extrait YANG tome 1

Transcription

extrait YANG tome 1
L’initiation
Sylvie Roberge
Éditions Sylva
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Prologue
Sans la moindre hésitation, j’appuie sur la touche « entrée ». Le transfert de données, vitales
pour l’entreprise, s’effectue vers la clé USB en une fraction de seconde. Pendant que Jérôme surveille
le corridor, j’empoche la précieuse clé.
J’étais une espionne et je ne le savais pas.
Mélissa mordilla le bout de son crayon en réfléchissant. Comme tout cela lui paraissait loin
maintenant. Seulement deux années s’étaient pourtant écoulées depuis cette satanée convocation.
Depuis, elle était une autre personne.
Ondulant au rythme de la musique dans ses écouteurs, elle rêvassait. Tout à coup, la voix de Joe
Budden la propulsa dans ses souvenirs.
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Chapitre un
Le recrutement
La douce chaleur de cette belle journée d’automne incitait à rêver aux vacances venant à peine de se
terminer. Les cimes rondes des érables centenaires projetaient une ombre légère sur l’allée de béton
conduisant à l’entrée du bâtiment.
L’école secondaire Charlotte Bernier avait été construite dans les années 80. Elle occupait un
vaste terrain dans le quartier est de Charny. La ville s’enorgueillissait de son aménagement urbain
composé de nombreux parcs et de rues bordées d’arbres matures.
Les familles y habitant menaient le train de vie typique des gens à l’aise financièrement : un
voyage dans le sud à chaque année, deux voitures dans l’entrée et des enfants pratiquant un sport de
compétition. Le taux de criminalité se situait sous la moyenne québécoise.
Soudainement, la tranquillité des abords de l’école fut troublée par les autobus jaunes arrivant les
uns après les autres. Ils déversèrent leur flot d’adolescents bruyants. À l’intérieur de l’école, les
conversations rebondissaient sur les casiers métalliques alignés le long des corridors, amplifiant le
tintamarre. Ici et là, des bousculades amicales éclataient entre les garçons débordant de l’énergie de la
jeunesse. Les jeunes discutaient par petits groupes. Parmi eux, un grand châtain clair parlait fort pour se
faire comprendre à travers le tapage. D’ailleurs, il cherchait toujours à se faire remarquer.
— Toi, Jérôme, fit William en administrant une tape sur la poitrine du grand adolescent, je
suppose que tu as été convoqué aussi?
Le garçon aux cheveux noirs prenait un ton provocateur en questionnant son ami, mais son sourire
en coin trahissait son amitié. Le grand Jérôme acquiesça d’un léger hochement de tête arrogant.
— On sait bien, avec tes grosses notes et ton prix méritas de l’an dernier au basket, conclut
William.
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Jérôme soupira comiquement et roula ses magnifiques yeux verts.
— Ce n’est quand même pas ma faute si je suis le meilleur! Et en plus, je vais manquer le cours
de français en allant à la convocation.
Le petit groupe d’admirateurs s’esclaffa. Jérôme reçut un baiser d’Éloïse, son amoureuse. Ils
formaient le couple parfait : grands et athlétiques tous les deux. Les yeux d’Éloïse brillaient d’un bleu
électrique et ses longs cheveux blonds faisaient se retourner les garçons avec envie lorsqu’elle déambulait
fièrement au bras du beau Jérôme.
— Hé! Mélissa! Es-tu invitée toi aussi à la rencontre?
Quelques casiers plus loin, une grande fille aux muscles fins darda un regard d’acier sur l’arrogant
adolescent. Mélissa détestait Jérôme. Son amie Caroline l’incita au calme.
— Ne t’occupe pas de lui, il n’en vaut pas la peine.
— S’ils t’ont invitée, c’est qu’ils devaient manquer de joueuses féminines ou un truc du genre!
ajouta méchamment le grand blond.
À ses côtés, Éloïse lui fit la morale.
— Jérôme, tu exagères cette fois-ci. Excuse-toi, sinon je pars.
Éloïse était la seule personne qui pouvait se permettre de parler sur ce ton à Jérôme. Il en était
fou.
— Bon, O.K. Excuse-moi Mélissa!
Il ne put s’empêcher de fanfaronner.
— J’irai me confesser dimanche.
Son groupe d’amis ricana pendant qu’Éloïse levait les yeux au ciel. Elle était follement
amoureuse.
Mélissa se dirigea résolument vers le groupe. Elle allait mettre les choses au clair dès le début de
l’année scolaire. Caroline, douce et pacifique, essaya de l’empêcher de faire une gaffe. L’an dernier, son
amie avait écopé d’une retenue de trois jours pour s’être mise dans une colère terrible en plein cours.
Jérôme l’avait discrètement houspillée et Mélissa, avec son tempérament bouillant, avait explosé.
Lorsque le professeur l’avait envoyée chez le directeur, elle avait crié que le responsable était Jérôme et
celui-ci avait roulé des yeux innocents au professeur, qui n’y avait vu que du feu. Depuis ce temps, c’était
la guerre entre ces deux-là.
Au moment où Mélissa, en furie, allait commettre l’irréparable, la cloche annonçant le début des
cours résonna dans les corridors. La cohue de tous les étudiants se bousculant et se hâtant isola la grande
brune de son objectif.
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Caroline rejoignit enfin son amie et en lui prenant le bras, l’attira doucement vers la direction
opposée.
— Viens, Mélissa! Il ne faut pas être en retard à notre cours.
Avec regret, Mélissa suivit son amie et bientôt, le silence fut de retour aussi vite qu’il s’était
évaporé quelques minutes plus tôt.
Une semaine auparavant, cet endroit reposait dans le calme en attendant le début des classes. Puis,
des voix s’étaient fait entendre tout au bout du corridor. Tournant le coin, un personnage bedonnant
discutait avec ses trois invités en gesticulant. Derrière de petites lunettes rondes se cachaient des yeux
sévères. Le directeur de l’école passait régulièrement sa main grassouillette sur son crâne pour replacer
ses rares cheveux.
Les trois hommes qui l’accompagnaient se démarquaient par leur costume bien taillé et leur
assurance inébranlable. Virgil, le directeur, s’agitait.
— Mon bureau n’est pas très loin. Nous y serons à l’aise pour discuter.
Le plus âgé des trois hommes fit un petit signe de tête. Le directeur se sentait nerveux en leur
présence. Il avait la désagréable impression que son opinion importait peu. Ces gens feraient comme bon
leur semble. Ils marchèrent en silence pendant quelques minutes, puis Virgil les introduisit dans son
bureau. Il les invita à s’asseoir.
Le directeur se racla la gorge et s’efforça de prendre un ton autoritaire.
— Que ce soit bien clair! L’école Charlotte Bernier affiche de hauts standards. Le sport est
important, comme le prouvent les performances de notre équipe de basketball, mais les résultats scolaires
passent avant tout. Nos étudiants proviennent de familles respectables et la réputation de notre école
dépasse les frontières du pays. En effet, l’an dernier…
— M. Virgil, le coupa d’un ton autoritaire l’un des hommes, vous et votre école ne pouvez que
bénéficier de notre association. Nous vous avons choisi justement pour tout ce qui fait votre fierté. Les
élèves et leur rendement scolaire nous tiennent à cœur, soyez-en assuré.
Ses deux acolytes acquiescèrent solennellement.
— Nous sélectionnerons l’élite parmi vos élèves, autant sur le plan sportif que scolaire. Leurs
notes ne souffriront pas de l’entraînement intensif auquel ils seront soumis. De plus, ils vivront des
expériences très enrichissantes.
À nouveau, les deux autres acquiescèrent avec un léger sourire. Ces gens intimidaient le directeur
tout en l’intriguant. Malgré cela, il se faisait tirer l’oreille. En fin psychologue, l’homme au complet
luxueux toucha la corde sensible du directeur.
— Naturellement, nous assumons les dépenses reliées à ce projet : l’entraînement dans notre
centre spécialisé et les sorties occasionnées par les compétitions de haut niveau.
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Il laissa savamment le silence s’installer quelques instants, puis asséna le coup de grâce.
— De plus, c’est avec plaisir que nous apporterons une aide substantielle à votre projet de mise à
niveau du matériel informatique de l’école.
Maintenant, ses trois interlocuteurs souriaient à l’unisson, imbus de leur pouvoir.
M. Virgil sursauta légèrement. Depuis des mois, il se démenait comme un diable dans l’eau bénite
afin de rassembler le financement nécessaire à ce projet qui lui tenait à cœur, et voilà que ces drôles de
phénomènes lui offraient le tout sur un plateau d’argent.
Il se leva rapidement en grimaçant sous l’effort et tendit la main à ses bienfaiteurs.
*
L’homme habillé avec soin étudiait attentivement les dossiers éparpillés sur l’imposant bureau de
chêne. Il semblait indifférent au décor luxueux dans lequel il travaillait. La pièce était spacieuse et dotée
de hauts plafonds. De magnifiques boiseries de la même essence que le bureau créaient une ambiance
chaleureuse. Un foyer au propane, inutilisé à cette époque de l’année, promettait une température
agréable pendant les mois rigoureux de l’hiver.
La pièce n’était dotée d’aucune fenêtre pour la simple raison que ce lieu de travail se situait dix
mètres sous terre. Seulement trois personnes en connaissaient l’existence.
Le directeur de l’école était très réticent à l’idée de céder les dossiers des élèves faisant partie de
l’équipe de basketball, mais l’annonce du don imprévu avait adouci ses défenses.
Parmi la pile de dossiers, un en particulier parut retenir l’attention de l’homme. Il parcourut la
biographie du candidat et examina la photo du jeune garçon. Des cheveux châtains surplombaient des
yeux d’un vert étonnant. Tout dans sa physionomie indiquait une belle assurance et une vive intelligence.
Il regarda les relevés de notes du jeune homme ainsi que les commentaires de ses professeurs. Tous ne
tarissaient pas d’éloges envers cet élève doué malgré son tempérament parfois rebelle : président de
l’école l’an passé, capitaine de son équipe et gagnant du prix méritas sportif deux années d’affilée.
L’homme lut le nom à haute voix en espérant que ce candidat passe le test de Karl, son associé :
« Jérôme! »
Il appuya sur un bouton et appela ses acolytes. Quelques instants plus tard, la porte insonorisée
s’ouvrit et deux hommes pénétrèrent dans le bureau à l’ambiance feutrée. Ils prirent place dans les
élégants fauteuils de cuir face à leur patron.
— Bon matin, M. Harrison, dit le moins costaud des deux, en inclinant exagérément la tête.
— Karl, tu sais que je déteste quand tu fais le pitre de cette façon.
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Le dénommé Karl garda le silence, mais le coin relevé de ses lèvres lui conférait un air
sarcastique.
Harrison se tourna vers l’entraîneur.
— Alors, James, tout est prêt pour recevoir les candidats?
James releva légèrement son grand corps athlétique.
— Oui, le plan d’entraînement est au point, les dortoirs et le gym sont équipés et propres. J’ai
hâte de les mettre au pas, déclara-t-il d’un ton énergique.
— Parfait, répondit Harrison.
Puis, il tourna vers ses associés le dossier de Jérôme.
— Retenez bien ce visage. S’il répond positivement à notre test, il fera un candidat parfait. Chez
les filles, j’hésite entre deux.
Il avança deux autres dossiers.
— Éloïse et Mélissa! Chacune d'elle est une excellente élève et une talentueuse joueuse de basket.
Cette Mélissa a un regard provocateur qui me plaît plus ou moins, mais nous verrons.
— La réunion avec les élèves est pour aujourd’hui, n’est-ce pas? demanda Karl.
Il avait un regard qui mettait automatiquement mal à l’aise ceux qui le rencontraient pour la
première fois.
Harrison acquiesça.
— Votre rôle sera d’observer les étudiants. Mémorisez les visages et prenez note de leur intérêt
et de leur discipline.
Il pointa son doigt vers Karl.
— Et pas de petits tours de passe-passe.
— Moi, patron, jamais!
James sourit.
*
M. Virgil gesticulait sous l’effet du stress.
— Les élèves sont sur le point de se diriger vers l’amphithéâtre. Je suis certain que vous trouverez
les candidats recherchés pour votre équipe.
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— Ne vous inquiétez pas, le rassura Harrison, nous nous chargeons de tout à partir du moment
où ils seront rassemblés dans votre amphithéâtre. Nous sommes des spécialistes.
Encore ces sourires énigmatiques qui rendaient le directeur mal à l’aise. Ils étaient maintenant
arrivés à l’amphithéâtre. Les trois hommes en complet se dirigèrent vers la tribune pendant que le
directeur accueillait les élèves convoqués. Ils avaient beau représenter l’élite de l’école, sur le plan tant
sportif que scolaire, ils arrivèrent tout de même en se traînant les pieds tels les adolescents qu’ils étaient.
M. Virgil leur lançait des regards sévères.
— Tenez-vous droit! Soyez attentifs! Je vous ai à l’œil!
À l’intérieur, Mélissa, une des premières arrivées, regarda Jérôme et sa troupe franchir la porte
quelques secondes avant que M. Virgil ne la ferme.
— Toujours bon dernier, n’est-ce pas Jérôme? C’est pour que tout le monde puisse t’admirer?
— Tu as tout deviné, ma belle.
Jérôme choisit un siège près de la grande brune, qui fulminait. Elle rougit de colère et fit mine de
se lever pour changer de place. Au même moment, à l’avant, le directeur demandait le silence. Mélissa
se rassit et ravala sa frustration. Elle se pencha vers Caroline et chuchota :
— Si j’étais un gars, je lui flanquerais mon poing sur son maudit sourire.
Caroline ricana, puis du coude lui montra M. Virgil qui dardait son regard de directeur autoritaire.
— Mlle Mélissa, s’il vous plaît.
Mélissa se renfonça dans son siège et songea : « Quelle journée de merde! »
*
Tout a commencé dans cette salle. Il était trop tard. Nous étions déjà sous leur emprise.
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Chapitre deux
La décision de Mélissa
Tous regardaient avec curiosité les hommes présents sur l’estrade avec le directeur. Le
contraste était frappant : M. Virgil ressemblait à un itinérant posant en compagnie de trois
vedettes de cinéma. Celui du centre, immobile, habillé avec goût, était d’un calme
olympien. À ses côtés, ses deux acolytes scrutaient la foule comme l’auraient fait des
gardes du corps.
Virgil, nerveux, présenta ses invités.
— Bonjour à tous! Je vous remercie de vous être déplacés.
— Tout pour ne pas subir une heure de français avec Mme Roberge, chuchota
Jérôme à l’oreille de Dominic.
À l’avant, le directeur reprenait de l’assurance.
— Cette réunion ne sera pas très longue et vous pourrez immédiatement retourner
en classe ensuite. Vos professeurs ont été avertis et…
— Hum! Hum! fit discrètement Harrison.
— Ah oui, excusez-moi, bredouilla le gros directeur. Permettez-moi de vous
présenter M. Harrison et son équipe. M. Harrison possède et dirige le centre d’entraînement
YANG. Il…
Harrison s’avança au micro et repoussa doucement, mais fermement, son hôte.
— Merci, M. Virgil, pour votre coopération!
Celui-ci s’écarta, écarlate. On entendit quelques rires discrets dans l’assistance.
— Bonjour! Je ne passerai pas par quatre chemins. Je sais que si vous êtes ici
aujourd’hui, c’est grâce à votre excellence dans la pratique de ce merveilleux sport qu’est
le basketball…
Murmures approbateurs dans la foule.
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—… et vos résultats scolaires hors de l’ordinaire. Mes associés et moi investissons
dans le sport depuis des années et désirons former une équipe d’élite qui se démarquera
autant au niveau provincial que canadien, et même international.
Maintenant, il avait l’attention de tous. Jérôme s’était avancé au bout de son siège.
Il se voyait déjà avec une médaille olympique au cou.
— Mais attention! Il faudra y mettre temps et sueur. Beaucoup de sueur!
Ses deux associés ricanèrent. Harrison en profita pour les présenter. Il tendit le bras
à gauche vers le grand blond.
— James, que voici, sera votre bourreau. Il a lui-même été joueur professionnel de
basketball dans une équipe américaine.
Celui-ci s’avança légèrement d’un pas souple.
— Salut! Je m’appelle James Kerschensteiner, mais ne vous inquiétez pas, vous
pourrez m’appeler James. Moi-même, je n’écris mon nom correctement que depuis
quelques années.
Des rires fusèrent dans la salle.
— Mais ne vous méprenez pas! Vous me trouvez sympathique maintenant, mais à
la fin de chaque séance d’entraînement, vous allez me détester. Je ferai de vous des
machines.
Caroline se pencha vers Mélissa.
— Moi, je ne pourrai jamais le détester. As-tu vu comme il est beau?
Mélissa n’eut pas le temps de répondre que Harrison présentait son associé de
droite.
— Et voici M. Karl, l’assistant de James.
Le dénommé Karl, qui n’avait cessé d’observer l’assistance de son regard bleu
magnétique, prit la parole à son tour.
— Bonjour, j’assisterai James dans les épreuves de torture et je vous enseignerai
aussi quelques trucs de mon cru, ajouta-t-il, mystérieux.
Harrison lui coupa la parole avec un regard noir.
— Cher Karl et son goût pour le mystère. Donc, la gloire vous attend. Par contre,
vous devrez travailler très fort. Il y aura un entraînement tous les jeudis soir et un camp
intensif aux deux semaines. Nous possédons un centre d’entraînement ultra moderne où
vous logerez pendant ces camps intensifs, du samedi matin au dimanche après-midi. Si cet
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horaire ne vous convient pas, ne vous inscrivez pas. Il y aura un camp de sélection dans
une semaine, soit le samedi 8 septembre à 8 h 30. Nous choisirons dix garçons et dix filles.
James et Karl vont distribuer des formulaires d’inscription que vous devrez remplir et faire
signer par vos parents. L’adresse du camp se trouve sur le formulaire.
Un murmure d’excitation parcourait la salle.
— Je vous laisse ensuite retourner en classe. Nous espérons vous retrouver en grand
nombre samedi le 8.
L’amphithéâtre se vida dans un brouhaha indescriptible.
*
— Je ne tolérerai plus aucun écart de la sorte, Karl! rugit Harrison.
Ce dernier trônait derrière son massif bureau en chêne, un verre de cognac à la main.
Malgré sa colère, il avait délicatement déposé son coûteux complet anthracite sur le dossier
de sa chaise. Ses cheveux demeuraient parfaitement coiffés et des effluves d’eau de
Cologne se dégageaient de sa personne.
Ses deux acolytes lui faisaient face, confortablement installés dans de moelleux
fauteuils en cuir. Sans l’humeur massacrante de leur patron, ils auraient pu profiter de
l’ambiance chaleureuse de l’immense bureau.
Karl, l’objet du courroux de Harrison, fixa calmement son patron et se concentra
sur sa respiration. À ses côtés, James, conscient de la manipulation de son confrère, retint
un sourire.
Harrison se calma peu à peu, dégusta une gorgée du chatoyant liquide ambré et
pointa un doigt accusateur vers l’homme au regard bleu perçant.
— Et je t’interdis d’avoir recours à l’hypnose avec moi!
Puis, plus calmement :
— J’avoue que ta petite allusion mystérieuse lors de la réunion à l’amphithéâtre de
l’école aujourd’hui était anodine, mais nous ne devons prendre aucun risque. Personne ne
doit soupçonner la vraie nature de notre entreprise. N’avez-vous pas encore compris?
— Oui, acquiescèrent docilement Karl et James.
— Bon, maintenant, résumons le programme de samedi prochain. James, vous
accueillerez les candidats.
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Le séduisant entraîneur déplia sa carcasse et marcha de sa démarche souple de long
en large dans le bureau. L’inaction le rendait nerveux. Il récapitula.
— Je les rassemble dans la salle de conférence pendant que Karl récupère les
autorisations parentales. Ensuite, je leur explique le déroulement de la journée : jogging
extérieur, traction, squats, etc., afin de juger de leur condition physique. Suivra, dans le
gym, une évaluation de leurs habiletés au drible, au tir et à la défense. Ensuite, je leur parle
du dîner santé qui suivra. C’est là qu’on verra ceux qui sont prêts à abandonner les frites et
les hamburgers. Ha! Ha! Ha!
— Gardez votre humour douteux pour les jeunes, James, bougonna Harrison.
— Hum! Bon, d’accord. Après la douche et le repas, je vous les confie pour la suite
de l’évaluation.
Harrison reposa son ballon de cognac en claquant la langue tel un connaisseur.
— Hummmm! dit-il, les yeux fermés et le visage extatique. D’ici deux ans, mes
amis, nous pourrons nous offrir les meilleurs cognacs du monde.
James songea qu’une voiture sport le satisferait plus. Quant à Karl, impossible de
lire quoi que ce soit sur son visage énigmatique.
*
— Hors de question, Mélissa!
Celle-ci, furieuse, répliqua.
— Donne-moi une seule bonne raison!
Le père de Mélissa sentait sa patience s’émousser dangereusement. Cette pénible
discussion s’éternisait depuis presque une heure. Sa fille ne l’aurait pas à l’usure, cette foisci. Elle avait un talent pour le basket, il devait en convenir, mais de là à faire partie d’une
équipe hautement compétitive, il y avait une différence. Sans compter les nombreuses
heures d’entraînement où elle ne pourrait étudier. Là-dessus, il était inflexible.
— La seule raison que tu es en droit de savoir, c’est que nous, tes parents, te disons
non.
Mélissa devint instantanément rouge de colère. Elle se tourna brusquement vers sa
mère afin de trouver une alliée.
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— C’est pour ton bien, ma chérie, tenta de tempérer celle-ci en courbant les épaules
devant la colère imminente de sa fille.
— MON BIEN! explosa Mélissa. Je ne suis libre de rien dans cette maison.
Sur ces paroles, elle reprit avec rage la feuille d’autorisation et sortit en claquant la
porte de toutes ses forces. La maison entière trembla sur ses fondations.
Si au moins j’avais écouté mon père pour une fois. Mais non, la grande Mélissa
sait tout et ne fait qu’à sa tête. Je me doutais bien qu’il y aurait de l’argumentation
lorsque j’apporterais le formulaire d’autorisation à la maison. Mon père détestait le
basket et ne s’intéressait qu’à mes résultats scolaires. Je ne devais ma place dans
l’équipe de l’école qu’aux bons mots de Stéphane, le coach de basket qui allait au même
gym que papa. Encore une chose que je ne digérais pas : monsieur s’entraînait, mais
moi je n’avais pas le droit de faire du sport.
Pourquoi ai-je le don de me mettre les pieds dans les plats? De toute façon,
tout ça est derrière moi maintenant, et je dois continuer à avancer même si je sais
que cette soirée amorça un tournant décisif dans ma vie.
Mélissa hésita quelques instants, le crayon en l’air.
D’un autre côté, c’est grâce à moi si ces bandits ont eu le sort qu’ils méritaient.
*
Le lendemain, à la cafétéria, Jérôme était entouré de ses admirateurs, une fois de
plus. Cet endroit devenait, sur l’heure du midi, aussi bruyant que les corridors entre les
cours.
Dominic, l’ami d’enfance de Jérôme, brandit sa feuille d’invitation au camp de
sélection de l’équipe.
— À moi, la gloire et les belles filles! Finie l’école! Je serai un pro du basket.
Jérôme asséna une bourrade vigoureuse à son ami costaud.
— Tu mets la charrue devant les bœufs comme dit André, le prof d’histoire. Moi,
je serai la vedette, mais toi…
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Les garçons présents à la table se mirent à lui lancer des sachets de sucre. William,
un petit noir, habile à se faufiler entre deux adversaires lors des remontées au panier,
demanda :
— Qui va au camp de sélection?
Ils levèrent tous la main, sauf Christophe.
— Moi, mes parents n’ont pas voulu signer. Dans le fond, ça ne me dérange pas
trop, je vais garder mes fins de semaine pour faire de la planche au centre de ski.
Le grand châtain aux yeux verts se tourna vers la table voisine où son amoureuse
dînait en compagnie de ses amies.
— Toi, mon amour, tu viendras au camp de sélection?
— Bien sûr! On sera toutes là, n’est-ce pas les filles?
Caroline s’enflamma.
— J’ai tellement hâte à la fin de semaine prochaine. Pensez-y! On va participer à
des compés internationales. Je me demande si Mélissa fera partie du camp de sélection. Je
ne lui ai pas encore parlé ce matin.
Elle chercha du regard son amie. Mélissa ne mangeait jamais avec eux, car elle ne
pouvait pas tolérer Éloïse. Probablement parce que celle-ci sortait avec son ennemi juré :
Jérôme. Une fois sur deux, Caroline, avec son grand cœur, mangeait avec Mélissa, car elle
appréciait le caractère fougueux de celle-ci. On ne s’ennuyait pas avec la grande Mélissa.
Elle aperçut son amie deux tables plus loin.
— Hé, Mélissa! Viens-tu au camp de sélection samedi prochain?
— Sûrement. Il ne me reste qu’à faire signer mes parents, dit-elle en hésitant
légèrement.
Caroline fronça les sourcils. Elle connaissait Mélissa depuis des années.
L’hésitation ne faisait pas partie de ses gènes. Elle n’avait pas encore fait signer ses
parents? Non, ce n’était pas normal. Elle éclaircirait ce mystère avant la fin de la journée.
— Dépêche-toi de manger, Caro, si on veut avoir le temps de faire des paniers avant
le cours d’histoire, la pressa Mélanie.
Elle engouffra la dernière bouchée de son sandwich et suivit Éloïse et Mélanie.
*
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Assises côte à côte au fond de la classe, Mélissa et Caroline chuchotaient. En fait,
Caroline chuchotait pendant que Mélissa, elle, crachait rageusement ses mots de la façon
la moins discrète du monde. Caroline se fit la réflexion que son amie semblait s’exprimer
tout à coup avec un accent allemand.
— Tu te rends compte? J’ai presque dix-sept ans et ils me disent encore quoi faire!
À l’avant, André jeta un œil aux deux filles.
— Calme-toi, lui intima Caroline. André est super compréhensif, mais je sens que
sa patience diminue. Tu devrais peut-être en rediscuter calmement avec tes parents.
Apporte des arguments sans te fâcher. Je suis certaine que ton père…
— Trop tard, asséna Mélissa, j’ai imité sa signature. Ce n’était pas bien compliqué.
Un tas de gribouillis!
Elle avait haussé le ton sur « gribouillis ».
Cette fois-ci, André n’eut pas le choix d’intervenir.
— Les filles, finissez votre discussion. Je vous laisse deux minutes.
Le sympathique professeur croisa simplement les bras en souriant et se tut. Toute
la classe observait les deux amies. Caroline devint rouge d’embarras et Mélissa, de colère.
Elle détestait se faire réprimander. Avec fracas, elle repoussa sa chaise sans ranger ses
affaires et se dirigea à grands pas vers la porte. Comme elle aimait bien André, elle tempéra
sa sortie.
— Je ne suis pas fâchée contre toi, André.
Elle sortit en claquant la porte. Tous eurent l’impression que les murs de la classe
allaient s’effondrer.
André reprit son cours comme si rien ne s’était passé. Il faut dire que les crises de
Mélissa ne surprenaient plus personne.
Caroline, par contre, éprouva de la difficulté à se concentrer jusqu’à la fin. Elle était
inquiète pour son amie. Dans quel pétrin allait-elle se fourrer une fois de plus?
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