, dans l’accompagnement social le plus rigoureux. J.F. Les gouvernants occidentaux avouent tous
qu’ils ne feront rien pour sauver les chrétiens d’Orient.
Leur disparition programmée est déjà inscrite aux
« profits et pertes ». On constate la même dérobade
devant le péril jihadiste. Chaque État cherche à ne rien
faire – c’est trop coûteux ! – et laisse les autres s’engager. En France, nos politiques de tous bords semblent
ne pas avoir réalisé que les jihadistes gagnent du terrain
et des adeptes ; ils ne menacent pas seulement les juifs
et les chrétiens d’Orient, mais aussi ceux d’Occident,
et même les musulmans « modérés », que d’ailleurs
on entend trop peu condamner les exactions de leurs
coreligionnaires. INTERVIEW STÉPHANE LEPOITTEVIN
’
des aventures extrêmes qui suscitent l’inquiétude
ou la réprobation du milieu même dont ils sont
issus, cela n’a rien de nouveau. Les mouvements
les plus divers, qu’ils soient religieux, philosophiques ou politiques, ont toujours su profiter de
ce besoin quasi hormonal d’engagement individuel.
Les sociétés les plus policées ont tant bien que
mal géré la chose au cours des siècles, généralement par l’encadrement militaire. Rares sont ceux
finalement qui, passé le moment critique, continuent sur leur lancée. Pour détourner un mot
fameux à propos de mai 1968, tout le monde finit
plus ou moins par rentrer dans le rang pour devenir notaire, quitte à entretenir la
nostalgie. C’est ainsi qu’on a vu
un jour un ministre de Nicolas
Sarkozy entonner la Jeune Garde
devant les caméras...
’
LA VIE
2 JUILLET 2015
[email protected]
29
MON FILS EST DJIHADISTE
« Le djihad est une conquête,
la croisade, une reconquête » L’historien Jean Flori
L’AVIS
DE LA VIE

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