LA DIMENSION UNIVERSELLE DE LA LIBERTÉ D`EXPRESSION

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LA DIMENSION UNIVERSELLE DE LA LIBERTÉ D`EXPRESSION
LA DIMENSION UNIVERSELLE
DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION DANS
LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME
DE 1948
« Elle est universelle par son inspiration, par son
expression, par son contenu, par son champ d’application, par son potentiel, et elle proclame directement
les droits de l’être humain au regard de tous les
autres, à quelques groupes sociaux auxquels ils
appartiennent les uns et les autres. » ( 1)
René Cassin
L’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme de 1948
qu’appelle de ses vœux René Cassin, s’applique-t-il à la liberté d’expression ?
Cette question n’est pas née au hasard et nous nous devons ici de
rendre publiquement hommage au doyen Madiot. Lors de notre soutenance de thèse ( 2), il nous avait, en effet, interpellé sur la question
de « l’universalisme de la liberté d’expression »... Ce qui nous apparaissait alors comme une évidence venait d’être ébranlé. Le doute s’installant, la réflexion devenait possible. Montaigne n’avait-il pas déjà
écrit que le doute devait tous nous habiter, sans quoi la relativité
des propos ne pourrait jamais être tenue et la vérité jamais découverte ?
S’interroger sur la dimension universelle de la liberté d’expression
dans la Déclaration de 1948 revêt, à nos yeux, deux aspects. D’une
part, il convient d’envisager le sens de l’universalisme de la liberté
d’expression, ou encore son objet, son contenu (I). D’autre part, il
s’agit de soulever la délicate question de la provenance de l’universalisme de la liberté d’expression ou encore de ses origines (II).
(1) « L’homme sujet de droit international et la protection universelle de
l’homme », Mélanges Georges Scelle, La technique et les principes du droit public,
L.G.D.J., 1950, T. 1, p. 77.
(2) Céline Hiscock-Lageot, « La liberté d’expression au Royaume-Uni face au
droit international des droits de l’homme », thèse soutenue en 1997, Faculté de droit
de Poitiers.
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I. — Le sens de l’universalisme
de la liberté d’expression
Si les libertés de l’esprit sont assez peu développées dans la Déclaration, c’est parce qu’il fallut concilier en 1948 l’inconciliable, les
visions occidentales et la conception des Etats socialistes ( 3). Deux
articles seulement leur sont consacrés : l’article 18 vise « la liberté de
pensée, de conscience et de religion » ; l’article 19, quant à lui, pose le
principe de « la liberté d’opinion et d’expression », objet de cette
étude ( 4). Ils apportent donc un sens à la liberté d’expression et lui
donnent corps. Ces articles vont même jusqu’à consacrer une définition moderne de la liberté d’expression. Or, c’est précisément là
l’objet de l’universalisme de la liberté d’expression. En effet, cette
définition contemporaine de la liberté d’expression se retrouvera
ensuite dans tous les plus grands textes internationaux concernant
les droits de l’homme. Autrement dit, ils seront la preuve de cet
universalisme.
A. — L’objet de l’universalisme : la définition moderne
de la liberté d’expression
D’un point de vue sémantique, est « universel » ce qui est « général, qui s’étend à tout, qui s’étend partout, qui embrasse, qui renferme tout ou qui s’applique à tout » ( 5). Est contraire à l’universel,
en revanche, « ce qui est particulier ou spécial ». Plus loin encore,
l’encyclopédie révèle que « c’est ce qu’il y a de commun dans les
individus d’un même genre, d’une même espèce ». Enfin, la citation
de A. Lalande retiendra notre attention : « C’est un principe dont
le concept est la synthèse, à la fois universelle puisqu’il est susceptible d’un nombre indéfini d’applications, et concrète, en tant qu’il
est une totalité unique et indivisible » ( 6). Nous garderons en
mémoire cette définition puisqu’elle évoque, selon nous, le mieux, la
dimension universelle de la liberté d’expression.
D’un point de vue plus philosophique maintenant, nous sommes
en droit de nous demander s’il n’existe pas deux sens à l’universalisme de la liberté d’expression.
(3) Voy. à cet égard l’ouvrage de D. Turpin, Les libertés publique, Gualino, 4 e éd.,
1998, pp. 36 et s.
(4) Ph. Ardant, Les textes sur les droits de l’homme, P.U.F., Que sais-je ?, n o 2538,
1990.
(5) Voy. Encyclopédie Quillet.
(6) Citation tirée de l’Encyclopédie Quillet.
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Il y aurait celui qui est, selon nous, faussement universel. Il
implique, en effet, un universalisme conquérant, érigé en fait en
véritable dogme ou doctrine d’Etat, faisant fi de tout le reste,
reniant toutes les autres opinions. Il reste fragile en réalité parce
qu’il s’impose par la force, et revêt un caractère artificiel. Par
conséquent, il n’est jamais appelé à demeurer.
Ce qui est véritablement universel en revanche, a réussi à faire la
synthèse, a trouvé ce dénominateur commun que se partage le genre
humain, ou encore, a décelé ce noyau irréductible vers lequel tout
le monde converge. Celui-là est appelé à demeurer puisqu’il exprime
une conciliation, cette « totalité unique et indivisible » ( 7) qu’évoque
A. Lalande et que nous partageons.
Or, c’est précisément vers ce second sens de l’universalisme que
s’est tournée la Déclaration de 1948 puisqu’elle s’est attachée à
livrer une définition synthétique de la liberté d’expression, soit
encore un dénominateur commun, une signification irréductible,
acceptable pour tous puisque commune à tous.
La définition moderne de la liberté d’expression jaillit donc de
l’article 19 de la Déclaration. En effet, on peut y lire que « Tout
individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique
le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher,
de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Tout d’abord, on réalise que la liberté d’expression est élevée à
l’état de « droit ». Or, avoir « droit à la liberté d’expression » va
nécessairement plus loin qu’être « libre de s’exprimer ». C’est une
véritable « créance juridique » ( 8) que l’on accorde ici à l’homme, ce
qui n’est pas sans porter de conséquences.
Ensuite, la Déclaration nous rappelle que liberté d’opinion et
liberté d’expression sont inextricablement liées. Sans opinion, à
quelle liberté d’expression pourrait-on bien prétendre ? En réalité,
ce lien est le signe du passage d’une liberté toute intérieure à une
liberté toute extérieure. En effet, la liberté de pensée relève de la
conscience de chacun, insondable et impénétrable. La liberté d’expression, quant à elle, suppose une extériorisation quelconque : elle
est audible, visible, palpable,...
(7) Op. cit.
(8) Pour une approche philosophique de ce concept, voy. R. Aron, Essai sur les
libertés, Calman Lévy, 1965.
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Enfin, le sens donné à la liberté d’expression réside en une définition tout à fait moderne de cette dernière. En effet, on ne se
contente pas, en 1948, de reconnaître que la liberté d’expression
signifie la liberté de communiquer des opinions ou des idées sous
quelque forme que ce soit. (C’est là une acception étroite de la
liberté d’expression.) La Déclaration s’attache en outre, et surtout,
à déclarer que la liberté d’expression doit aussi s’entendre de la
liberté de s’informer, de chercher des informations ou d’en recevoir.
Ainsi, elle consacre un sens large et moderne à la liberté d’expression, une acception étendue de celle-ci, acceptable pour tous. Qui,
en effet, pourrait aujourd’hui prétendre que la liberté d’expression
peut se passer de la liberté d’information ? N’est-il pas évident que
sans information, la liberté d’expression ne peut exister, ne peut
avoir de sens, n’est rien ? L’information est la source même dans
laquelle on puise pour que l’expression puisse ensuite jaillir. Tarir
la source d’informations est comme porter un coup fatal à la liberté
d’expression.
La définition de la liberté d’expression envisagée à l’article 19 de
la Déclaration signifie donc bien que le sujet a été pris dans toute
son extension.
Si cet universalisme était conquérant (et donc s’il s’agissait d’un
faux universalisme), alors il n’aurait pas pénétré, diffusé partout ailleurs, à commencer par tous les plus grands textes internationaux
protégeant les droits de l’homme. Or, force est de constater que la
définition de la liberté d’expression envisagée dans la Déclaration de
1948 est aussi celle qui guida le droit international des droits de
l’homme : n’est-ce pas là, la preuve de cet universalisme ?
B. — La preuve de l’universalisme
Le premier écho de l’universalisme de la liberté d’expression se
manifeste à l’article 10 de la Convention européenne des droits de
l’homme, adoptée le 4 novembre 1950 dans le cadre du Conseil de
l’Europe ( 9). Cet article dispose en effet que « Toute personne a droit
à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées
sans qu’il puisse y avoir d’ingérence d’autorités publiques et sans
(9) F. Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, P.U.F. (Coll.
Droit fondamental), 3 e éd., 1997 ; du même auteur, La Convention européenne des
droits de l’homme, P.U.F. (Que Sais-je ?), n o 2513, 1997 ; L.E. Pettiti, E. Decaux,
P.-H. Imbert (dir.), La Convention européenne des droits de l’homme — Commentaire
article par article, Economica, 1999.
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considération de frontières ». Or, on retrouve dans ce texte la marque
de l’universalisme de la liberté d’expression évoqué précédemment.
Les rédacteurs de la Convention européenne des droits de l’homme
ont bien entendu consacrer un sens large de la liberté d’expression,
soit là encore la liberté d’exprimer ses opinions ou ses idées, assortie
de la liberté de recevoir des informations. Cette définition allait être
promise à un bel avenir, puisque plus personne aujourd’hui en
Europe ne conteste la Convention européenne des droits de l’homme
et son efficacité due, pour une large part, aux mécanismes juridictionnels qui s’y attachent et à la volonté très grande des institutions
strasbourgeoises de la faire respecter ( 10).
Le second écho de l’universalisme de la liberté d’expression se fait
bien évidemment ressentir à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 ( 11). Destiné
à compléter la Déclaration de 1948 et à mettre en œuvre ses principes, il était fort logique que ce Pacte consacre la définition universelle de la liberté d’expression. Ainsi, peut-on lire en son article 19,
« Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit
à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de
recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce,
sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée
ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ». Sans reprendre
à nouveau tous les points communs, chacun aura pu constater que
le sens donné à la liberté d’expression correspond bien à la définition élargie que nous évoquions plus haut.
Le troisième écho de l’universalisme de la liberté d’expression
figure dans l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, signé à Helsinki le 1 er août 1975 ( 12). Dans ses
développements consacrés à l’information (dans la 3 e corbeille
donc), les Etats participants ont souhaité « faciliter la diffusion sur
leur territoire des journaux et autres publications en provenance
d’autres Etats et ainsi améliorer l’accès du public aux informations ».
On retrouve dans cette définition les deux éléments indissociables
de la liberté d’expression, soit la liberté de recevoir mais aussi celle
de communiquer des informations ou des idées.
(10) Voy. J.P. Marguenaud, La Cour européenne des droits de l’homme (Série Connaissance du droit), Dalloz, 1997.
(11) Voy. entre autres, J. Mourgeon, « Les pactes internationaux relatifs aux
droits de l’homme », A.F.D.I., 1967, pp. 326 à 363.
(12) Voy. E. Decaux, La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe,
P.U.F. (Coll. Que sais-je ?), n o 2661, 1992.
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Cet universalisme pourrait cependant apparaître quelque peu
limité pour certains puisqu’il exprime, pour une large partie, des
valeurs que se partage l’Occident. Seulement, nos recherches nous
ont aussi amenés à constater que tant pour les pays islamiques
qu’africains, le sens donné à la liberté d’expression témoignait de
cet universalisme irréductible ou indivisible.
La Constitution de la République islamique de l’Iran du
4 décembre 1980 déclare en effet au chapitre III, article 23 que « le
contrôle des opinions est interdit et personne ne peut être attaqué et
réprimandé pour ses opinions ». L’article 24 quant à lui précise que
« les publications et la presse ont la liberté d’opinion, sauf si elles vont
à l’encontre des préceptes de l’Islam ou des droits des individus. La loi
en fixera l’interprétation. » De semblables données allaient se retrouver dans la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme
du 19 septembre 1981 ( 13), adoptée un an plus tard.
Quant à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
adoptée le 28 juin 1981 ( 14), elle est encore plus explicite sur l’universalisme de la liberté d’expression. Elle reconnaît en effet la
liberté de conscience, de religion, le droit à l’information et le droit
d’exprimer et de diffuser des opinions. On peut en effet lire à l’article 9. 1. « Toute personne a droit à l’information » ; 2. « Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des
lois et règlements ». Il est tout à fait remarquable de constater que
l’homme même intégré très fortement au sein d’une communauté se
voit reconnaître ce noyau irréductible concernant la liberté d’expression, soit là encore, la liberté d’information, d’une part, et la
liberté de communication, d’autre part.
Comment encore douter du sens universel de la liberté d’expression même si de nombreuses pratiques, on le sait, divergent de ces
proclamations ? Comment ne pas non plus s’étonner d’un tel universalisme ? Constater la dimension universelle de la liberté d’expression est une chose ; tenter maintenant de l’expliquer en est une
autre. Pourquoi cet universalisme est-il constaté en 1948 ? Est-ce le
fruit d’une pure volonté des rédacteurs à cette époque ? Ou est-ce
la traduction d’une réalité latente préexistant à 1948 ?
(13) Voy. Abu Sahliel, « La définition internationale des droits de l’homme et
l’Islam », R.G.D.I.P., 1985, pp. 625 à 718.
(14) F. Ouguergouz, La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples,
P.U.F., 1993.
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II. — La provenance de l’universalisme
de la liberté d’expression
Certains ( 15) soutiennent, en effet, que l’universalisme de la liberté
d’expression provient seulement de la Déclaration universelle des
droits de l’homme. En ce sens, son origine est datée, textuelle et de
peu de valeur donc. Cet universalisme reposerait en effet uniquement sur une volonté incantatoire des rédacteurs de la Charte.
Pour d’autres ( 16), en revanche, l’universalisme de la liberté d’expression préexistait à la Déclaration universelle des droits de
l’homme et ne fut que constaté en 1948 par les rédacteurs de la
Charte.
A. — Un universalisme créé en 1948
Cette thèse implique que la définition large et moderne de la
liberté d’expression aurait été créée de toutes pièces en 1948 et
aurait ensuite diffusé dans le droit international des droits de
l’homme. En ce sens aussi, il existerait un modèle occidental des
droits naturels fondamentaux qui aurait une portée universelle par
sa simple volonté. La Déclaration de 1948 et son article 19 n’auraient été que l’occasion alors pour l’Occident d’imposer sa conception de la liberté d’expression au reste du monde. Entièrement créé
en 1948, cet universalisme de la liberté d’expression resterait donc
fragile car conquérant. Les tenants de cette thèse voient enfin dans
l’apparition d’autres universalismes dans le monde la confirmation
de leurs idées.
(15) Voy. entre autres, G. Marcou, in Les droits de l’homme — Universalité et
Renouveau — 1789-1989 (G. Braibant et G. Marcou), éd. L’Harmattan, Association
internationale des juristes démocrates, 1990, pp. 11 et s. Du même auteur Réflexions
sur l’origine et l’évolution des droits de l’homme, Mélanges Robert-Edouard Charlier,
Service public et libertés, éd. de l’Université et de l’enseignement moderne, 1981,
pp. 635 à 653. Voy. aussi, dans une certaine mesure, P. Waschmann, « si les droits
de l’homme sont donc un universalisme (ils s’adressent à tous les hommes, sans distinction), ils ne sont pas universels », Les droits de l’homme (Connaissance du droit), Dalloz, 1992, p. 45, C.A. Colliard, Libertés publiques, Dalloz, 7 e éd., 1989, chap. 1.
(16) Voy. tous ceux qui se rallient à la pensée de J. Rivero : « Au cœur du
concept de droits de l’homme, il y a l’intuition de l’irréductibilité de l’être humain
à tout son environnement social », Rapport général, in Les droits de l’homme, droits
collectifs ou droits individuels ?, L.G.D.J., 1980, p. 23. Du même auteur, « Idéologie et
techniques dans le droit des libertés publiques », Etudes offertes à J.J. Chevalier,
Cujas, 1977, pp. 247-258.
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En effet, cette volonté conquérante de l’Occident d’imposer son
universalisme de la liberté d’expression en 1948 s’est inévitablement
accompagnée d’une poussée en faveur des particularismes. Jamais
depuis 1948, on aurait autant parlé de spécificités régionales, culturelles et idéologiques des droits de l’homme en général et de la
liberté d’expression en particulier. En réalité, cet universalisme tant
invoqué en 1948 aurait simultanément éclaté en une multitude de
petites chapelles aspirant chacune à leur indépendance et à leur
conception de la liberté d’expression.
Aussi, les tenants de cette thèse avancent que les conceptions des
libertés de l’esprit en général, et de la liberté d’expression en particulier, ne sont certainement pas les mêmes dans tous les systèmes
sociaux. La confrontation avec les pays d’Asie à l’occasion de négociations économiques met en évidence ces différences d’approche.
Mais même entre Etats semblant avoir des conceptions plus
proches, des divergences se font jour en raison souvent d’une
culture ou d’une histoire différente. Il n’y a qu’à comparer les différences d’approche qui existent entre les conceptions britannique et
française des droits de l’homme par exemple ( 17)... Ainsi, l’universalisme créé en 1948 reste extrêmement fragile et aurait même été
supplanté...
En s’appuyant sur les deux exemples iranien et africain évoqués
précédemment, Gérard Marcou ( 18) avance aussi l’idée qu’aujourd’hui, tant dans les pays arabes qu’africains, l’adhésion formelle à
la conception européenne ou occidentale a reculé. En effet, ces pays
ont élaboré des conceptions originales des droits de l’homme, cherchant par exemple à ancrer la liberté d’expression dans leur culture
traditionnelle. Aussi, l’universalisme conquérant de la Déclaration
universelle des droits de l’homme et la prétention à l’universalité de
la liberté d’expression ont pu provoquer des réactions de rejet lorsqu’ils ont heurté brutalement la tradition.
Pour cet auteur enfin, l’affaire Rushdie est une manifestation particulièrement violente de ce type de conflit. Elle n’oppose pas seulement la liberté d’expression et l’atteinte au droit à la vie que représente la fatwa, soit l’appel au meurtre contre l’auteur des « Versets
Sataniques ». Elle pose aussi le problème de la conciliation entre la
liberté d’expression et le respect de la conscience religieuse dans un
(17) Voy. C. Lageot, La protection des libertés publiques en Grande-Bretagne au
regard de la C.E.D.H., mémoire de D.E.A., Faculté de droit de Poitiers, 1993.
(18) op. cit.
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contexte où celle-ci est l’élément essentiel de l’identité communautaire et, au-delà, de la confrontation de deux cultures.
Cette réflexion nous invite pourtant à formuler la critique suivante : ce n’est pas parce que la culture, une certaine culture, fait
obstacle à la liberté d’expression, que l’universalisme de cette
liberté n’existe pas. La meilleure preuve en est aujourd’hui l’attitude de Taslima Nasreen, écrivain connaissant aujourd’hui exactement le même sort que Salman Rushdie. Au-delà de toutes les différences culturelles, sociales, idéologiques ou autre, elle est, à nos
yeux, le symbole de l’universalisme de la liberté d’expression, puisqu’elle revendique, même au Bangladesh, même dans son propre
Etat qui l’accuse de blasphème et la menace de mort, cette conception large de la liberté d’expression, soit une liberté d’information
assortie d’une liberté de communication.
L’universalisme de la liberté d’expression n’aurait donc pas été
créé en 1948 par la Déclaration mais seulement constaté par elle, ce
qui fait toute la différence et révèle la nature profonde de la liberté
d’expression, soit un droit naturel, imprescriptible et sacré.
B. — Un universalisme révélé en 1948
Pour bien comprendre ce qui s’est produit en 1948, nous effectuerons ici un parallèle avec la démarche du juge dans un système de
Common Law. Celui-ci ne fait que révéler des principes de Common
Law qui ont toujours existé mais qu’il découvre un jour avec clarté,
au détour de la résolution d’un litige. En ce sens, ces principes ne
peuvent être datés et remontent même à des temps immémoriaux ( 19). De la même façon, en 1948, on peut penser que les rédacteurs de la Déclaration n’ont fait que constater ces principes fondamentaux et cristalliser la définition naturelle de la liberté d’expression. Le sens élargi de cette liberté s’est révélé à eux, un peu comme
une évidence.
Ainsi, il n’est pas, selon nous, de modèle occidental de la liberté
d’expression qui aurait une portée universelle. En revanche, il existe
une doctrine de la liberté d’expression qui est née en Occident et qui
a une portée universelle.
Bien antérieure à 1948, on peut penser que la conception moderne
de la liberté d’expression trouve déjà son fondement dans la Décla(19) J. Jolowicz, Le droit anglais, Précis Dalloz, 2 e éd., 1992 ; P. Kinder-Gest,
Droit anglais, L.G.D.J., 3 e éd., 1997.
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ration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ( 20) à l’article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un
des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté. »
Et cette permanence de la liberté d’expression reflète la permanence
du droit naturel.
Il n’existe pas « des » conceptions qui seraient forgées par les histoires, les idéologies ou les religions des différentes sociétés. Les étudiants chinois qui se référaient à la Déclaration de 1789 pour affirmer leur droit à la liberté d’expression n’en appelaient pas à une
« Déclaration française » ou « européenne », mais à l’universalisme de
cette définition constaté par plusieurs textes comme la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou comme la Déclaration universelle de 1948. Ces textes constituent pour Salman Rushdie, Taslima Nasreen, ces étudiants chinois et pour tous les
opprimés « sans nom », le soutien de leurs requêtes, parce qu’ils
expriment une vérité universelle concernant le sens à donner à la
liberté d’expression.
Au-delà des frontières, des différences idéologiques, culturelles et
sociologiques, le sens donné à la liberté d’expression ne peut aller en
deçà de ce minimum incompressible, de ce dénominateur commun
que se partage le genre humain, soit une liberté d’information assortie d’une liberté de communication. Cette affirmation n’est, en
aucune manière, l’expression d’un impérialisme culturel occidental.
Elle correspond à la reconnaissance en faveur de chaque être d’un
de ses droits naturels fondamentaux : la liberté d’expression. L’actualité des propos tenus par Hegel est remarquable à cet égard puisqu’il devait un jour déclarer : « Maintenant, ce sont des principes
universels qui sont en vigueur comme source du droit, et ainsi une
nouvelle époque a commencé pour le monde » ( 21).
✩
La liberté d’expression revêt donc une dimension universelle
parce qu’elle fait partie d’un patrimoine commun de l’humanité.
Elle peut ainsi être un moyen pour les individus de dépasser leur
morcellement et leur meurtrissures : « si la torture fait mal par(20) La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ses origines, sa pérennité
(dir. C.A. Colliard et G. Conac), La Documentation française, 1990.
(21) G.W.F. Hegel, Principes de philosophie du droit, Flammarion, 1999, p. 95.
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tout » ( 22), les droits de l’homme, eux, ne se divisent pas, y compris
pour la liberté d’expression.
Si cette conviction correspond à la réalité, donnons alors du
temps à chaque peuple pour qu’un jour l’universalisme de la liberté
d’expression leur soit clairement révélé. Si cela tient en revanche de
l’utopie, faisons seulement confiance à la force des idées et aux vertus de l’échange des opinions... seule voie acceptable à tous, pour
nous conduire vers la vérité...
Céline HISCOCK-LAGEOT
Maître de conférences de droit public
Faculté de droit de Poitiers
✩
(22) Selon les propres termes du Président Mitterrand.