COMMENT LES THÉORIES DU COMPLOT S`INVITENT DANS LE

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COMMENT LES THÉORIES DU COMPLOT S`INVITENT DANS LE
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles asbl
A N A LY S E
COMMENT LES THÉORIES DU
COMPLOT S’INVITENT DANS LE DÉBAT
DÉMOCRATIQUE
Sabri Derinöz nous invite à nous pencher sur les mécanismes qui font le succès des
théories du complot. À l’ère d’internet, leur multiplication est inquiétante, à tel point
qu’elles s’invitent dans le débat démocratique et peuvent même influencer des élections.
Quelques pistes pour aiguiser notre esprit critique.
Sabri derinöz
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UN PHÉNOMÈNE QUI NOUS TOUCHE POTENTIELLEMENT TOUS ?
W
ashington, 4 décembre 2016, un mois après les élections présidentielles américaines, un homme entre dans une pizzeria et tire plusieurs coups de feu à l’aide d’un fusil d’assaut. Lorsqu’il se rend à la
police, il explique avoir voulu enquêter par lui-même sur le « PizzaGate », une
théorie complotiste diffusée sur le net1. La pizzeria en question est victime d’une
campagne de diffamation : elle serait le repaire d’un réseau pédophile fréquenté par Hillary Clinton et son directeur de campagne, John Podesta2. L’incident
n’a fort heureusement pas fait de blessés, mais qu’une théorie qui repose sur
de la désinformation pure puisse pousser des individus à de telles extrémités
nous incite à nous interroger sur un phénomène sans cesse grandissant depuis
l’avènement d’internet. Dans un schéma classique, ces théories complotistes
sont compilées dans des vidéos sur YouTube3 avant d’apparaître sur des sites
conspirationnistes et de prendre encore plus d’ampleur en étant massivement
partagées via les réseaux sociaux pour finalement être couvertes par les médias « mainstream ».
Selon une enquête menée par un « think tank » américain, 20% des utilisateurs
de réseaux sociaux auraient modifié leur position sur des questions politiques
ou sociales suite à une information postée sur ceux-ci (17% des utilisateurs ont
aussi changé leur point de vue sur un candidat politique)4. Or, les informations
qui y sont communiquées ne sont évidemment pas toujours exactes. Depuis
l’élection de Donald Trump et le Brexit – événements marqués par des mensonges délibérés en cascade – beaucoup de médias parlent d’ailleurs d’une ère
de post-vérité, « mot de l’année » selon le British Oxford Dictionary. Ce terme
fait référence « à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins
d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux
opinions personnelles»5. Ce type d’informations diffusées sur les réseaux sociaux ne sont souvent ni confrontées à une opinion différente6, ni vérifiées, de-
1 SIDDIQUI (F.), SVRULGA (S.), « N.C. Man Told Police He Went to D.C. Pizzeria With Gun to Investigate
Conspiracy Theory », in washingtonpost.com, 5 décembre 2016, consulté le 11 décembre 2016.
2 Sur les détails du développement de cette théorie, cf. BERRY Philippe, « Pizzagate » : Pédophilie, pizza et
Clinton… Anatomie de la chaîne de la désinforamtion », in 20minutes.fr, 30 novembre 2016, consulté le 11
décembre 2016. Cf également : AISCH (G.), HUANG (J.), KANG (C.), « Dissecting the #PizzaGate Conspiracy
Theories », in nytimes.com, 10 décembre 2016, consulté le 11 décembre 2016.
3 Cf. https://www.youtube.com/watch?v=9itWsqzFMVo : les théories sont présentées sous forme de
pseudo-documentaires liant un enchainement d’informations hors contexte soutenues par une charte graphique angoissante et une musique anxiogène. Un tel dispositif a pour but de jouer sur les émotions, plutôt
que sur les facultés cognitives des internautes.
4 Sondage mené sur 4570 personnes avec une marge d’erreur de +- 2,4pp (DUGGAN (M.), SMITH (A.), The
Political Environment on Social Media, Pew Research Center, Washington D.C., 2016.)
5 « «Post-vérité», mot de l’année du dictionnaire oxford », in liberaton.fr, 16 novembre 2016, consulté le 11
décembre 2016.
6 Cf. DERINÖZ (S.), Internet : une chance pour le débat démocratique ?, ARC, Bruxelles, novembre 2016.
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venant des arguments imparables pour défendre ou conforter un point de vue7.
Autre signe du temps présent, le terme « complotiste » est apparu dans l’édition 2017 du Petit Larousse. Il y est défini comme « […] quelqu’un qui récuse
la version communément admise d’un événement et cherche à démontrer que
celui-ci résulte d’un complot fomenté par une minorité active »8. Sur une page
dédiée à la dénonciation de ce type de manipulation, le site du gouvernement
français définit la théorie du complot comme « […] un récit pseudo-scientifique,
interprétant des faits réels comme étant le résultat de l’action d’un groupe caché, qui agirait secrètement et illégalement pour modifier le cours des événements en sa faveur, et au détriment de l’intérêt public » 9. La théorie du complot est actuellement fortement d’actualité, autant dans le chef des personnes
cherchant à s’informer que de celles qui diffusent de l’information dans le but
d’influer sur les comportements.
COMMENT NOTRE CERVEAU SE LAISSE PIÉGER
La dynamique psychologique sous-jacente à l’adhésion à ce type de croyance
n’est pas l’apanage d’une partie de la population dérangée mentalement : il
s’agit « […] d’une série de raisonnements relativement ordinaires, opérés sur la
base des données disponibles et du contexte social10 ». Le fonctionnement du
cerveau humain crée des biais interprétatifs auxquels il est difficile d’échapper.
La psychologie sociale a mis en évidence quatre biais qui expliquent l’adhésion
aux théories du complot :
Tout d’abord, le « biais de conjonction » (1) est la tendance à surestimer la probabilité que deux événements soient corrélés : dans une expérience de 1983,
les chercheurs Daniel Kahneman et Amos Tversky ont tenté de vérifier ce biais
par une expérience. Les personnes présentes devaient répondre à une question à partir de l’énoncé suivant : Linda, 31 ans, diplômée en philosophie, militante de gauche et antiraciste. La question posée : est-il plus probable que
Linda soit employée de banque ou employée de banque et féministe ? Environ
9 personnes sur 10 ont répondu par la seconde proposition malgré sa probabilité bien plus faible d’arriver11, car la conjonction des deux éléments rend la
réponse plus plausible. Le « biais d’intentionnalité » (2) est quant à lui la volonté
7 AL SHEIKH (A.), “The Media in the Post-truth Era”, in Aljazeera.com, 11 décembre 2016, consulté le 11
décembre 2016.
8 http://www.conspiracywatch.info/Le-mot-complotisme-fait-son-entree-dans-le-Petit-Larousse-2017_
a1597.html.
9 « On te manipule.fr », site officiel du gourvernement français : http://www.gouvernement.fr/on-te-manipule, consulté le 20 décembre 2016.
10 MAESTRUTTI (M.), « Personne n’est à l’abri », in le Monde diplomatique, juin 2015, p. 21.
11 Ibidem.
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du cerveau de vouloir trouver une raison claire à un événement (« c’est arrivé
pour telle raison »)12, à refuser le hasard13. Un incroyable concours de circonstances menant à une situation précise ne peut être arrivé que pour une raison
sous-jacente ! Notre cerveau a aussi tendance à encourager l’adhésion à des
thèses auxquelles il est exposé, et ce, même si celles-ci sont présentées comme
étant fausses : il s’agit du« biais de simple exposition » (3) Enfin, il y a la tendance
à absorber principalement les informations allant dans le sens de ses croyances
préexistantes. C’est le « biais de confirmation » (4)14, biais qui implique de rester
convaincu d’une théorie malgré des éléments qui viennent l’infirmer.
Les personnes qui diffusent des théories complotistes utilisent généralement
toute une série de procédés rhétoriques, que ce soit le mille-feuille argumentatif (accumulation de détails troubles) ou la falsification de l’information15, ou
encore l’utilisation circulaire de sources (on cite une source citant une source
nous citant nous-même) ou l’utilisation d’arguments ad hominem qui jettent le
discrédit sur le contradicteur (« il fait partie du complot », « il se fait avoir par le
système »)16.
À QUI LA FAUTE ?
En plus de la défiance déjà existante envers ces gardiens traditionnels de la
factualité que sont censés être les médias, ceux-ci deviennent aussi vecteurs
de fausses informations, souvent dû à la pression économique17 sur un marché
dérégulé de l’information18 (moins de recoupements de l’information, besoin
de vues pour augmenter les revenus publicitaires, etc.). Les discours politiques
et/ou « officiels » eux-mêmes sont accueillis avec plus de méfiance, notamment
car certains mensonges sont encore frais dans la tête de beaucoup de gens
(les « armes de destruction massive », prétexte pour envahir l’Irak en 2003 par
exemple) ou que certaines informations diffusées n’ont jamais été jugées suffisamment complètes ou démontrées pour réellement convaincre. De plus, le
fait d’imposer certaines versions des faits comme des dogmes immuables favorise la méfiance d’une partie de la population19.
12 MAESTRUTTI (M.), loc. cit.
13 « Dix principes de la mécanique conspirationniste », in le Monde diplomatique, juin 2015, pp.20-21.
14 MAESTRUTTI (M.), op. cit., p. 21.
15 COURAGE (S.), « «Le complotisme fournit une explication aux frustrations sociales» », in nouvelobs.com,
27 août 2016.
16 « Dix principes de la mécanique conspirationniste », in le Monde diplomatique, juin 2015,p. 20-21.
17 Zapotosky (M.), “Why law enforcement can’t get ahead of Pizzagate and other online conspiracy theories”,
in washingtonpost.com, 8 décembre 2016, consulté le 11 décembre 2016.
18 COURAGE (S.), « «Le complotisme fournit une explication aux frustrations sociales» », in nouvelobs.com, 27
aout 2016, consulté le 11 décembre 2016.
19 BRYGO (J.), « « Qui croit à la version officielle ? » », in le Monde diplomatique, juin 2015, p. 18.
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Selon Frédéric Lordon, « Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie
de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique
et de la confiscation du débat public »20. La déconnexion ressentie entre « l’establishment » médiatique et politique et une partie de la population pousse
cette dernière à se saisir, à sa manière, de questions politiques, à s’interroger,
et à agir effectivement21. A minima, on peut considérer qu’explorer des théories
complotistes revient à aiguiser son esprit critique : il vaut mieux tenter d’être
critique que de ne rien faire. Le tout est de rester critique à tous les niveaux (cf.
infra).
COMPLOTS ET COMPLOTISMES
Un risque sous-jacent à la critique de la théorie du complot est de disqualifier
tout discours critique à partir du moment où celui-ci fait appel à des exemples
de complots, réels ceux-ci. Citons par exemple l’implication de la CIA dans l’assassinat d’Allende au Chili le 11 septembre 1973 et la mise en place de la dictature de Pinochet qui s’ensuivit, ou le prétexte fallacieux des « armes de destruction massive » utilisé par l’administration américaine pour envahir l’Irak suite
aux attentats du 11 septembre 2001. Nier toute forme de complot issu des
plus hautes sphères du pouvoir reviendrait à faire taire toute démonstration
d’existence de mécanismes de de dissimulation d’information à des fins stratégiques ou idéologiques22. En réalité, le terme « complotiste » est plus souvent
utilisé pour discréditer des opposants lors de débats publics. Comme Frédéric
Lordon le souligne, « [i]l est probablement sans espoir d’imaginer tenir dans
les controverses médiatiques une position intermédiaire qui conjoindrait et la
régulation contre certains errements extravagants (jusqu’au scandaleux) de la
pensée conspirationniste, et l’idée que la domination, si elle est principalement
produite dans et par des structures, est aussi affaire pour partie d’actions collectives délibérées des dominants. »23. Et de préciser que ce type même de propos pourrait être commenté par certains comme « une défense apologétique
du complotisme et des complotistes ».24
CENSURER LES COMPLOTISTES : BONNE OU UNE MAUVAISE IDÉE?
Il est évidemment normal de s’interroger sur les dangers de l’existence des
théories du complot. Ce type de raisonnement qui retombe toujours sur ses
pattes alimente un mode de pensée où toute action, même la plus extrême, est
20 LORDON (F.), « Le symptôme d’une dépossession », in le Monde diplomatique, juin 2015, p. 17.
21 Ibidem.
22 « Un anathème commode », in le Monde diplomatique, juin 2015, p.22.
23 LORDON (F.), loc. cit.,p. 17.
24 Ibidem.
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justifiée (« de toute façon on nous ment, je connais la vérité »)25. Il a aussi probablement marqué de son empreinte les élections américaines (tout comme
les « fausses infos » d’une manière générale)26. Il est aussi important de s’interroger sur l’influence des choix collectifs d’une minorité maitrisant les outils de
la diffusion de l’information via le net27. Néanmoins il est tout aussi essentiel de
trouver un bon équilibre entre un contrôle de la qualité de l’information et la
protection de la liberté d’expression ainsi que de la confrontation d’idées. Dans
une carte blanche sur le site du Guardian, Jonathan Albright met en évidence les
risques pour une démocratie en chasse aux fausses informations de supprimer
les opinions alternatives et de censurer le contenu tournant autour de certaines
thématiques28. De fait, on risque d’observer une réduction de l’espace de discussion permis (et nécessaire) dans nos démocraties : toute pensée s’éloignant
d’une médiane de plus en plus étroite devient alors potentiellement « radicale »
ou « complotiste ».
CONCLUSION : AIGUISER SON ESPRIT CRITIQUE
À l’ère d’internet, il semble illusoire de vouloir empêcher la propagation de
fausses informations et la diffusion de théories complotistes. Dans ce contexte,
il s’agit donc de permettre à chacun de développer au mieux son esprit critique29.
Dans un monde que l’on ne perçoit que par sa propre subjectivité et dans lequel on n’a qu’une expérience limitée d’un monde très complexe, il est essentiel d’avoir recours à diverses sources pour s’informer au mieux. À cette fin, un
travail de recoupement et de vérification des sources est essentiel : ne pas se
contenter d’un seul point de vue, ni de points de vue qui ne font que conforter
notre propre opinion, vérifier l’origine de l’information et le sérieux des émetteurs (journalistes, scientifiques, blogueurs, polémistes, politiciens, annonceurs
… ?) figurent parmi les réflexes essentiels à acquérir. Toutefois, une vigilance de
tous les instants est impossible : la vitesse à laquelle l’information circule sur internet est telle que nous avons sans doute tous, un jour ou l’autre, adhéré à une
théorie du complot ou cédé aux sirènes du « et si c’était vrai ? ». La meilleure
façon de s’en préserver au mieux est sans doute d’aller chercher l’information,
plutôt que d’attendre qu’elle défile sur notre fil d’actualité. Il faut aussi accepter
que la Vérité n’existe pas, que toute histoire ou situation, ou n’importe quel fait
divers sont faits de zones d’ombre, d’erreurs, de maladresses. Enfin, l’aspect
25 COURAGE (S.), loc. cit.
26 « La CIA a acquis la certitude que la Russie a voulu aider Trump à gagner l’élection américaine », in liberation.fr, 10 décembre 2016, consulté le 11 décembre 2016.
27 COURAGE (S.), loc. cit.
28 ALBRIGHT (J.), « Stop Worrying About Fake News. What Comes Next Will Be Much Worse », in theguardian.
com, 9 décembre 2016, consulté le 11 décembre 2016.
29 CAMPION (B.), NICOLAS (L.), VAN DE WINKEL (A.), « L’esprit critique face aux théories du complot », in
lalibre.be, 20 juillet 2016.
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farfelu de certaines « informations » doit toujours nous alerter, tout comme les
explications trop faciles, qui ne laissent aucune prise au hasard.
Sabri DERINÖZ,
Consultant audiovisuel et IT
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