LE PAPE JEAN-PAUL Ier ASSASSINÉ ?

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LE PAPE JEAN-PAUL Ier ASSASSINÉ ?
LE PAPE JEAN-PAUL Ier ASSASSINÉ ?
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Des rumeurs circulèrent dans le village du
Vatican. On raconta que la lampe de la sonnette sur le panneau de contrôle dans les appartements pontificaux était restée allumée
toute la nuit et que personne n'avait répondu à
cet appel au secours. On raconta que l'on avait
découvert des traces de vomissure dans la
chambre qui avaient taché divers objets et que
c'était la raison de la disparition des lunettes et
des pantoufles. Les vomissements constituent
souvent l'un des premiers symptômes d'une
trop forte dose de digitaline.
Des groupes d'évêques et de prêtres se
pressaient dans les bureaux et rappelaient le
curieux incident de la mort tragique et subite
de Nikodem, archevêque russe orthodoxe de
Léningrad. Il avait été reçu en audience spéciale par Luciani le 5 septembre. Soudain, sans
prévenir, le prélat russe de 49 ans s'était effondré en avant dans son fauteuil. Quelques instants après, il était mort. On disait maintenant
dans les couloirs du Vatican que Nikodem
avait bu une tasse de café préparée pour Albino Luciani. Nikodem ne jouissait pas d'une
santé solide et avait déjà subi un certain
nombre d'attaques cardiaques. Dans l'ÉtatCité, encore apeuré, on avait rejeté ces faits;
mais cette mort prenait rétrospectivement les
allures d'un signe, d'un avertissement à propos
des événements redoutables qui venaient de se
passer dans les appartements pontificaux.
Dans la journée du 29 septembre tout le
reste des affaires appartenant à Albino Luciani
fut déménagé. Y compris ses lettres, ses notes,
ses livres et la petite poignée de souvenirs personnels comme la photo de ses parents avec
Pia enfant. Les collègues de Villot à la secrétairerie d'État emportèrent tous les documents
confidentiels. Très rapidement toutes les
preuves matérielles indiquant que Albino Luciani avait vécu et travaillé en ce lieu furent
empaquetées et emportées. À 18 heures, la totalité des 19 pièces des appartements pontificaux était entièrement vidée de tout objet associé, même de loin au pontificat de Luciani.
C'était comme s'il n'était jamais venu ici,
comme s'il n'y avait jamais vécu. À 18 heures,
les appartements pontificaux furent scellés par
le cardinal Villot. Ils devaient rester fermés
jusqu'à ce qu'un successeur fût élu.
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Discrètement, les soeurs et les deux secrétaires s'en allèrent. Magee garda en souvenir
les cassettes dont se servait Luciani pour améliorer son anglais. Lorenzi emporta avec lui un
fouillis d'images et de souvenirs. Évitant soigneusement les journalistes le groupe alla s'installer dans une maison dirigée par les soeurs de
Maria Bambina. Diego Lorenzi était complètement accablé par la mort de celui qu'il aimait.
John Magee était destiné à devenir secrétaire
d'un pape pour la troisième fois, exploit
unique et remarquable. Lorenzi retourna dans
le nord de l'Italie travailler dans une petite
école. Vincenza fut envoyée encore plus au
nord dans un obscur couvent. L'appareil du
Vatican garantissait par ce bannissement virtuel qu'aucun d'eux ne serait facile à retrouver.
Une fois les portes de la Salle Clementina
fermées au public à 18 heures, le vendredi 29
septembre, l'homme le plus soulagé du Vatican
était Villot. Le travail des techniciens pouvait
enfin commencer. Une fois le corps embaumé,
il serait très difficile au cours de n'importe
quelle autopsie ultérieure de découvrir et
d'établir la présence de poison dans le corps. Si
le pape était véritablement mort d'un infarctus
aigu du myocarde les fluides nécessaires ne détruiraient pas les vaisseaux sanguins naturellement endommagés.
Dans ce qu'on peut sans doute voir comme
une coïncidence pleine d'ironie, l'Association
des Propriétaires de Pharmacie de Rome choisit ce jour parmi tous les autres pour faire savoir par voie de presse qu'un certain nombre
de médicaments essentiels au traitement de
certains cas d'empoisonnement et de maladies
cardiaques n'étaient pas disponibles. La déclaration que les journalistes italiens finirent par
arracher au cardinal Villot revêt peut-être une
plus grande pertinence: «Quand j'ai vu Sa Sainteté hier soir, il était parfaitement bien portant, totalement lucide et il m'a donné toutes ses instructions pour
le lendemain.»
Derrière les portes fermées de la Salle Clementina le processus d'embaumement se
poursuivit pendant trois heures. Les soins et la
conservation du corps relevaient de la responsabilité du professeur Cesare Gerin, mais le
travail réel d'embaumement était exécuté par le
professeur Marracino et les frères Ernesto et
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Renato Signoracci. Quand les deux frères
avaient examiné le corps avant qu'on ne l'apporte à la Clementina, ils avaient conclu du
manque de rigidité cadavérique et de la température du corps que la mort avait eu lieu non
pas à 11 heures du soir le 28 mais entre 4 et 5
heures du matin le 29. Ils reçurent une confirmation indépendante de leur conclusion par
monseigneur Noe qui apprit aux frères que le
pape était mort peu avant 5 heures du matin.
J'ai interviewé les deux frères en profondeur à
trois reprises séparées. Ils sont absolument
formels: la mort s'est produite entre 4 heures
et 5 heures du matin et on a découvert le corps
du pape dans l'heure qui a suivi la mort. S'ils
ont raison soit le pape était vivant soit il était à
peine décédé quand soeur Vincenza pénétra
dans sa chambre. Seule une autopsie complète
aurait résolu ces opinions contraires.
Sur l'insistance du Vatican on ne retira pas
une goutte de sang au cadavre, on n'ôta aucun
organe. On effectua les injections de formol et
autres conservateurs chimiques dans le corps
par les veines et artères fémorales. La raison
de la durée de trois heures pour le processus
tient à ce que, contrairement à l'usage habituel
où l'on retire du sang, ou qu'on le mêle à une
solution saline qu'on fait circuler dans tout le
corps, le Vatican tenait absolument à ce qu'on
ne retire pas une seule goutte de sang. Une
faible quantité de ce liquide aurait amplement
suffi, évidemment, pour qu'un médecin légiste
établisse la présence de substances toxiques,
quelles qu'elles soient. Le traitement cosmétique infligé au corps élimina l'expression
d'angoisse sur le visage. Les mains qui s'étaient
serrées sur les feuilles de papier aujourd'hui
manquantes furent disposées sur un rosaire.
Le cardinal Villot se retira enfin pour se coucher un peu avant minuit. Le pape Paul VI, en
accord avec la loi italienne, n'avait pas été embaumé avant que le délai de 24 heures après le
décès ne se fût écoulé. Bien qu'il y ait eu des
accusations concernant une incompétence
médicale après la mort de Paul, on n'entendit
jamais parler de malveillance. Là, alors que
non seulement l'opinion publique mais des stations de radio et de télévision, ainsi que la
presse écrite demandaient une autopsie, on
embauma le corps de Luciani environ douze
heures après sa découverte.
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Le samedi 30 septembre on posait avec une
urgence croissante la question précise: «Pourquoi refuser une autopsie?» Les medias commençaient à rechercher une explication de cette
mort soudaine que rien ne laissait prévoir. La
Curie avait rappelé très vite aux journalistes
qui s'intéressaient à la question une remarque
impromptue faite par Luciani lors de son audience générale le mercredi 27 septembre. Se
tournant vers un groupe de malades et de
handicapés dans la Salle Nervi, Luciani avait
dit: «Rappelez-vous que votre pape a été huit fois à
l'hôpital et a subi quatre opérations.» L'Office de
Presse du Vatican commença à répondre aux
demandes de détails sur la mort de Luciani en
répétant la phrase du défunt. Ils s'en servirent
avec un tel excès qu'on eût dit une sorte de répondeur automatique, avec le manque de satisfaction corrélatif des correspondants.
Les divers media rappelèrent que Luciani
n'avait pas semblé être en mauvaise santé durant son bref pontificat. Au contraire, firent-ils
observer, il donnait une image de santé, pleine
de vie et d'enthousiasme. D'autres, qui connaissaient Luciani depuis bien plus long temps,
commencèrent à recevoir des appels pour
qu'ils donnent leur avis. Quand Monseigneur
Senigaglia, secrétaire de Luciani à Venise pendant plus de six ans, révéla que le défunt pape
avait subi récemment un check-up complet
avant de quitter Venise pour le conclave et que
ces examens médicaux s'étaient révélés «favorables à tous égards» les demandes d'autopsie se
firent plus fortes. Lorsqu'un certain nombre de
médecins experts commencèrent à exprimer
catégoriquement la nécessité d'une autopsie
afin de déterminer la cause réelle de la mort, la
panique au Vatican atteignit de nouveaux somsommets. Il était clair que
si les médecins étaient
prêts à avancer diverses
raisons qui auraient pu
être des facteurs y contribuant (le stress soudain
causé par le fait de devenir pape faisait partie des
favoris), aucun n'était
disposé à accepter sans
autopsie l'affirmation du
Vatican selon laquelle Albino Luciani était décédé d'un infarctus du myocarde.
David Yallop: Le Pape doit mourir: Enquête sur la mort suspecte de Jean-Paul Ier. Paris, Nouveau monde
éditions), Nlle éd. 2013, pp. 310-314.
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1. Quels arguments met en avant le journaliste, pour fonder sa thèse de l'assassinat ? Citez le
document principal d'abord, puis le complémentaire, et commentez.
2. Quels arguments vous paraissent aptes à convaincre quel public ? Citez et commentez.
3. Plus généralement, comment expliquez-vous la fascination pour une image «sombre» de
l'Eglise Catholique ? Ex. Flagellation de Silas dans le Da Vinci Code:
https://www.youtube.com/watch?v=23M8WT_PS7E
Document complémentaire
Des historiens et des journalistes font le lien entre les scandales bancaires du Vatican et une volonté de Jean-Paul Ier
- homme simple détestant les fastes et l'argent - de faire de l'ordre dans les finances de la papauté.
Les mystérieux affairistes du Vatican
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C'était un 18 juin, à Londres, en 1982. Un
homme découvrit sous le pont de Blackfriars
le corps pendu d'un banquier italien, Roberto
Calvi. On cria vite au suicide. Beaucoup pensaient que la réalité n'était pas aussi simple:
Calvi se trouvait au centre du plus gros scandale politico-financier d'après-guerre en Italie,
et le Vatican y était étroitement mêlé. A travers
l'Institut pour les Oeuvres de Religion (IOR), et également à cause d'un prélat haut en couleur,
Paul Marcinkus.
L'IOR existe depuis le XIXe siècle. Mission
première à cette époque: gérer ou vendre les
immeubles et les actions données au Vatican
ou aux oeuvres italiennes. En 1942, en pleine
guerre mondiale, le pape Pie XII [pape de
1939 à 1958] en fait un organisme officiel du
Saint-Siège. Résultat: une dispense d'impôts
sur les revenus des actions (circulaire signée le
31 décembre 1942 par le ministre des Finances
de Mussolini). L'IOR avait entière liberté pour
les opérations de change avec le monde entier,
sans passer par la lire italienne, et d'autres facilités encore. Tous les banquiers vous diront
que c'était la porte ouverte à des opérations de
blanchiment de l'argent.
«Comme financier, il est zéro»
L'IOR devient à ce moment une grande
banque, tenant les comptes des congrégations
religieuses, des oeuvres, de leurs dirigeants,
d'une partie des employés et des dignitaires du
Vatican, du personnel des représentations diplomatiques. Tout se passe sans anicroche,
bien que la banque gère des fonds considé-
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rables, jusqu'à l'arrivée à sa tête de Paul Casimir Marcinkus.
Ce prélat américain, né à Chicago dans le
quartier où régnait Al Capone pendant la prohibition, est un personnage de roman. Un
physique de joueur de football américain ou de
garde du corps: il a d'ailleurs, jouant ce rôle,
détourné le poignard d'un Philippin qui visait
Jean-Paul II lors de l'un de ses voyages, en
1980. Arrivé jeune au Vatican, il y avait fait ses
classes dans la diplomatie, pas dans la finance,
mais Paul VI [pape de 1963 à 1978], ayant remarqué lors de ses voyages ses talents d'organisateur, en avait fait un banquier.
L'IOR n'est pas la banque centrale du Vatican: ce rôle est tenu par l'administration du patrimoine du Siège apostolique. Mais c'est l'un
des plus gros instruments financiers de
l'Eglise. Le voilà entre les mains d'un novice.
«Comme financier, il est zéro», dira de lui Michele
Sindona, l'un des principaux acteurs de cette
aventure rocambolesque.
Sindona appartenait à l'IOR avant Marcinkus. En 1965, ce petit avocat sicilien devenu banquier à Rome se voit confier une mission de confiance par Paul VI: Le gouvernement italien vient de soumettre le Vatican au
régime fiscal ordinaire des placements financiers dans le pays. Le pape, furieux et inquiet,
décide de «désitalianiser» son patrimoine, et
confie cette mission à Sindona, lequel réalise
quelques bons coups en revendant les participations majoritaires du Vatican pour les placer
en Europe (Immobilière des Champs-Elysées) et
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surtout aux Etats-Unis (General Motors, Shell,
General Electric, immeuble du Watergate, etc.). Marcinkus admire comme s'il assistait à des miracles, et fait confiance.
Empoisonné en prison
Une première affaire avec la justice américaine - qui, en 1975, s'émeut des conditions
dans lesquelles l'IOR a acheté une compagnie
pétrolière - n'entamera ni cette admiration, ni
cette confiance. Et Sindona continue: Il tente
même d'obtenir un gros prêt en dollars au
nom d'une congrégation qui n'existe pas et en
la garantissant par des actions aussi irréelles. A
force d'acrobaties, il tombe. Sa banque, la Banca Unione, fait faillite. L'IOR en possédait
20 %. L'un de ses dirigeants, un laïc, Luigi
Mannini, qui siégeait au conseil de la Banca
Unione, se retrouve en prison. Pour effacer
l'ardoise, le Vatican débourse plus de 300 millions de francs. Sindona ne s'en émeut guère:
«Je leur ai fait gagner 200 millions de $ au moins»,
assure-t-il. En 1986, il mourra en prison, empoisonné dans sa cellule, par la Mafia, chuchote-t-on.
L'expérience aurait pu servir, mais non.
Dès 1971, Sindona avait présenté à Marcinkus
Roberto Calvi, le pendu de Londres. Ce personnage avait gravi peu à peu les échelons de
la banque Ambrosiano, très fréquentée par le
clergé, jusqu'à en devenir vice-président. Sindona en prison - d'abord aux Etats Unis -,
Calvi prend sa place aux côtés de Marcinkus.
Puis, à la tête de l'Ambrosiano, il se constitue un
empire: une quarantaine de banques, de préférence dans les paradis fiscaux - Liechtenstein,
Caraïbes ou Panama -, avec une holding centrale au Luxembourg. Marcinkus accepte la
vice-présidence d'une de ces banques, celle des
Bahamas, dont l'IOR détient plus de 8 %.
Pour Calvi, l'IOR est un cadeau du ciel: elle
lui offre des facilités pour l'évasion des capitaux, et lui prête 600 millions de $ qu'il se hâte
de transporter au Luxembourg. Il en emprunte
autant à de nombreuses banques, et tout cet
argent part pour l'Amérique latine, le Pérou
notamment, mais aussi vers des compagnies
panaméennes aux noms charmants, comme
Astrolfine ou Salrosa.
Nous sommes alors en 1980, Jean-Paul II
est pape. Marcinkus a gardé sa confiance, qui
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grandira ensuite quand l'IOR aidera les Polonais de Solidarnosc à travers des sociétés écrans.
Mais la Banque d'Italie commence à regarder de
près ce qui se passe à l'Ambrosiano. Pour
s'apercevoir que les comptes sont faux, les
caisses vides, et donc que la faillite menace.
Des liens gênants avec la loge P2
Le 10 juin 1982, Roberto Calvi rase sa
moustache et disparaît. Il n'a plus que huit
jours à vivre. Seize ans plus tard, un tueur repenti de la Mafia, Francesco Mannoia, dit
«Mozzarella», assurera que celle-ci a «suicidé» le
banquier. Il est vrai qu'il avait quelque lien
avec elle et la loge maçonnique Propaganda due
(P2). Le service rendu était toujours le même:
blanchiment de l'argent sale surtout. La situation de l'Ambrosiano était telle que Calvi devenait gênant, assure-t-on. Toujours est-il qu'à la
suite des «révélations» de Mozzarella un juge
romain demanda l'exhumation du corps du
pendu. On n'a jamais su le fin mot de l'histoire.
On a su, en revanche, l'importance de la
faillite: 1 milliard de $ disparus, des milliers
d'actionnaires ruinés. La justice italienne fait
alors le ménage, condamne entre autres Carlo
De Benedetti, président d'Olivetti, et deux dirigeants de la loge d'extrême droite P2. Marcinkus, lui, s'en tirera bien: Le parquet de Milan lance contre lui un mandat d'arrêt pour
«concours en faillite frauduleuse», mais il est toujours au Vatican, où des enquêtes menées par
un père jésuite puis par quatre banquiers européens et un américain concluent à son innocence... dans tous les sens du mot. Et donc le
Vatican refuse de le livrer à la justice italienne.
Il restera à Rome jusqu'en 1989... pour se retirer, presque clandestin, aux Etats-Unis.
Le Vatican, une fois encore, paiera: 250
millions de $. Mais ne modifiera la structure de
l'IOR que cinq ans après le scandale. Et bien
des mystères demeurent: à les morts de Paul
VI et surtout de Jean-Paul Ier, [en août et septembre 1978], le cardinal Camerlingue (qui assure une sorte d'intérim) réunissait chaque jour
les cardinaux présents à Rome, comme l'exige
la tradition. Quelques-uns l'interrogèrent sur
les activités de l'IOR. Ils n'obtinrent jamais de
réponse.
Article de Jean-Luc BARBERI, paru dans le journal économique français
«L'Expansion», le 1er avril 2004
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