LE FILS CACHE

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LE FILS CACHE
Michel DENAIS
LE FILS CACHE
CONCOURS DE NOUVELLES 2008
LE FILS CACHE
On avait projeté depuis cinq mois d’aller déjeuner aux environs de
Paris, le jour de la fête de Mme Dufour, qui s’appelait Pétronille. Aussi, comme
on avait attendu cette partie impatiemment, s’était-on levé de fort bonne heure
ce matin-là.
Charles se réjouissait de faire une surprise à sa marraine qu’il savait
gourmande. Il l’invitait à déjeuner au Coq Hardi, une auberge réputée en bord de
Seine où il avait déjà réservé une table. Cela changerait des sempiternels et
mornes déjeuners chez eux et leur éviterait la corvée de ramener Pétronille à sa
maison de retraite.
Emma, la femme de Charles avait soufflé l’idée à son mari. C’était pour
elle un moyen d’éviter la fastidieuse préparation du pique-nique et surtout
d’abréger le temps à passer en compagnie d’une vieille dame qu’elle n’aimait
pas, sans se dérober au rite de la sainte Pétronille. Emma comprenait les
attentions de son mari à l’égard de Mme Dufour. Elle en connaissait l’origine
qui remontait à une vingtaine d’années.
Charles et son frère Julien, alors âgés de dix et douze ans, s’étaient
retrouvés orphelins, sans parentèle aucune, après la mort accidentelle de leurs
parents. Les Dufour, de riches propriétaires, amis proches de leurs parents les
avaient recueillis, leur évitant d’échouer à l’assistance publique. Ils les avaient
traités comme des fils que la nature leur avait refusés. Julien était devenu
pharmacien et Charles, premier clerc dans une grosse étude.
A la mort de son mari, Mme Dufour, âgée de quatre-vingt six ans,
avait liquidé ses biens, placé sa fortune et choisi de vivre de ses rentes dans une
maison de retraite cossue - un palace, selon Charles - qu’elle quittait chaque
année, en janvier, pour la Côte d’Azur.
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Charles et Julien ne manquaient pas une occasion d’exprimer leur
gratitude, mais chacun de leur côté, car ils ne se fréquentaient pas. Il est vrai que
leurs activités respectives n’avaient rien en commun. De plus, ils ne se
ressemblaient pas. Charles étonnait Mme Dufour par son talent de pianiste et
chantait merveilleusement. Julien, le pharmacien, portait moustache et monocle
comme feu monsieur Dufour et avait partagé sa passion des choses financières.
A présent, les deux frères rivalisaient en marques d’affection à l’égard de
la veuve, leur marraine, comme ils l’appelaient. A la maison de retraite, on
s’amusait de leurs visites répétées ; on comparait les bouquets de fleurs, les
gâteaux dont profitaient aussi les autres pensionnaires. Mme Dufour, qui n’était
point dupe des moqueries, préféra, plus d’une fois, qu’on la laissât tranquille ou
se fit porter souffrante, mais les filleuls, inquiets, insistaient alors pour venir la
visiter. Elle se résolut à mettre fin à cette compétition grotesque et à régenter le
calendrier des visites : Julien l’inviterait pour son anniversaire et à Pâques et
Charles pour sa fête et au Nouvel An. En dehors de ces quatre dates, elle ne
recevrait personne.
Charles s’était enquis de la possibilité d’inviter sa marraine au restaurant.
Le directeur l’avait rassuré. Sa pensionnaire était en excellente santé ; cette
sortie lui serait bénéfique ; il n’émit qu’une réserve :
- Il ne faut pas qu’elle mange trop. Vous comprenez, à cet âge, on a de
petits soucis de digestion. Et… attention à la boisson !
Charles était heureux. Cette fois, il allait sortir le grand jeu et marquer
des points. Il venait d’achever la restauration de la voiture ancienne que feu
monsieur Dufour lui avait offerte des années auparavant. Elle rappellerait le bon
vieux temps à sa marraine.
On avait convenu de partir après la grand-messe. Cela suffit pour arriver
à la maison de retraite aux environs de midi. Mme Dufour se montra
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chaleureuse, les félicita pour leur ponctualité. Elle leva les bras au ciel en
découvrant la vieille voiture et ne put cacher son émotion.
- Oh, Charles, bravo ! Mille fois bravo ! Comme vous avez bien
travaillé ! Elle est comme neuve, ma petite limousine. Voyez-vous, Emma,
Pierre, mon mari me l’avait offerte pour notre premier anniversaire de mariage
en… Je ne sais plus. Il y a si longtemps. Mais comment avez-vous fait, Charles ?
Elle était en si piteux état. Cela fait si longtemps.
Charles jubilait ; il regardait sa marraine trottiner autour de la voiture,
caresser la carrosserie, les boiseries, les phares, tel un cheval que l’on flatte,
dont on apprécie le muscle. Il recevait ces caresses comme autant de
compliments. Emma aida Mme Dufour à s’installer à l’avant, à côté de son mari.
Elle-même se plaça à l’arrière. Charles enfonça sa casquette de cuir et lança un
« En avant ! » tel un général lançant le signal de l’assaut.
Le bruit du moteur empêchait toute conversation. Mais qu’auraient-ils eu
à se dire ces fiers voyageurs, aux anges, qui souriaient aux promeneurs
médusés ? Le voyage fut bref. Le Coq Hardi n’étant distant de la maison de
retraite que de quatre kilomètres. L’aubergiste, alerté par la pétarade, vint aider
la vieille dame à remettre pied à terre. Elle se toucha le front étourdie par le
voyage.
Le déjeuner fut un grand moment.
- Le chef mérite ses deux étoiles, souligna doctement Charles.
- Et la cave est fameuse, renchérit Pétronille en levant son verre.
Ce fut un de ces repas de dimanche à la campagne qui font tenir la table
jusqu’au milieu de l’après-midi. Emma avait complimenté Mme Dufour sur sa
santé et son teint et avait répété, une fois encore, qu’elle ne faisait pas son âge.
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Pétronille avait avoué que sa gourmandise lui jouait des tours et désolait son
médecin.
- Mais à mon âge, pourquoi se priver, n’est-ce pas ?
- Vous nous enterrerez tous, plaisanta Charles.
Puis il y eut des silences. On était fatigué. Charles se surprit à tenter de
saisir des bribes de la conversation à la table voisine. Puis, au bout d’un
moment, il ressentit l’ennui et cacha un bâillement. Il s’excusa et s’en alla régler
l’addition. Emma demanda :
- Si nous partions, marraine ?
Mme Dufour acquiesça. Emma l’aida à se lever ; la vieille dame,
amatrice de bon vin, était un peu grise ; elle dit à Charles qui revenait :
- Charles, je suis sûr que vous connaissez le Relais de Chasse. C’est à
deux pas d’ici, je crois. On y mange très, très bien. La semaine dernière, votre
frère…
Elle s’arrêta net, la main sur sa bouche, mais c’était trop tard. Charles
reçut cette confidence comme un coup de poignard. Il réalisa la vanité de ses
efforts. Même la limousine restaurée, bichonnée pour séduire sa marraine lui
parut une vaine et coûteuse fantaisie, à côté du déjeuner offert par son frère dans
le célèbre restaurant gastronomique fréquenté par le Tout-Paris.
On avait convenu de faire quelques pas sur le chemin de halage après le
repas. Emma prêta son ombrelle à Mme Dufour. La vieille dame souriait. Elle
était bien la seule à être sensible à la beauté tranquille de ce bord de Seine, à
savourer la tiédeur de l’air, la caresse du soleil de ce début de juin, à prêter
l’oreille aux chants d’oiseaux. Hormis deux cygnes, près du bord, qui se
disputaient le pain lancé par des promeneurs, tout était douceur, harmonie.
Elle éprouvait un sentiment de sérénité ; elle aurait pu parler de poésie,
d’amour. L’herbe déjà haute tachée, çà et là, du rouge des coquelicots, invitait à
la sieste. Elle pensa à des étreintes anciennes, quand elle avait vingt ans. Elle fut
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soudain surprise de reconnaître la croix de pierre couverte de mousse en bordure
du chemin. Peu à peu, revenaient les souvenirs. Elle voyait Pierre qui allait
devenir son mari, le plus beau, le plus séduisant de la joyeuse bande des
canotiers dont elle était l’égérie ; ce Pierre l’avait invitée à danser ; ses
maladresses de danseur l’avaient fait tellement rire... Charles savait-il qu’en
l’invitant ici, il ferait resurgir ce passé ? Pierre lui aurait-il raconté ? Elle se
sentit honteuse de se poser ces questions. Non, se retrouver là, grâce à Charles,
ne pouvait être qu’une extraordinaire coïncidence.
Charles et Emma restaient silencieux, le visage sombre, ressassant la
confidence de Mme Dufour. Celle-ci se laissait donc inviter par Julien en dehors
du calendrier qu’elle-même avait imposé ! Ils parcoururent encore une centaine
de mètres, puis Charles décréta que sa marraine était fatiguée, qu’il fallait
rentrer. Lui-même avait des dossiers à examiner pour l’étude. L’on regagna la
vieille voiture, qu’un groupe de curieux admirait. Charles les fit s’écarter
rudement et ignora leurs questions. Personne ne souriait à présent. L’on affichait
des mines renfrognées. L’on grimaçait à chaque cahot. Le vacarme du moteur
était insupportable.
A la maison de retraite, la dame à l’accueil s’inquiéta de ce retour
précoce. La pensionnaire se serait-elle sentie mal ? Mme Dufour, qui la trouvait
sotte, ne répondit pas, mais cette remarque accrût son ressentiment. Charles
n’aurait pas dû la traiter de la sorte, la ramener si tôt. Elle le détesta, le trouva
susceptible, mesquin. Il lui rappelait son mari. L’un et l’autre furent soulagés de
se quitter, tels des joueurs mécontents à l’issue d’un match raté.
- Marraine, j’espère que cette sortie vous a plu. Je reviendrai vous voir le
mois prochain mais n’hésitez pas à me faire appeler en cas de besoin.
- Si Dieu le veut, Charles, si Dieu le veut… je vous ferai une surprise.
Allez, rentrez vite, vous aviez du travail m’avez-vous dit.
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Trois semaines après cette sortie, Mme Dufour fut terrassée par une crise
cardiaque. Contre toute attente, Charles n’entendit parler ni de convocation chez
un notaire, ni d’héritage. Quelques jours après les obsèques, il reçut un mot de
son frère Julien qui l’invitait à récupérer une missive à son attention trouvée
dans les papiers de Mme Dufour.
Julien avait déménagé. Il avait quitté son petit appartement pour un hôtel
particulier dans un beau quartier. Charles ne put cacher sa surprise. Agacé, le
pharmacien évoqua de juteux bénéfices en bourse, une pharmacie florissante.
- Voyons Charles, je ne t’ai pas fait venir pour parler de mes placements
ni de mon travail, voici ton enveloppe. Tu l’ouvriras plus tard. Je dois te laisser.
Une réunion importante.
Charles s’arrêta au premier café. Il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une
photographie de M. Dufour. Au dos, Mme Dufour avait écrit : « Charles, voici
en héritage le portrait de ton père ! ».
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