Naledi : homme ou australopithèque ?

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Naledi : homme ou australopithèque ?
Revue des Questions Scientifiques, 2016, 187 (1) : 99-102
Chronique
François
BOITEL
Naledi :
homme ou australopithèque ?
Les controverses sur les origines de l’homme ne cessent de ré-émerger à
chaque découverte. L’homme se passionne pour l’homme. Au xixe siècle,
lorsque Boucher de Perthes met au jour les premières « haches taillées » bifaciales, les contradicteurs sont légions. Puis l’Homme de Néandertal et le
Pithécanthrope font scandale. En 1925, la découverte de l’Australopithèque,
puis celle de l’Homo habilis en 1964, soulèvent une opposition radicale. En
2000, le « millenium ancestor », Orrorin tugenensis, découvert par B. Senut et
M. Pickford, ouvre une ère nouvelle : à 6 millions d’années, sur la lignée de
l’homme, il y a un ancêtre, suivi par Praeanthropus africanus à 4 et 3 millions
d’années.
Au premier semestre 2015 sont annoncées les découvertes d’un Homo à
2,8 M.a. et d’outils taillés à 3,3 M.a. En septembre, l’Afrique du Sud redevient
une « star » : elle avait été un peu abandonnée depuis les découvertes des premiers australopithèques par R. Dart, R. Broom et Robinson. Les quelques
1550 ossements d’hominidés découverts dans des karsts tiennent en haleine le
monde entier car des équipes du monde entier ont co-signé l’article d’e-Life
annonçant que : « Homo naledi (is) a new species of the genus Homo ». « Naledi » signifie « étoile ». Bonne étoile puisque 1550 os d’hominidés ont été trouvés en 2013-2014 : du jamais vu en à peine deux ans ! Les fouilleurs ont eu un
entrain inimaginable.
Un paléontologue ou un préhistorien formé à la discipline rigoureuse des
Sciences de la Terre et à la stratigraphie aura toujours beaucoup de difficulté
à situer les conditions d’une découverte dans un contexte géologique où les
possibilités de datation, même relatives, sont d’une telle difficulté que la fourchette de temps estimée varie entre 100 000 ans et 2 M.a.; et même, aux
dernières nouvelles, 2,8 M.a. Tel est le cas de « naledi » d’après les rapports
officiels : « the geological age of the fossilis is not yet known »; et aussi : « Further method development is underway to circumvent this problem ». Or, 2
M.a. représente un tiers de l’évolution totale des hominidés connue depuis
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Orrorin datant de 6 M.a. Le problème ne serait pas le même pour une espèce
d’ammonite caractérisant un étage géologique de quelques millions d’années.
Les datations dans les karsts où les rivières souterraines déplacent sur des kilomètres les ossements ne sont pas aisées. Et les géologues qui ont décrit le karst
de Rising star cave system en font la douloureuse expérience. La rivière qui
coule dans le fameux gouffre de Padirac a, au niveau de sa résurgence près de
la Dordogne, amoncelé des ossements de toutes époques. Et le pire est que,
sur plusieurs millions d’années, les réseaux changent de cours. Les os qui paraissent en connexion dans un lieu sont un peu plus loin « désarticulés » puis
« recomposés » au fil de l’eau; même des pierres subissent dans un fleuve
comme la Loire un grano-classement qui peut donner l’apparence d’une ordonnance « intelligente ». La longue fréquentation de réseaux karstiques en
Périgord, Quercy, Causses, est toujours utile pour se familiariser avec des rivières souterraines explorées depuis plus de cent ans et saisir comment nos
ancêtres ont pu, réellement, circuler dans ces lieux obscurs pour aller peindre
sans jouer aux contorsionnistes.
Anatomiquement, tout paléontologue sera intéressé de voir comment
peut exister une « mosaïque » de caractères, et savoir s’il y a une notable différence entre ce que l’on pourrait attendre et ce qui se manifeste : existe-t-il une
cohérence entre le crâne et les éléments du squelette post-crânien, même si
l’on sait maintenant que le rythme évolutif de l’appareil locomoteur a été plus
rapide que celui de la tête. Or, les descriptions de Naledi postulent que les
restes de crânes seraient en « rapport » avec les éléments des squelettes. Les
squelettes sont relativement graciles et « modernes » tandis que les crânes notablement archaïques.
Les « Naledi » seraient en quelque sorte de la stature des hommes « modernes », sauf qu’ils mesureraient 1,50 m. et pèseraient 45 kg. Dans nos bons
vieux cours d’anthropologie, n’avait-on pas coutume de nous extasier en pensant aux belles Tonkinoises, les femmes les plus magnifiquement graciles, gracieuses et sveltes de notre planète ? De plus le pied de Naledi est le nôtre. Mais
c’est dommage que ses doigts soient incurvés : c’est justement sur la relation
main-cerveau que tous les anthropologues, paléontologues, zoologistes, anatomistes, neurophysiologistes insistent pour donner une bonne description de
l’homme, une diagnose complète. Alors on précise que la main de Naledi
était capable de tailler des pierres. Malheureusement aucune pierre taillée n’a
été trouvée, comme à Olduvai, en situation stratigraphique indubitable. Les
allemagne-belgique 1914-2014 : quelle histoire ?
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os de Naledi restent « muets ». Naledi n’aurait pas pu être baptisé par Dart,
Leakey, Napier et Tobias : « habilis ».
La face, le visage, de Naledi n’est pas, à ce jour, trouvée au milieu des
1550 ossements. Une seule face aurait suffit à l’identifier, comme le petit Australopithèque de Dart ou les Australopithèques adultes de Broom, de Leakey,
l’Homme de Tautavel ou ceux de Dmanissi et d’Atapuerca. Il est vrai que les
os de la face se conservent mal. Contentons-nous du « partial calvaria » de
l’holotype et du paratype. C’est déjà très précieux puisque, après tout, c’est
par leurs « calvaria » que les Néandertaliens et les Pithécanthropes ont commencé leurs brillantes carrières : la calotte crânienne est toujours riche d’enseignement. En effet, le volume endocrânien de Naledi nous livre une
précieuse information : entre 465 et 560 cm3. Quarante-sept personnes au
monde, qui sont co-auteurs de l’article, estiment donc aujourd’hui qu’un
homme peut avoir un tel volume endocrânien. En abaissant progressivement
le volume endocrânien des « hommes », on rejoint ainsi non seulement celui
des Australopithèques, mais aussi celui des grands singes.
Enfin on admire le rythme sur-accéléré des trouvailles à Rising star cave :
deux ans. Comparons aux 40 ans de fouilles laborieuses, rigoureuses et tenaces dans les karsts d’Atapuerca pour mettre au jour les restes, certes nombreux, d’Homo heidelbergensis à 400 000 ans, puis quelques os à 800 000 ans
d’Homo antecessor, et enfin en 2007, une mandibule datant de 1,2 M.a. Plus
de 50 ans de fouilles à Tautavel depuis 1964, anticipées par la découverte du
Paléolithique en 1948 dans la Caune de l’Arago par le Préhistorien Jean Abélanet. Nous sommes donc sidérés par les trouvailles si promptes de Naledi.
Mais surtout nous sommes confondus devant une situation quasi-paradoxale.
En effet :
– comment Naledi aurait-il une corporéité anatomique d’homme « moderne » avec une tête d’Australopithèque « gracile » ? Par son crâne il aurait
plus de 2 M.a., et même 2,8 M.a. dit-on, tandis que son corps aurait une
avance anatomique incommensurable.
– ou bien Naledi serait un homme effectivement « moderne » de cent
mille ans, mais avec une tête d’Australopithèque « bien conservée » qui n’aurait subi aucune transformation évolutive. Ce serait vraiment très étonnant.
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– ou bien le karst a fonctionné durant des centaines de millénaires, mélangeant, comme à Padirac et dans toutes les autres rivières souterraines karstiques, les ossements de toutes les époques. C’est le bon sens de tout géologue :
le fonctionnement des karsts se fait sur plusieurs niveaux et est très variable au
cours des temps géologiques; or, les géologues qui ont décrit les réseaux de
Rising star cave system ne peuvent pas ignorer cela.
– ou, enfin, les 47 auteurs de l’article de e-Life n’ont pas pu, ou n’ont pas
voulu tout nous dire, pour laisser un suspense à l’histoire de leur star. En tout
Américain sommeille un admirateur d’Hollywood.
Nota : actuellement, de nombreux paléo-anthropologues et géologues (et
non des moindres), ont émis de sérieuses réserves sur la nature « Homo » de
Naledi et sur la manière dont le fonctionnement du réseau karstique a été
interprété. Certains préfèrent évoquer l’hypothèse d’un Australopithèque,
d’autres d’une forme archaïque d’Homo erectus. Le groupe des Australopithèques compte, selon les auteurs, une dizaine d’espèces environ, et il en va de
même pour les Homo fossiles. Les hypothèses peuvent se multiplier à l’infini.
Quoi qu’il en soit, les Paranthropes (Australopithèques « robustes ») disparaissent vers 1,2 M.a. et les autres Australopithèques (que l’on pourrait regrouper sous l’appellation « gracile ») se sont éteints vers 2,2 M.a., voire 2,5 M.a.
C’est peut-être pour cela que, quatre jours après l’annonce d’une fourchette
qui va de cent mille ans à 2 M.a., on a étendu à 2,8 M.a. car un Paranthrope
était beaucoup trop « costaud » pour avoir la stature trop « fluette » de Naledi.
Le problème majeur n’est donc pas seulement anatomique mais surtout
relatif aux datations et au fonctionnement du karst qui remonterait à trois
millions d’années. Cela dit, la découverte est merveilleuse même si la fouille
surprend par sa rapide diligence.
Références
Berger Lee R et al. – Homo naledi, a new species of the genus Homo from the Dinaledi
Chamber, South Africa – e-Life – 2015 – 4:e09560.
Dircks Paul HGM et al. – Geological and taphonomic context for the new hominin
species Homo naledi from the Dinaledi Chamber, South Africa – e-Life – 2015 –
4:e09561