le chemin des lucioles disparues

Transcription

le chemin des lucioles disparues
LE CHEMIN
DES LUCIOLES
DISPARUES
Lettre a Franco Faroli - Parma
Bologne, 1941
La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite
dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve
del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles
qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de
buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient,
parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux
et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que
des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé
combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons
de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et
ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant
leur vie […]. Ainsi étions-nous cette nuit-là ; nous avons
ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces
qui étaient mortes et leur mort semblait vivante […].
On voyait très clairement deux projecteurs très loin, très
féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible
d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur
d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient […]
nous avons fui sur le dos la crêt de la colline .
P. P. Pasolini
Apparitions et disparitions nocturnes
A l’époque du contrôle de l’Italie et de l’Europe
par les dictatures fascistes, voici ce qui apparaît
au jeune Pier Paolo Pasolini: une nuée de lucioles,
image d’espérance et de résistance qu’il partagera
dans cette lettre écrite le 1er février 1941. Trente
quatre ans plus tard, il reprendra cette image -dans
un article publié le 1er février 1975 - constatant
la disparition des lucioles dans une société où
le règne nazi vaincu a laissé place, selon lui, à
une autre forme de fascisme, celui de la lumière
aveuglante du « règne » du spectacle et des désirs
artificiels: stratégie rusée de l’uniformisation et
de la surexposition, anéantissant le pluralisme
des cultures populaires singulières et avec
lui toute forme de perception de l’être humain,
jusqu’à devenir lui-même une marchandise, jusqu’à
disparaitre en emportant avec lui les bribes
luminescentes.L’écrivain-réalisateur,poète-engagé,
sera violemment assassiné dans la nuit noire romaine
du 1er novembre 1975, neuf mois après la publication
de son article annonçant la “mort” des lucioles.
L’article des lucioles
“Le vide du pouvoir en Italie”, Pier Paolo Pasolini
Corriere della será, 1er fevrier 1975
La distinction entre fascisme adjectif et fascisme
substantif remonte en fait au journal Il Politecnico, c’està-dire à l’immédiat après-guerre…» Ainsi commence une
intervention de Franco Fortini sur le fascisme (L’Europeo,
26 décembre 1974) : intervention à laquelle, comme on
dit, je souscris complètement et pleinement. Je ne peux
pourtant pas souscrire à son préambule tendancieux.
En effet, la distinction entre les « fascismes » établie
dans le Politecnico n’est ni pertinente, ni actuelle. Elle
pouvait être valable il y a encore une dizaine d’années :
quand le régime démocrate-chrétien était encore la
pure et simple continuité du régime fasciste. Mais,
il y a une dizaine d’années, « quelque chose » est
arrivé. « Quelque chose » qui n’était pas auparavant,
qui n’était pas prévisible, non seulement à l’époque
du Politecnico, mais un an même avant que cela
n’arrive (ou carrément, comme on le verra, pendant
que cela arrivait). La confrontation réelle entre les
« fascismes » ne peut donc être « chronologiquement »,
entre le fascisme fasciste et le fascisme démocrate-chrétien,
mais entre le fascisme fasciste et celui, radicalement,
totalement et imprévisiblement nouveau, né de ce
« quelque chose » survenu il y a une dizaine d’années.
Comme je suis écrivain, que dans mes écrits je polémique
ou, tout au moins, je discute avec d’autres écrivains,
que l’on me permette de définir d’une manière poéticolittéraire ce phénomène survenu en Italie, il y a environ
dix ans. Cela servira à simplifier et à abréger notre propos
(à mieux le comprendre aussi, probablement). Au début
des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et,
surtout, à la campagne, à cause de la pollution des eaux
(fleuves d’azur et canaux transparents), les lucioles ont
commencé à disparaître. Le phénomène a été fulminant,
foudroyant. Au bout de quelques années, c’en était
fini des lucioles. (Elles sont aujourd’hui un souvenir
quelque peu poignant du passé : qu’un vieil homme s’en
souvienne, il ne peut se retrouver tel qu’en sa jeunesse
dans les jeunes d’aujourd’hui, et ne peut donc plus
avoir les beaux regrets d’autrefois). Ce «quelque chose»
survenu il y a une dizaine d’années, je l’appellerai donc
« disparition des lucioles ». Le régime démocrate-chrétien
a eu deux phases tout à fait distinctes, qui, non seulement,
ne peuvent être confrontées, ce qui impliquerait une
certaine continuité entre elles, mais qui sont devenues
franchement incommensurables sur le plan historique.
La première phase de ce régime (comme, à juste titre,
les radicaux ont toujours tenu à l’appeler) est celle qui
va de la fin de la guerre à la disparition des lucioles, la
seconde, de la disparition des lucioles à aujourd’hui.
Observons-les l’une après l’autre.
Avant la disparition des lucioles
La continuité entre le fascisme fasciste et le fascisme
démocratechrétien est totale et absolue. Je ne parlerai pas
de ce qui pouvait se dire, alors, à ce sujet, peut-être même
justement dans le Politecnico : l’épuration manquée, la
continuité des codes, la violence policière, le mépris pour
la Constitution. Et je m’arrête sur ce qui, en définitive,
a compté pour une conscience historique rétrospective.
La démocratie que les antifascistes démocrates-chrétiens
opposaient à la dictature fasciste était, en toute impudeur,
formelle. Elle se fondait sur une majorité absolue obtenue
par les votes d’énormes couches des classes moyennes et
d’énormes masses paysannes, gérées par le Vatican. Cette
gestion du Vatican n’était possible que si elle se fondait
sur un régime totalement répressif. Dans cet univers, les
« valeurs » qui comptaient étaient les mêmes que pour
le fascisme : l’Église, la patrie, la famille, l’obéissance,
la discipline, l’ordre, l’épargne, la moralité. Ces
« valeurs » (comme d’ailleurs durant le fascisme)
étaient « aussi réelles » : elles appartenaient aux
cultures particulières et concrètes qui constituaient
l’Italie archaïquement agricole et paléoindustrielle.
Mais du moment qu’elles étaient promues en tant que
« valeurs » nationales, elles ne pouvaient que perdre
toute réalité, et devenir un atroce, stupide et répressif
conformisme d’État : le conformisme du pouvoir fasciste
et démocrate-chrétien. Provincialisme, grossièreté et
ignorance, que ce soit des élites comme, à un niveau
différent, des masses, étaient les mêmes pendant le
fascisme comme pendant la première phase du régime
démocrate-chrétien. Les paradigmes de cette ignorance
étaient le pragmatisme et le formalisme vaticans. Tout
cela semble clair et sans équivoque aujourd’hui, alors
qu’à l’époque, on nourrissait, du côté des intellectuels
et des opposants des espérances insensées. On espérait
que tout cela ne fût pas complètement vrai et que la
démocratie formelle comptât au fond pour quelque
chose. Maintenant, avant de passer à la seconde phase, je
dois consacrer quelques lignes au moment de transition.
Pendant la disparition des lucioles
Au cours de cette période, la distinction entre fascisme
et fascisme élaborée dans Il Politecnico pouvait même
fonctionner. En effet, aussi bien ce grand pays qui était
en train de se former à l’intérieur du pays (c’est-à-dire la
masse ouvrière et paysanne organisée par le P.C.I.), aussi
bien les intellectuels, même les plus avancés et les plus
critiques, ne s’étaient aperçus que « les lucioles étaient
en train de disparaître ». Ils étaient assez bien informés
par la sociologie (qui, dans ces années-là, avait mis en
crise la méthode d’analyse marxiste) : mais il s’agissait
d’informations non encore vécues, formalistes, en
somme. Personne ne pouvait mettre en doute la réalité
historique qu’aurait été le futur immédiat ; ni identifier
ce que l’on appelait alors le « bien-être » avec le
« développement » qui aurait dû réaliser en Italie pour
la première fois totalement le « génocide » dont parlait
Marx dans Le Manifeste.
Après la disparition des lucioles
Les « valeurs » nationalisées, et donc falsifiées, du vieil
univers agricole et paléocapitaliste, d’un seul coup, ne
comptent plus. Église, patrie, famille, obéissance, ordre,
épargne, moralité, ne comptent plus. Elles ne servent
même plus en tant que fausses valeurs. Elles survivent
dans le clérico-fascisme marginalisé (même le M.S.I.,
en somme, les répudie). Les remplacent, les « valeurs »
d’un nouveau type de civilisation, totalement « autre »
par rapport à la civilisation paysanne et paléoindustrielle.
Cette expérience a déjà été faite par d’autres États. Mais,
en Italie, elle est tout à fait particulière car il s’agit de
la première « unification » réelle subie par notre pays,
alors que dans les autres pays elle se superpose, avec
une certaine logique, à l’unification monarchique et
aux unifications ultérieures de la révolution bourgeoise
et industrielle. Le traumatisme italien du contact entre
l’« archaïcité » pluraliste et le nivellement industriel
n’a peut-être qu’un seul précédent : l’Allemagne
d’avant Hitler. Là aussi, les valeurs des différentes
cultures particularistes ont été détruites par la violente
homologation de l’industrialisation : d’où la formation
en conséquence de ces énormes masses qui ne sont
déjà plus anciennes (paysannes, artisanes) mais pas
encore modernes (bourgeoises), et qui ont constitué le
sauvage, l’aberrant, l’imprévisible corps des troupes
nazies. En Italie, il est en train de se passer quelque
chose de semblable : avec une violence d’autant
plus grande que l’industrialisation des années 60/70
constitue une « mutation » décisive même par rapport
à celle de l’Allemagne d’il y a cinquante ans. Nous
ne faisons plus face, comme tout le monde le sait
maintenant, à des « temps nouveaux », mais à une
nouvelle époque de l’histoire humaine, de cette histoire
humaine dont les échéances sont millénaristes. Il était
impossible que les Italiens réagissent de pire manière
à ce traumatisme historique. Ils sont devenus (surtout
dans le Centre-Sud), en quelques années, un peuple
dégénéré, ridicule, monstrueux, criminel — il suffit
de descendre dans la rue pour le comprendre. Mais,
naturellement, pour comprendre les changements des
hommes, il faut les aimer. Moi, malheureusement, ce
peuple italien, je l’avais aimé, aussi bien en dehors
des modèles du pouvoir (au contraire d’ailleurs, en
opposition désespérée avec eux), que des modèles
populistes et humanitaires. Il s’agissait d’un amour réel,
enraciné dans ma façon d’être. J’ai donc vu avec « mes
sens » le comportement forcé du pouvoir de la société
de consommation remodeler et déformer la conscience
du peuple italien, jusqu’à une irréversible dégradation.
Quelque chose qui n’était pas arrivé durant le fascisme
fasciste, période au cours de laquelle le comportement
était totalement dissocié de la conscience. En vain, le
pouvoir « totalitaire » réitérait, réitérait sans cesse ses
impositions comportementales: la conscience n’y était
pas impliquée. Les « modèles » fascistes n’étaient que
des masques à mettre et à retirer. Quand le fascisme
fasciste est tombé, tout est redevenu comme avant.
On l’a vu aussi au Portugal : après quarante années
de fascisme, le peuple portugais a célébré le 1er mai
comme si le dernier l’avait été l’année d’avant. Il est
donc ridicule que Fortini antidate la distinction entre
fascisme et fascisme à l’immédiat après-guerre: la
distinction entre le fascisme fasciste et le fascisme de
la deuxième phase du pouvoir démocrate-chrétien ne
connaît rien de comparable non seulement dans notre
histoire, mais probablement aussi dans l’histoire toute
entière. Mais je n’écris pas le présent article dans le
seul but de polémiquer sur ce sujet, même s’il me tient
très à coeur. J’écris cet article, en réalité, pour une
raison bien différente. La voici : Tous mes lecteurs
se seront certainement aperçus du changement des
notables démocrates-chrétiens : en quelques mois,
ils sont devenus des masques mortuaires. C’est vrai:
ils continuent à étaler des sourires radieux, d’une
incroyable sincérité. Dans leurs pupilles grumelle la
véritable et bienheureuse lumière de la bonne humeur.
Quand il ne s’agit pas de la lumière sous-entendue du
bon mot ou de la fourberie. Une chose qui plaît, paraîtil, aux électeurs, tout autant que le plein bonheur. Par
ailleurs, nos notables poursuivent, imperturbables,
leurs palabres incompréhensibles où flottent les flatus
vocis de leurs habituelles promesses stéréotypées.
Mais ce sont bel et bien, en réalité, des masques. Je suis
certain que si on ôtait ces masques, on ne trouverait
même pas un tas d’os ou de cendres : il y aurait le
néant, le vide. Il y a, en réalité, aujourd’hui en Italie
un dramatique vide du pouvoir. Mais nous y voilà : pas
un vide de pouvoir législatif ou exécutif, pas un vide
de pouvoir dirigeant, ni, pour finir, un vide de pouvoir
politique, qu’il soit pris dans n’importe quel sens
traditionnel. Mais un vide de pouvoir en soi.
Comment en sommes-nous arrivés à ce vide? Ou,
mieux, « comment les hommes de pouvoir en sontils arrivés là » ? L’explication, encore une fois, est
simple : les hommes de pouvoir, démocrate-chrétiens,
sont passés de la « phase des lucioles » à celle de la
« disparition des lucioles » sans s’en apercevoir. Si
proche de la criminalité que cela puisse paraître, leur
inconscience sur ce point a été absolue : ils n’ont
pas soupçonné le moins du monde que le pouvoir,
qu’ils détenaient et qu’ils géraient, ne subissait pas
simplement une évolution « normale », mais qu’il était
en train de changer radicalement de nature. Ils se sont
illusionnés que sous leur régime tout serait resté, en
substance, pareil : que, par exemple, ils auraient pu
compter éternellement sur le Vatican : sans se rendre
compte que le pouvoir, qu’eux-mêmes continuaient à
détenir et à gérer, ne savait plus que faire du Vatican
en tant que centre de vie paysanne, rétrograde, et
pauvre.Ils s’étaient illusionnés pouvoir compter
éternellement sur une armée nationaliste (tout comme
leurs prédécesseurs fascistes) : et il ne voyaient pas que
le pouvoir, qu’eux-mêmes continuaient à détenir et à
gérer, manoeuvrait déjà pour jeter les bases d’armées,
nouvelles d’être transnationales, c’est-à-dire presque
des polices technocratiques. Et l’on peut dire la même
chose pour la famille, contrainte, sans solution de
continuité depuis l’époque du fascisme, à l’épargne et
à la moralité : à présent, le pouvoir de la société de
consommation lui imposait des changements radicaux,
jusqu’à l’acceptation du divorce et dorénavant,
potentiellement, de tout le reste, sans plus de limites
(ou tout au moins dans les limites autorisées par
la permissivité du nouveau pouvoir, bien pire que
totalitaire, car violemment totalisant). Les hommes
du pouvoir, démocrate-chrétiens, ont subi tout cela,
croyant administrer et surtout manipuler. Ils ne se sont
pas aperçus que ce nouveau pouvoir était « autre » : sans
commune mesure non seulement avec eux mais encore
avec toute une forme de civilisation. Comme toujours
(cf. Gramsci), il n’y eut de symptômes que dans la
langue. Dans la phase de transition — soit « durant la
disparition des lucioles » — les hommes de pouvoir,
démocrate-chrétiens, ont changé presque brusquement
leur façon de s’exprimer, adoptant un langage
complètement nouveau (aussi incompréhensible que
le latin, du reste) : tout spécialement Aldo Moro :
c’est-à-dire (en une corrélation énigmatique) celui
qui apparaît comme le moins impliqué de tous dans
les horreurs organisées de 1969 à aujourd’hui, dans
la tentative, jusqu’à présent formellement réussie,
de conserver, de toute façon, le pouvoir. Je dis
« formellement » parce que, je le répète, dans la réalité,
les notables démocrates-chrétiens recouvrent, par leurs
manoeuvres d’automates et leurs sourires, le vide. Le
pouvoir réel avance sans eux : il ne leur reste entre les
mains que ces appareils inutiles ne livrant plus d’eux que
la réalité de leurs funestes costumes croisés. Toutefois,
dans l’histoire, le « vide » ne peut perdurer : on ne peut
l’invoquer que dans l’abstrait ou par l’absurde. Il est
probable qu’effectivement le « vide » dont je parle soit
déjà en train de se remplir,
par le biais d’une crise et d’une reprise qui ne peuvent
pas ne pas bouleverser la nation tout entière. On
peut y voir un indice, par exemple, dans l’attente
« morbide » de coup d’État. Comme s’il s’agissait
seulement de « remplacer » le groupe d’hommes
qui nous a si épouvantablement gouvernés pendant
trente ans en menant l’Italie au désastre économique,
écologique, urbaniste, anthropologique ! En réalité,
le faux remplacement de ces « marionnettes » par
d’autres « marionnettes » [teste di legno] (pas moins,
mais plus encore funèbrement carnavalesques),
réalisé par le renforcement artificiel des vieux
appareils du pouvoir fasciste, ne servirait à rien
(et qu’il soit bien clair que, dans pareil cas, la
« troupe » serait, de par sa composition même, nazie).
Le pouvoir réel, que depuis une dizaine d’années les
« marionnettes » ont servi sans se rendre compte de
sa réalité : voilà quelque chose qui pourrait avoir
déjà rempli le « vide » (rendant également vaine une
possible participation au gouvernement du grand
pays communiste né dans la débâcle de l’Italie : car
il ne s’agit pas de « gouverner »). De ce « pouvoir
réel », nous nous faisons des images abstraites et, au
fond, apocalyptiques : nous ne savons pas nous figurer
« quelles formes » il emprunterait en se substituant
directement aux domestiques qui l’ont pris pour une
simple « modernisation » de techniques. Quoi qu’il
en soit, en ce qui me concerne (si cela représente
quelque intérêt pour le lecteur), soyons clair : moi, et
même si c’est une multinationale, je donnerai toute la
Montedison pour une luciole.
[Traduit par Annick Bouleau]
Théorie de la « survivance »
Trente quatre ans plus tard (encore), en 2009,
Georges Didi-Huberman rallume les petites
lumières disparues de Pasolini avec pour autre
théorie celle de la Survivance des lucioles.
Selon lui, les lucioles ne seraient pas mortes
– et « le postuler [serait] donner créance à
ce que [la] machine veut nous faire croire,
[ce serait] agir en vaincu » - mais elles se
seraient, par instinct de survie, retirées loin
de l’agressive lumière des projecteurs, aussi
parce que leurs spectateurs aveuglés ne serait
plus en mesure d’en apercevoir les “signaux
lumineux” écrasés par la “grande lumière”
envahissante du spectacle partout surexposé.
Mais dans ce cas pour qui brillent-elles et
que font-elles ? Se sont-elles résignées ?
Quoi qu’il en soit, si les lucioles ne sont
pas mortes, il reste donc des « lueurs »
d’espoir même lointaines. Pour les retrouver,
Didi-Huberman nous suggère « d’ouvrir les yeux
dans la nuit » et de se (re)mettre « en quête
des lucioles ».
LUCCIOLA
PROJECT
ADAPTATION
Sarah Mauriaucourt
TEXTE
(extraits)
Survivance des lucioles
de Georges Didi-Huberman
DISPOSITIF N°2
Trois voix.
Dans un théâtre.
L’ouvreuse fait son travail habituel : elle déchire les billets des
spectateurs et les aide à se placer dans les rangs de fauteuils.
Le narrateur et le jeune homme entrent en même temps que les spectateurs
et se placent dans le public : le narrateur côté cour dans les rangs du
fond, le jeune homme côté jardin dans les premiers rangs.
Les lumières s’éteignent brusquement avant que les spectateurs ne soient
correctement installés.
Noir.
L’ouvreuse est debout, fondue dans la pénombre, au dernier rang côté
jardin.
Le narrateur et le jeune homme restent assis.
Le narrateur : Mots d’un jeune homme en pleines ténèbres, cherchant sa voie
à travers la selva oscura et les lueurs mouvantes du désir …
Tout l’espace est parsemé, constellé, infesté de petites flammes qui ressemblent
à des lucioles, ici et là au gré de leur splendeur discrète, passante,
saccadée…
Les lucioles errent faiblement comme si une lumière pouvait gémir dans une
sorte de poche sombre…
La vie des lucioles semblera étrange et inquiétante, comme si elle était
faite de la matière survivante luminescente, mais pâle et faible, souvent
verdâtre des fantômes. Feux affaiblis ou âmes errantes. Ne nous étonnons
pas que l’on puisse suspecter dans le vol incertain des lucioles la nuit,
quelque chose comme une réunion de spectres en miniature, êtres bizarres aux
intentions plus ou moins bonnes…
Lucciola, en italien populaire, signifie la prostituée ; mais aussi
cette mystérieuse présence féminine des anciennes salles de cinéma :
l’ « ouvreuse » munie dans le noir de sa petite lampe torche pour guider le
spectateur parmi les rangées de fauteuils.
Le jeune homme : Les lucioles ont disparu en cette époque où tout un chacun
fini par s’exhiber à l’égal d’une marchandise dans sa vitrine, façon de ne
pas apparaitre, justement.
Le narrateur : Les projecteurs ont investi tout l’espace social, personne
n’échappe plus à leurs « féroces yeux mécaniques »…
Mais comment les lucioles ont-elles disparu ?
Le jeune homme : Ce n’est qu’à notre vue qu’elles « disparaissent purement
et simplement ». Il serait bien plus juste de dire qu’elles « s’en vont »,
purement et simplement. Qu’elles « disparaissent » dans la seule mesure où
leur spectateur renonce à les suivre. Elles disparaissent de sa vue parce
qu’il reste à sa place qui n’est plus la bonne place pour les apercevoir…
Ce n’est pas dans la nuit que les lucioles ont disparu. Quand la nuit est
au plus profond nous sommes capables de saisir la moindre lueur, et c’est
l’expiration même de la lumière qui nous est encore visible dans sa traîne
si ténue soit-elle. Non, les lucioles ont disparu dans l’aveuglante clarté
des « féroces » projecteurs. Quant aux « singuliers engins qui se lancent
les uns contre les autres », ce ne sont que des corps surexposés, avec leurs
stéréotypes du désir, qui s’affrontent dans la pleine lumière des sitcoms…
Les petites lucioles donnent forme et lueur à notre fragile immanence, les
« féroces projecteurs » de la grande lumière dévorent toute forme et toute
lueur, toute différence…
Les lucioles sont mortes ! Le postuler, c’est justement donner créance à ce
que leur machine veut nous faire croire. C’est ne voir que la nuit noire ou
l’aveuglante lumière des projecteurs. C’est agir en vaincus : c’est être
convaincus que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance.
C’est ne voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace fût-il interstitiel,
intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles,
des lueurs, des malgré tout, des signaux, des singularités, des bribes, des
éclairs passagers, même faiblement lumineux. Des lucioles, pour l’exprimer
de notre présente façon…
Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire
d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre
en quête des lucioles. Il y a toujours, vivantes par le monde, deux mille
espèces connues de ces petites bêtes (classe : insectes, ordre : coléoptères,
famille : lampyres). Certes, la pollution des eaux à la campagne les font
dépérir, la pollution de l’air en ville aussi. On sait également que l’éclairage
artificiel (les lampadaires, les projecteurs) perturbe considérablement la
vie des lucioles comme toutes les autres espèces nocturnes. Cela entraîne
quelquefois, cas extrêmes, des comportements suicidaires. Il faut savoir
que, malgré tout, des lucioles ont formés ailleurs leurs belles communautés
lumineuses…
Les lucioles sont mâles et femelles. Elles s’éclairent pour s’appeler et
s’appellent pour se reproduire…
Le narrateur : Entre l’euphorie et la « proie », entre le plaisir et la faute,
les rêves et le désespoir, ce jeune homme attend qu’une clarté apparaisse,
au moins la trace d’une lucciola si ce n’est le règne de la luce…
C’est exactement ce qui arrive. L’amour et l’amitié, passions absolument
liées, s’incarnent tout à coup dans la nuit sous la forme d’une nuée de
lucioles…
Le jeune homme : Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au
moins. Le premier est inondé de lumière nous fait-on croire. Poudre aux yeux
qui fait système avec la gloire efficace du « règne » : elle ne nous demande
qu’une seule chose, et c’est de l’acclamer unanimement…
L’artiste, parce qu’il renonce à plonger tout cela dans les ténèbres, échoue
à représenter les lucioles…
Mais aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu,
Peuples-lucioles quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils
peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs, font l’impossible
pour affirmer leur désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à
d’autres…
Les lucioles ont-elles vraiment disparu ? Bien sûr que non…
Et voici la réapparition…
Le narrateur : Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans
l’obscurité…
L’ouvreuse allume une petite lampe de poche.
Elle dirige la lumière de la lampe vers le sol et descend les escaliers
jusqu’au devant de la scène.
Elle se place face au public, toujours côté jardin.
L’ouvreuse : Mesdames et messieurs bonsoir. Nous vous prions de ne pas
éteindre vos téléphones portables afin de provoquer des interférences avec
notre dispositif technique. Merci et bon spectacle.
Les lumières de la salle se rallument brusquement.
L’ouvreuse est debout à la sortie.
¿Le retour des lucioles?
Selon Didi-Huberman, « nous ne vivons pas dans un monde,
mais entre deux mondes au moins ». Celui de la « grande
lumière » et, en marge, celui des […] « peuples-lucioles » qui
« quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent
leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs », « s’éclairent
pour s’appeler et s’appellent pour se reproduire ».
Et cela se confirme scientifiquement. En effet, ces insectes utilisent
essentiellement leur luminescence à des fins de protection, de
communication et surtout de reproduction. La période de reproduction
des lucioles se situe du printemps jusqu’au début de l’été.
Le mâle et la femelle se cherchent, s’éclairent, s’accouplent.
Cette dernière pond alors ses œufs en sous-sol et un mois plus
tard des larves naissent. Durant la période hivernale, ces larves
vont grandir, cachées bien au chaud sous terre, pour en sortir au
printemps suivant sous forme de nymphes qui, quelques jours plus
tard -donc plus ou moins un an après leur naissance-, deviendront
des lucioles adultes pouvant à leur tour offrir leur petite
lumière et se reproduire.
Depuis le printemps 2011 - révolutions des pays arabes, opérations
simultanées de solidarité internationale avec le peuple
palestinien, actions de protestation grecques et espagnoles,
manifestations étudiantes au Canada et en amérique latine,
mouvements d’occupation des places boursières, entre-autres, ou
encore révolution Islandaise marquée par le refus des citoyens
de payer une dette financière qu’il estiment illégitime et par
la création d’une assemblée populaire chargée de réécrire la
constitution du pays - aux quatre coins du monde, des populations
sortent de l’ombre, appellent à la désobéissance civile pacifique,
parlent de “démocratie réelle”, se mobilisent contre les discours
nationalistes et xénophobes qui se radicalisent et se répandent,
résistent à la répression et à l’austérité, s’organisent en
assemblées citoyennes locales et communiquent entre-elles à un
niveau international en traversant les frontières de l’information
via internet.
Soixante dix ans après la nuit de leur apparition - sous les yeux
brillants d’un jeune homme, Pasolini qui fêterait aujourd’hui
ses quatre vingt dix ans -, plus de 13 000 nuits après une
mystérieuse disparition et depuis deux printemps déjà : serionsnous en train d’assister au retour des lucioles ?
Barcelone, juin 2012
“S’insérer dans le monde, dans
son devenir, par des constructions
modestes et marquantes, pour le
retrouver, pour croire en lui. [...]
Des pas, des villes, des marcheurs,
pour produire des situations, des
modes d’habitations possibles
des mégapoles de la planète, et
pour inventer, dans l’univers
de la circulation généralisée,
une nouvelle vitalité, un nouvel
espace-temps, fût-il réduit et
interstitiel jusqu’à l’inframince.”
Thierry Davila,
Marcher, créer. Déplacements,
flâneries, dérives dans l’art
de la fin du XXème siècle.
« EL PUEBLO UNIDO » EN MARCHES
Randonnée et chemins croisés de Madrid et d’ailleurs
Mise en route(s) :
chronique d’une apparition
Le 15 mai 2011 et les jours qui ont
suivis, des dizaines, des centaines,
puis des milliers de personnes se sont
rassemblés sur les places publiques
des grandes villes d’Espagne pour
protester contre la crise économique
croissante
et
la
politique
d’austérité du gouvernement. Des
assemblées populaires quotidiennes
furent peu à peu organisées jusqu’à
devenir des assemblées permanentes
avec l’apparition des premières
accampadas, des campements spontanés
et autogérés, véritables agoras
et laboratoires collectifs : des
espaces de vie, de débats et de
création régulièrement exposés aux
tentatives d’expulsions des forces
de l’ordre.
Nous assistions alors à l’apparition
du mouvement du 15M[1] : une initiative
citoyenne et pacifiste fondée sur le
principe de l’horizontalité[2], de la
démocratie participative “directe” et
de la réappropriation de la politique
par et pour le peuple, engagée par une
réappropriation de l’espace public
comme lieu de rencontre, d’échange, de
travail et de recherches politiques,
économiques, sociales, culturelles
et
artistiques,
individuelles,
collectives et diversifiées.
Très
vite,
cette
initiative
-étroitement
liée
à
celle
des
Anonymous- se répand partout en
Europe et dans le monde, en prenant
différentes formes,
notamment le
mouvement
Occupy[3]. Se développe
alors
un
incroyable
réseau
de
communication et d’information sans
frontières, via internet, -passant du
partage d’actions collectives locales
à une coordination internationale en
quelques semaines- véritable moteur
à énergie cinétique qui génèrera
une série de marches populaires
organisées à travers l’Espagne,
puis à travers toute l’Europe[4] :
plus de 5 000 kilomètres parcourus
à pieds en suivant différentes voies
(et voix), de Madrid à Athènes en
passant par Paris, Bruxelles, Rome
et les centaines d’autres villes et
villages rencontrés.
Allers-retours entre les printemps
Depuis maintenant plus d’un an,
le mouvement du 15M - entre centres
sociaux occupés localement et agoras
mondiales nomades [4] - n’a jamais
cessé de réunir des assemblées
populaires
dans
ses
quartiers,
d’ouvrir des espaces de réflexion,
de mobilisation, de dénonciation
et de résistance à la crise et à
l’austérité qui progressent.
Le 21 juillet dernier, deux groupes
de marcheurs franco-espagnols de
Madrid et de Barcelone se mettaient
en route(s) vers Bruxelles pour
porter leur protestations jusqu’au
parlement européen. Trois mois plus
tard - le 6 octobre-, ils arrivaient
dans la capitale européenne. Une
semaine d’agora -dont résulte la
manifestation mondiale du 15 O (15
octobre 2011) suivie massivement
dans 866 villes du monde et 87 paysfut alors organisée par des centaines
de participants venues de toute
l’Europe. En ce moment, des groupes
de travail internationaux œuvrent
activement
à la préparation d’une
nouvelle journée d’actions mondiale
le 15 octobre prochain.
Aussi, il y a toujours cette
“randonnée”[6] à durée indéterminée
qui poursuit ses déplacements, portée
par des idées d’alternatives, des
rêves d’avenir et la détermination
des individus-penseurs d’un groupe
de
travailleurs-marcheurs,
unis
pour un jour ou pour toujours. Ces
caravanes nomades de citoyens du
monde de toute langue et de tout âge,
-entre sentiers battus et chemins de
traverses- avancent sûrement mais
lentement à la rencontre de leurs
voisins européens. Ces marches- et
démarches - résonnent et se font
échos en multipliant, à chaque pas,
le nombre de paires de chaussures et
de kilomètres parcourus, le nombre
de levés de soleil et de crépuscules
colorés, le nombre de territoires
traversés et de brouillards dissipés,
le nombre de paroles recueillies à
partager et de projets nouveaux à
construire.
Marcha a Bruselas, March to Athens ou
encore Marches populaires Paris 2012,
ce projet à identité multiple réuni
aujourd’hui plusieurs assemblées de
marcheurs actuellement en route vers
Madrid, derrière une autre “bandera
de unidad” nommée Marcha por la
dignidad[4]. Leur passage dans la
capitale espagnole est prévue le 21
juillet prochain, date à laquelle
il y a un an - jour pour jour -,
les premières marches populaires
-parties des quatre coins du payss’y étaient retrouvées, avant de la
quitter en direction de Bruxelles,
en laissant la Puerta del sol ouverte
et le ciel dégagé. Et leurs foulées,
cette année, se feront en échos
éclairé par les ombres, aux odeurs
âpres de charbon, d’une autre marche
de protestations arrivée à Madrid il
y a quelques jours -le 10 juillet- :
celle des mineurs de la Marcha Negra,
sortis de la nuit noire des soussol du nord du pays, pour recharger
leurs petites lumières frontales
phosphorescentes aux rythme de leur
pas jusqu’à la “Porte du Soleil”,
en quête de conditions de vie et
de travail à énergie durable. Les
brûlures des centaines de kilomètres
de canicule et celles des matraques
madrilaines -soigneusement préparées
à les accueillir- ne suffiront pas
à étouffer ces lanternes nocturnes
bien décidées à illuminer -à l’appel
de leur douce et brillante lueur- un
territoire entouré par les ténèbres
de
l’austérité
et
d’un
avenir
incertain.
Entrant ou rentrant, les randonneurspasseurs de ces deux marches jumelles
ne la refermeront pas cette porte
doucement enfoncée un après-midi
de mai; et en parfaits éclaireurs,
ils prendront même - c’est sûr le soin d’en ouvrir de nouvelles
pour les printemps à venir, avant
de se remettre en routes, avant de
repartir vers d’autres horizons, vers
d’autres chemins qu’ils n’ont pas
fini de croiser. Histoires à suivre.
Barcelone, 14 juin 2012
S.M.
[1] Ou « mouvement du 15 mai », en référence
à sa date d’apparition, plus connu en
France sous le patronyme de mouvement des
« indignés ».
[2] Contraire de « verticalité » qui qualifie
un système hiérarchisé. Pratiquement, les
décisions relatives à la vie en communauté
et aux actions concrètes menées y sont
prises par consensus, obtenu par l’ouverture
du dialogue et la volonté de trouver une
entente commune.
[3] Comme l’occupation, en 2011, des places
boursières de Wall Street aux Etats-Unis et
de La Défense à Paris par exemple.
[4]
Entre-autres :
- Marchas populares indignadas: ensemble
de marches parties des quatre coins de
l’Espagne à la fin du printemps 2011 jusqu’à
Madrid (arrivées le 21 juillet 2011)
- Marcha a Bruselas : marches de Madrid et
Barcelone jusqu’à Bruxelles (du 21 juillet
au 8 octobre 2011)
- March to Athens : marche de Nice (à
l’issue du contre-G20) jusqu’à Athènes en
passant par Rome (du 9 novembre 2011 au 5
mai 2012)
- Marches Populaires Paris 2012 : ensemble
de marches parties (au début du printemps
2012) de Bayonne, Marseille, Toulouse, Lille
et les banlieues parisiennes arrivée à Paris
le 21 avril 2012 (veille du premier tour des
élections présidentielles françaises)
- Marcha por la dignidad : deuxième
vague de marches parties fin juin 2012 des
quatre coins de l’Espagne vers Madrid,
notamment de Barcelone et de Saint-Jacquesde-Compostelle.
[5] Agora de Rome en janvier et d’Athènes
début mai ; ainsi que le programme commun
d’assemblées permanentes sur toutes les
places des grandes villes espagnoles du 12
au 15 mai 2012 (événement lié au premier
anniversaire de la naissance du mouvement du
15M en Espagne)
[6] La “Randonnée”, pour reprendre le terme
si justement employé par Michel Serre
(“Méthode et randonnée: local et global”
dans Les cinq sens), prend en compte la
notion de “random”, de hasard. Le randonneur
ne suit pas une “méthode” -c’est-à-dire un
itinéraire figé en ligne droite projetée-,
mais avance de manière aléatoire -bifurquant
d’un chemin à un autre- découvrant la route
qu’il empruntera à chaque croisements, au fil
de ses pas, de ses rencontres naturelles et
humaines, et des contextes spatio-temporels
qu’il traverse.
VIA
DELLE
LUCCIOLE
SCOMPARSE
Mardi 13 décembre 2011
Bologne, Italie
Marcia verso Roma e Atene
Il y a deux jours, j’ai pris naïvement la carte routière pour regarder
l’itinéraire du lendemain et, sur une route parallèle à la notre, j’ai
remarqué un nom de village dans la montagne qui m’a traversé comme un
éclair. Après une vérification sur internet... Oui c’est bien ça !
La marche m’a conduite à une douzaine de kilomètres de Pieve del Pino, sur
le chemin des lucioles de Pasolini.
Pour la suite de mon projet vidéo La nuit des lucioles, j’envisageais de m’y
rendre sans doute l’été prochain. Mais, jusqu’à il y a deux jours, je ne
savais pas du tout où ce lieu se trouvait en Italie. Coïncidence troublante,
c’est avec beaucoup d’émotion et d’excitation que je décide de poursuivre
la marche en empruntant cette route parallèle... Je pars donc seule cette
après-midi en direction de Paderno et Pieve del Pino.
La marche vers Rome et Athènes n’est en aucun cas une ligne droite rigide ou
autoritaire. C’est un projet déterminé bien plus vaste, une dé-marche aux
multiples expansions, une «randonnée» curieuse et sinueuse portée par la
découverte de territoires inconnus : c’est une marche skyzophrènique qui se
déploie dans l’espace sous les pas des marcheurs.
Voici le triplement de la marche aujourd’hui : un groupe de marcheurs suit
la strada principale dans la montagne, un autre progresse à travers les
sentiers montagneux à la rencontre de la Communauté des Elfis (un éco-village
autonome) et moi qui vais chercher des lucioles...
Plusieurs chemins, une destination commune... Prochaine étape Florence !
Mercredi 14 décembre 2011
Bologne, Italie
Comme prévu, j’ai pris hier un minibus à la piazza Cavour pour me rendre
directement à Paderno et marcher ensuite vers Pieve del Pino avec la ferme
intention de trouver, sur le chemin, un endroit où passer la nuit. Une fois
arrivée, il n’aura fallu que quelques heures pour comprendre à quel désastre
mon enthousiasme devait se confronter.
Paradoxalement à l’objet de ma quête, c’est un désert inanimé, aride et froid
que j’ai parcouru, aux routes bordées de «Proprieta privata», de caméras de
surveillances et de «cani pericolosi» (chiens méchants) mettant en garde les
randonneurs de ne pas s’approcher trop près des grilles en ferrailles. Il
m’ait apparu que la splendeur de la montagne n’était qu’un divertissement
pour camoufler les barricades de notre temps.
A Paderno, je me suis permise de jeter un coup d’œil effronté au-dessus de
l’une d’elles après avoir entendu un bruit sourd. Suite aux fâcheux aboiements
de son chien (jouant magnifiquement bien le rôle qu’on lui attribue), un vieil
homme est venu à ma rencontre avec méfiance. Après lui avoir raconté mon
histoire dans un italien on ne peut plus simplifié, l’ambiance s’est détendue
et quand je lui ai demandé comment était la vie dans la montagne, il a
simplement répondu : «bella e tranquila, tutto va bene». Ici, l’expression
«pour vivre heureux vivons cachés» prend tout son sens. Il a ensuite salué ma
«bellissima» intention, mais m’a bien fait comprendre qu’il n’y avait aucun
endroit pour dormir dans la montagne et qu’il était préférable de reprendre
le bus dans l’autre sens parce que dormir dehors était impossible à cause du
froid mordant (lui aussi) et surtout des loups (!).
Deux kilomètres plus loin, alors que je marchais en direction de Pieve del
Pino, une voiture s’est arrêtée pour m’inviter à monter, ce que j’ai fait
car j’ai trop longuement tourné en rond et la nuit n’allait pas tarder à
tomber. Le conducteur, un septuagénaire lui aussi, m’a déposé devant une
église, seul édifice existant en marge des habitations. Lui aussi n’a pas
manqué de saluer, puis de décourager, mon initiative sans oublier de poser
sa main sur ma cuisse à deux reprises. Il voulait certainement que je me
transforme moi-même en “lucciola” en me proposant de venir prendre un verre
et manger un morceau chez lui (en italien populaire, “lucciola” est aussi
employé pour désigner une prostituée). Ayant gentiment refusé cette offre,
il m’a conseillé de m’adresser au prêtre qui vit à Paderno et qui pourrait
peut-être m’héberger pour la nuit. Ayant une petite préférence pour les
loups j’ai écarté cette possibilité et décidé de jouer ma dernière carte
en me rendant à l’adresse d’un bed and breakfast trouvé sur internet (via
Pieve del Pino 5). Là encore, mur de fer, caméras et interphone : le bed and
breakfast n’existe plus.
Le soleil venait de disparaître, j’ai donc marché trois kilomètres en
rebroussant chemin vers l’arrêt d’autobus à destination de Bologna.
Pourquoi rester, de toute façon il n’y a pas de lucioles l’hiver et les
projecteurs venaient de s’allumer... Pasolini avait raison (?).
D’après Georges Didi-Huberman, les lucioles n’ont pas disparues mais sont
parties loin de nous. Elles se sont isolées «pour former ailleurs leur
belle communauté lumineuse» (chez les Elfis peut-être)... Si c’est le cas,
je ne peux m’empêcher de penser que l’isolement des lucioles est une forme
de résignation, car même si cette alternative leur permet de continuer à
briller, leur lumière dérobée à nos yeux se perd dans la nuit en abandonnant
lâchement toute l’inspiration qu’elle pourrait offrir. Mais je reste convaincu
qu’il reste des lucioles solitaires qui errent avec nous et partagent avec
humilité leur luminescence le temps d’un café, d’une nuit, d’une histoire
d’amour ou d’une vie...
Voilà maintenant trois bonnes heures que je travaille dans cet affreux
«atelier de la malbouffe avec Free Wifi» (« Media Center » nomade « della
città », communément appelé Mc Donald). Il est 18h, il faut que je retourne
chez Antonio (le “ragazzo” qui m’a hébergé cette nuit et qui n’est pas un
loup féroce !), pour ranger et récupérer tout mon “bordelo” et mon sac à dos.
Je quitte Bologna en train ce soir pour retourner à Parma.
Voici une autre caractéristique de cette marche : le demi-tour. Nous ne
pouvons pas remonter le temps, mais nous pouvons prendre la liberté de revenir (les pieds et la tête toujours dirigés vers l’avant) pour re-trouver
les petites lumières rencontrées sur le chemin et quittées trop rapidement...
Chaque trajet est différent même s’il emprunte la même voie. Et puisque «tous
les chemins mènent à Rome» nous pouvons choisir celui qui nous convient le
mieux.
S.M.
EDICION FUGAZ
COLECCION EXTRACTO
Barcelona - 1er de Noviembre de 2012
“La nuit dont je te parle nous avons dîné à
Paderno, et ensuite dans le noir sans lune,
nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous
avons vu une quantité énorme de lucioles
qui formaient des bosquets de feu dans les
bosquets de buissons, et nous les enviions
parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles
se cherchaient dans leurs envols amoureux et
leurs lumières, alors que nous étions secs
et rien que des mâles dans un vagabondage
artificiel.”
Pier Paolo Pasolini - 1941
“Il y a deux jours, j’ai pris naïvement la carte
routière pour regarder l’itinéraire du lendemain
et, sur une route parallèle à la notre, j’ai
remarqué un nom de village dans la montagne qui
m’a traversé comme un éclair. Après une vérification
sur internet... Oui c’est bien ça ! La marche m’a
conduite à une douzaine de kilomètres de Pieve del
Pino, sur le chemin des lucioles de Pasolini.”
Sarah M. - 2011
EDICION FUGAZ
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