Marcel PAGNOL, Le Premier Amour ou l`univers pagnolien
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Marcel PAGNOL, Le Premier Amour ou l`univers pagnolien
Mikaël BALMONT 2008-2009 Master 1 Monde du livre Marcel PAGNOL, Le Premier Amour ou l'univers pagnolien 1 Sommaire Introduction …................................................................................................................................. p.3 I) Un modèle de société …............................................................................................................... p.6 II) Vers la liberté et le progrès …................................................................................................... p.12 III) De la richesse d'une œuvre discrète ….................................................................................... p.18 Conclusion. Un réalisme poétique …............................................................................................. p.24 Bibliographie …............................................................................................................................. p.26 Filmographie ….............................................................................................................................. p.27 2 Introduction Si Marcel Pagnol est aujourd'hui connu en grande partie pour ses films, notamment pour Marius, Fanny ou César qui sont devenus « cultes » et qui se transmettent dans le milieu familial comme dans les milieux d'amateurs de cinéma, il existe encore des œuvres confidentielles très peu connues du « grand public », mais qui ne sont pas dénuées d'intérêt. En effet, c'est le cas par exemple du Premier amour. Le Premier amour est un projet de Marcel Pagnol qui n'est jamais arrivé à terme. Film censé se dérouler dans une époque préhistorique en présence des premiers Hommes, il n'a jamais été tourné et n'existe aujourd'hui qu'à l'état de scénario, édité dans la collection « Fortunio » aux Éditions de Fallois1. Le Premier amour a été écrit en 1934, puis sans cesse remanié jusqu'à la mort de Marcel Pagnol. Le tournage du film a été de nombreuses fois envisagé, avec des comédiens prestigieux selon les versions tels que Louis Jouvet, Luis Mariano, Tino Rossi, Charles Dullin, Pierre Fresnay, Charles Moulin, Jacqueline Pagnol, Gérard Philippe, Raymond Pellegrin ou encore Maurice Chevalier. De même, divers lieux pour tourner le film furent envisagés : le massif du Garlaban près d'Aubagne, et sa grotte de Baume Sourne, les Montagnes Rocheuses du Canada ou encore dans les vallons de la propriété de Marcel Pagnol à La Gaude. Aucun de ces projets ne vit réellement le jour, au même titre que la version imaginée à Hollywood par William Wyler -célèbre réalisateur de BenHur (1959)-, emballé par le sujet. Plus récemment, en 2008, Le Premier amour a été joué en première mondiale au théâtre, dans la ville de Cléricy, au Québec, dans une mise en scène de Lise Pichette. Aujourd'hui, c'est donc, en quelque sorte, une œuvre inachevée qui nous est proposée dans son édition en livre de poche, puisque tout scénario a pour vocation une adaptation filmée. Cette œuvre « inachevée » est pourtant bel et bien achevée en écriture, et l'on découvre en la lisant ce que Marcel Pagnol appelle « une sorte de conte poétique »2 qui semble bien loin des œuvres phares de l'auteur. En effet, l'action se déroule dans un temps préhistorique, à une époque où les Hommes et les animaux sauvages tentent de vivre et de survivre, dans une nature parfois hostile. Dans la tribu des Hommes, la tradition veut que, au Printemps, les filles courent dans la forêt, pourchassées par les hommes afin d'assurer la reproduction de l'espèce ou de former des couples éphémères. Mais l'Homme Pâle, sans savoir pourquoi, ne veut pas qu'un autre touche la Fille Blonde, et il menace un de ses frères qui s'approchait d'elle. Victimes d'un amour qu'ils ne comprennent pas, puisqu'il se manifeste ici pour la première fois dans le monde des Hommes, l'Homme Pâle et la Fille sont 1. PAGNOL, Marcel. Le premier amour. Éditions de Fallois, collection « Fortunio ». Paris, 2003. ISBN 2-87706-481-6. N.B.: Cette source sera celle de tous les extraits du texte de notre travail. 2. p.8. 3 chassés de la tribu, pour avoir refusé d'obéir à la Loi. Le couple vit alors seul dans la nature, et un enfant voit le jour. Pour le protéger du froid, l'Homme Pâle, poussé par la Fille, ira apprivoiser le feu, bête sauvage et effrayante jusqu'alors. De son côté, la tribu est affaiblie. Le Chef vieillit, la pluie et l'eau se font rares. De plus, impossible pour les Hommes d'aller chercher de l'eau aux sources ou aux rivières, les bêtes assoiffées guettent. C'est l'Homme Pâle qui sauvera sa tribu, en retournant auprès d'elle, armé du Feu qui fait fuir les bêtes, et il deviendra le nouveau Chef, imposant dès lors à la nature « la Loi des Hommes »3. Si l'écriture scénaristique de Marcel Pagnol est pleine de poésie, l'intrigue toutefois paraît atypique en comparant à l'ensemble de son œuvre. Cette invention de l'amour et cette découverte du feu ont l'air de thèmes « à part », qui peuvent étonner quand on les sait employer par Pagnol. Cependant, une lecture attentive nous laisse clairement entrevoir des thèmes chers à l'auteur, et après réflexion, certainement les thèmes les plus importants de toute son œuvre. Ainsi, ce scénario révèle tout son intérêt et sa richesse si l'on s'y penche de près. Comment Le Premier amour, œuvre discrète, inachevée et a priori loin des sentiers battus par Marcel Pagnol, se révèle être un condensé de l'écriture pagnolienne ? Pour répondre à cette question, nous nous pencherons tout d'abord sur ce qui frappe le plus à la lecture de l'œuvre au premier abord : la tribu. Nous verrons qu'elle est un modèle de société qui peut rappeler d'autres modèles ou personnages très pagnoliens. Ensuite, nous nous intéresserons à la manière dont les personnages principaux vont vers une liberté et un progrès, dès leur sortie de la tribu. Enfin, nous verrons comment, par ces points précédemment évoqués et d'autres, cette œuvre discrète renferme une richesse de thèmes et de valeurs très caractéristiques de Marcel Pagnol. 3. p.184. 4 « Il y a un film que je regrette vraiment de ne pas avoir fait, c'est Le Premier Amour. De tout ce que j'ai écrit, peut-être est-ce celui que je préfère. Il y a tout ce que j'aime : l'eau, le feu, les collines, l'amour, les étoiles... »4 Marcel PAGNOL. 4. BEYLIE, Claude. Marcel Pagnol ou le cinéma en liberté. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.212. 5 I Un modèle de société « LE PÈRE Ainsi, si nous permettons qu'un seul homme ait une seule femme, nous préparerons l'injustice, et l'unité de notre peuple serait détruite ! »5 Souvent, dans l'œuvre de Marcel Pagnol, et plus particulièrement dans son œuvre cinématographique, et donc scénaristique, l'on trouve un modèle de société, un groupe social, une communauté qui sera au centre de l'action, directement ou indirectement. Nous pouvons relever dans ce cas l'exemple le plus évident qu'est le village des Bastides Blanches présent dans Manon des Sources et Ugolin (1952). Cette image du village provençal se retrouve aussi dans La Femme du boulanger (1938). De même, dans ses souvenirs ou ses romans, Pagnol use de ce personnage à part entière qu'est le village. En effet, on le retrouve dans La Gloire de mon Père ou Le Château de ma mère (1957), mais aussi dans les deux tomes de L'Eau des collines (1963). Si à chaque fois, le village est présent comme un personnage, il en est fait aussi composé de plusieurs personnages types qui se dégagent distinctement. Ainsi apparaissent des figures marquantes telles que l'instituteur, le curé, le maire, le « vieux » du village, les paysans, etc. Il est toutefois intéressant de noter que si dans une œuvre comme Regain (1937), le village est bien présent en tant que personnage, il n'est pas décliné par toute une galerie d'habitants, puisque ce village d'Aubignane est presque mort, déserté, et que sa présence dans l'intrigue et à l'image est amplifiée par son vide. Cette « mythologie » du village apparaît très clairement et très rapidement dans les scénarios de Marcel Pagnol, puisque c'est souvent la première scène, qui sert d'exposition, qui présente ce petit monde. Dans La Femme du boulanger par exemple, la première scène du film présente les figures de proue du village que sont le paysan, l'instituteur et le curé, ces deux derniers s'affrontant verbalement, chacun considérant l'autre comme l'ennemi de sa cause, laïque ou religieuse. Par ces scènes de comédie où le dialogue excelle, Marcel Pagnol nous expose la fonction que vont tenir les personnages de ses histoires, comme des représentants de morales différentes témoignant du théâtre du monde. Dans Le Premier amour, la tribu apparaît de la même manière. En effet, dès la première scène, les rôles des hommes et des femmes dans la tribu sont déterminés : « Autour du groupe des enfants, les femmes s'assoient en cercle, la face tournée vers eux. […] 5. p.67. 6 Autour du cercle des femmes, les hommes forment un autre cercle plus grand. Ils prennent la même position mais leur face est tournée vers l'extérieur, vers le danger »6. Cette didascalie efficace permet de montrer par l'image le fonctionnement de la tribu et de créer un « sens social » aux premiers Hommes, expression utilisée par Pagnol dans sa préface au texte. Il apparaît que les enfants sont sacrés pour les Hommes et leur survie, qu'ils sont soignés et chéris par les femmes, qui sont les éducatrices et les protectrices « morales », elles-mêmes protégées par les hommes, représentant la force et l'exemple pour les enfants. Toujours dans cette première scène du Premier Amour, le premier Homme à prendre la parole dans le scénario est le Chef, figure paternelle d'une autorité sécurisante, et organisateur de la vie de la tribu. Ce Chef est à rapprocher des personnages de maires de village qui parcourent l'œuvre de Pagnol, des maires peu enclins à la politique idéologique, mais soucieux de la bonne organisation de leurs cités et de la vie de leurs administrés. Mais dans cette scène que l'on peut qualifier d'exposition, apparaît une autre caractéristique de l'univers pagnolien, à savoir le rapport entre les hommes et les femmes. En effet, ce rapport entre les deux sexes est un des thèmes majeurs de l'œuvre de Marcel Pagnol, la clé de presque toutes ses intrigues, la complexité qu'il cherche à exposer à défaut de la comprendre. Dans les films de Pagnol, la relation entre l'homme et la femme est parfois la cause de l'intrigue, parfois sa résolution, mais occupe de façon évidente une place majeure. Cela est évident dans La Femme du boulanger, où celle-ci fuit avec son amant laissant au désespoir son boulanger de mari. Dans La Fille du puisatier, c'est à la suite d'une rencontre amoureuse que Patricia tombera enceinte et verra sa vie changée, il en est de même pour Angèle (1934). Dans la trilogie marseillaise se terminant par César (1936) -ce dernier volet étant le seul écrit initialement pour le cinéma-, s'opposent sans cesse les hommes aux femmes, le couple Marius-Fanny étant au centre de l'œuvre, avec en arrière plan le couple CésarHonorine, les parents qui veillent, conseillent et punissent. Regain est l'histoire de la quête de la formation du couple qui donnera naissance au premier enfant qui fera renaître le village mort. Manon des sources en revanche peut être considérée comme la fille seule, luttant contre le groupe d'hommes qui compose le village. Dans la scène d'exposition du Premier Amour, cette constante ne fait pas défaut puisque le rapport entre le groupe des hommes et le groupe des femmes est clairement exposé : les premiers protègent « physiquement » tandis que les secondes protègent « moralement ». Dans la scène suivante a lieu la course du Printemps, durant laquelle les femmes fuient -ou font semblant de fuir- alors que les hommes les poursuivent, cette course se terminant par la formation de couples. Ici, c'est un rapport très simple et peu élaboré qui est mis en avant : l'acte sexuel qui assure la reproduction et donc la survie de la tribu. C'est justement ce schéma simpliste et 6. p.24. 7 animal que vont bouleverser l'Homme Pâle et la Fille Blonde lorsqu'ils avoueront, sans les comprendre, leurs sentiments. Une fois de plus, c'est le rapport homme-femme qui sera la clé de l'intrigue et donc de l'œuvre. Ce rapport homme-femme se décline sous deux aspects : le rapport entre les deux sexes et leur compréhension l'un vis-à-vis de l'autre, et l'amour. Le premier aspect par exemple se manifeste par les hommes qui accordent souvent aux femmes des défauts que l'on peut qualifier de préjugés, préjugés qui tomberont avant la fin du film ou de l'œuvre. Ainsi, la Fille Blonde est appelée « bestiole bavarde »7 par le Vieillard dans Le Premier amour, avant que celui-ci ne reconnaisse que les femmes « sont plus fortes que nous [les hommes] »8 parce qu'elles donnent la vie. À titre d'exemple, l'on peut relever dans La fille du puisatier une scène très poignante dans laquelle le puisatier vient annoncer à une riche famille de commerçants que sa fille est enceinte de leur fils, et ceux-ci sont persuadés du mensonge de la fille qui n'aurait pour seul but la volonté de leur soutirer de l'argent. Ainsi, Mazel, le commerçant, accuse : « Il me semble que votre vertu n'était pas trop sévèrement gardée, et je ne puis m'empêcher de penser que lorsque ça vous prend si vite, c'est que ça vous prend souvent »9. À la fin du film, les Mazel reconnaitront l'enfant et la fille et célébreront le mariage des deux jeunes gens. De même, dans les œuvres de Pagnol, les femmes se méfient des hommes tout en les aimant. Ainsi, les hommes et les femmes de l'univers pagnolien passent leur temps à essayer de se comprendre, de s'approcher, de s'éloigner, et souvent les rapports entre les personnages du même sexe sont guidés par les intrigues qui se basent sur les rapports homme-femme. L'autre caractéristique des rapports homme-femme, c'est l'amour. Cet amour est présent dans toutes les œuvres de Pagnol, et il est souvent le catalyseur d'un changement de vie des personnages. Dans Le Premier amour, ce rapport amoureux est une nouveauté chez les Hommes, et sera au centre de l'intrigue. Mais cette société pagnolienne que l'on retrouve dans Le Premier amour et qui semble réglée en apparence, et dans laquelle les rôles sont bien définis voire stéréotypés est vite confrontée à ses limites. En effet, Marcel Pagnol fait toujours apparaître une brèche, une faille, dans laquelle s'engouffrent les personnages et qui ne fera que s'agrandir au fur et à mesure que l'intrigue avance. Ici, cette faille, c'est l'amour naissant dans lequel vont plonger l'Homme Pâle et la Fille Blonde et qui va se traduire par une désobéissance : le refus de la Loi, qui entraînera l'exil puis la découverte du feu et le retour triomphal. Mais il apparaît que cette faille était déjà présente avant le temps de l'intrigue, comme une faille dans cette société qui nous semble lisse et organisée. En effet, dès le 7. p.98. 8. p.132. 9. PAGNOL, Marcel. Oeuvres complètes : Tome II. Cinéma. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.950. 8 départ, une didascalie nous décrit l'Homme Pâle comme « plus petit et plus mince »10 que les autres hommes, possédant même « des yeux de femme »11. Pour l'aspect de l'acteur devant jouer le rôle, Pagnol insiste : « Il est physiquement le « raté » de la tribu »12. Alors que les autres hommes sont des guerriers, dans sa sensibilité, l'Homme Pâle apparaît comme la figure du poète, en dehors des institutions et des critères naturels, à la recherche d'un ailleurs. Ses « yeux de femme » voient le monde différemment et le poussent à aimer. Mais ces caractéristiques physiques sont présentes avant le temps de l'intrigue, laissant présager un avenir différent à l'Homme Pâle. Or, un avenir différent d'un personnage différent au sein d'une tribu réglée, homogène et faisant bloc entraînera forcément la tribu vers un événement imprévu qui va bousculer les mœurs et faire changer les esprits. Il en est de même pour la Fille, décrite comme suit : « C'est une fille blonde et pâle, tandis que les autres sont brunes »13. Le couple, avant même de se concrétiser après la course de Printemps est déjà formé, par la mise en avant des différences, et du caractère unique des deux personnages. Cette concordance de deux personnages différents dans un milieu social homogène se retrouve aussi dans Manon des sources, où le personnage de Manon, indépendant du village et des villageois formera un couple avec l'instituteur, étranger du village à la mentalité différente -peut-être plus évoluée- de celle des villageois. De même, dans La fille du puisatier, ce sont les deux jeunes personnes qui se rencontreront au milieu d'une galerie de personnages plus âgés, ou dans La femme du boulanger, la jeunesse et la beauté de la boulangère se marient avec la jeunesse et la beauté du berger. De plus, l'Homme Pâle, avant le temps de l'intrigue, a déjà bravé les Lois de la tribu puisqu'il est allé cueillir des fleurs pour les offrir à celle qu'il aime. Il explique : « Elles poussent là-bas au Pays des Bêtes. C'est le pays où les hommes ne peuvent pas aller. Moi j'y suis allé. Je voulais ces fleurs, pour toi »14. Pour matérialiser son amour, l'Homme Pâle n'a pas suivi les traditions, il a dépassé la frontière de son pays, marquant sa différence avec la tribu. Ce personnage est très intéressant, sorte de poète primitif, car il est porteur d'une sensibilité originale dans sa tribu. Il est en effet accusé d'avoir pleuré lors de la mort de sa mère par un vieillard de la tribu qui lui explique : « Il n'y a que les femmes qui pleurent »15. L'Homme Pâle se défend : « Je sais. Mais j'étais sorti de son ventre, et elle me parlait quand j'étais petit. Et toujours elle souriait. Oui, moi, j'ai pleuré quand ma mère est morte [...] »16. Le pronom personnel « moi » marque ici clairement la différence entre sa réaction et 10. p.25. 11. idem. 12. idem. 13. p.26. 14. p.37. 15. p.51. 16. idem. 9 celle attendue par les membres de la tribu. De plus, il est étonnant de lire le discours de l'Homme Pâle, et il est difficile de ne pas penser à Marcel Pagnol lui-même, poète, évoquant la mort de sa mère dans Le Château de ma mère, climax des deux premiers tomes des Souvenirs d'Enfance. Ce discours du personnage rappelle aussi celui du personnage de Toine dans Naïs (1945). Lui aussi, différent des autres hommes, parce que bossu, il pleure sa figure maternelle qu'était sa grand-mère, emportant avec elle la consolation du bossu : « Une bosse et une grand-mère, ça va très bien, on peut chanter. Mais un petit bossu qui a perdu sa grand-mère, c'est un bossu tout court. (Ses yeux s'emplissent de larmes.) »17. Ainsi, paradoxalement, l'Homme Pâle, depuis qu'il est entré dans la tribu au moment de sa naissance, est la faille qui porte en elle les limites de la régulation de la société qu'est la tribu, comme le poète porte en lui un « ailleurs ». La figure romantique d'un poète seul face à la mer est ici incarnée par un homme seul face à sa tribu, mais qui va pouvoir développer ses potentialités par la création du couple, car comme nous l'avons vu, il n'est pas le seul être différent dans le groupe. Cette solitude d'un personnage et sa douleur profonde sont des caractéristiques que présentent tous les personnages principaux des œuvres de Pagnol, souvent seuls et souffrant de l'absence de l'autre moitié de leur être ou la recherchant pour reconstituer l'androgyne originel. Il est en effet flagrant de remarquer que tous les personnages de Marius, Fanny et César sont seuls, ne forment pas de couples amoureux, ou alors ceux-ci ne durent pas ou sont factices -le couple Marius-Fanny sera le seul réuni à la fin du dernier volet-. Il en est de même dans La fille du puisatier, où le père est veuf, la fille est délaissée et l'ami Félipe n'est pas aimé comme il aime. L'on peut aussi relever les troubles du couple qui sont au centre de La femme du boulanger, la solitude d'un Topaze (1951) face aux femmes, l'amour impossible du bossu Toine dans Naïs, ou celui d'Ugolin dans Manon des Sources, etc. Par cette solitude qu'ils cherchent à combler, les personnages pagnoliens sont presque hors de la société qui a fait du couple une institution, et ils sont par là même riches d'une vision différente du monde, d'une souffrance qui les change, d'une quête qui les anime. Dans tous les cas, c'est cette solitude qui forge leur personnalité. Mais dans Le Premier amour, cette atypique sortie du monde social et de ses règles est aussi atteinte par les autres hommes et femmes de la tribu lors de la course du Printemps. En effet, les filles ne se montrent pas effarouchées et attendent les hommes avec plaisir. Comme une tradition dans la tradition, ce détournement du « rite amoureux » est prémédité et fonctionne apparemment depuis longtemps. Autre préméditation à remarquer qui dénote de l'apparente régularité de la tribu : le vol d'une hache par l'Homme Pâle, arme qui lui servira pour protéger la Fille Blonde d'une approche masculine autre que la sienne. En effet, au début de la course, Pagnol indique pour la mise en 17. PAGNOL, Marcel. Oeuvres complètes : Tome II. Cinéma. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.1063-1064. 10 scène : « L'Homme Pâle s'est approché du tas de haches. Il en prend une et la cache rapidement sous ses peaux. Puis il s'avance, rit et s'élance vers le fond du vallon »18. Ce rire qui prouve la préméditation est aussi annonciateur de la suite de l'intrigue qui permettra l'épanouissement des personnages. 18. p.32. 11 II Vers la liberté et le progrès « L'HOMME PÂLE Elle est ma force et mon courage. C'est pour elle que j'ai ramassé les étoiles : je lui dois ma vie, et le Feu. »19 Il apparaît que la tribu ou la micro-société dans laquelle évoluent les personnages pagnoliens est nécessaire à leur épanouissement qui se construit en opposition au groupe. Ainsi, Marius quittera sa famille de cœur pour la mer, et c'est ce qui sera le point de départ de l'évolution de chaque personnage de la trilogie; de même, Le Schpountz (1938) se construira par opposition à sa famille ne le croyant pas capable d'être acteur puis par opposition au groupe de techniciens qui lui a menti. Manon des sources est évidemment en lutte contre son village qui a caché à son père l'existence d'une source, le condamnant à la mort par épuisement, et Topaze, Jofroi20 (1934) ou encore Cigalon21 (1935) le seront contre le système. Dans Le Premier amour, c'est une volonté d'affirmer leurs personnalités et leur amour face à la tribu qui conduira l'Homme Pâle et la Fille Blonde vers la liberté et le progrès. En effet, en refusant qu'un homme ne s'approche de la Fille Blonde, l'Homme Pâle s'affirme contre une tradition dictée par la Loi dans la tribu. De plus, il menace un autre homme, un de ses « frères », en étant conscient de son attitude et des conséquences de celle-ci. Sous la menace de l'Homme Pâle, le Sanglier avoue : « Il faut que je le dise aux vieillards. C'est la Loi. […] Tu as fait le Crime des crimes. Je dois le dire »22. Ce à quoi répond l'Homme Pâle : « C'est la Loi. Mais ne demande pas pitié. Tu n'as pas le droit »23. Dans cette scène de menace sous le regard de la Fille Blonde se joue tout le nœud du scénario. C'est le début véritable de l'intrigue et la première manifestation de l'amour que l'Homme Pâle ne comprend pas, puisque aux questions du Sanglier, il répond : « Je ne sais pas »24. Sans vraiment être conscient de ses actes, l'Homme Pâle menace un de ses frères pour qui il a des sentiments, et il témoigne de la souffrance que cela lui cause. L'amour et l'amitié sont ici mêlés, comme dans de nombreux textes de Pagnol qui accorde à ces sentiments une valeur très importante. Ici, le personnage s'affranchit non seulement des règles de la tribu, mais aussi de celles de l'amitié, et cette scène touchante où la 19. p. 182. 20. Jofroi, après avoir vendu son terrain, refuse que le nouveau propriétaire y coupe les arbres et il menace de se tuer. 21. Cigalon possède un restaurant dans lequel il refuse de cuisiner pour les clients. 22. p.35-36. 23. p.36. 24. p.35. 12 relation entre l'Homme Pâle et le Sanglier chancelle entre amitié et blessure n'est pas sans rappeler la relation entre César et Panisse dans Marius, Fanny ou César, la relation entre Amoretti et Mazel dans La fille du puisatier, celle entre Toine et Frédéric dans Naïs, entre Irénée et Françoise dans Le Schpountz, entre Topaze et Tamise dans Topaze, celle entre Cigalon et Madame Toffi dans Cigalon, etc. Cette rupture avec la tribu entamée, le couple sera chassé et condamné à l'exil. L'Homme Pâle et la Fille Blonde vivront seuls dans la nature, jusqu'au jour où la Fille tombera enceinte et où un bébé naîtra. Dès lors, la Fille va élever seule le bébé, sans l'aide des femmes de la tribu, et c'est une nouvelle fois la rupture qui est marquée. Pour que le bébé ne meure pas de froid, elle poussera l'Homme Pâle à aller chercher du Feu qui est considéré comme une bête sauvage et dangereuse. Une fois de plus, c'est la transgression des règles qui va mener le couple vers le progrès, puisque la Fille raconte qu'elle a eu l'occasion de s'approcher du Feu et de voir qu'il était sans danger, alors que sa mère lui interdisait de s'en approcher. Par amour, l'Homme Pâle ira chercher le Feu. Cette volonté d'individualisme, de nouveauté n'est possible que parce qu'ils ont été chassé de la tribu, et par la naissance de l'enfant. Dans toute l'œuvre de Pagnol, l'enfant est souvent celui qui pousse au changement, qui bouleverse la vie. Dans Angèle, Fanny ou La fille du puisatier, l'enfant est à l'origine de l'exil ou d'une épreuve inévitable pour la mère. Exil ou épreuve, il est à la source d'une évolution des personnages, d'un progrès, et d'une fin heureuse malgré les déboires initiaux. Dans Regain, il est le symbole même de la renaissance d'un village mort, symbole de la nature qui reprend vie grâce à l'amour, et de l'humanité qui prospère. Enfant des Hommes, de la nature et de l'amour, l'enfant dans l'œuvre de Pagnol est un personnage ou une entité primordiale. Dans Le Premier amour, il est à l'origine de la découverte du feu, et donc du progrès de l'Homme. Cette volonté de quitter la tribu, comme nous l'avons vu, est déjà présente chez le personnage de l'Homme Pâle, et il le confirme lorsqu'il amène la Fille Blonde dans la forêt des haches, où un vieillard passe sa vie, en faisant pousser et fusionner autour de pierres taillées deux branches d'arbre qui se referment sur la pierre pour créer une hache « naturelle » au bout de plusieurs années. Étonnée, la Fille Blonde parle du Chef et du sorcier de la tribu : « Ils disent qu'ils les font par magie »25. L'Homme Pâle s'affirme : « Ils le disent, et tout le monde les croit... Mais moi, je sais bien que ce n'est pas vrai »26. Une fois de plus, cette démarcation entre l'individu, ses connaissances, et la tribu et ses dogmes est frappante : le personnage exprime son individualité, son identité propre, son indépendance. Les traditions sont dévoilées, et la raison vient remplacer la magie, apportant aux Hommes qui ont cette connaissance une maturité d'esprit. 25. p.94. 26. idem. 13 Ainsi, en quittant la tribu, en donnant naissance à un enfant et en découvrant le feu, l'Homme Pâle et la Fille Blonde apprivoisent leur nature, et apprivoisent la nature, c'est à dire à la fois l'amour qu'ils découvrent, et le feu. En effet, au début de l'histoire, l'Homme Pâle ne sait pas expliquer l'amour qu'il ressent, et il répond de nombreuses fois « Je ne sais pas »27 lorsqu'on lui demande les raisons de son comportement. La tribu l'accuse de « faiblesse » et de « désordre »28. Puis au début de leur exil, la Fille Blonde répète plusieurs fois la formule « Avec toi »29, comme pour concrétiser le couple qui se créé, et donner sa raison de vivre : l'autre. Plus tard, une fois qu'ils trouvent la grotte où ils vont vivre, un baiser est échangé. Ce n'est que devant le feu que l'Homme Pâle doit aller dompter pour son enfant que le couple échangera des mots explicites : « mon amour »30. Cette formule n'était jusqu'alors réservé qu'aux enfants, et prononcée par les mères. Ici, il y a donc une prise de conscience du lien qui unit les deux êtres de ce couple. Cette évolution d'un sentiment indescriptible à une formulation claire d'amour semblable à celui des mères pour leur enfant, à savoir éternel et naturel, transforme ces Hommes primitifs en Hommes évolués, doués de sentiments, éloignées des animaux sauvages. Mais cette évolution n'aurait pas été possible sans une tribu à quitter. C'est leur nature propre qu'ils découvrent, dans une quête d'eux-même, comme un écho à l'accusation d'un Vieillard de la tribu à l'égard de l'Homme Pâle : « Tu ne te connais pas toimême »31, accusation qui fait elle-même écho à Socrate. Cette quête d'eux-même, c'est ce qui anime de nombreux personnages pagnoliens, tels que Le Schpountz qui croit avoir un don d'acteur, Marius qui va se chercher au loin, sur un bateau, Topaze qui découvre la réalité du monde et de sa situation dans les affaires, Manon des sources qui cherche à faire tomber les masques pour vivre sa vie plus simplement, La femme du boulanger qui se cherche en quittant son mari avant de revenir, etc. Apprivoiser sa nature est le grand défi des personnages inventés par Marcel Pagnol, et c'est sans doute ce qui fait l'universalité de son œuvre. La quête de soi est la motivation des personnages, par la quête de l'amour, et c'est ainsi que se dessine un récit initiatique. Hors de la tribu, le couple va apprendre à penser par lui-même, à tenter la nouveauté. Face au Vieillard des haches sceptique, l'Homme Pâle explique sa situation : « Je n'ai que mes deux bras, mais j'ai ma tête. Dans la tête des hommes, il y a une grande force »32. Le couple va ainsi commencer à réfléchir par lui-même, sans être sous la tutelle d'une Loi, et par cette démarche, l'Homme Pâle et la Fille Blonde vont connaître le progrès et l'évolution qui sauveront plus tard leur tribu. Le personnage de l'Homme pâle explique d'ailleurs son indépendance d'esprit 27. p.57. 28. p.71. 29. p.74. 30. p.149. 31. p.66. 32. p.107. 14 innée : « Dans la tribu, on n'a pas besoin de penser : on attend les ordres du Chef, et tout est bien. […] Eh bien, moi, même quand j'étais dans la tribu, je pensais déjà. Je me disais : « Pourquoi faisons-nous les choses de telle façon ? […] Toujours, j'avais la tête pleine de questions »33. La tribu, ou la société paraît ici aliénante, empêchant le développement de l'Homme. Si Pagnol semble dénoncer les méfaits d'une telle société dans Le Premier amour, cette constatation apparaît aussi dans d'autres œuvres de l'auteur, comme dans Manon des sources pour prendre l'exemple le plus frappant, où un habitant du village voisin est considéré comme un étranger dans les Bastides Blanches, où il sera ignoré et indirectement entraîné vers une mort certaine. De même, cet effet de groupe qui annihile la réflexion est présent dans Le Schpountz où une mauvaise blague de la troupe des techniciens a du mal à s'arrêter. Dans Le Premier amour, grâce à leur exil, le couple se découvre, et la Fille Blonde est la preuve des capacités que détiennent les femmes à qui l'on ne demande rien dans la tribu. Ainsi, la Fille Blonde s'affirme, répondant au Vieillard étonné de la puissance des sens de la Fille : « Toutes les femmes le peuvent, mais on ne leur demande rien... »34. Une fois de plus, l'indépendance permet l'épanouissement, et le progrès. Dans le scénario, ce progrès est aussi très matériel, puisque à la suite d'une observation de la nature, l'Homme Pâle construit une canne à pêche qu'il appelle « un piège pour les poissons »35, après avoir vu un poisson se faire prendre en voulant manger un nid de chenilles situé sous une épine d'une branche tombée à l'eau. La tribu, de son côté ne pêchait pas avec cette méthode et ramenait moins de poissons. L'on a donc clairement ici l'exposé d'une volonté individuelle qui réussit et innove face à une tradition immuable trop aliénante. Cette démarche au sein de cette intrigue peut être rapprochée de la démarche de Marcel Pagnol lui-même lorsqu'il s'est lancé dans le monde du cinéma, avec ses idées sur cet art, sans tenir compte des critiques qui fusaient contre lui. Sortir du milieu dans lequel l'on faisait ses activités pour faire et trouver autre chose, de mieux, est aussi la démarche du personnage de Topaze qui quitte le monde de l'enseignement où il apprenait la morale à ses élèves, pour changer de « Loi » et devenir un affairiste couronné de succès, ce qui lui apporte à la fois de l'argent et des femmes. Dans Le Premier amour, cela se traduit par la découverte de soi, de la nature, du monde. C'est ce que ressent la Fille Blonde auprès du Feu : « J'avais peur, une peur affreuse. Mais c'était très bon d'avoir peur... Et puis, d'avoir chaud... »36. Ici, l'intelligence et la pensée remplacent l'instinct, et la curiosité a pris le pas sur la peur. Les personnages ont apprivoisé leur nature, ils ont découvert l'amour qui était en eux, ils ont appris à développer leur sens, à dépasser leur instinct, à réfléchir, et c'est cela qui les aide à apprivoiser la nature. Quand le Feu est entré dans leur grotte, 33. p. 107-108. 34. p.110. 35. p.118. 36. p.125. 15 l'Homme Pâle admire : « Nous avons l'été dans notre maison »37. Il n'y a donc plus de nuit, plus de froid et plus d'hiver, grâce à l'intelligence de l'Homme, celui-ci a apprivoisé la nature. De plus, au moment d'aller chercher le Feu, l'Homme Pâle ne réagit pas comme un animal, il ne se laisse pas aller à la peur, tout comme l'avait fait avant lui la Fille Blonde. En se comparant au Feu, il s'encourage : « Cette bête est affreuse, mais elle ne fait pas ce qu'elle veut. Elle va où le vent la pousse. Moi ce n'est pas le vent qui me commande. Je vais où je veux... Si la peur ne casse pas mes jambes, j'irai lui voler une étoile »38. C'est la force de l'individu qui doit survivre, poussé par ses raisonnements et son intelligence vers une solution, qui différencie désormais l'Homme Pâle et la Fille Blonde du reste de la tribu. Pour aider la tribu, ils reviendront vers elle à la fin du scénario, avec le Feu, symbole du progrès de l'humanité, et ils sauveront leurs frères et sœurs. Devant le Feu, le Père de la tribu sera envahi de visions du progrès, comme le décrivent les didascalies d'une scène finale qui tranche avec le reste du texte : On entend au lointain un coup de sifflet. L'ombre d'une locomotive traverse le Feu, le vieillard tressaille. On entend le grondement d'un avion, et sa silhouette traverse les flammes. Une énorme cheminée d'usine se dresse dans la grotte. Un paquebot géant s'avance sur la mer. […] Dans le Feu, un navire saute en pleine mer. Une mitrailleuse crépite. Un Stuka pique et lâche une bombe. Le vieillard cache ses yeux de sa main.39 Le progrès, à travers le Feu, apparaît donc à la fois comme formidable et comme dévastateur. Les guerres sont des présages effrayants pour le Père qui recommande alors la « sagesse » et la « bonté » avant que la Fille Blonde ne complète par « beaucoup d'amour »40. Cette image dévastatrice de la guerre est déjà apparue dans La fille du puisatier, où les morts et disparus à la guerre endeuillent les familles qui pleurent à l'écoute du message du Maréchal Pétain. Mais, ce progrès à contrôler parce que potentiellement dangereux porte toutefois un message d'espoir, celui d'une société à reconstruire, avec les acquis de l'Homme Pâle et de la Fille Blonde : l'apprivoisement de la nature, la réflexion, l'inventivité, et surtout l'amour. À la fin de la scène, et du scénario, l'Homme Pâle devenu chef de la tribu proclame : « Frères, prenez tous des branches de Feu... Les bêtes, ce n'est plus que du cuir et de la viande... Nous les chasserons jusqu'au bord du ciel... […] Et toi, mon amour, mon amour, toi tu sortiras la première, pour annoncer la Loi des Hommes... »41. Ainsi, « la Loi des Hommes » a remplacé celle de la tribu, animale et pas assez réfléchie. L'intelligence et l'amour sont à la source de l'évolution des Hommes. Ces thèmes chers à Marcel 37. p. 151. 38. p.147-148. 39. p. 182-183. 40. p.183. 41. p.184. 16 Pagnol se retrouvent donc dans Le Premier amour qui semblait un texte atypique pour l'auteur bien connu de la trilogie marseillaise. Ces thèmes sont fondus dans un conte poétique et initiatique d'une grande richesse puisqu'il comprend encore d'autres nombreuses caractéristiques propres de l'univers pagnolien, ainsi que des richesses de constructions. 17 III De la richesse d'une œuvre discrète « L'HOMME (rêveur) Mais comment cette fille dorée de la source, cette si petite chose pourrait faire un enfant, et peutêtre un homme ? »42 Le Premier amour se révèle être, après des lectures attentives et en regard avec toute l'œuvre de son auteur, un texte riche, notamment de tous les thèmes importants de l'univers de Marcel Pagnol. Cependant, l'on retrouve aussi des allusions à l'un des textes fondateurs de notre civilisation: la Bible. En effet, cette image du couple seul dans la nature, qui tend à créer une nouvelle tribu par une première naissance et qui tente de survivre n'est pas sans rappeler la Genèse et le personnage de l'Homme Pâle rappelle celui d'Adam, de même que la Fille Blonde rappelle Ève. Cette idée est appuyée par les didascalies fournies par l'auteur lorsque les deux personnages quittent la tribu : « Puis, comme Adam et Ève chassés du Paradis Terrestre, ils s'en vont vers la solitude »43. Cette image forte est intéressante car cette didascalie très parlante pour le lecteur est en fait censée être une indication de mise en scène et de réalisation. L'on retrouve ici la volonté de Pagnol de faire lire ses scénarios, démarche aussi importante que d'en faire des films. L'intertextualité que représente l'allusion à la Genèse est aussi remarquable dans un passage où la Fille Blonde refuse de se montrer nue face à l'Homme Pâle, alors que les filles de la tribu sont nues de nombreuses fois dans leur vie face aux autres membres du groupe. Elle se justifie : « Tout le monde m'a vue nue dans la tribu. Mais toi, je ne voulais pas. […] Tu n'es pas mon frère, tu n'es pas mon ami. Tu es toi. Quand j'ai vu que tu me voyais, j'ai eu très peur et j'ai plongé »44. Ici, il est intéressant de remarquer que le « péché originel » peut être comparé à la naissance de l'amour qui fait prendre conscience de sa nudité à la Fille Blonde. Cette réécriture rend plus poétique cette prise de conscience de la différence des sexes, et l'inscrit dans une démarche humaine de sentiments. Mais cette allusion est renforcée une fois de plus par une parole du Vieillard dans la forêt des haches, qui compare la femme à un serpent, renvoi à la tentation d'Ève : « Il n'y a pas bien loin de la femme au serpent... »45. Marcel Pagnol réussi ainsi à faire une œuvre originale, aux inspirations fortes et éclectiques, notamment la Genèse biblique ou La guerre du feu de J.-H. Rosny Aîné. Cependant, malgré les allusions « extérieures » à son œuvre, Pagnol fait du Premier amour 42. p.133. 43. p.74. 44. p.86. 45. 103. 18 un scénario riche de tout ce qui fait son œuvre par ailleurs. En effet, l'on trouve par exemple un mélange des genres évident, déjà présent dans de nombreux films de l'auteur. Par exemple, dans Marius, Fanny ou César, des scènes de comédies, comme la fameuse « partie de cartes » ou la scène du « Pitalugue » flirtent avec des scènes tragiques et lyriques, comme la magnifique scène où Marius tente d'expliquer à sa Fanny sa passion pour la mer et l'envie d'ailleurs. Ce mélange de comédie et de tragédie se retrouve très distinctement dans Le Premier amour, notamment dans la scène avec le Vieillard de la forêt des haches, sorte de vieil homme ridicule semblable aux barbons que l'on peut croiser chez Molière. En effet, ce personnage a dans ses dialogues des répliques amusantes qui prêtent à sourire : « J'ai tellement envie de parler que je parle même à une femme »46. Cette misogynie « animale » chez le Vieillard tend plutôt vers le rire que vers la violence, compte tenu du personnage. Mais dans une scène suivante, le Vieillard se montrera tragique, allant vers une mort certaine et inévitable. Parfois, ce mélange de comédie et de tragédie si caractéristique de l'écriture pagnolienne semble s'effectuer au sein d'une même phrase, ou d'une même réplique. C'est le cas par exemple pour une réplique du Vieillard : « Il faudrait que je vive avec ceux de mon âge, et moi je n'aime pas les vieux... La vieillesse est lourde à porter, elle est encore plus pénible à voir sur la face des autres »47. Ici, la première phrase prête à rire lorsqu'elle est prononcée par un vieil homme, mais Pagnol ne laisse pas au spectateur potentiel -ou au lecteur- le temps d'apprécier le trait d'ironie, et fait basculer instantanément le personnage dans le tragique lorsque celui-ci préfère ne pas affronter la « vieillesse », c'est à dire la mort approchante, le destin inévitable. Une des scènes caractéristiques de cette mécanique dans les films de Pagnol est la partie de cartes de César se déroulant après la mort du personnage de Panisse. Pendant la partie, Escartefigue, César et M. Brun s'échangent des répliques amusantes dans un débat sur les qualités présumées des apéritifs, jusqu'à ce que César se tourne vers la chaise de Panisse comme pour parler à son ami, et qu'il se rende compte de son absence dans une sentence poignante : « Cette fois-ci il est bien mort. Je ne l'avais pas encore compris ». Et M. Brun de répliquer : « Cette chaise vide est plus triste que son tombeau »48. Mais la tragédie dans Le Premier amour est aussi représentée de façon originale, par la présence d'un « chœur » qui n'est pas sans rappeler le chœur des tragédies grecques, ponctuant les scènes importantes de chants. Dans la scène où l'Homme Pâle est jugé pour son crime, la tribu présente rythme l'action par des « murmures » et des « rumeurs » fréquentes. Enfin, quand la condamnation à l'exil est prononcée, l'auteur indique : « La tribu commence à murmurer un chœur tragique »49. Ainsi, sans cesse entre deux registres, l'écriture pagnolienne fait de cette caractéristique 46. p.96. 47. p.99. 48. PAGNOL, Marcel. Oeuvres complètes : Tome II. Cinéma. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.424. 49. p.72. 19 une poésie universelle. Cependant, ce ne sont pas les seuls registres à cohabiter dans Le Premier amour. En effet, ce scénario n'est pas seulement comédie ou tragédie, il est aussi un film à suspens et à tension. Cela est particulièrement présent dans la scène de « procès » où l'Homme Pâle est accusé d'avoir contourné la Loi. Son audition auprès du Père de la tribu est construite selon un rythme ternaire, une gradation de la tension avec trois paliers. Tout d'abord, le Père croit que l'Homme Pâle est accusé d'avoir donné des fleurs à la Fille Blonde, il le punit pour cette raison -la cueillette des fleurs mettant en danger sa vie, qui lui a été offerte par la tribu et qu'il risque pour une fille-. Puis une femme surenchérit, en accusant l'Homme Pâle d'un autre crime : le fait d'avoir donné à la Fille Blonde son collier d'homme. Le Père veut le punir pour cette raison lorsque le Chef explique le vrai crime : la menace de mort envers un de ses frères. La scène est ainsi construite, et la tension scénaristique ne fait que monter jusqu'à atteindre le jugement : la condamnation à l'exil. Ce passage n'a rien à envier au meilleur film à suspens tant il est efficace. D'autres genres viennent se mêler à ceux précédemment évoqués dans ce « conte poétique ». En effet, de par la nature même de l'intrigue, le récit historique -dont Pagnol était friand- de la conquête du feu est remarquable. Toutefois, dans la préface, au sujet d'une querelle de savants historiens et paléographes, l'auteur écrit : « Ce désaccord paraît fort grave : en réalité, il me semble sans importance »50. Pagnol semble souligner ici le fait que son récit -et probable film- ne cherche pas la vérité scientifique, mais se base sur une époque historique pour en inventer les mœurs par le biais de l'art dramatique. C'est un peu ce que lui reprocheront les critiques au sujet de sa pièce Judas (1955), jugée historiquement fausse et pleine d'erreurs. Dans Le Premier amour, des passages peuvent aussi faire penser à des films d'aventure, comme la scène centrale de la conquête du feu par l'Homme Pâle, ou à des films romantiques, notamment lors des scènes où les dialogues entre l'Homme Pâle et la Fille Blonde sont emprunts de délicatesse et de poésie amoureuse : « Chaque fois que je dormais, dans mes rêves, je t'emportais »51. Ce lyrisme amoureux se retrouve dans de nombreuses scènes des films Marius, Fanny, César, Naïs, Le Schpountz, La femme du boulanger, etc. Ainsi, comme nous l'avons vu, les allusions aux textes fondateurs ou le mélange des genres présents dans Le Premier amour, ne font qu'accentuer notre hypothèse sur le caractère très pagnolien de ce scénario. Marcel Pagnol lui-même confirme cette idée lorsqu'il dit en parlant de ce texte : « Il y a tout ce que j'aime : l'eau, le feu, les collines, l'amour, les étoiles... »52. En effet, comme nous l'avons vu, l'amour est bien présent, de la même façon que la nature, les collines ainsi que les éléments que sont le feu, l'eau ou la terre. Toutefois, il est intéressant de se pencher sur cet 50. p.8. 51. p.81. 52. BEYLIE, Claude. Marcel Pagnol ou le cinéma en liberté. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.212. 20 élément qu'est l'eau, très présent dans toute l'œuvre de Pagnol, notamment dans les films dont l'action se déroule en Provence, terre de chaleur où l'eau est la richesse primordiale pour les paysans. Ainsi, La fille du puisatier met en scène l'ouvrier le plus utile en ces terres : le puisatier, qui amène l'eau aux champs et aux familles. Mais l'œuvre dans laquelle l'eau a toute sa place centrale est bien évidemment Manon des sources, plus tard adapté en roman sous le titre L'Eau des collines. Tout comme Manon qui vit dans une grotte, la tribu du Premier amour se retrouve, à la fin, enfermée dans une grotte, sans eau, et vouée à une mort certaine. C'est la quête de l'eau qui mènera le Sanglier jusqu'à l'Homme Pâle, et qui ramènera le Feu dans la tribu et donc la « Loi des Hommes ». L'eau semble donc bien au centre de la symbolique de l'évolution, du progrès et de l'amour. C'est la quête de l'eau qui est celle de l'espoir. On remarque aussi d'autres analogies avec Manon des sources, telles que les caractéristiques physiques de la Fille Blonde, seule fille différente au milieu des brunes de la tribu. De même, le personnage de Manon joué par Jacqueline Pagnol est souvent caractérisé par la blondeur de ses cheveux. Dans le roman Manon des sources, Pagnol fait dire à un paysan : « Et tout d'un coup, à ras de la gineste, je vois passer un oiseau doré... […] et le doré, c'étaient ses cheveux »53. De plus, les paysans s'interrogent sur l'âge de Manon : entre quinze et seize ans, de la même façon que Pagnol indique dans Le Premier amour au sujet de la Fille Blonde : « Elle a de quinze à seize ans, et ses mouvements sont aussi vifs que ceux des bêtes sauvages »54, faisant écho à la description de « l'oiseau doré » qu'est Manon des sources aux yeux des paysans. L'on peut aussi relever la façon dont l'Homme Pâle raconte sa rencontre avec la Fille Blonde : La nuit tombait. Et tout à coup, à travers le bois, une biche vient. Elle vient prudente et légère, elle froisse à peine les feuilles mortes. Et comme j'allais bondir et frapper, c'était cette fille, qui venait à l'eau. Elle s'est penchée sur la source, mais, avant de troubler cette eau en y plongeant le vase d'argile, elle a regardé son image et, plusieurs fois, elle a souri. Et moi, caché, je voyais ce sourire et je tremblais.55 Cette scène n'est pas sans rappeler la scène de Manon des sources où Ugolin observe Manon, et qu'il en tombe amoureux alors qu'elle se baigne dans des flaques d'eau. Cette fille blonde, sauvage et belle, alliée à l'eau et aux animaux est sensiblement la même dans Le Premier amour et dans Manon des sources. Toutefois, son caractère est différent : si Manon cherche la vengeance et coupe l'eau au village, la Fille Blonde, elle, n'a pas demandé l'exil, et veut retourner auprès de sa tribu, ce qu'elle fera en leur apportant l'eau. Ici, l'un des thèmes chers à Pagnol, à savoir l'eau, révèle toute son ambiguïté, à la fois salvatrice et pernicieuse. 53. PAGNOL, Marcel. Oeuvres complètes : Tome III. Souvenirs et romans. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.901. 54. p. 26. 55. p.58. 21 De plus, comme nous l'avons vu, l'enfant présent au centre du Premier amour va amener les personnages à se surpasser, à sortir de leur quotidien, tout comme dans de nombreuses œuvres de Marcel Pagnol. Ce thème de l'enfance est d'ailleurs au centre des célèbres Souvenirs d'Enfance, sorte de moment magique où tout semble beau et où la paix règne dans les esprits. L'enfant apporte cet apaisement, ce repos, ce recul. La filiation est un thème aimé de Marcel Pagnol puisqu'on le retrouve aussi dans La fille du puisatier, Fanny, César, Le Schpountz, Merlusse, Topaze, Manon des sources, Regain, ou Angèle. Ce thème de la filiation est à rapprocher d'un autre sujet complémentaire souvent évoqué dans l'univers pagnolien, qui est la mère. Comme nous l'avons vu, la perte de la mère est évoquée dans Le Premier amour de façon très explicite, et rappelle Le Château de ma mère où l'auteur nous livre un témoignage marquant pour l'enfant qu'il était. Il est aussi intéressant de faire le rapprochement entre l'Homme Pâle, orphelin de sa mère, qui assume son exil, et Marius, le personnage de la trilogie marseillaise, dont le père, César, est veuf, et qui, lui aussi rêve d'un ailleurs lointain, d'un amour rêvé, celui de la mer, mais qui reviendra vers ses premières amours auprès de sa famille. Pour expliquer son envie, Marius emploie ces termes dans la pièce du même nom : « C'est une espèce de folie... Oui, une vraie maladie... »56. Or, dans Le Premier amour, lorsque le Vieillard de la forêt des haches accueille l'Homme Pâle, il nous rappelle le discours de Marius : « Alors, le Chef m'a bien dit la vérité ! Il m'a raconté ton histoire et ton jugement. C'est bien triste. D'ailleurs, les maladies, c'est toujours triste, surtout les maladies de la tête... »57. Cette « maladie » commune aux deux personnages, n'est-elle pas celle des autres personnages centraux de l'univers pagnolien, n'est-elle pas celle de Pagnol lui-même, à savoir la maladie qui fait du poète « un monde dans un homme » ? Sans le savoir, le personnage de César fait aussi le rapprochement entre les œuvres, faisant de son fils Marius un homme pâle, et donc de l'Homme Pâle, un Marius : « Tu es pâle, tu es triste : on dirait un antialcoolique »58. Marius est pâle parce qu'il est appelé par la mer, comme l'Homme Pâle l'est par l'amour et l'indicible envie d'un épanouissement hors de la tribu aliénante. Ce constat est vrai pour d'autres personnages pagnoliens attirés par une aventure incertaine, comme Irénée, Le Schpountz, qui s'ennuie dans son épicerie autant que Marius dans son bar, et qui sent en lui poindre le don de la comédie qui fera de lui une vedette. Incompris, il est traité d'incapable comme Marius ou l'Homme Pâle : « Tu n'es pas bon à rien, tu es mauvais à tout »59. Cette figure de l'artiste, du poète, de l'homme incompris et différent qui aspire à l'ailleurs, un ailleurs plus noble et plus épanouissement est cependant prisonnier du temps qui passe et qui 56. PAGNOL, Marcel. Œuvres complètes : Tome I. Théâtre. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.557. 57. p.96. 58. PAGNOL, Marcel. Œuvres complètes : Tome I. Théâtre. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.501. 59. PAGNOL, Marcel. Oeuvres complètes : Tome II. Cinéma. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.636. 22 emporte tout avec lui, les amours, la famille, les amis. Une fois de plus, Marcel Pagnol aime à faire du temps une donnée nécessaire et inévitable pour ses personnages. Dans Le Premier amour, c'est notamment le Vieillard qui exprime cette idée : « Je vais mourir : ton enfant est né. C'est la vie des hommes... Retourne vers la femme et l'enfant. Toi aussi, tu mourras. Mais fais d'abord ce qu'il faut faire. […] L'enfant, c'est la saison prochaine; moi, je suis la saison passée. »60. Cette importance de ce temps qui passe est d'autant plus remarquable que cette réplique du Vieillard est très similaire des dernières pages du Château de ma mère : « Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l'eau celle des moulins. Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire […]. On emportait notre mère pour toujours. […] Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins »61. Comme nous le prouve Le Premier amour, chez Pagnol, le temps est comme l'eau : il permet de grandes choses, l'épanouissement, mais est aussi meurtrier. Tout ce théâtre pagnolien, cet art dramatique aux thèmes si différents mais toujours remarquables, se joue sous le ciel étoilé aimé de l'auteur, comme il le dit lui même dans un entretien accordé à Claude Beylie, et comme on le retrouve dans Le Premier amour, dans un écho à La prière aux étoiles, un autre film inachevé de Pagnol dont il nous reste aujourd'hui le scénario : « LE CHEF Il y a quatre ennemis des hommes : le Froid, la Faim, la Soif et le Feu. Parce que le Feu est le plus terrible, demandons aux étoiles de ne plus tomber dans les forêts. Une voix de femme s'élève et chante une mélopée suppliante. Toutes les voix la soutiennent, à bouches fermées. Pendant cette prière, on voit la tribu tout entière immobile autour de son Chef. »62 60. p.134-135. 61. PAGNOL, Marcel. Oeuvres complètes : Tome III. Souvenirs et romans. Éditions de Fallois. Paris, 1995. p.290. 62. p.27. 23 Conclusion Une réalisme poétique Marcel Pagnol a fait du Premier amour un véritable condensé de son écriture et de ses thèmes. Par la démarche d'une sortie de la tribu et d'un apprivoisement de la nature, le couple central de cette œuvre inachevée va apprendre à se découvrir lui même, par l'approche de l'amour, et atteindra le progrès. Mais cette fin heureuse est ambivalente, comme tous les événement de l'univers pagnolien. En effet, si le feu apparaît dans un premier temps comme salvateur et porteur de la « Loi des Hommes », il laisse présager un avenir entaché de guerres et de conflits. Cette question sur laquelle se termine Le Premier amour rassemble les intérêts de son auteur : l'humanisme et le progrès scientifique. Ce ne sont pas les seuls thèmes chers à Pagnol que l'on retrouve dans ce scénario puisqu'il comprend presque tout ce qui fait l'écriture pagnolienne. Ainsi, on y retrouve aussi la figure de l'auteur qui est présente dans nombre de ses œuvres sous les traits du jeune homme, poète dans sa vie, attiré par une sphère différente de celle dans laquelle il vit, une sphère qui lui permettra de s'épanouir. Toutes ces caractéristiques que nous avons relevé, sans essayer d'être exhaustif, mais plutôt pertinent, témoignent finalement de ce qui fait l'art dramatique de Marcel Pagnol, son style : le réalisme poétique. Le réalisme poétique employé notamment pour qualifier des films français dans les années trente et quarante du vingtième siècle ne se réduit pas seulement aux œuvres pour l'écran chez Pagnol. En effet, l'auteur, dans toutes ses œuvres, théâtrales, cinématographiques ou romanesques ancre son art dramatique dans un contexte qu'il essaye de rendre vrai, mais pas réel. Le réalisme est factice et travaillé, stylisé. Ainsi, si les décors ou les situations semblent réalistes, les dialogues sont écrits et littéraires. Le caractère atypique du contexte dans lequel évoluent les personnages du Premier amour est intéressant à relever. Le monde préhistorique inventé par Pagnol n'essaye pas de restituer une quelconque vérité scientifique. Toutefois, l'auteur invente des mœurs à cette société, et elle devient probable sous la plume de Pagnol. Il paraît toutefois possible de parler de réalisme poétique pour une fable se déroulant dans une époque préhistorique « rêvée », car la poésie trouve sa place dans cette œuvre, et l'ancrage réaliste minimal et nécessaire est une volonté bien explicite. En effet, dans la préface de l'auteur, celui-ci veut par exemple « mettre quelques reptiles »63 parmi les animaux du film, sans revendiquer une quelconque vérité historique et scientifique : le but est de faire vrai, pas de l'être. Ainsi, ce « conte poétique » qui paraît tellement loin des sentiers battus par Marcel Pagnol 63. p.14. 24 se montre en fait riche de tous les thèmes qu'il a développés dans le reste de son œuvre, et est aussi un exemple du réalisme poétique qui la caractérise : un monde environné de nature, une société réglée vraisemblable dans laquelle intervient une crise, des personnages principaux qui aspirent à un ailleurs tels des poètes, et des dialogues fins et littéraires, parfois criants de vérité, parfois explicitement travaillés dans des registres très divers comme la comédie, la tragédie ou le lyrisme. Très peu connu, le scénario du Premier amour mérite d'être lu et étudié, tant par les amoureux de Marcel Pagnol que par les profanes qui découvrent son œuvre, car il est une source inépuisable de réflexions sur l'écriture pagnolienne et sur l'univers de l'auteur. À ce titre, nous espérons que la récente adaptation théâtrale du texte qui a eu lieu au Québec soit la première d'une longue série qui permettra de rendre ses lettres de noblesse au Premier amour. 25 Bibliographie I) Ouvrages • Ouvrages de Marcel Pagnol PAGNOL, Marcel. Œuvres complètes : Tome I. Théâtre. Éditions de Fallois. Paris, 1995. ISBN 287706-221-X. PAGNOL, Marcel. Œuvres complètes : Tome II. Cinéma. Éditions de Fallois. Paris, 1995. ISBN 287706-222-8. PAGNOL, Marcel. Œuvres complètes : Tome III. Souvenirs et romans. Éditions de Fallois. Paris, 1995. ISBN 2-87706-223-6. PAGNOL, Marcel. Le premier amour. Éditions de Fallois, collection « Fortunio ». Paris, 2003. ISBN 2-87706-481-6. PAGNOL, Marcel. La prière aux étoiles. Éditions de Fallois, collection « Fortunio ». Paris, 2003. ISBN 2-87706-482-4. • Biographies ou récits sur Marcel Pagnol CASTANS, Raymond. Marcel Pagnol m'a raconté. Collection Folio (n°793), Gallimard. Paris,1976. ISBN 2-070-36793-2. CASTANS, Raymond. Il était une fois... Marcel Pagnol. Julliard. Paris, 1978. ISBN 2-260-001335. CASTANS, Raymond. Marcel Pagnol. Le Livre de Poche, Jean-Claude Lattès. Paris,1988. ISBN 2253-04709-0. JELOT BLANC, Jean-Jacques. Pagnol Inconnu. Michel Lafon & Éditions de La Treille. Paris, 1998. ISBN 2-84098-102-5. • Cinéma de Marcel Pagnol BEYLIE, Claude. Marcel Pagnol ou le cinéma en liberté. Éditions de Fallois. Paris, 1995. ISBN 287706-252-X. 26 Filmographie PAGNOL, Marcel. Marius. Fanny. César. La Trilogie. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°I. Paris, 2003. PAGNOL, Marcel. Manon des Sources et Ugolin. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°II. Paris, 2004. PAGNOL, Marcel. La Fille du Puisatier. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°III. Paris, 2004. PAGNOL, Marcel. Topaze. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°V. Paris, 2006. PAGNOL, Marcel. Naïs. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°IX. Paris, 2006. PAGNOL, Marcel. Le Schpountz. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°XIII. Paris, 2006. PAGNOL, Marcel. La belle meunière. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°XVIII. Paris, 2007. PAGNOL, Marcel. La rosier de Madame Husson. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n° XIX. Paris, 2007. PAGNOL, Marcel. Cigalon. C.M.F. Vidéo. Collection « Marcel Pagnol » n°XXI. Paris, 2007. 27