LA DIMENSION UNIVERSELLE DE LA LIBERTÉ D`EXPRESSION
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LA DIMENSION UNIVERSELLE DE LA LIBERTÉ D`EXPRESSION
LA DIMENSION UNIVERSELLE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION DANS LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME DE 1948 « Elle est universelle par son inspiration, par son expression, par son contenu, par son champ d’application, par son potentiel, et elle proclame directement les droits de l’être humain au regard de tous les autres, à quelques groupes sociaux auxquels ils appartiennent les uns et les autres. » ( 1) René Cassin L’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 qu’appelle de ses vœux René Cassin, s’applique-t-il à la liberté d’expression ? Cette question n’est pas née au hasard et nous nous devons ici de rendre publiquement hommage au doyen Madiot. Lors de notre soutenance de thèse ( 2), il nous avait, en effet, interpellé sur la question de « l’universalisme de la liberté d’expression »... Ce qui nous apparaissait alors comme une évidence venait d’être ébranlé. Le doute s’installant, la réflexion devenait possible. Montaigne n’avait-il pas déjà écrit que le doute devait tous nous habiter, sans quoi la relativité des propos ne pourrait jamais être tenue et la vérité jamais découverte ? S’interroger sur la dimension universelle de la liberté d’expression dans la Déclaration de 1948 revêt, à nos yeux, deux aspects. D’une part, il convient d’envisager le sens de l’universalisme de la liberté d’expression, ou encore son objet, son contenu (I). D’autre part, il s’agit de soulever la délicate question de la provenance de l’universalisme de la liberté d’expression ou encore de ses origines (II). (1) « L’homme sujet de droit international et la protection universelle de l’homme », Mélanges Georges Scelle, La technique et les principes du droit public, L.G.D.J., 1950, T. 1, p. 77. (2) Céline Hiscock-Lageot, « La liberté d’expression au Royaume-Uni face au droit international des droits de l’homme », thèse soutenue en 1997, Faculté de droit de Poitiers. 230 Rev. trim. dr. h. (2000) I. — Le sens de l’universalisme de la liberté d’expression Si les libertés de l’esprit sont assez peu développées dans la Déclaration, c’est parce qu’il fallut concilier en 1948 l’inconciliable, les visions occidentales et la conception des Etats socialistes ( 3). Deux articles seulement leur sont consacrés : l’article 18 vise « la liberté de pensée, de conscience et de religion » ; l’article 19, quant à lui, pose le principe de « la liberté d’opinion et d’expression », objet de cette étude ( 4). Ils apportent donc un sens à la liberté d’expression et lui donnent corps. Ces articles vont même jusqu’à consacrer une définition moderne de la liberté d’expression. Or, c’est précisément là l’objet de l’universalisme de la liberté d’expression. En effet, cette définition contemporaine de la liberté d’expression se retrouvera ensuite dans tous les plus grands textes internationaux concernant les droits de l’homme. Autrement dit, ils seront la preuve de cet universalisme. A. — L’objet de l’universalisme : la définition moderne de la liberté d’expression D’un point de vue sémantique, est « universel » ce qui est « général, qui s’étend à tout, qui s’étend partout, qui embrasse, qui renferme tout ou qui s’applique à tout » ( 5). Est contraire à l’universel, en revanche, « ce qui est particulier ou spécial ». Plus loin encore, l’encyclopédie révèle que « c’est ce qu’il y a de commun dans les individus d’un même genre, d’une même espèce ». Enfin, la citation de A. Lalande retiendra notre attention : « C’est un principe dont le concept est la synthèse, à la fois universelle puisqu’il est susceptible d’un nombre indéfini d’applications, et concrète, en tant qu’il est une totalité unique et indivisible » ( 6). Nous garderons en mémoire cette définition puisqu’elle évoque, selon nous, le mieux, la dimension universelle de la liberté d’expression. D’un point de vue plus philosophique maintenant, nous sommes en droit de nous demander s’il n’existe pas deux sens à l’universalisme de la liberté d’expression. (3) Voy. à cet égard l’ouvrage de D. Turpin, Les libertés publique, Gualino, 4 e éd., 1998, pp. 36 et s. (4) Ph. Ardant, Les textes sur les droits de l’homme, P.U.F., Que sais-je ?, n o 2538, 1990. (5) Voy. Encyclopédie Quillet. (6) Citation tirée de l’Encyclopédie Quillet. Rev. trim. dr. h. (2000) 231 Il y aurait celui qui est, selon nous, faussement universel. Il implique, en effet, un universalisme conquérant, érigé en fait en véritable dogme ou doctrine d’Etat, faisant fi de tout le reste, reniant toutes les autres opinions. Il reste fragile en réalité parce qu’il s’impose par la force, et revêt un caractère artificiel. Par conséquent, il n’est jamais appelé à demeurer. Ce qui est véritablement universel en revanche, a réussi à faire la synthèse, a trouvé ce dénominateur commun que se partage le genre humain, ou encore, a décelé ce noyau irréductible vers lequel tout le monde converge. Celui-là est appelé à demeurer puisqu’il exprime une conciliation, cette « totalité unique et indivisible » ( 7) qu’évoque A. Lalande et que nous partageons. Or, c’est précisément vers ce second sens de l’universalisme que s’est tournée la Déclaration de 1948 puisqu’elle s’est attachée à livrer une définition synthétique de la liberté d’expression, soit encore un dénominateur commun, une signification irréductible, acceptable pour tous puisque commune à tous. La définition moderne de la liberté d’expression jaillit donc de l’article 19 de la Déclaration. En effet, on peut y lire que « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » Tout d’abord, on réalise que la liberté d’expression est élevée à l’état de « droit ». Or, avoir « droit à la liberté d’expression » va nécessairement plus loin qu’être « libre de s’exprimer ». C’est une véritable « créance juridique » ( 8) que l’on accorde ici à l’homme, ce qui n’est pas sans porter de conséquences. Ensuite, la Déclaration nous rappelle que liberté d’opinion et liberté d’expression sont inextricablement liées. Sans opinion, à quelle liberté d’expression pourrait-on bien prétendre ? En réalité, ce lien est le signe du passage d’une liberté toute intérieure à une liberté toute extérieure. En effet, la liberté de pensée relève de la conscience de chacun, insondable et impénétrable. La liberté d’expression, quant à elle, suppose une extériorisation quelconque : elle est audible, visible, palpable,... (7) Op. cit. (8) Pour une approche philosophique de ce concept, voy. R. Aron, Essai sur les libertés, Calman Lévy, 1965. 232 Rev. trim. dr. h. (2000) Enfin, le sens donné à la liberté d’expression réside en une définition tout à fait moderne de cette dernière. En effet, on ne se contente pas, en 1948, de reconnaître que la liberté d’expression signifie la liberté de communiquer des opinions ou des idées sous quelque forme que ce soit. (C’est là une acception étroite de la liberté d’expression.) La Déclaration s’attache en outre, et surtout, à déclarer que la liberté d’expression doit aussi s’entendre de la liberté de s’informer, de chercher des informations ou d’en recevoir. Ainsi, elle consacre un sens large et moderne à la liberté d’expression, une acception étendue de celle-ci, acceptable pour tous. Qui, en effet, pourrait aujourd’hui prétendre que la liberté d’expression peut se passer de la liberté d’information ? N’est-il pas évident que sans information, la liberté d’expression ne peut exister, ne peut avoir de sens, n’est rien ? L’information est la source même dans laquelle on puise pour que l’expression puisse ensuite jaillir. Tarir la source d’informations est comme porter un coup fatal à la liberté d’expression. La définition de la liberté d’expression envisagée à l’article 19 de la Déclaration signifie donc bien que le sujet a été pris dans toute son extension. Si cet universalisme était conquérant (et donc s’il s’agissait d’un faux universalisme), alors il n’aurait pas pénétré, diffusé partout ailleurs, à commencer par tous les plus grands textes internationaux protégeant les droits de l’homme. Or, force est de constater que la définition de la liberté d’expression envisagée dans la Déclaration de 1948 est aussi celle qui guida le droit international des droits de l’homme : n’est-ce pas là, la preuve de cet universalisme ? B. — La preuve de l’universalisme Le premier écho de l’universalisme de la liberté d’expression se manifeste à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée le 4 novembre 1950 dans le cadre du Conseil de l’Europe ( 9). Cet article dispose en effet que « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir d’ingérence d’autorités publiques et sans (9) F. Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, P.U.F. (Coll. Droit fondamental), 3 e éd., 1997 ; du même auteur, La Convention européenne des droits de l’homme, P.U.F. (Que Sais-je ?), n o 2513, 1997 ; L.E. Pettiti, E. Decaux, P.-H. Imbert (dir.), La Convention européenne des droits de l’homme — Commentaire article par article, Economica, 1999. Rev. trim. dr. h. (2000) 233 considération de frontières ». Or, on retrouve dans ce texte la marque de l’universalisme de la liberté d’expression évoqué précédemment. Les rédacteurs de la Convention européenne des droits de l’homme ont bien entendu consacrer un sens large de la liberté d’expression, soit là encore la liberté d’exprimer ses opinions ou ses idées, assortie de la liberté de recevoir des informations. Cette définition allait être promise à un bel avenir, puisque plus personne aujourd’hui en Europe ne conteste la Convention européenne des droits de l’homme et son efficacité due, pour une large part, aux mécanismes juridictionnels qui s’y attachent et à la volonté très grande des institutions strasbourgeoises de la faire respecter ( 10). Le second écho de l’universalisme de la liberté d’expression se fait bien évidemment ressentir à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 ( 11). Destiné à compléter la Déclaration de 1948 et à mettre en œuvre ses principes, il était fort logique que ce Pacte consacre la définition universelle de la liberté d’expression. Ainsi, peut-on lire en son article 19, « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ». Sans reprendre à nouveau tous les points communs, chacun aura pu constater que le sens donné à la liberté d’expression correspond bien à la définition élargie que nous évoquions plus haut. Le troisième écho de l’universalisme de la liberté d’expression figure dans l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, signé à Helsinki le 1 er août 1975 ( 12). Dans ses développements consacrés à l’information (dans la 3 e corbeille donc), les Etats participants ont souhaité « faciliter la diffusion sur leur territoire des journaux et autres publications en provenance d’autres Etats et ainsi améliorer l’accès du public aux informations ». On retrouve dans cette définition les deux éléments indissociables de la liberté d’expression, soit la liberté de recevoir mais aussi celle de communiquer des informations ou des idées. (10) Voy. J.P. Marguenaud, La Cour européenne des droits de l’homme (Série Connaissance du droit), Dalloz, 1997. (11) Voy. entre autres, J. Mourgeon, « Les pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme », A.F.D.I., 1967, pp. 326 à 363. (12) Voy. E. Decaux, La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, P.U.F. (Coll. Que sais-je ?), n o 2661, 1992. 234 Rev. trim. dr. h. (2000) Cet universalisme pourrait cependant apparaître quelque peu limité pour certains puisqu’il exprime, pour une large partie, des valeurs que se partage l’Occident. Seulement, nos recherches nous ont aussi amenés à constater que tant pour les pays islamiques qu’africains, le sens donné à la liberté d’expression témoignait de cet universalisme irréductible ou indivisible. La Constitution de la République islamique de l’Iran du 4 décembre 1980 déclare en effet au chapitre III, article 23 que « le contrôle des opinions est interdit et personne ne peut être attaqué et réprimandé pour ses opinions ». L’article 24 quant à lui précise que « les publications et la presse ont la liberté d’opinion, sauf si elles vont à l’encontre des préceptes de l’Islam ou des droits des individus. La loi en fixera l’interprétation. » De semblables données allaient se retrouver dans la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme du 19 septembre 1981 ( 13), adoptée un an plus tard. Quant à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée le 28 juin 1981 ( 14), elle est encore plus explicite sur l’universalisme de la liberté d’expression. Elle reconnaît en effet la liberté de conscience, de religion, le droit à l’information et le droit d’exprimer et de diffuser des opinions. On peut en effet lire à l’article 9. 1. « Toute personne a droit à l’information » ; 2. « Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements ». Il est tout à fait remarquable de constater que l’homme même intégré très fortement au sein d’une communauté se voit reconnaître ce noyau irréductible concernant la liberté d’expression, soit là encore, la liberté d’information, d’une part, et la liberté de communication, d’autre part. Comment encore douter du sens universel de la liberté d’expression même si de nombreuses pratiques, on le sait, divergent de ces proclamations ? Comment ne pas non plus s’étonner d’un tel universalisme ? Constater la dimension universelle de la liberté d’expression est une chose ; tenter maintenant de l’expliquer en est une autre. Pourquoi cet universalisme est-il constaté en 1948 ? Est-ce le fruit d’une pure volonté des rédacteurs à cette époque ? Ou est-ce la traduction d’une réalité latente préexistant à 1948 ? (13) Voy. Abu Sahliel, « La définition internationale des droits de l’homme et l’Islam », R.G.D.I.P., 1985, pp. 625 à 718. (14) F. Ouguergouz, La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, P.U.F., 1993. Rev. trim. dr. h. (2000) 235 II. — La provenance de l’universalisme de la liberté d’expression Certains ( 15) soutiennent, en effet, que l’universalisme de la liberté d’expression provient seulement de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En ce sens, son origine est datée, textuelle et de peu de valeur donc. Cet universalisme reposerait en effet uniquement sur une volonté incantatoire des rédacteurs de la Charte. Pour d’autres ( 16), en revanche, l’universalisme de la liberté d’expression préexistait à la Déclaration universelle des droits de l’homme et ne fut que constaté en 1948 par les rédacteurs de la Charte. A. — Un universalisme créé en 1948 Cette thèse implique que la définition large et moderne de la liberté d’expression aurait été créée de toutes pièces en 1948 et aurait ensuite diffusé dans le droit international des droits de l’homme. En ce sens aussi, il existerait un modèle occidental des droits naturels fondamentaux qui aurait une portée universelle par sa simple volonté. La Déclaration de 1948 et son article 19 n’auraient été que l’occasion alors pour l’Occident d’imposer sa conception de la liberté d’expression au reste du monde. Entièrement créé en 1948, cet universalisme de la liberté d’expression resterait donc fragile car conquérant. Les tenants de cette thèse voient enfin dans l’apparition d’autres universalismes dans le monde la confirmation de leurs idées. (15) Voy. entre autres, G. Marcou, in Les droits de l’homme — Universalité et Renouveau — 1789-1989 (G. Braibant et G. Marcou), éd. L’Harmattan, Association internationale des juristes démocrates, 1990, pp. 11 et s. Du même auteur Réflexions sur l’origine et l’évolution des droits de l’homme, Mélanges Robert-Edouard Charlier, Service public et libertés, éd. de l’Université et de l’enseignement moderne, 1981, pp. 635 à 653. Voy. aussi, dans une certaine mesure, P. Waschmann, « si les droits de l’homme sont donc un universalisme (ils s’adressent à tous les hommes, sans distinction), ils ne sont pas universels », Les droits de l’homme (Connaissance du droit), Dalloz, 1992, p. 45, C.A. Colliard, Libertés publiques, Dalloz, 7 e éd., 1989, chap. 1. (16) Voy. tous ceux qui se rallient à la pensée de J. Rivero : « Au cœur du concept de droits de l’homme, il y a l’intuition de l’irréductibilité de l’être humain à tout son environnement social », Rapport général, in Les droits de l’homme, droits collectifs ou droits individuels ?, L.G.D.J., 1980, p. 23. Du même auteur, « Idéologie et techniques dans le droit des libertés publiques », Etudes offertes à J.J. Chevalier, Cujas, 1977, pp. 247-258. 236 Rev. trim. dr. h. (2000) En effet, cette volonté conquérante de l’Occident d’imposer son universalisme de la liberté d’expression en 1948 s’est inévitablement accompagnée d’une poussée en faveur des particularismes. Jamais depuis 1948, on aurait autant parlé de spécificités régionales, culturelles et idéologiques des droits de l’homme en général et de la liberté d’expression en particulier. En réalité, cet universalisme tant invoqué en 1948 aurait simultanément éclaté en une multitude de petites chapelles aspirant chacune à leur indépendance et à leur conception de la liberté d’expression. Aussi, les tenants de cette thèse avancent que les conceptions des libertés de l’esprit en général, et de la liberté d’expression en particulier, ne sont certainement pas les mêmes dans tous les systèmes sociaux. La confrontation avec les pays d’Asie à l’occasion de négociations économiques met en évidence ces différences d’approche. Mais même entre Etats semblant avoir des conceptions plus proches, des divergences se font jour en raison souvent d’une culture ou d’une histoire différente. Il n’y a qu’à comparer les différences d’approche qui existent entre les conceptions britannique et française des droits de l’homme par exemple ( 17)... Ainsi, l’universalisme créé en 1948 reste extrêmement fragile et aurait même été supplanté... En s’appuyant sur les deux exemples iranien et africain évoqués précédemment, Gérard Marcou ( 18) avance aussi l’idée qu’aujourd’hui, tant dans les pays arabes qu’africains, l’adhésion formelle à la conception européenne ou occidentale a reculé. En effet, ces pays ont élaboré des conceptions originales des droits de l’homme, cherchant par exemple à ancrer la liberté d’expression dans leur culture traditionnelle. Aussi, l’universalisme conquérant de la Déclaration universelle des droits de l’homme et la prétention à l’universalité de la liberté d’expression ont pu provoquer des réactions de rejet lorsqu’ils ont heurté brutalement la tradition. Pour cet auteur enfin, l’affaire Rushdie est une manifestation particulièrement violente de ce type de conflit. Elle n’oppose pas seulement la liberté d’expression et l’atteinte au droit à la vie que représente la fatwa, soit l’appel au meurtre contre l’auteur des « Versets Sataniques ». Elle pose aussi le problème de la conciliation entre la liberté d’expression et le respect de la conscience religieuse dans un (17) Voy. C. Lageot, La protection des libertés publiques en Grande-Bretagne au regard de la C.E.D.H., mémoire de D.E.A., Faculté de droit de Poitiers, 1993. (18) op. cit. Rev. trim. dr. h. (2000) 237 contexte où celle-ci est l’élément essentiel de l’identité communautaire et, au-delà, de la confrontation de deux cultures. Cette réflexion nous invite pourtant à formuler la critique suivante : ce n’est pas parce que la culture, une certaine culture, fait obstacle à la liberté d’expression, que l’universalisme de cette liberté n’existe pas. La meilleure preuve en est aujourd’hui l’attitude de Taslima Nasreen, écrivain connaissant aujourd’hui exactement le même sort que Salman Rushdie. Au-delà de toutes les différences culturelles, sociales, idéologiques ou autre, elle est, à nos yeux, le symbole de l’universalisme de la liberté d’expression, puisqu’elle revendique, même au Bangladesh, même dans son propre Etat qui l’accuse de blasphème et la menace de mort, cette conception large de la liberté d’expression, soit une liberté d’information assortie d’une liberté de communication. L’universalisme de la liberté d’expression n’aurait donc pas été créé en 1948 par la Déclaration mais seulement constaté par elle, ce qui fait toute la différence et révèle la nature profonde de la liberté d’expression, soit un droit naturel, imprescriptible et sacré. B. — Un universalisme révélé en 1948 Pour bien comprendre ce qui s’est produit en 1948, nous effectuerons ici un parallèle avec la démarche du juge dans un système de Common Law. Celui-ci ne fait que révéler des principes de Common Law qui ont toujours existé mais qu’il découvre un jour avec clarté, au détour de la résolution d’un litige. En ce sens, ces principes ne peuvent être datés et remontent même à des temps immémoriaux ( 19). De la même façon, en 1948, on peut penser que les rédacteurs de la Déclaration n’ont fait que constater ces principes fondamentaux et cristalliser la définition naturelle de la liberté d’expression. Le sens élargi de cette liberté s’est révélé à eux, un peu comme une évidence. Ainsi, il n’est pas, selon nous, de modèle occidental de la liberté d’expression qui aurait une portée universelle. En revanche, il existe une doctrine de la liberté d’expression qui est née en Occident et qui a une portée universelle. Bien antérieure à 1948, on peut penser que la conception moderne de la liberté d’expression trouve déjà son fondement dans la Décla(19) J. Jolowicz, Le droit anglais, Précis Dalloz, 2 e éd., 1992 ; P. Kinder-Gest, Droit anglais, L.G.D.J., 3 e éd., 1997. 238 Rev. trim. dr. h. (2000) ration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ( 20) à l’article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté. » Et cette permanence de la liberté d’expression reflète la permanence du droit naturel. Il n’existe pas « des » conceptions qui seraient forgées par les histoires, les idéologies ou les religions des différentes sociétés. Les étudiants chinois qui se référaient à la Déclaration de 1789 pour affirmer leur droit à la liberté d’expression n’en appelaient pas à une « Déclaration française » ou « européenne », mais à l’universalisme de cette définition constaté par plusieurs textes comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou comme la Déclaration universelle de 1948. Ces textes constituent pour Salman Rushdie, Taslima Nasreen, ces étudiants chinois et pour tous les opprimés « sans nom », le soutien de leurs requêtes, parce qu’ils expriment une vérité universelle concernant le sens à donner à la liberté d’expression. Au-delà des frontières, des différences idéologiques, culturelles et sociologiques, le sens donné à la liberté d’expression ne peut aller en deçà de ce minimum incompressible, de ce dénominateur commun que se partage le genre humain, soit une liberté d’information assortie d’une liberté de communication. Cette affirmation n’est, en aucune manière, l’expression d’un impérialisme culturel occidental. Elle correspond à la reconnaissance en faveur de chaque être d’un de ses droits naturels fondamentaux : la liberté d’expression. L’actualité des propos tenus par Hegel est remarquable à cet égard puisqu’il devait un jour déclarer : « Maintenant, ce sont des principes universels qui sont en vigueur comme source du droit, et ainsi une nouvelle époque a commencé pour le monde » ( 21). ✩ La liberté d’expression revêt donc une dimension universelle parce qu’elle fait partie d’un patrimoine commun de l’humanité. Elle peut ainsi être un moyen pour les individus de dépasser leur morcellement et leur meurtrissures : « si la torture fait mal par(20) La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ses origines, sa pérennité (dir. C.A. Colliard et G. Conac), La Documentation française, 1990. (21) G.W.F. Hegel, Principes de philosophie du droit, Flammarion, 1999, p. 95. 239 Rev. trim. dr. h. (2000) tout » ( 22), les droits de l’homme, eux, ne se divisent pas, y compris pour la liberté d’expression. Si cette conviction correspond à la réalité, donnons alors du temps à chaque peuple pour qu’un jour l’universalisme de la liberté d’expression leur soit clairement révélé. Si cela tient en revanche de l’utopie, faisons seulement confiance à la force des idées et aux vertus de l’échange des opinions... seule voie acceptable à tous, pour nous conduire vers la vérité... Céline HISCOCK-LAGEOT Maître de conférences de droit public Faculté de droit de Poitiers ✩ (22) Selon les propres termes du Président Mitterrand.