La politique peut-elle s`affranchir de toute morale ?

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La politique peut-elle s`affranchir de toute morale ?
La politique peut-elle s'affranchir de toute morale ?
Aristote, la politique (Livre III, chapitre 4, trad.
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/politique3.htm#IV
B.
Saint
Hilaire)
Il faut d'abord rappeler ici quel est le but assigné par nous à l'État, et quelles sont les
diversités que nous avons reconnues dans les pouvoirs, tant ceux qui s'appliquent à l'individu que
ceux qui s'appliquent à la vie commune. Au début de ce traité, nous avons dit, en parlant de
l'administration domestique et de l'autorité du maître, que l'homme est par sa nature un être
sociable ; et j'entends par là que, même sans aucun besoin d'appui mutuel, les hommes désirent
invinciblement la vie sociale. § 3. Ceci n'empêche pas que chacun d'eux n'y soit aussi poussé par
son utilité particulière, et par le désir de trouver la part individuelle de bonheur qui lui doit
revenir. C'est là certainement le but de tous en masse et de chacun en particulier; mais les
hommes se réunissent aussi, ne fût-ce que pour le bonheur seul de vivre ; et cet amour de la vie
est sans doute une des perfections de l'humanité.
On s'attache à l'association politique, même quand on n'y trouve rien de plus que la vie, à
moins que la somme des maux qu'elle cause ne vienne véritablement la rendre intolérable. Voyez
en effet quel degré de misère supportent la plupart des hommes par le simple amour de la vie ; la
nature semble y avoir mis pour eux une jouissance et une douceur inexprimables.
§ 4. Il est, du reste, bien facile de distinguer les divers genres de pouvoir dont nous voulons
parler ici ; nous en traitons à plusieurs reprises dans nos ouvrages exotériques. Bien que l'intérêt
du maître et l'intérêt de son esclave s'identifient, quand c'est le voeu réel de la nature qui assigne
au maître et à l'esclave le rang qu'ils occupent tous deux, le pouvoir du maître a cependant pour
objet direct l'avantage du maître, et pour objet accidentel, l'avantage de l'esclave, parce que,
l'esclave une fois détruit, le pouvoir du maître disparaît avec lui. § 5. Le pouvoir du père sur les
enfants, sur la femme et la famille entière, pouvoir que nous avons nommé domestique, a pour
but l'intérêt des administrés, ou tout au plus un intérêt commun à eux et à celui qui les régit.
Quoique ce pouvoir en lui-même soit fait surtout pour les administrés, il peut, [1279a] comme
dans tant d'autres arts, la médecine, la gymnastique, tourner secondairement à l'avantage de celui
qui gouverne. Ainsi, le gymnaste peut fort bien se mêler aux jeunes gens qu'il exerce, comme, à
bord, le pilote' est toujours un des passagers. Le but du gymnaste, comme celui du pilote, c'est le
bien de ceux qu'ils dirigent ; si l'un ou l'autre viennent se mêler à leurs subordonnés, ils ne
prennent leur part de l'avantage commun qu'accidentellement, l'un comme simple matelot, l'autre
comme élève, malgré sa qualité de professeur. § 6. Dans les pouvoirs politiques, lorsque la
parfaite égalité des citoyens, tous semblables, en fait la base, chacun a droit d'exercer l'autorité à
son tour. D'abord, chose toute naturelle, tous regardent cette alternative comme parfaitement
légitime, et ils accordent à un autre le droit de décider par lui-même de leurs intérêts, comme ils
ont eux-mêmes antérieurement décidé des siens ; mais, plus tard, les avantages que procurent le
pouvoir et l'administration des intérêts généraux, inspirent à tous les hommes le désir de se
perpétuer en charge ; et si la continuité du commandement pouvait seule infailliblement guérir
une maladie dont ils seraient atteints, ils ne seraient certainement pas plus âpres à retenir
l'autorité, une fois qu'ils en jouissent.
§ 7. Donc évidemment, toutes les constitutions qui ont en vue l'intérêt général sont pures,
parce qu'elles pratiquent rigoureusement la justice. Toutes celles qui n'ont en vue que l'intérêt
personnel des gouvernants, viciées dans leurs bases, ne sont que la corruption des bonnes
constitutions ; elles tiennent de fort près au pouvoir du maître sur l'esclave, tandis qu'au contraire
la cité n'est qu'une association d'hommes libres.
Quelques extraits classiques du Prince de Machiavel.
Chapitre VII, extrait.
La Romagne, acquise par le duc, avait eu précédemment pour seigneurs des hommes faibles, qui
avaient plutôt dépouillé que gouverné, plutôt divisé que réuni leurs sujets ; de sorte que tout ce pays
était en proie aux vols, aux brigandages, aux violences de tous les genres. Le duc jugea que, pour y
rétablir la paix et l'obéissance envers le prince, il était nécessaire d'y former un bon gouvernement :
c'est pourquoi il y commit messire Ramiro d'Orco, homme cruel et expéditif, auquel il donna les
plus amples pouvoirs. Bientôt, en effet, ce gouvernement fit naître l'ordre et la tranquillité ; et il
acquit par là une très grande réputation. Mais ensuite le duc, pensant qu'une telle autorité n'était plus
nécessaire, et que même elle pourrait devenir odieuse, établit au centre de la province un tribunal
civil, auquel il donna un très bon président, et où chaque commune avait son avocat. Il fit bien
davantage : sachant que la rigueur d'abord exercée avait excité quelque haine, et désirant éteindre ce
sentiment dans les cœurs, pour qu'ils lui fussent entièrement dévoués, il voulut faire voir que si
quelques cruautés avaient été commises, elles étaient venues, non de lui, mais de la méchanceté de
son ministre. Dans cette vue, saisissant l'occasion, il le fit exposer un matin sur la place publique de
Césène, coupé en quartiers, avec un billot et un coutelas sanglant à côté. Cet horrible spectacle
satisfit le ressentiment des habitants, et les frappa en même temps de terreur.
Chapitre XV.
Des choses pour lesquelles tous les hommes, et surtout les princes, sont loués ou blâmés
Il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire, soit envers ses sujets, soit envers
ses amis. Tant d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de présomption si j'en parle
encore ; d'autant plus qu'en traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais, dans
le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m'a paru qu'il valait mieux
m'arrêter à la réalité des choses que de me livrer à de vaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu'on n'en a jamais vues ni
connues. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont
on devrait vivre, qu'en n'étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver ;
et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de
tant de méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien
ou mal, selon la nécessité.
Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu imaginer touchant les devoirs des princes, et m'en
tenant à la réalité, je dis qu'on attribue à tous les hommes, quand on en parle, et surtout aux princes,
qui sont plus en vue, quelqu'une des qualités suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique, et
pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé généreux et un autre misérable (je me
sers ici d'une expression toscane, car, dans notre langue, l'avare est celui qui est avide et enclin à la
rapine, et nous appelons misérable (misero) celui qui s'abstient trop d'user de son bien ; l'un est
bienfaisant, et un autre avide ; l'un cruel, et un autre compatissant ; l'un sans foi, et un autre fidèle à
sa parole ; l'un efféminé et craintif, et un autre ferme et courageux ; l'un débonnaire, et un autre
orgueilleux ; l'un dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre rusé ; l'un dur,. et un autre
facile ; l'un grave, et un autre léger ; l'un religieux, et un autre incrédule, etc.
Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens
d'énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais, comme cela n'est guère possible, et que la
condition humaine ne le comporte point, il faut qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices
honteux qui lui feraient perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s'en préserver,
s'il le peut ; mais s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller
avec moins de retenue ; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de certains défauts sans
lesquels il lui serait difficile de se maintenir ; car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme
il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en
est d'autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son
bien-être.
Chapitre XVII
De la cruauté et de la clémence, et s'il vaut mieux être aimé que craint.
Continuant à suivre les autres qualités précédemment énoncées, je dis que tout prince doit désirer
d'être réputé clément et non cruel. Il faut pourtant bien prendre garde de ne point user mal à propos
de la clémence. César Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l'ordre et l'union dans la
Romagne ; elle y ramena la tranquillité de l'obéissance. On peut dire aussi, en considérant bien les
choses, qu'il fut plus clément que le peuple florentin, qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa
détruire la ville de Pistoie.
Un prince ne doit donc point s'effrayer de ce reproche, quand il s'agit de contenir ses sujets dans
l'union et la fidélité. En faisant un petit nombre d'exemples de rigueur, vous serez plus clément que
ceux qui, par trop de pitié, laissent s'élever des désordres d'où s'ensuivent les meurtres et les
rapines ; car ces désordres blessent la société tout entière, au lieu que les rigueurs ordonnées par le
prince ne tombent que sur des particuliers.
Mais c'est surtout à un prince nouveau qu'il est impossible de faire le reproche de cruauté, parce
que, dans les États nouveaux, les dangers sont très multipliés. C'est cette raison aussi que Virgile
met dans la bouche de Didon, lorsqu'il lui fait dire, pour excuser la rigueur de son gouvernement :
Res dura et regni novitas me talia cogunt
Moliri, et late fines custode tueri.
Virgile, Aeneid., lib. I.
Il doit toutefois ne croire et n'agir qu'avec une grande maturité, ne point s'effrayer lui-même, et
suivre en tout les conseils de la prudence, tempérés par ceux de l'humanité ; en sorte qu'il ne soit
point imprévoyant par trop de confiance, et qu'une défiance excessive ne le rende point intolérable.
Sur cela s'est élevée la question de savoir s'il vaut mieux être aimé que craint, ou être craint
qu'aimé ?
On peut répondre que le meilleur serait d'être l'un et l'autre. Mais, comme il est très difficile que les
deux choses existent ensemble, je dis que, si l'une doit manquer, il est plus sûr d'être craint que
d'être aimé. On peut, en effet, dire généralement des hommes qu'ils sont ingrats, inconstants,
dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain ; que, tant que vous leur faites du bien,
ils sont à vous, qu'ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai
déjà dit, que le péril ne s'offre que dans l'éloignement ; mais que, lorsqu'il s'approche, ils se
détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement reposé sur leur parole, et qui, dans cette
confiance, n'aurait point pris d'autres mesures, serait bientôt perdu ; car toutes ces amitiés, achetées
par des largesses, et non accordées par générosité et grandeur d'âme, sont quelquefois, il est vrai,
bien méritées, mais on ne les possède pas effectivement ; et, au moment de les employer, elles
manquent toujours. Ajoutons qu'on appréhende beaucoup moins d'offenser celui qui se fait aimer
que celui qui se fait craindre ; car l'amour tient par un lien de reconnaissance bien faible pour la
perversité humaine, et qui cède au moindre motif d'intérêt personnel ; au lieu que la crainte résulte
de la menace du châtiment, et cette peur ne s'évanouit jamais.
Cependant le prince qui veut se faire craindre doit s'y prendre de telle manière que, s'il ne gagne
point l'affection, il ne s'attire pas non plus la haine ; ce qui, du reste, n'est point impossible ; car on
peut fort bien tout à la fois être craint et n'être pas haï ; et c'est à quoi aussi il parviendra sûrement,
en s'abstenant d'attenter, soit aux biens de ses sujets, soit à l'honneur de leurs femmes. S'il faut qu'il
en fasse périr quelqu'un, il ne doit s'y décider que quand il y en aura une raison manifeste, et que cet
acte de rigueur paraîtra bien justifié. Mais il doit surtout se garder, avec d'autant plus de soin,
d'attenter aux biens, que les hommes oublient plutôt la mort d'un père même que la perte de leur
patrimoine, et que d'ailleurs il en aura des occasions plus fréquentes. Le prince qui s'est une fois
livré à la rapine trouve toujours, pour s'emparer du bien de ses sujets, des raisons et des moyens
qu'il n'a que plus rarement pour répandre leur sang.
Chapitre XVIII.
Comment les Princes doivent tenir leur parole.
On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau,
d'observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il est
souvent obligé, pour maintenir l'État, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion
même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et
les accidents de la fortune le commandent ; il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut il ne
s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal.
Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq
qualités que je viens de nommer ; en sorte qu'à le voir et à l'entendre on le croie tout plein de
douceur, de sincérité, d'humanité, d'honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il
importe le plus d'avoir l'apparence : car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par
leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous
paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n'osera point s'élever contre
l'opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain.
Au surplus, dans les actions des hommes, et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant
un tribunal, ce que l'on considère, c'est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver
sa vie et son État : s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par
tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par l'événement : et le vulgaire ne
fait-il pas le monde ? Le petit nombre n'est écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti
prendre ni sur quoi asseoir son jugement.
Montesquieu, Esprit de Lois, Livre III,Chapitre III Du principe de la démocratie
Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouvernement monarchique ou un
gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l'un, le bras du
prince toujours levé dans l'autre, règlent ou contiennent tout.
Mais, dans un État populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l'histoire, et est très conforme à la nature des
choses. Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus
des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait
exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-même, et qu'il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire
exécuter les lois, peut aisément réparer le mal: il n'a qu'à changer de conseil, ou se corriger de cette
négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d'être
exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l'État est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais
pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avaient part aux affaires n'avaient point de
vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé 1, que l'esprit d'une
1
Cromwell.
faction n'était réprimé que par l'esprit d'une autre, le gouvernement changeait sans cesse; le peuple
étonné cherchait la démocratie et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des
chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu'on avait proscrit.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir; elle n'avait plus qu'un
faible reste de vertu, et, comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César,
Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave; tous les coups portèrent sur
les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d'autre
force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de
manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice
entre dans tous. Les désirs changent d'objets: ce qu'on aimait, on ne l'aime plus; on était libre avec
les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison
de son maître; ce qui était maxime, on l'appelle rigueur; ce qui était règle, on l'appelle gêne; ce qui
y était attention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir.
Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le
patrimoine des particuliers. La république est une dépouille; et sa force n'est plus que le pouvoir de
quelques citoyens et la licence de tous.
Kant, projet de paix perpétuelle, Appendice I
Pour résoudre le premier problème, celui de la prudence politique, il faut une science étendue de la
nature, permettant d'utiliser son mécanisme au profit de la fin prévue et néanmoins, toute cette
science n'offre aucune certitude, si l'on envisage le résultat, au point de vue de la paix perpétuelle ;
que l'on considère d'ailleurs l'une ou l'autre de trois divisions du droit public. On ne peut savoir de
façon certaine si le peuple pourra à l'intérieur et pour longtemps à vrai dire être maintenu dans
l'obéissance, comme aussi dans un état florissant, par la sévérité ou les appâts destinés à la vanité, la
puissance souveraine d'un seul ou l'union de plusieurs chefs, peut-être même seulement par une
classe de fonctionnaires nobles ou par le pouvoir populaire. Tous les genres de gouvernements ont
fourni dans l'histoire des exemples contraires (excepté le véritable gouvernement républicain seul,
mais il ne peut venir qu'à l'esprit du politique moral). Moins de certitude encore est offerte par un
prétendu droit des gens établi selon des statuts reposant sur des plans ministériels ; en fait ce n'est
qu'un mot sans rien de réel, fondé sur des conventions qui dans l'acte même de leur conclusion
renferment également la restriction mentale de leur violation.
Au contraire, la solution du second problème, celui de la sagesse politique s'impose en quelque
sorte d'elle-même, elle est évidente pour tous et confond tout artifice ; de plus, elle conduit droit au
but ; si l'on se souvient toutefois du conseil de la prudence de ne pas le tirer à soi précipitamment et
de force, mais de s'en rapprocher sans cesse suivant la nature des circonstances favorables. Voilà
alors ce qui importe : "Recherchez premièrement le règne de la raison pure pratique et sa justice et
votre but (le bienfait de la paix perpétuelle) vous reviendra spontanément". Car la morale a ceci de
particulier, relativement même à ses principes de droit public (par rapport donc à une politique
qu'on peut connaître a priori) que, moins elle fait dépendre la conduite du but qu'on se propose, de
l'avantage physique ou moral que l'on a en vue et plus elle se trouve d'accord avec lui d'une manière
générale, donnée a priori (soit dans un peuple, soit dans les relations mutuelles des différents
peuples) qui seule détermine ce qui est de droit parmi les hommes ; mais cette union de la volonté
de tous, si toutefois, dans la pratique, l'on procède avec conséquence, peut, d'après le mécanisme de
la nature même, être en même temps la cause qui produira l'effet voulu et permettra à la notion de
droit de se réaliser.
M. Weber, Ethique de la conviction et éthique de la responsabilité.
"Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant: toute activité
orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et
irréductiblement opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de la responsabilité ou selon l'éthique
de la conviction. Cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence de
responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il n'en est évidemment pas
question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes
de l'éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et
en ce qui concerne le résultat de l'action il s'en remet à Dieu» - et l'attitude de celui qui agit selon
l'éthique de responsabilité qui dit: « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos
actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un
syndicaliste convaincu de la vérité de l'éthique de conviction que son action n'aura d'autre effet que
celui d'accroître les chances de la réaction, de retarder l'ascension de sa classe et de l'asservir
davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d'un acte fait par pure conviction sont
fâcheuses, le partisan de cette éthique n'attribuera pas la responsabilité à l'agent, mais au monde, à
la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le
partisan de l'éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de
l'homme (car, comme le disait fort justement Fichte ( 1 , on n'a pas le droit de présupposer la bonté
et la perfection de l'homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des
conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir.
Max Weber, Le Savant et le Politique (1919),
trad. J. Freund revue par E. Fleischmann et É. de Dampierre,
© Plan 1959, 10/18, colt. «Bibliothèques», 1963, p. 206-207.
Un article intéressant de D. Collin
http://denis-collin.viabloga.com/news/de-la-politique-a-la-morale-et-retour