Benjamin Stora : les mémoires dangereuses
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Benjamin Stora : les mémoires dangereuses
Metamag Le magazine de l'esprit critique http://metamag.fr Benjamin Stora : les mémoires dangereuses Date : 13 juin 2016 Roger Vétillard ♦ On ne présente plus Benjamin Stora, historien de l’Algérie, porte-parole du positionnement socialiste pour cette question, omniprésent dans les médias au détriment de ses confrères, Gilbert Meynier, Mohammed Harbi, Guy Pervillé, Jacques Frémeaux, Olivier Dard, Jean-Claude Brunet ou encore Jean-Jacques Jordi, souvent mieux informés et plus rigoureux. Il a invité dans cet ouvrage Alexis Jenni qui a reçu le prix Goncourt 2011 pour son premier roman : l’Art Français de la Guerre pour parler avec lui d’un sujet important : lequel tente de mettre en valeur l’autre ? Le titre de cet ouvrage est séduisant : Les mémoires dangereuses. On attend une réflexion profonde sur les difficultés d’intégrer la mémoire que les historiens comme Guy Pervillé opposent au passé et à l’histoire, sur l’obstacle que des mémoires opposées peuvent présenter à une intégration dans le présent, à une insertion harmonieuse dans une histoire nationale. 1/3 Mais dès les premières pages le lecteur est déçu, frustré. Il s’agit d’une littérature essentiellement politicienne, plus exactement d’un brûlot anti-front national. Ce parti que les amis de Stora ont pendant longtemps désigné comme l’héritier des hitlériens et des fascistes de la seconde guerre mondiale, est ici présenté par l’historien comme une faction qui a « des origines historiques de l’autre côté de la Méditerranée, au Sud, dans l’Algérie coloniale » (p 12) et qui professe un antigaullisme exacerbé. Et Alexis Jenni renchérit en affirmant que la guerre d’Algérie est « l’élément fondateur de ce que nous vivons » sous-entendu dans la France de 2016, avec les menaces terroristes. Mais est-ce la même chose en Belgique et dans les autres pays européens ? On aurait pu s’attendre à un dialogue, à un débat entre les deux personnages de ce livre : point du tout, Stora est là pour adouber Jenni et Jenni est présent pour confirmer Stora. L’intérêt de cette collaboration n’est nullement évident. Ce qui surprend dans cet ouvrage où la première place est donnée à l’historien, c’est l’absence de vision critique de l’Histoire. Je ne prendrais qu’un seul exemple (p 48). Stora écrit que 200 000 pieds-noirs sont restés en Algérie après l’indépendance, et pour cela il se réfère à Pierre Daum, journaliste militant, mais pas historien et qui a mené des enquêtes en n’utilisant pas la méthode historique. Car à l’automne 1962, s’il y avait probablement 200 000 Français en Algérie dont une part non négligeable (Fonctionnaires détachés, coopérants, commerciaux …) n’étaient pas pieds-noirs, c’est-à-dire résidant depuis plusieurs années dans le pays. Et parmi ces derniers, combien étaient-ils ceux qui étaient retournés au pays natal le temps de récupérer des affaires, de déménager, de tenter de vendre les biens qu’ils avaient abandonnés, ou encore fonctionnaires ou salariés dans l’attente d’une mutation en métropole ? Combien étaient-ils ceux qui ne savaient pas où aller et qui finiront par prendre rapidement le chemin d’un exil incertain ? L’historien digne aurait dû s’interroger sur cette affirmation. Je pourrais également apprendre à Alexis Jenni, qui parle (p 68) de ce qu’il ne connaît qu’à travers les organes de presse engagés politiquement du côté qu’il a choisi, que les évènements 2/3 de 8 mai 1945 à Sétif ne commencent pas par une manifestation pacifique. Le premier mort peut-être même les premières victimes – ce jour-là est un Européen. Je le démontre dans mon livre « Sétif, Guelma mai 1945, massacres en Algérie » paru en 2011. Mais il n’est pas aidé par monsieur Stora qui réédite ses écrits de 1999 sans prendre la peine de « réactualiser » les allégations à prétention historique concernant le 8 mai 1945 à Sétif et le 17 octobre 1961 à Paris après les études sérieuses sur ces deux événements qui contredisent ce qu’il a écrit. A-til lu les ouvrages publiés depuis par Anny Rey-Godzeiguer sur mai 1945, Jean-Paul Brunet, Rémy Valat, les enquêtes gouvernementales (Mandelkern et Géronimi) demandées par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin concernant le 17 octobre ? Sans parler des ouvrages que l’auteur de ces lignes a écrits sur mai 1945 dans l’Est algérien. Cet échange entre l’historien et le lauréat du Goncourt est en effet suivi de la réédition de l’ouvrage de Benjamin Stora paru en 1999 « Transfert de mémoire » où la même exégèse est rappelée : du discours des colons algériens à celui du Front national et aujourd'hui, c'est le même fil conducteur qu’il désigne par le néologisme de « sudisme » à la française, c’est à dire une idéologie qui se réfèrerait directement à celle des colons américains : esprit pionnier et conquête des grands espaces, mais aussi esclavagisme et relégation des indigènes. Une idéologie d'exclusion qui trouverait une audience d'autant plus large qu'elle se nourrirait des diverses mémoires communautaires et opposées autour du souvenir de la colonisation et de la guerre d'Algérie, dans le déni et l'occultation des pages les plus noires. Explication curieuse que l’on peut renvoyer à son auteur qui 64 ans après la fin de la guerre d’Algérie, explique toujours le présent par un passé révolu depuis longtemps. Depuis 16 ans l’analyse de Stora est la même, mais il n’échappera à personne, que les choses ont bien évolué. Cette analyse politiquement et intellectuellement conforme à l’air que le temps tente de nous imposer, a encore cours dans les développements d’une intelligentsia de plus en plus contestée. Benjamin Stora avec Alexis Jenni, Les mémoires dangereuses, Albin Michel Paris, 2016, 232 p, 18€. Roger Vétillard est né à Sétif en 1944. Passionné par l’histoire de l’Algérie contemporaine, il est auteur de nombreux ouvrages dont : "Sétif, Guelma mai 1945, massacres en Algérie" ( Ed de Paris) et "20 août 1955 dans le Nord-Constantinois" (Ed Riveneuve ) 3/3 Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)