Antihéros - isharmonies
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isharmonies GRATUIT ANNÉE 5, NUMÉRO 39 Antihéros MAI 2013 « Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. » Stendhal, La Chartreuse de Parme. Biographia literaria 2 Echoes of science 4 Miscallanées (1) 6 L’eau à la bouche 7 Histoires extraordinaires 7 Le tour du monde en 80 mythes 10 Regards, cris, tics 12 Nouvelles bulles 13 Miscellanées 15 En vers et contre tout 17 Édito Ah ! les héros. On les aime, on les admire. Mais les antihéros ? On les adore, on les déteste ? On adore les détester ? Disharmonies vous emmène à leur rencontre ! Pour savoir ce qui fait vraiment un antihéros, plongez-vous dans Biographia literaria, qui vous rappellera qu’ils sont plus nombreux et surtout bien plus variés qu’on ne le croit : faites votre choix ! Puis le Tour du Monde en 80 Mythes détaillera pour vous le cas bien singulier des « fripons ». Cas… clinique ? Ces antihéros nous attireraient-ils pour leurs personnalités sombres, troublées, voire franchement inquiétantes ? Echoes of science explore le côté obscur de leur séduction, à moins que ce ne soit le charme de leur perversion… Quoi qu’il en soit, ne vous fiez pas aux apparences ! En lisant Miscellanées 1 ou encore Histoires Extraordinaires, vous serez convaincu que nos (anti)héros peuvent prendre l’aspect le plus inattendu… voire le plus repoussant, comme vous le montrera L’eau à la bouche ! Souvenez-vous qu’avec eux, l’habit ne fait jamais le moine (Miscellanées 2). Admettons-le : ces antihéros nous fascinent parce qu’ils éveillent en nous des sentiments mêlés et dérangeants. Criminels et pourtant héroïques, ils savent susciter l’intérêt, mais très vite c’est le malaise (En vers et contre tout), voire l’horreur (Nouvelles Bulles) qui prend le relai ! La fin justifie-telle les moyens ? Vous serez surpris de voir jusqu’où certains ont poussé le vieil adage (Regards, Cris, Tics)… Mais on s’en voudrait de vous priver plus longtemps de leur délectable – mais angoissante – fréquentation… Bonne lecture (on vous aura prévenus) ! Fantômas PAGE 2 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 Biographia literaria Les antihéros chez les super-héros Ah, les super-héros... ces vaillants défenseurs du Bien, aux pouvoirs extraordinaires, aux costumes bariolés, à la volonté inébranlable, et à la moralité exemplaire... eh bien, bonne chance pour en trouver un comme cela si vous ouvrez un comic book de superhéros au hasard ! Car en effet, pour diverses raisons, dans les univers de superhéros, cela fait plusieurs décennies que la mode est passée aux antihéros. Laissez-moi vous inviter à les découvrir. Les vrais et purs héros Tout d’abord, un petit point de définitions. Un « héros », ça peut vouloir dire « un agent du Bien qui accomplit des faits extraordinaires et se démarque de ses congénères » ou bien « un protagoniste ». Un « antihéros », cela a encore plus de significations possibles. Dans ce numéro, et c’est la convention que je vais suivre dans cet article, nous avons décidé de vous parler des antihéros au sens de « protagonistes gentils avec une ou plusieurs caractéristiques héroïques absentes ou inversées », sans aller jusqu’au « protagoniste méchant », qui est un tout autre genre (non moins passionnant). the American way ? de Joe Kelly et All-Star Superman de Grant Morrison, qui décrivent parfaitement le modèle du super-héros qu’est Superman. Cette focalisation manichéenne sur un axe Bien-Mal est particulièrement présente dans les comics de super-héros. Le superhéros combat les super-méchants avec ses super-pouvoirs et sauve le monde, youpi. Il est comme le héros antique, le costume et l’identité secrète en bonus. Dans le même style, mais chez Marvel Comics, nous avons d’une part Thor, le dieu du tonnerre, qui, exilé d’Asgard, découvre la Terre et décide de la protéger, et Captain America, LE représentant de tout ce qu’il y a de bien dans les valeurs des USA (il donna une droite à Hitler mais s’opposa aussi à Nixon). Pour le premier, je vous conseille la série classique Thor de Walt Simonson et le reboot de 2007 par J. Michael Straczynski. Pour le deuxième, je recommande les numéros de Captain America écrits par Ed Brubaker. Le meilleur exemple est bien sûr Superman, de DC Comics. Extraterrestre atterri sur Terre, un couple du Kansas le recueille et lui enseigne la morale et l’amour de la vérité, de la justice et des valeurs de l’Amérique. Il se découvre des super-pouvoirs et décide de les utiliser pour aider les hommes et les inspirer à donner le meilleur d’eux-mêmes. Difficile de faire plus gentillet. Mal écrites, les histoires de Superman peuvent être ennuyeuses. Bien écrites, elles vous portent, vous envolent, et vous motivent à faire le bien autour de vous. Parmi beaucoup, je conseille What’s so funny about truth, justice, and Les antihéros risibles Les modèles de vertus étant fixés, parlons maintenant des antihéros. Je mentionnerai quatre grands types de déviations au modèle « Superman » : les déficiences physiques, intellectuelles, émotionnelles, et morales. Les deux premières sont les moins courantes, certainement car un super-héros stupide ou faible physiquement est moins intéressant pour le grand public. Mentionnons tout de même Thing des Fantastic Four (un golem de pierre au cœur d’or), l’incroyable Hulk, le goliath vert, qui à l’opposé de son alter-ego le génie Bruce Banner, a l’intelligence et le tempérament d’un enfant (ce qui permet parfois à ses ennemis de le manipuler), et Loki enfant, héros de la dernière saga de Journey into mystery, chétif à côté des monstres et des dieux, mais peut-être plus rusé qu’eux... Un sous-genre où ce type d’antihéros excelle, cependant, c’est celui des comics comiques, si l’on peut dire. La subversion du modèle du héros beau, fort, et intelligent peut souvent être hilarante. Le chef de file de ces comics est sans nul doute Deadpool : Wade Wilson est un mercenaire quasiimmortel grâce à son facteur guérisseur, mais son corps est cou- D I S H A RM O N I ES vert de tumeurs hideuses, son esprit est aussi stable qu’un séisme, et il a le degré d’attention d’un élève de maternelle (et c’est sans mentionner ses pratiques douteuses voire criminelles, ce qui en fait également un bel exemple d’antihéros moral...). Ses meilleures aventures sont certainement dans Cable & Deadpool. Un autre de mes favoris est le recueil Great Lakes Avengers : Missasembled de Dan Slott, une série sur une équipe de superhéros maladroits au grand cœur (parmi eux Mister Immortal, qui meurt très souvent et Big Bertha, super-héroïne obèse dont l’alterego est une top-model anorexique). Enfin, quelques mots sur les héros handicapés : pour faire court, ils ne font pas l’unanimité. Charles Xavier est le leader en chaise roulante des X-Men, mais il est loin d’être le protagoniste principal. Daredevil est aveugle, mais compense avec un sens radar surhumain ; son handicap est donc négligeable dans sa vie de super-héros. Quant à Barbara Gordon, la plus connue des Batgirl, elle fut confinée à une chaise roulante après que le Joker lui eut tiré une balle dans la colonne vertébrale, mais il fallut attendre qu’elle en guérisse pour qu’elle retrouve sa série solo... Les antihéros tourmentés Le troisième type d’antihéros, celui des antihéros tourmentés, est bien plus populaire. Beaucoup de super-héros ont une motivation émotionnelle pour combattre le crime, souvent la perte d’un être aimé ou un traumatisme similaire. Le meilleur exemple d’un tel personnage est SpiderMan : Peter Parker, 15 ans, intello rejeté, se découvre des superpouvoirs après avoir été mordu par une araignée radioactive ; il fait aussitôt le flambeur, mais une fois que son oncle Ben se fait abattre par un criminel que Peter a laissé s’enfuir, notre héros se jure d’utiliser ses pouvoirs pour combattre le crime. Et depuis 1962, Spider-Man n’a jamais dépassé ce traumatisme. Ce conflit intérieur nourrit et motive ce super-héros, mais peut parfois le submerger quand d’autres misères de la vie viennent s’ajouter (mort de sa copine, de son meil- PAGE 3 leur ami, d’au moins deux autres figures paternelles, haine générale du grand public...), au point que Spider-Man abandonnera son costume à plusieurs reprises. Nous sommes loin du héros mythologique à la volonté inébranlable... Si vous voulez (re-) découvrir les fantastiques histoires de notre homme-araignée préféré, je vous conseille de commencer par le début, avec les recueils de The Amazing SpiderMan, de Stan Lee et Steve Ditko. Si vous en voulez encore plus, essayez les aventures de Daredevil, toujours dans Marvel Comics. Il doit être l’un des super-héros sur lequel le sort s’acharne le plus, comme en réfère l’ensemble de ses conquêtes féminines, dont au moins trois sont décédées... DC Comics n’est pas en reste, notamment avec Batman, qui, enfant, a vu ses parents se faire abattre par un pickpocket, et ne s’en est jamais remis. Il utilisa son héritage pour devenir l’ultime détective combattant avec tout un panel de gadgets. Mais là où Spider-Man se lamentera de ne pas pouvoir réviser pour les partiels tout en combattant le crime, Batman serrera les dents et poussera son corps et son esprit à la limite du possible. Parmi de nombreuses superbes histoires de l’homme-chauve-souris, je vous recommande les Batman de Grant Morrison (de 2006 à 2009, en commençant par le numéro 655). Les antihéros violents Enfin, le type d’antihéros que vous rencontrerez le plus : ceux dont les valeurs touchent la limite de la morale, voire sautent de l’autre côté. D’abord, le fait d’être prêt à tuer. Il y a des superhéros qui le sont (Wolverine, The Flash, Green Arrow, Wonder Woman...), et d’autres qui ne laisseront personne mourir (Batman, Spider-Man, Superman...). Et puis (cf Regards, Cris, Tics de ce numéro) il y a le Punisher... En 1986, Moore et Gibbons ont publié le chef-d’œuvre Watchmen, roman graphique décrivant des super-héros réalistes aux moralités parfois défaillantes (Rorschach voit tout en noir et blanc et tue les criminels, le Co- médien est un psychopathe mercenaire cynique...). Une conséquence inattendue du succès de cette œuvre fut un pic d’intérêt du public pour des histoires de super-héros sombres et violentes. Les années 90 virent apparaître de très nombreux superantihéros aux sourcils froncés, aux armes gigantesques et aux valeurs quasi-inexistantes. Heureusement, cette mode finit par passer, mais on peut encore voir une forte présence de superhéros sombres dans les comics d’aujourd’hui. Il y a même des comics sur les aventures d’équipes entières de tels antihéros, souvent des super-méchants en réinsertion. Mentionnons ainsi les séries Thunderbolts chez Marvel, Suicide Squad chez DC, et The League of extraordinary gentlemen (où le monstrueux Mister Hyde, l’odieux Homme Invisible, et d’autres héros victoriens combattent Fu Manchu) chez Wildstorm Comics. Pour conclure Les super-héros et leurs univers ont des histoires riches et complexes, existant pour la plupart depuis plusieurs décennies. Ainsi, nombre de scénaristes les ont manipulés, et aucun personnage ne peut vraiment être résumé en quelques lignes. Les exemples précédents doivent se lire comme des indications plus que comme des faits immuables. En 1940, Batman tuait parfois des criminels. Le Superman de 1970 et le Captain America de Ultimate Marvel sont des moralisateurs insupportables. C’est maintenant à vous d’ouvrir ces comics, de découvrir quelles histoires vous plaisent, et de vous faire votre propre idée de ce que doit être un super-héros. Brandolph PAGE 4 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 Echoes of science Dark Triad et antihéros James Bond, son allure irréprochable, son orgueil inégalable, sa séduction et sa libido indomptées, son permis de tuer et sa facilité déconcertante à en jouir... Gregory House, médecin irrespectueux et insolent en toute situation, sarcastique à en débrancher sa télévision, accroc à la Vicodin ; son goût pour les prostituées et le risque, sa fascination morbide pour la maladie et son désintérêt profond pour le malade... Dexter, tueur de série, tueur en série et tueur de meurtriers, dénué de toute empathie, froid, calculateur, méthodique, manipulateur... Ces trois antihéros ont au moins un point commun : une personnalité détestable, voire, disons-le, exécrable. Dans la « vraie vie », sans aucun doute, vous chercheriez à les fuir. Mais à la télévision ou au cinéma, vous les adorez, et parfois même vous les enviez. Vous les trouvez fascinants, drôles, attirants. D’ailleurs, que ce soit dans la réalité ou dans la fiction, il est très difficile de résister aux charmes de la cheerleader narcissique ou du « bad boy ». Les vampires saigneurs-nés et les loups-garous bestiaux sont d’un charisme et d’un sex-appeal infinis. On se surprendrait même à admirer Hannibal Lecter dans ses débordements cannibales… Définitivement, les personnalités « sombres » plaisent. Reste à savoir pourquoi... La triade noire de la personnalité deux psychologues de l’Université de la Colombie Britannique (Vancouver) et intéressés par les personnalités criminelles, voient émerger de leurs études psychométriques une constellation de trois traits distincts (mais qui se recouvrent partiellement) : le narcissisme, la psychopathie, et le machiavélisme. Ils surnomment ce triplet la « triade noire » (dark triad) de la personnalité. triade noire, telle que décrite par Paulhus et Williams, est un peu plus difficile à cerner. Contrairement au narcissisme ou à la psychopathie, le machiavélisme existe peu dans le champ de la psychologie. Introduit aux côtés des deux autres, il complète la constellation avec des traits inspirés du Prince de Machiavel : cynisme, manipulation, et la conviction que « la fin justifie les moyens ». Narcissisme La face éclairée de la triade noire C’est probablement le trait qui nous parle le mieux. Dans le cadre de la triade noire, le narcissisme désigne en fait les formes complètes ou atténuées du trouble de la personnalité narcissique, qui comprend idées de grandeur, besoin excessif d’admiration, manque d’empathie, sentiment de supériorité, orgueil et auto-admiration. Trouver du narcissisme chez nos héros préférés n’est pas rare : nous parlions justement de James Bond. Ses tenues impeccables, son aplomb à toute épreuve, et sa confiance inébranlable en son pouvoir séducteur font bien plus que trahir un simple goût pour le luxe. Psychopathie La deuxième étoile de notre triade est un peu plus froide. La psychopathie, ou trouble de la personnalité antisociale, est une nébuleuse de comportements, incluant des affects peu prononcés, l’absence de remords, le manque d’empathie, l’égocentrisme, la manipulation et la criminalité. Les psychopathes sont ces hommes et femmes qui tuent sans montrer l’ombre d’un sentiment, et qui sont souvent d’une intelligence et d’une rigueur remarquables. On peut spéculer sur le développement et la structure de la personnalité à souhait, imaginer qu’en chacun de nous sommeille une force obscure, un nœud pulsionnel serré. Le mieux reste encore de chercher à définir le plus objectivement possible les caractéristiques chères à nos antihéros. Machiavélisme En 2002, Paulhus et Williams, La dernière composante de la Dexter, bien sûr, même s’il n’assassine que des meurtriers, remplit la totalité des critères de la psychopathie. Les personnalités entrant dans les critères du narcissisme, de la psychopathie, et du machiavélisme ont donc toutes les raisons du monde d’être détestables. Alors, pourquoi Dexter, James Bond, Batman, et autres antihéros nous plaisent-ils tant ? Pourquoi sommes-nous, même dans la vie réelle et au moins au début, en admiration devant les personnes « sombres » ? Une des possibilités est que d’autres traits « compensent » les traits détestables. Tout d’abord, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que nos antihéros favoris agissent tout de même dans le sens du bien commun, et méritent à juste titre leur qualificatif de « héros ». Ce constat important, cependant, ne suffit pas pour tout expliquer. En étudiant plus en profondeur les personnalités néfastes, on se rend compte que d’autres traits associés au narcissisme, à la psychopathie ou au machiavélisme, peuvent eux, être très bien perçus au premier abord. Le machiavélisme est généralement associé à un grand contrôle de soi et une grande stabilité émotionnelle. Les psychopathes, eux, sont généralement extravertis et ont un faible neuroticisme (tendance à ruminer, à déprimer, etc.). Enfin, les narcissiques sont très à l’aise en situation sociale. En 2010, une étude publiée par Back et Egloff a d’ailleurs montré que les individus ayant un score élevé sur les échelles de la triade noire don- D I S H A RM O N I ES naient une meilleure première impression que les individus ayant obtenu un score faible. Les individus narcissiques étaient plus confiants dans leur gestuelle, et leurs expressions faciales étaient plus attirantes. Tout se passe donc comme si certains traits des personnalités de la triade noire adoucissaient les autres caractéristiques, plus sombres. On en arrive à « l’effet de halo », connu en psychologie cognitive depuis les travaux de Asch en 1946. D’après ce dernier, la première impression, ou certains traits de personnalité particulièrement saillants, génèrent des a priori sur les autres qualités ou défauts de l’individu, et biaisent notre perception de ceux-ci. En d’autres termes, un individu qui fait bonne impression a plus de chance d’être sympa. Les personnalités de la triade noire sont plus sexy PAGE 5 avant de leur demander d’enlever tout maquillage, de s’attacher les cheveux, et de porter un t-shirt et des pantalons gris, pour les prendre en photo une seconde fois. Ils ont ensuite demandé à ces 111 sujets de remplir des questionnaires de personnalité. On a finalement demandé à un groupe extérieur de juger de l’attirance physique des étudiants, d’après les photographies. Surprise ! Les individus ayant les scores les plus élevés sur les échelles de la triade noire sont effectivement jugés comme étant plus beaux ! Mais une fois les cheveux attachés, le maquillage en l evé et l es vêtemen ts « normalisés », la différence entre les deux groupes disparait. Que conclure de cette étude ? Peut-être que les individus à la personnalité « sombre » savent mieux se mettre en valeur… Hum… Les personnages sombres (dans la réalité et dans la fiction) sont souvent très attirants. Coïncidence ? En 2012, Holtzman et Strube de l’Université de Washington ont voulu déterminer, si les individus ayant un haut score sur les échelles de la triade noire avaient effectivement plus de sexappeal. Voilà donc quelques pistes de réflexion qui sortent des spéculations faciles sur notre manière d’admirer nos antihéros. Après tout, peut-être qu’on ne les apprécie pas pour leurs défauts, mais bien pour les qualités qui leur sont associées : aplomb, intelligence, grande stabilité émotionnelle. Pour être sombre, il faut être sexy. Ces auteurs ont fait venir 111 étudiants, qu’ils ont photographiés Ax.El. Petite bibliographie : Back, M. D., Schmukle, S. C., & Egloff, B. (2010). Why are narcissists so charming at first sight? Decoding the narcissismpopularity link at zero acquaintance. Journal of Personality and Social Psychology 98 : 132–145 Holtzman, N. S., & Strube, M. J. (2012). People With Dark Personalities Tend to Create a Physically Attractive Veneer. Social Psychological and Personality Science Jonason, P. K., Webster, G. D., Schmitt, D. P., Li, N. P., & Crysel L. (2012) The Antihero in Popular Culture: Life History Theory and the Dark Triad Personality Traits. Review of General Psychology 16 (2) : 192-199 Paulhus, D. L., & Williams, K. M. (2002). The Dark Triad of personality: Narcissism, Machiavellianism, and psychopathy. Journal of Research in Personality 36 : 556–563 PAGE 6 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 Miscellanées (1) Un de ces matins Encore un de ces matins. Gabriel s’était levé du mauvais pied. Dérapant sur l’ours polaire étendu à côté de son lit, il sursauta au grognement menaçant de l’animal. Il extirpa de son armoire Mallarmé son peignoir mal peigné, et entra dans la salle de bains sans ouvrir la porte, dans laquelle il laissa un trou béant de la forme d’un homo sapiens pas si tibulaire que ça. Le guéridon n’était pas commode non plus, et quand il voulut en extraire son rasoir, ce dernier le mordit avec une telle férocité qu’il se lâcha la lame sur le mollet, où elle traça une bande verticale impeccable digne des publicités pour la crème Épile-Poil. Pendant tout ce temps, le miroir faisait une tête au carré au pauvre Gabriel, s’autorisant même quelques sarcasmes sur l’hirsutitude de son propriétaire. Ce matin-là, Gabriel devait se rendre au bureau de Poste, qui sanctionnerait sa reddition en le forçant à trier du courrier jusqu’à la pause déjeuner. Comme tous les matins, d’ailleurs. Sauf que ce matinlà, Gabriel se brûla la joue en essayant d’écraser sa rébellion capillaire avec un fer à repasser. Et le temps qu’il étalât deux bons millimètres de pommade sur le triangle rouge qui ornait sa figure, il avait raté le bus de 8h17 et dut prendre celui de 8h13 (qui avait une demiheure de retard pour cause de dispute conjugale dans le foyer du chauffeur). Gabriel sauta dans le bus, lequel manqua sauter luimême tant ce nouveau passager avait les cheveux en pétard. De fort méchante humeur, notre héros ne fut pas long, et fut même très court, à se jeter sur une place assise prioritaire. Le véhicule des transports publics se remplissait à grande vitesse d’une foule de femmes en bas âge, d’enfants lourdement chargés et de grabataires en poussette, mais Gabriel les regardait se serrer debout avec un rictus d’indifférence affectée. Aujourd’hui, tout allait mal pour lui, et il ne cèderait sa place qu’à une femme âgée, enceinte et invalide de guerre. Le bus marqua un arrêt et une octogénaire unijambiste avec un ventre de huit mois et demi monta en clopinant. Gabriel se leva avec un regard hautement inflammable, toxique et à ne pas laisser à la portée des nourrissons. Le monde était contre lui, tellement contre lui qu’il n’avait pas besoin de se tenir pour ne pas tomber. Décidant qu’il ne pouvait plus rien lui arriver de pire, il se laissa éjecter du bus au terminus et traversa immédiatement le boulevard, nonobstant les gestes furieux que lui adressait le bonhomme rouge. Une Spaghettini tur- bo diesel cylindrée 56 chevaux et un âne, munie d’un conducteur qui voulait impressionner sa copine, passait à ce moment précis. La distance d’arrêt est égale à la distance parcourue pendant le temps de réaction (avec lunettes noires et jolie fille sur le siège de droite), plus la distance de freinage (à une vitesse qui se moque tellement des limitations qu’on l’entendrait rire). En d’autres termes, Gabriel vit la mort en face, n’aima pas du tout la tête qu’elle avait et ferma les yeux. L’instant d’après, il était couché au milieu de la chaussée, avec le coccyx endolori et un drôle de poids sur le ventre. Il rouvrit les paupières et vit une immense auréole de soleil, et au centre une petite tête avec un bibi de travers et un décolleté plutôt avantageux en dessous. La petite tête avait une expression assez abasourdie. « Si vous aviez pour agréable de me laisser me relever, Madame, afin que nous regagnassions la sécurité du trottoir, nous y serions mieux pour discuter », articula en substance Gabriel. Lorsqu’ils furent tous deux debout et hors du passage piétons, il vit une demoiselle hanchue comme une jarre romaine, vêtue d’un tailleur vert pomme et arborant un sourire d’une oreille à l’autre. « Merci de m’avoir sauvé, Madame, c’était un acte fort héroïque de votre part. — Oh, ne me flattez pas tant, je ne faisais que traverser comme vous, et quand je me suis mise à courir pour éviter la voiture, je vous ai renversé... » Elle eut un rire comme un petit ruisseau rafraîchissant, et Gabriel sentit la marque du fer à repasser rosir sur sa joue. « Quelle fichue matinée. Et maintenant il va falloir que je vous laisse, je suis déjà en retard à la Poste. — Mais je trouve que c’est une belle matinée, au contraire ! Je vous ai sauvé la vie par accident, n’est-ce pas merveilleux, et puis regardez ce soleil ! » Mais Gabriel regardait les yeux souriants de la petite dame et son tailleur décolleté qui lui donnait envie de manger des pommes. « Si vous n’avez rien d’urgent à faire, à vrai dire, je vous inviterais bien à prendre un café-crème. — Bien volontiers, là-bas ils ont de bons croissants », répondit la petite dame que son patron attendait depuis quarante minutes pour dactylographier une lettre importante. « Après tout, c’est un de ces matins où rien de mauvais ne peut arriver... » Am42one D I S H A RM O N I ES PAGE 7 L’eau à la bouche Brutti ma buoni – les biscuits italiens « moches mais bons » ! Pour 42 biscuits environ : - 200g d’éclats de noisettes (du Piémont de préférence) - 125g de poudre de noisettes - 5 blancs d’œufs à température ambiante - 230g de sucre semoule une spatule. La meringue doit réduire considérablement et le mélange doit devenir très collant... 4) Préchauffer le four à 180°C. Huiler généreusement une plaque et y déposer des cuillerées à café du mélange, façonnées grossièrement en boulettes. Faire cuire chaque fournée pendant 15 à 20 minutes. Vous devez obtenir des petits rochers au cœur tendre, qui sont aussi délicieux qu’ils ne payent pas de mine. De vrais antihéros ! Am42one - 1 cuiller à café d’extrait de vanille 1) Si vos éclats de noisettes ne sont pas déjà grillés, faites-les toaster légèrement dans une poêle sèche à feu moyen, pendant une ou deux minutes, en remuant constamment avec une spatule pour ne pas les brûler. Idem pour la poudre de noisettes. Une fois les noisettes refroidies, les mélanger avec le sucre dans un saladier. 2) Battre les blancs d’œufs en neige bien ferme dans une grande jatte. Ajouter progressivement les ingrédients secs en mélangeant délicatement à la spatule. Ajouter enfin l’extrait de vanille. Transférer le mélange dans une casserole. 3) Faire sécher la préparation sur un feu doux pendant environ 20 minutes en tournant régulièrement avec Histoires extraordinaires Héros égarés : un mouton blanc Ce monde est corrompu. Les criminels se repaissent des faibles. Les innocents souffrent. Je suis le dernier rempart de cette ville suintante de débauche et de haine. Mais je vous observe, criminels. Je vous observe depuis le toit de cet immeuble, sans nul doute rempli de drogués et de proxénètes. Vous êtes un lot de couards superstitieux, et vous craignez le noir car le noir est en vous. Mais je suis le noir. I am the dark. Je suis... GRIMDARK ! Mais que voisje ? Une petite frappe qui arrache son sac à main à une vieille ? Profite de tes jambes, criminel, tant que tu en as encore l’usage... La femme était tombée contre le mur. Elle n’arrivait pas à reprendre son souffle, et son cœur lui faisait mal, et son épaule, et une ombre tombait sur le voleur, et des cris, oh mon dieu, quels horribles cris, aidez-moi, aidez-le, mon cœur... « Madame ? Regardez-moi », dit une voix claire, d’une clarté inattendue dans les ténèbres de cette ville. May leva les yeux, sans cesser de serrer son épaule de sa main tremblante. L’ombre était toujours en train d’arracher des hurlements au voleur, mais May ne voulait plus regarder. Elle se focalisa sur le visage de la jeune fille qui venait de lui parler. « Bonsoir. Je m’appelle Optima. Non, c’est idiot, appelez moi Lindy. Regardez-moi. Tout va bien. Comment vous appelez-vous ? » demanda-t-elle en souriant. Elle portait un costume un peu ample, de couleur bleuvert, qui lui couvrait tout le corps sauf le visage. May sentait que son souffle reprenait un rythme raisonnable. « M... May. Je m’appelle May. — Très bien ! Donc moi c’est Lindy. Je suis là pour vous aider. Vous ne risquez rien. Dites moi, May, êtes vous cardiaque ? » May hocha la tête. La douleur dans son épaule s’intensifiait. « Vos médicaments étaient-ils dans votre sac ? Non ? Dans votre manteau, peut-être ? Oui ? Très bien ! » Avec une infinie douceur, Optima mit sa main dans la poche de la vieille dame et en sortit un petit flacon. « Tout va bien se passer, May. Vous avez ma parole. » Les deux super-héros regardaient l’ambulance s’éloigner. « Bien joué, gamine. Tu as fait ce qu’il fallait pour cette femme. — Merci. Mais bon, je n’en menais pas large. C’était déjà arrivé à ma grand-mère. Une attaque cardiaque, pareil. — Mes condoléances. Sache qu’elle serait fière de te voir combattre le crime en son nom. PAGE 8 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 — Hein ? Non, elle n’en est pas morte. Elle a pris sa retraite en Floride. Et j’étais déjà super-héroïne à ce moment. Pourquoi penserais-tu que... collègue. — QUOIQU’IL EN SOIT. Notre travail ici est fini. D’autres criminels attendent d’être punis », conclut Grimdark en s’éloignant. Sa cape noire battait dans le vent de la nuit. — Oui, bon... j’essaye. Ce que je veux dire, c’est que tu « Attends ! appela Optima. — Qu’y a-t-il, Optica ? répondit-il en faisant volteface. — Tu... Heu, Optima. Avec un « m ». Comme optimisme. Tu sais, l’optimisme, voir les choses du bon côté, tout ça.... » Grimdark l’observa sans un mot, comme si elle venait d’une autre planète. « Bref, reprit-elle, je pense que... je sais que je suis nouvelle dans le métier comparée à toi, mais tu as bien vu... tu devrais peut-être être moins brutal envers les gens. May était encore plus effrayée par ce que tu faisais subir à ce jeune que par le vol de son sac ! « Toi ? Une super-héroïne ? Avec ton surpoids ? Et aussi peu de seins ? es belle, Sonia. Tu n’as pas besoin d’un crétin comme Jérôme pour le savoir ! Reviens sur le toit... » Les phéromones et le discours de Lindy commençaient à faire effet, elle le voyait. Sonia hocha la tête, et commença à escalader la barrière. Il y eut soudain une rafale de vent, et Sonia n’était plus sur le bord, mais dans les bras d’HyperGuy, le protecteur des bons citoyens. Il a dû l’attraper à hypervitesse, pensa Lindy. Sonia se débattait en hurlant, terrifiée par cette soudaine apparition. Tout l’effet des phéromones était dissipé. « Le suicide, c’est mal, citoyenne ! Tu devrais avoir honte de toi ! Respecte la vie que tu as reçue ! Ingrate ! » lui cria HyperGuy après l’avoir reposée sans ménagement sur le toit. Sonia était en larmes. Lindy, au bord des larmes, mais pour d’autres raisons. — Il ne volera plus personne, maintenant que j’ai arraché ses rotules. » Sept heures sonnaient, la nuit tombait, et Lindy marchait avec peine dans les rues bondées de la ville. Sur ces mots, Grimdark disparut dans un nuage de fumée noire, pour réapparaître sur un toit plus loin. Lindy soupira. « Tout le monde semble penser que ce que je fais est inutile... et si cela l’était ? » pensait-elle. « Les gens ontils besoin d’une super-optimiste comme moi ? » « JE VAIS SAUTER ! » cria la jeune fille. Une foule curieuse formait un demi-cercle sur le toit de l’immeuble de la rédaction, en restant à une distance acceptable de la suicidaire. Elle était passée de l’autre côté de la barrière et ne se retenait plus que par ses bras. « Pardon... pardon... laissez-moi passer », maugréait Lindy en se faufilant à travers la foule. Finalement, elle put apercevoir la suicidaire. C’était Sonia, une nouvelle employée au service création. Lindy avait toujours admiré ce service, la crème de la rédaction du magazine Vague. « Sonia ! appela Lindy. C’est moi, Lindy ! De l’accueil ! — Laisse-moi ! Laissez-moi tous ! J’en ai marre de vous ! J’en ai marre de la mode ! » Un indice, pensa Lindy. Il fallait creuser, doucement, efficacement. Les phéromones de Lindy finiraient par calmer Sonia et lui faire retrouver le moral, mais peutêtre pas assez vite. « La mode ! Tu as bien raison ! C’est un monde tellement superficiel... parle-moi, Sonia, qu’est-ce qui vient de se passer ? » Lindy avança d’un pas, alors que ses collègues la regardaient faire avec un mélange d’amusement et de dédain. « C’est Jérôme... Snif... Il m’a plaquée... Il dit que je suis laide... qu’à côté des super-héroïnes, je suis un boudin... il a raison... je le sais bien.... c’est moi qui fais leur costumes. Je sais à quel point elles sont sexy.... » Lindy avança d’un autre pas. « Ce n’est pas vrai, Sonia ! Elles ne sont pas toutes comme ça ! Crois-moi, j’en suis une ! » Le toit entier éclata de rire. Sonia se retourna vers sa Soudain, un éclair déchira le ciel – littéralement. Une fracture apparut dans l’espace rempli de fumées de voitures à trois mètres au-dessus de la route. Puis la fracture s’ouvrit. Un géant de gris et de noir en sortit. Il faisait au moins sept mètres de haut, et trois de large. Son corps, à forme vaguement humanoïde exception faite des ailes de ptéranodon, rayonnait d’éclairs oranges. Trois yeux d’un rouge aveuglant ornaient son visage, au-dessus d’une gueule remplie de crocs qui semblaient trancher l’air lui-même. « Joli monde... Je crois que j’en ferai mon dîner », marmonna-t-il d’une voix qui agressait les sens. Les automobilistes s’étaient arrêtés à la vue du monstre, et s’enfuyaient à pied. Lindy retira sa veste, révéla le costume d’Optima en-dessous, et se prépara à faire ce qui serait nécessaire : disperser des phéromones afin de réduire la panique ambiante, pour commencer. Le reste des super-héros de la ville arriva dans les quelques secondes qui suivirent. HyperGuy, Justice Girl et ExtremeBird dans les airs, Grimdark, WaterMarlon, Luxuria et les autres par les rues attenantes, et même Passe-Muraille par le dessous. Il émergea du trottoir juste à côté d’Optima, et la salua d’un hochement de tête. La créature géante les passa en revue, l’air amusé. « C’est donc vous les défenseurs de ce monde... vous avez l’air bien sûrs de vous... mais que pourrez-vous face à TOURMENT ? » Aussitôt un champ de force noir translucide émergea de la créature et s’étendit dans toutes les directions. Aussitôt que le champ touchait une personne, elle tombait à terre en criant. Tout le monde fut ainsi affecté, sauf Optima. Des ombres étaient apparues devant Optima. Des silhouettes du passé, de l’époque du collège. Ces ombres murmuraient « Gros lard... Boudin... Bisounours... » mais Optima les ignora et s’agenouilla à côté de Passe- DISHARMONIES Muraille, qui tendait les bras pour se protéger contre un ennemi invisible. « Non, Papa, non ! Pas la ceinture ! Je serai sage ! Je ne m’enfuirai plus ! S’il-te-plaît, NON ! » hurlait-il. Grimdark, lui, demandait le pardon de quelqu’un : « Je n’ai pas pu vous sauver... ils vous ont tué... » pleurait-il. La créature – Tourment, comme elle semblait se nommer – était en train de faire revivre les pires souvenirs aux héros, conclut Optima. Et ils en avaient tant... En un instant, Optima sut quoi faire, comme si elle s’était préparée toute sa vie pour ce moment. Elle se redressa, et marcha vers le monstre. « Tu ne sembles pas affectée, petite fille, persiflat-il. N’as-tu donc jamais connu le tourment ? — Si, bien sûr... on se moquait de moi car j’étais enrobée... et puis mon père s’est suicidé devant mes yeux. Et après ? Et alors ? » rétorqua-t-elle, à voix forte. Les gémissements des super-héros baissèrent d’intensité. Était-ce dû à sa voix ? Était-ce l’effet de ses phéromones ? « Tu crois que j’ai besoin de ça pour me motiver à enfiler ce costume ? Tu crois qu’il faut forcément une enfance tragique pour décider de faire le bien ? » Elle écarta les bras pour s’adresser à tous ceux présents. « Vous n’avez pas besoin de vous laisser mener par un passé difficile ! Vous êtes des héros ! Et si vous l’êtes, c’est par ce que vous pouvez faire et ce que vous décidez de faire ! Vous pouvez mettre vos horreurs personnelles de côté ! Je vous y aiderai ! Et après, on ira tous se boire un bon chocolat chaud ! » Les gémissements s’interrompirent. Certains pouffèrent, hoquetant entre les larmes et le rire. Tous commencèrent à se relever. « Croyez en moi, croyez en ce monde, il n’est pas encore foutu ! » Elle se tourna vers Tourment, qui, en voyant que son pouvoir perdait de l’effet, passait de l’incrédulité à la fureur. Il ferma le poing et plongea sur Optima. « Moi je croirai toujours en vous. » Le poing du monstre s’écrasa sur Optima et s’enfonça un mètre dans l’asphalte. « Merci, Optima. » dit Passe-Muraille, en s’extrayant PAGE 9 du poing de Tourment avec elle au bras. « Sans toi je n’aurais jamais pu vaincre mon démon. » Lindy rougit. « P... Pas de quoi. Merci de m’avoir attrapée avant qu’il ne me transforme en pancake », répondit-elle. « Je te garde à l’abri, laissons les autres se charger du reste », proposa-t-il en l’emmenant quelques mètres plus loin, alors que Tourment poussait un cri de rage. Il tenta de les poursuivre, mais HyperGuy s’interposa en un éclair. L’uppercut qu’il lui asséna résonna sur toute la place. Tourment fut projeté dans les airs, et retomba lourdement sur des voitures garées plus loin. « Triste sort que subissent ces voitures ! Heureusement, les assurances devraient couvrir ces dommages ! » scanda HyperGuy, alors que les autres convergeaient sur un Tourment groggy. Optima n’en croyait pas ses oreilles : ils se préoccupaient enfin du bien-être des gens normaux ? « Les citoyens de ce pays ont le droit de poursuivre le bonheur ! Tu ne les en empêcheras pas ! » tonnait HyperGuy au milieu du déluge de coups. Un mois plus tard, dans une salle de la mairie : « Salut... je m’appelle Passe-Muraille. Enfin, Jerry. — Bonjour, Jerry ! scandèrent les membres présents. — Cela fait un mois que je n’ai plus pleuré en pensant à mon père... Depuis l’attaque de Tourment, donc. C’est bien, mais c’est toujours pas assez. Même si Tourment a été renvoyé dans sa dimension, il pourrait revenir, ou quelqu’un de pire. Je dois au monde... — Et à toi-même, Jerry, ajouta Lindy. — … Et à moi-même, de dépasser cette épreuve. Merci pour le courage que vous m’offrez. Merci Lindy. — Merci Jerry ! » tonna la salle. Lindy sourit. Optima n’était pas si inutile, finalement. Plus de gens qu’on ne le croit ont besoin de soutien. Et elle serait toujours là pour leur en offrir. Car ils en valaient la peine. Brandolph P A G E 10 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 Le tour du monde en 80 mythes L’improbable famille des fripons Mais si, vous les connaissez déjà. Ce sont tous ces personnages petits mais futés des mythes et des légendes que vous observez en train de se plonger dans des pétrins incroyables et en ressortir toujours in extremis, que vous regardez avec ravissement faire toutes sortes de choses interdites dans la vie réelle et jouer à leurs victimes des tours pendables qui vous arrachent à la fois des « Rhôôô » scandalisés et des sourires complices. Ils se font poursuivre, ils se prennent des beignes, ils meurent même parfois, mais ne restent jamais morts très longtemps, pas plus qu’on ne peut espérer les garder longtemps en prison. Ils sauvent régulièrement le monde par accident, ou vengent les faibles et les pauvres contre les riches et les puissants ; mais au moment où vous vous apprêterez à les féliciter pour en faire vos héros, vous vous rendrez compte qu’ils vous ont volé quelque chose et vous vous lancerez à leur poursuite avec un juron. Ni vraiment bénéfiques, ni complètement maléfiques, ils sont tour à tour des champions aux procédés un peu limite ou bien d’agaçants farceurs dont les tours font parfois montre d’une franche cruauté. Ces marginaux de la mythologie, ces perpétuels repris de justice divine, on les appelle en français les fripons ou les décepteurs (les « trompeurs »). En anglais, ce sont les tricksters, les « joueurs de tours (tricks) ». Les exemples ne manquent pas : dès que l’on cherche des figures de ce genre dans une culture donnée, on est à peu près assuré d’en trouver, sous une forme ou sous une autre. À vrai dire, c’est même une interprétation qui fonctionne un peu trop bien. À assimiler les unes aux autres des figures mythologiques du monde entier, on en vient à oublier qu’elles se sont développées dans des cultures extrêmement différentes, et qu’au lieu de s’en tenir à pointer des traits communs, il faut aussi pouvoir expliquer les différences. Le concept de fripon apparaît ainsi comme l’un de ces concepts un peu trop passe-partout des études mythologiques, qu’il faut considérer avec prudence pour éviter les abus interprétatifs. Mais comme il serait un peu long d’évaluer la pertinence réelle du concept de fripon ou de trickster en mythologie comparée à l’échelle mondiale, je me contente ici de prendre ce concept comme prétexte à une petite galerie de figures mythologiques qui vous fera (re)découvrir quelques-uns des noms les plus couramment associés à cette improbable famille. Hermès Dans la mythologie grecque, plusieurs dieux et plusieurs héros ont recours à la ruse, mais certains s’en font une spécialité : citons, parmi les dieux, Prométhée ou Hermès, et, parmi les mortels, Ulysse, qui est souvent qualifié de polutropos (« aux mille tours ») dans les épopées homériques. Prométhée et Ulysse étant assez connus, je vais plutôt vous parler d’un autre épisode : la petite enfance d’Hermès. L’Hymne homérique à Hermès, qui n’a d’homérique que le style, mais reste assez ancien (il a sans doute été composé au VIIe s. av. J.-C.), raconte joliment et non sans humour la naissance du dieu, dont le premier exploit consiste à voler un troupeau de bœufs à son grand frère Apollon. À peine né, Hermès est capable de ruser pour dissimuler son forfait : il fait marcher le troupeau à reculons et en zigzag afin que la direction des traces des bêtes trompe le propriétaire, puis le cache dans une grotte où il s’offre une bonne petite grillade de viande, avant de retourner dans son berceau où il feint d’avoir dormi tout du long. Durant son escapade, il a aussi inventé la lyre à partir d’une carapace de tortue, pour passer le temps. Sa mère, Maïa, le met en garde contre la vengeance d’Apollon : le petit, loin de se démonter, se déclare futur prince des voleurs et se dit prêt à aller cambrioler le sanctuaire de Delphes. Démasqué et conduit devant Zeus, il nie tout avec aplomb. Le dieu des dieux ne peut se retenir de rire devant la rouerie du nouveau-né, qui devra néanmoins réparer ses torts. Des traductions de cet hymne tombées dans le domaine public sont faciles à trouver en ligne ; vous pouvez aussi le trouver dans la fameuse Collection des universités de France aux Belles Lettres, ou bien dans d’autres traductions en poche. Loki Loki est sans doute l’une des figures du fripon les plus connues. C’est l’un des Ases, les dieux de la mythologie nordique, qui vivent sur Asgard. Loki n’a ni la sagesse d’Odin, ni le courage ou la force de Thor, mais il est rusé et terriblement indiscipliné. Figure ambivalente, il est à l’origine de bienfaits mais aussi de malheurs cosmiques. Dans un de ses bons jours, Loki sauve la mise aux Ases au moment de la construction de leur palais. La tâche avait été confiée à un géant qui réclamait en guise de salaire la déesse Freya elle-même. Afin de lui rendre la tâche impossible, les dieux D I S H A RM O N I ES imposent un délai en apparence intenable. Mais le géant travaille à une vitesse stupéfiante, notamment grâce à son cheval magique, et il est sur le point de terminer le palais dans les temps. Alors que les autres dieux sont au désespoir, Loki se métamorphose en jument et va distraire le cheval magique, de sorte que le géant termine en retard et ne peut pas toucher Freya. Du fait de ses activités de distraction, Loki-jument tombe enceinte et accouche finalement d’un cheval magique à huit pattes qui devient la monture d’Odin. Déguisement et changement de sexe font partie des caractéristiques récurrentes des fripons. Mais dans d’autres épisodes, le dieu apparaît sous un jour beaucoup plus sombre. Il se rend coupable, par pure jalousie, de la mort du jeune dieu Baldr dont la survie était la clé de la stabilité du monde ; en châtiment, il est condamné à un supplice éternel, enfermé dans une grotte dont il ne sera libéré qu’au moment du Ragnarök, où il prendra part à la mort des Ases. Les ruses de Loki sont relatées notamment dans l’Edda en prose de Snorri Sturluson, un texte étonnamment accessible aux lecteurs actuels et qui contient beaucoup d’éléments de la mythologie nordique repris ensuite par les univers de fantasy ; on peut le trouver par exemple chez Gallimard dans la collection « L’aube des peuples ». Un essai fameux consacré à Loki est celui de George Dumézil, paru en 1948 et sobrement intitulé Loki (actuellement disponible en poche dans une version refondue datant de 1986). Renart Certes, Renart n’est pas vraiment une figure mythologique, puisque c’est un pur personnage de fiction et qu’il est apparu au Moyen âge ; mais il est vite devenu un mythe littéraire durable, et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a rien à envier à ses ancêtres. Renart le goupil, qui a donné son nom aux renards en général, est le personnage central du fameux « roman de Renart », qui n’est pas un roman au sens moderne du terme puisqu’il est composé en vers (le P A G E 11 nom « roman » désigne la langue employée : le français, langue romane, par distinction avec le latin). Les différentes « branches » de ce texte constituent autant d’aventures autonomes et pas toutes cohérentes entre elles, qui reflètent le succès du personnage auprès des auteurs médiévaux. Il y est question d’une société animale parallèle à celle des hommes du monde réel et qui en donne un miroir comique, parfois allégorique. Le lion y est roi, l’ours guerrier, les poules des commères. Quant à Renart, il oscille entre un statut noble et l’état de marginal au fil des tours pendables qu’il joue aux divers membres de la cour. Sa victime favorite et son pire ennemi est le loup Ysengrin, qu’il cocufie avec sa femme Hersent, mais il arrive à Renart de s’en prendre à Noble le lion, voire aux humains. La faim, la prédation, la violence et le sexe sont les principaux thèmes de ces fictions qui n’étaient déjà pas très moralement correctes à l’époque, sans pour autant recéler grand-chose de vraiment subversif. Pour les lecteurs modernes, on est à mi-chemin entre le monde des fables et celui des cartoons où les protagonistes semblent à l’épreuve d’à peu près tout. C’est le genre de texte qu’il est facile de découvrir en quelques pages en lisant une « branche » ou deux. Vous pouvez aussi regarder le beau film de marionnettes en noir et blanc qu’en a tiré Ladislas Starevitch (un film culte rien que pour la chanson du chat amoureux...). Wakdjunkaga Le nom de Wakdjunkaga ne vous dira sûrement rien : c’est pourtant à lui que Radin, Kerenyi et Jung ont consacré le livre Le Fripon divin qui est l’une des principales études de ce type de figure mythologique. Le nom même de Wakdjunkaga signifie « Fripon » dans la langue des Indiens Winnebagos d’Amérique du Nord, sur la côte ouest. On peut inscrire ce personnage dans un vaste ensemble de figures du même genre que Claude Lévi-Strauss a regroupées sous le nom de « dé- cepteurs » (trompeurs) ; mais, tandis que toute une partie de ces décepteurs sont des figures non divines, Wakdjunkaga a la particularité d’être ou du moins de devenir à un moment donné une divinité pendant le cycle d’aventures qui lui est consacré. Il est tout de même difficile de savoir ce qu’est Wakdjunkaga. Il commence sa vie parmi les humains, où il est chef de tribu ; mais il fait tout de travers et finit par abandonner les siens pour errer à l’aventure, tour à tour auteur ou victime de ruses malveillantes de la part des animaux sauvages. Il a manifestement un corps étrange qu’il maîtrise assez mal. À un moment donné, sa main droite et sa main gauche se disputent et se mettent mutuellement en sang avant qu’il n’arrive à les arrêter. Il a un pénis démesurément long qu’il transporte séparément dans une boîte transparente, persuadé que personne ne peut en voir le contenu. Ledit pénis est ramené à sa taille définitive lors d’un récit étiologique qui consiste en une rencontre avec un écureuil malveillant… Beaucoup de mésaventures de Wakdjunkaga ont ainsi pour thème les fonctions corporelles de base. Ce n’est qu’à la toute fin de cette suite de ruses réussies ou ratées que le fripon devient dieu et rend toutes sortes de bienfaits aux mortels. Ces quatre figures relèvent naturellement d’une sélection aussi subjective qu’incomplète dans le riche foisonnement des mythes et des légendes mondiaux. Je n’ai pu parler que de ce que je connaissais bien, mais sachez que les cultures africaines disposent aussi de figures de fripons, en particulier le Lièvre qui apparaît dans les contes d’Afrique noire. Vous pouvez en trouver quelques aperçus dans la belle anthologie de Jacques Chevrier L’Arbre à palabres dont la première édition est parue en 1986. Bonnes lectures et bons voyages en compagnie des fripons… mais prenez garde à leurs ruses ! Eunostos P A G E 12 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 Regards, cris, tics The Punisher (comic series, 2004-2008) Vous vouliez un archétype d’antihéros sombre, violent, troublé, et à la limite de la morale ? Vous l’avez trouvé : le Punisher, créé par Gerry Conway, John Romita Sr. et Ross Andru en 1974 dans les pages de The Amazing Spider-Man (il faudra attendre 1986 pour qu’il ait sa série solo). Ainsi commence sa tragique histoire : après avoir servi son pays au Vietnam, Frank Castle retrouve sa femme et ses enfants à New York. Mais alors qu’ils piqueniquent à Central Park, ils surprennent par accident un trafic de drogue, et se font abattre par les mafieux. Seul Frank survit, après avoir vu sa famille perforée par les balles. Frank décide alors de punir tous les criminels, en les tuant de diverses façons (armes à feu, armes blanches, arts martiaux, explosifs, ours polaires parfois...) et souvent avec sadisme. Il n’hésite pas à recourir au chantage, au kidnapping, à la torture, et évidemment au meurtre. Mais il ne fait jamais de mal aux innocents. Un comic le voit même s’apprêter à se suicider lorsqu’il croit avoir abattu une petite fille par accident (spoiler : ce n’était pas le cas). Avec son tee-shirt noir orné d’un crâne blanc, ses réserves quasi-infinies de munitions et ses techniques de guérilla, il devient la terreur des criminels de New York. Depuis sa création, le Punisher est apparu dans deux types d’histoires : celles avec super-héros et celles sans. Appartenant à l’univers Marvel Comics et opérant à New York, il lui est inévitable de rencontrer, s’opposer à, et parfois faire équipe avec des super-héros de la métropole, comme Spider-Man, Daredevil, ou Captain America. Inévitablement ces super-héros condamneront ses actions extrêmes, voire essayeront de le mettre derrière les barreaux. Ces histoires présentent donc le Punisher comme un double antihéros : au sens de la morale bien sûr, mais aussi en tant qu’humain « normal » côtoyant tous ces êtres à superpouvoirs. Dans le second type d’histoire, les super-héros sont absents, et les aventures du Punisher se font plus réalistes, plus actuelles, et plus sombres. Le meilleur recueil de telles histoires est sans doute la collection Punisher – MAX Imprint scénarisée par Garth Ennis de 2004 à 2008. Le sigle « MAX » désignait les comics publiés par Marvel ayant pour cible une audience plus mature, ce qui permettait surtout de faire dire « sh** », « fu** » et compagnie aux personnages, pour donner un ton plus réaliste aux massacres terroristes et aux fusillades intergangs. Cette série a été désignée sous plusieurs noms au cours de sa publication, mais tout bon magasin de comics la reconnaitra comme « le mariage parfait de Garth Ennis et du Punisher » ; en version française vous la trouverez en une quinzaine de volumes chez Marvel France, collection MAX. Dans cette série, Frank Castle affronte successivement mafieux, terroristes, militaires russes, et proxénètes esclavagistes (ses ennemis les plus immondes, de loin). Autant vous avertir : ces comics sont violents. Très violents. Gores. Vous verrez des gens découpés en morceaux, des tortures, des viols et des guerres. Mais si vous avez l’estomac pour ça, vous découvrirez également un chef-d’œuvre de narration du sombre, qui vous fera remettre en question toutes vos valeurs. Par exemple, je suis farouchement contre la peine de mort. Et pourtant, quand Frank torture un marchand d’esclaves en l’éviscérant méticuleusement avant de finalement l’exécuter, j’encourage Frank. Pourquoi ? Parce que le marchand d’esclaves est bien pire. Ennis est passé maître dans l’art de construire des méchants méprisables, pathétiques, ou juste monstrueux. Et le plus effrayant ? C’est ce moment où l’on se rend compte que des gens comme ça existent réellement dans notre monde, et agissent impunément en ce moment-même... Pour déchaîner votre frustration envers les injustices de cette terre, pour satisfaire votre besoin quotidien de violence, ou surtout pour apprécier l’alliance parfaite du scénariste Garth Ennis, de ses partenaires dessinateurs maîtres du genre noir (mon préféré de la série est Leandro Fernandez), et du personnage tourmenté et intraitable qu’est le Punisher, je ne peux que vous recommander cette série. Brandolph D I S H A RM O N I ES P A G E 13 Nouvelles bulles P A G E 14 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 BLAKE D I S H A RM O N I ES P A G E 15 Miscallanées (2) Un gentleman et un cambrioleur. Octobre 1907. Les cloches de la Madeleine venaient de sonner minuit lorsqu’une voiture, dépassant les majestueuses colonnes de l’église, s’engagea résolument du côté de la rue de Surène. Celle-ci, comme tout le quartier alentour, était déserte ; et les réverbères qui jetaient, de loin en loin, un éclat jaune, ne révélaient pas âme qui vive. Finalement la voiture ralentit, s’arrêta ; il en descendit un homme qui, au dernier moment, se pencha vers le conducteur et acheva de donner des instructions. Vêtu d’un modeste habit de toile grise, il se fondait aisément dans l’obscurité. Puis, tandis que la voiture repartait un peu plus loin, l’homme franchit le seuil d’une porte cochère qu’il n’eut pas de mal à ouvrir – il suffisait d’avoir les outils adéquats. Une fois dans une cour intérieure, il parut se conformer à des indications, car il se dirigea avec une légère hésitation vers la cage d’un escalier. Là, il monta sans faire de bruit, d’un pas souple, jusqu’au troisième étage. Aucune lumière à ces appartements, aucune trace de vie derrière les fenêtres ; et pourtant il savait bien qu’il y rencontrerait quelqu’un. On lui avait dit d’attendre sur le palier ; il se posta près de la fenêtre qui donnait sur la cour, et guetta un moment, lâchant, dans son état d’énervement : — Crénom ! Pourvu qu’il ne me fasse pas faux bond… L’aventure est trop belle. Soudain il entendit des pas, qui l’inquiétèrent, parce qu’ils ne provenaient pas des escaliers, mais d’une des pièces contigües. Enfin une porte s’ouvrit, on battit le briquet ; l’apparition tenait à la main une lampe, qui éblouit notre homme tout d’abord. Celuici demanda un mot de passe à mi-voix ; on lui répondit exactement, mais sans chercher à être discret. Finalement, le nouveau venu posa la lampe à terre ; elle éclaira l’habit noir et sévère, les traits encore jeunes et l’allure un peu grave d’un homme visiblement riche, et de bonne famille. Celui-ci gardait le silence. — Est-ce bien à M. Henri d’Etigues que j’ai l’honneur de parler ? lui demanda notre héros. — Et vous, vous êtes bien Arsène Lupin ? lui fut-il immédiatement réparti. Il s’inclina, le sourire aux lèvres : — Lui-même ! répondit-il. Compliments. Voilà du renseignement, ou je ne m’y connais pas. — Disons seulement que cette entrevue me paraissait inutile, à moins qu’on ne s’y passe d’intermédiaires, prononça d’Etigues d’une voix qui gardait un accent impérieux. — Voilà qui est fort bien dit. Je vous propose que nous allions droit au but ; non que ces rencontres à la brune n’aient rien qui me séduisent, mais il est des heures où même le plus honnête des cambrio- leurs n’aspire qu’à une chose : son lit. Je reprends. Mes hommes et moi-même détenons depuis un mois un tableau qui n’a guère encore de valeur. — Comme vous y allez… — Guère, vous dis-je. Ou du moins, pas encore. L’artiste fait parler de lui. Le nom de Ruiz va peut-être devenir célèbre. Déjà, il fait le difficile, n’imaginant pas que l’amitié des collectionneurs Stein suffise à son bonheur !... Sa dernière œuvre, c’est moi qui l’ai. Les journaux en ont abondamment parlé, non parce qu’on a pris à Ruiz son bien, mais parce que c’est Arsène Lupin qui a fait le coup. — Jusque-là, vous ne m’apprenez rien. — Vous êtes pressé ! J’arrive. Si je vous ai contacté il y a de cela deux semaines, c’est parce que j’ai appris de source sûre que vous vous intéressiez de fort près à cette peinture… Elle vous plaît, seulement vous ne la prendriez pas au prix qu’aurait fixé l’artiste. Voyez comme les choses s’arrangent : l’ami Lupin vous l’offre, pour un prix accommodant ; vous repartez avec ce Bordel philosophique, dont le titre est décidément des plus baroques… et bibi s’esquive avec les milliers demandés. Henri d’Etigues fronça un sourcil : l’affaire était peut-être trop facile. — Un dénouement qui satisferait les deux parties, dit-il avec circonspection. Mais qu’est-ce qui me dit que vous n’allez pas me dénoncer à la police, aussitôt que vous aurez l’argent en poche ? Lupin eut un brusque accès de gaieté, qui rajeunit sa physionomie : — Comme vous êtes comiques, vous autres ! Vrai, c’est à désespérer. On s’appelle Lupin, on se fignole une réputation, on se donne de l’honneur, et tout ça compte pour rien ? On a bien raison de dire que les Français sont ingrats. On peut se dire tu, à présent, hein ? puisque tu me fais l’injure de ne pas me respecter. Mais moi au moins, je ne t’accuse pas. Je te connais trop bien pour cela, vois-tu. Je sais que, pour des raisons qui t’appartiennent, tu n’aimerais pas tomber entre les mains de la justice. Tu as, de ton côté, paraît-il, quelques affaires juteuses dont la mauvaise odeur ferait frémir le gros nez de ce bon vieux Ganimard, à la Sûreté… Tu vois que moi aussi, je suis bien renseigné. Le comte d’Etigues ne disait mot, et regardait le sol d’un air embarrassé. Le cambrioleur, voyant qu’il avait l’avantage, se rapprocha avec assurance : — Bah ! je suis bon prince. Je te passe cette injure. Tout le monde n’est pas bien élevé comme Lupin. – Alors ? Qu’en dis-tu ? Le Bordel est dans mon auto. Ah, ce que ce nom est affreux ; il m’écorche la bouche. Dépêche-toi, tu es le plus offrant, mais si tu te montrais difficile, je n’aurais pas de mal à aller voir ailleurs. P A G E 16 Son interlocuteur avait relevé la tête ; il lui dit d’une voix lente, avec un étrange sourire : — Veux-tu savoir à qui tu as vraiment affaire ?... Détective Jim Barnett, de l’agence Barnett & Cie. Lupin pâlit, comme foudroyé. Avant qu’il ait eu le temps d’intervenir, l’autre s’était rué à la fenêtre, et avait fait retentir un sifflet, qui résonna longuement dans la nuit. Aussitôt le voleur se vit piégé, trahi ; il voulut courir à l’escalier, mais l’autre se jeta sur lui. La lutte fut courte ; le détective eut vite le dessus, et maîtrisa le cambrioleur sans trop de mal. La surprise avait paralysé les efforts de son adversaire. Pendant ce temps, dehors, la voiture de ce dernier était cernée, arrêtée ; les complices qu’elle contenait, terrassés ; et le tableau, sagement emporté. Lupin était à plat ventre, les mains derrière le dos, tandis qu’un genou du détective lui entrait dans la hanche ; l’effarement, dont il n’était pas encore revenu, lui faisait jeter des regards brusques dans toutes les directions ; il avait rarement fait une figure aussi ridicule. — Allons ! remets-toi ! s’écriait Barnett, la mine réjouie, le visage à peine crispé par l’effort qu’il fournissait pour le maintenir dans cette position. Tout s’arrange, comme tu disais. Le tableau me reviendra, et puis je le rendrai à son propriétaire. Et toi, mon ami… Tu iras faire un tour en prison, où je suis sûr que ton cher Ganimard se fera un plaisir de t’apporter des oranges. L’autre émit un râle, voulu se débattre, mais en vain. A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 — Oh, aucun doute là-dessus, mon jeune ami. Les journaux ont crié au Lupin parce que tu avais laissé une carte. Mais tout le monde peut faire ça. Ça ne change rien au fait que tu n’es pas Lupin. — Et… et comment… Barnett inclina son épaisse moustache vers lui : — Parce que « ça ne collait pas », tout simplement. Lupin, vois-tu, a plus d’âme que toi. Je le connais assez pour savoir que Lupin ne vole pas aux pauvres artistes qui commencent avec pas le sou. Parce que tout l’art que Lupin prend la peine d’acquérir, il ne le revend pas et le garde pour son plaisir. Et surtout, parce qu’il n’aime pas l’art moderne. Tu étais fait depuis le début. Au fait, tu es qui ? Le voleur garda un silence obstiné, désireux de conserver là-dessus un reste de fierté. — Bon, reprit Jim, tu ne veux pas que ton nom reste dans les annales avec cette aventure stupide. Je comprends. C’est ta carrière qui commence, et elle serait gâchée dès le début. Aussi, quel coup d’amateur !... Essayer de se faire passer pour Lupin. Faut être bête, dis-moi. Après un instant de silence, le détective se releva, délivrant l’autre de la pression qu’il maintenait sur lui. — Va-t’en. Tu es libre de partir. Le jeune homme, stupéfait, se releva sans mot dire, considérant seulement le détective avec des yeux que l’ébahissement rendait ronds. — T’agite pas, ça ne sert à rien !... C’est Jim Barnett qui te le dit. Qu’est-ce qui te chagrine ? C’est d’avoir été berné ? Ce n’est pas raisonnable de ta part. À vrai dire, on pourrait dire que nous sommes quittes. Je n’étais pas Henri d’Etigues, d’accord… mais, après tout, pas plus que toi tu n’es Lupin. — File, je te dis. Le tableau est récupéré, c’est tout ce qui compte. Le reste ne me regarde pas. Mais à ta place, je veillerais à me faire discret à l’avenir. Pour le coup, son adversaire s’immobilisa. Jim Barnett ricana : Pendant ce temps, demeuré seul là-haut, Barnett, qui l’avait observé par la fenêtre, se permit un long rire. — Hé… Tu crois vraiment que ça ne se voyait pas ? — Ce n’est pas vrai ! s’exclama-t-il. J’ai dérobé ce tableau. Le jeune homme se sauva sans se retourner, et sans demander son reste. On lui avait laissé le champ libre, et il put décamper sans rencontrer quiconque. — Bigre ! Il détale, l’animal. Puis, revenant sur les évènements, Arsène Lupin eut un petit sourire de satisfaction. — Bah ! C’était presque trop facile… Presque trop commode, l’aventure. Aucun charme. Juillet 1916. Lorsque ses affaires à l’étranger ne l’occupaient pas trop, Arsène Lupin prenait trois semaines de liberté pour revenir en France, malgré la guerre. Là, insouciant, libre de toute affaire, il pouvait jouir de ses milliards et se promener comme bon lui semblait. Il lui prit la fantaisie d’aller à l’exposition du Salon d’Antin. On y parla beaucoup de l’œuvre de Ruiz, D I S H A RM O N I ES P A G E 17 enfin dévoilée au public, après quasiment neuf ans de réclusion dans l’atelier du peintre. Ce qui avait commencé de donner au tableau une célébrité, c’était d’avoir été volé par Arsène Lupin. C’est du moins ce qu’on avait lu dans la presse. Mais le célèbre cambrioleur, magnanime, avait rendu la toile avec un mot de sa main affirmant qu’il défendait les arts, même quand il ne les comprenait pas. L’aventure avait fait sensation, et achevé de gagner les cœurs en faveur de celui qu’on appelait avec sympathie le gentleman-cambrioleur. Et Lupin voulait revoir le tableau, après ces neuf ans passés. Peut-être éprouvait-il le besoin de retremper son âme au souvenir de ses bienfaits ; et peut-être n’était-ce pas sans remords qu’il travaillait, pour l’heure, à la pacification de l’empire français en Afrique, et à se faire nommer sultan de Mauritanie (mais ceci est une autre histoire). Il eut un mal fou à traverser le monde qui s’était rassemblé au Salon ; surtout, il ne put trouver la toile tout de suite. D’abord, parce que l’artiste avait décidé de signer du nom de sa mère. En parvenant devant la peinture, Lupin eut une grimace : non, décidément, ses préférences allaient au XVIIIe. En revanche, il constata avec plaisir que le titre de l’œuvre avait été changé. — Non, le Bordel philosophique, voilà qui choquait le bon sens… Mais Les Demoiselles d’Avignon, quel panache ! En vers et contre tout Autour du bassin Ce début de printemps aux fraîches matinées Annonce le retour de fleurs épanouies, Ainsi que tout autour du bassin raffiné, D’adorables nymphes aux charmes inouïs. Celle-ci s’y mirait, l’œil sans doute attiré Par certaine beauté ou image grossie, Son minois j’admirais sur un banc retiré, Les pensées agitées, je demeurais transi. D’être longtemps scrutée eut-elle conscience ? Ses jolis yeux perçants atteignirent les miens, Je me sentis lutter : la complexe science Des regards échangés ne m’est connue en rien. Après quelques instants d’intense fixation, Elle se détourna sans le moindre remords, Je me sentis distant, empli de déception, Il ne restait en moi qu’un silence de mort. Je fus soudain blême, n’admettant la rupture, Se changer en poussière eût été moins malsain, Tourmenté et peu fier, je quittai ce jardin, Oubliant de même cette courte aventure. _t yÉÜÅâÄx wx fà|ÜÄ|Çz Fantômas P A G E 18 A N N É E 5 , N U M É RO 3 9 Disharmoniennes, disharmoniens, L’heure est grave. C’est en proie à l’incertitude que nous nous retrouvons aujourd’hui. En effet, quel destin pour Disharmonies l’an prochain, quand d’aucuns se perdront dans les affres d’un concours inutile, quand d’autres revêtiront l’habit glorieux du thésard moyen, quand d’autres, enfin, partiront enseigner les classiques à des collégiens boutonneux, ou élever des lamas sur les plateaux de l’Aubrac ? (Notez que la différence n’est pas bien grande, si ce n’est que les collégiens vous crachent plus souvent à la figure). Mais fi de ces pensées sinistres ! Ce ne sont pas ces sombres aléas qui, espérons-le, auront raison de notre courage, de notre volonté, de nos rêves ! Car oui, j’ai fait un rêve… I say to you today, my friends, so even though we face the difficulties of today and tomorrow, I have a dream. Let us not wallow in the valley of despair. Je souhaite que l’an prochain, l’aventure disharmonienne continue, et je ne juge pas cette mission impossible : nous avons en effet recruté de nouveaux membres cette année. J’ai l’intime conviction que notre grande famille s’élargira encore l’an prochain, grâce à notre propagande enrôlement forcé basse opération de séduction sympathie naturelle. Mes frères, mes sœurs, comme vous, je n’ai qu’une espérance : que, quoi qu’en dise le thème du prochain numéro, les disharmoniens ne soient pas trop vite changés en vieux fossiles. Si par malheur cela devait être le cas, nous aurons au moins fini en beauté. Et nous pouvons avoir l’espoir que dans quelques décennies, des paléo-journalistes viennent faire des fouilles dans les strates de papier de la BD-thèque, retrouvent ce numéro et se disent : ouais, effectivement, c’était mieux avant. Didi wants you. We can do it ! À vos plumes ! BLAKE BNP Paribas, banque européenne leader, soutient le journal Disharmonies. Favoriser l’accès à une information diversifiée, de qualité et à la culture en général, fait en effet partie des engagements de BNP Paribas. Ainsi, le groupe participe activement a des évènement d’ampleur, comme le festival Cinéma Télérama pour le 7eme art, Jazz à Saint Germain des Prés pour la musique, le Master de Bercy ou Roland Garros pour le sport, ou encore la mise à disposition de places d’Opéra ou de ballet pour sa clientèle jeune. 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Votre conseiller dédié : Mélanie ARIEN Agence BNP Paribas Quartier Latin - 7 rue Soufflot 75005 Paris Tél. : 01.53.10.44.24 E-mail : [email protected] isharmonies Crédits : Illustrations : Blake Tsum Dank Ys’tenn Rédacteur en chef : Brandolph Fantômas Le mois prochain, le thème sera : Dodos, dinos & Co Les contributions sont bienvenues, envoyez vos articles avant le dimanche 19 mai Rédaction : Am42one Eunostos Ax.El Fantomas Blake Niko Brandolph Ys’tenn Maquette : Tibo à l’adresse : [email protected] Réponse à l’énigme du numéro 37 : Bhramara représente une abeille. Chandrakala signifie « lune montante ». Quant à Padmakosha, c'est le lotus en bouton. Remerciements : À Dank, sans jeu de mots, pour avoir laissé déborder son univers d'antihéros dans les pages de Disharmonies ( geeketgosses.blogspot.com ); À La formule de Stirling, pour son poème et son sens... de la formule Écrivez-nous ! [email protected] Want more ? Rendez-vous sur : http://www.cof-ulm.fr/ disharmonies et retrouvez les anciens numéros ! Consultez aussi notre page Facebook et Diaspora. Erratum : Dans le numéro précédent, la légende de l’image de la page 20 était : « Qu’est-ce qu’un drageon, pour un aspect plus technique ». Pour rester au courant de toute l’actualité de Disharmonies, inscrivez-vous à notre liste de diffusion en envoyant un mail à [email protected].