Jean Furtos Psychiatre, chef de service au Centre
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Jean Furtos Psychiatre, chef de service au Centre
Action habitat n°27 – Interview version longue Jean Furtos Psychiatre, chef de service au Centre hospitalier Le Vinatier, à Bron. Il a créé et dirige l’Observatoire régional Rhône-Alpes sur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion (ORSPERE). Comment vous êtes-vous intéressé aux personnes en souffrance psychique pour des raisons sociales ? Au milieu des années 90, nous avons créé l’Observatoire régional Rhône-Alpes sur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion, l’ORSPERE. Cette initiative faisait suite au premier congrès au monde consacré à la question de la disqualification sociale et au rôle de la psychiatrie. Je me souviens de la remarque d’une infirmière : « Les gens ne souffrent plus comme avant, on ne sait plus comment faire ». Les personnes précarisées, chômeurs de longue durée, bénéficiaires du RMI (…) laissaient déjà les travailleurs sociaux démunis face à des comportements nouveaux liés à des situations sociales inédites. Une réponse de « puriste » consisterait à renvoyer « la patate chaude » sur autrui au motif que, face à la souffrance d’origine sociale, personne n’est dans son cœur de métier. Il n’y a d’évidence ni pour le psychiatre ni pour les accompagnants sociaux ou médico-sociaux. Qu’est-ce qui relève de la médecine ? Qu’est-ce qui relève du social ? Cette indétermination majeure est fondatrice de la clinique psychosociale. Et le sentiment d’impuissance professionnelle, qui l’accompagne, sert de révélateur. Vous êtes l’initiateur de la « clinique psychosociale » : quelle est sa fonction ? La clinique psychosociale entend travailler sur les marges professionnelles pour répondre aux besoins de celles et ceux qui vivent à la marge de notre société. De ce point de vue, travailler en réseau c’est accepter de mettre nos impuissances en commun, par souci d’efficacité. En soutien de l’ORSPERE, structure pérenne, la clinique sociale vient en 1999 pour la prise en compte des souffrances d’origine sociale. Ces souffrances psychiques n’apparaissent ni en psychiatrie ni en psychologie, mais dans l’espace public et le milieu professionnel des travailleurs sociaux. Ce sont les élus, la police, les bailleurs sociaux, les foyers, les professionnels des secteurs sociaux et médico-sociaux qui font émerger la demande. Comment prendre en compte cette souffrance psycho sociale ? Le rapport publié par la Délégation interministérielle à la ville et au développement social urbain en février 1995, rédigé par Antoine Lazarus et Hélène Strohl, s’intitulait « Une souffrance qu'on ne peut plus cacher ». La prise en compte d’un phénomène, qui échappe aux catégories habituelles, repose sur un paradoxe : la souffrance sociale n’est que rarement exprimée par celui qui est en souffrance. Elle est portée par ceux qui la reçoivent, les intervenants intermédiaires, qui médiatisent cette souffrance en exprimant d’abord leur malaise, leur mal-être professionnel. Ce sont ceux qui en ont le plus besoin qui demandent le moins d’aide. On sort du cadre commun qui consiste à répondre à quelqu'un qui vous interpelle d’un « je souffre, aidez-moi ». En termes psychanalytiques, il s’agit là d’un transfert, mais, ici, le transfert individuel prend une valeur collective. Le besoin d’aide ne se traduit pas par une demande parce que vouloir être aidé c’est accepter d’être modifié et une situation de précarité ne le permet pas toujours. 1 Action habitat n°27 – Interview version longue Comment professionnaliser l’accompagnement des personnes en souffrance sociale ? Personne n’est formé pour souffrir à la place des gens qui vont mal. Heureusement ! Accompagner, cela consiste à ne pas faire à leur place. Le positionnement professionnel consiste à se demander : « Je suis qui ? Pour faire quoi ? ». Le travailleur social, par son métier, accepte d’être dérangé par la souffrance de l’autre. Que faire et comment faire dès lors ? Une proximité distanciée permet de répondre à la demande sans se mettre en danger. Accompagner, c’est accepter d’être provisoirement dérangé de son cœur de métier, pour pouvoir y loger l’autre. Les règles du métier permettent d’être proche de celui qui est en souffrance, sans se perdre soi-même. Grâce aux règles du métier, on peut aider 50 personnes, tandis que, dans la vie privée, on ne peut aider, tout au plus, que 3 ou 4 proches. L’importance des règles du métier passe d’abord par la réflexivité : une analyse des pratiques, avec ses collègues, ses pairs, ses partenaires, est donc essentielle. Précarité de logement et souffrance sociale vont-elles de pair ? La pauvreté c’est avoir peu. La précarité, c’est avoir peur. C’est différent. Les membres d’une société précaire ont l’obsession de perdre. Le sentiment de précarité naît de la peur de perdre ce qui fait qu’on est humain aux yeux des autres humains. Il y a 15 ans, la grande peur, c’était la perte de l’emploi. En 2010, perdre son travail est une donnée structurelle ; la grande peur, c’est désormais la perte du logement : « Et si je devenais ‘sdf ‘? ». Dans la crainte de la perte des objets sociaux fondamentaux - logement, travail, argent, statut -, le logement occupe une place particulière. Car personne n’est à l’abri. Il faut bien distinguer avoir un logement et habiter. Avoir un logement permet de ne pas être soumis à la grêle ou au froid de la rue. Habiter, c’est mettre de soi dans son logement. En ce sens, on peut habiter un squat, et ne pas habiter, ne pas investir une maison de 200 mètres carrés. Il y a des pathologies de l’habiter. Certaines personnes « contre-habitent » par exemple. Ceux qui mettent trop d’eux-mêmes pourront faire de leur logement une poubelle ou un entassement de collections. Ceux qui ne mettent pas assez d’eux-mêmes jusqu’au vide de tout objet personnel ou presque. Accompagner l’habiter, du point de vue d’un bailleur, cela consiste à définir les compromis possibles et poser ce qui n’est pas tolérable par rapport au bâtiment, aux voisins,… Le terme d’auto-exclusion, au cœur de vos travaux, est selon vous une pathologie de la confiance. Comment l’accompagner ? Un exclu est exclu de quelque chose, de quelque part, d’un groupe. On peut être exclu du village, d’une famille, de la culture, du logement…mais pas d’une société démocratique. C’est pourquoi, les politiques publiques prennent en compte la lutte contre la précarité et l’exclusion. Au-delà du jargon, le terme d’auto-exclusion associe la fermeture à soi et la fermeture à autrui. La bonne précarité du sujet, celle de la confiance en soi, de la confiance en autrui et de la confiance en l’avenir, fait place à une triple défiance. La « mauvaise » précarité prend différentes portes d’accès : mélancolisation du lien social, découragement, désespoir. Lorsque les mécanismes psychiques et psychosomatiques qui poussent à se couper de soi sont à l’œuvre, plusieurs signes peuvent apparaître : l’émoussement des émotions et des affects, l’inhibition de la pensée, l’anesthésie corporelle qui conduit le sujet à ne plus ressentir la douleur, à se couper de son propre corps, mais aussi la rupture active des liens. Qu’elle conduise à l’isolement (un individu par exemple ne sort plus de chez lui), ou à l’errance, l’auto-exclusion est, dans tous les cas, une pathologie de la confiance, une défiance. 2 Action habitat n°27 – Interview version longue Devant cette pathologie (qui empêche de vivre), les professionnels, médecins et travailleurs sociaux, doivent faire face à l’atomisation de l‘individu et à la définition des conditions de base d’une entraide. De plus, la perte d’un partage commun de valeurs met la personne auto-exclue en difficulté lorsqu’elle est confrontée à un projet réel. Un ‘sdf’ souhaite un métier, un logement, …mais une situation d’auto- exclusion peut l’en tenir concrètement éloigné. Chacun, dans la pratique de son métier, doit donc bricoler tout ce qui peut l’être pour fabriquer de la confiance ici ou là. Agir pour fabriquer du social, pour un avenir par nature ignoré, est un acte de foi, de confiance. Au-delà de l’urgence dans laquelle se trouvent pourtant les personnes en auto- exclusion, l’enjeu, c’est d’accompagner la souffrance en (re)créant la confiance. Mais pas seul. En réseau. Dans le précédent n° d’Action Habitat, l’Unafo consacrait le dossier à l’accueil des personnes en souffrance psychique. 3