L`amour et la mort, le sexe et la violence à la lumière de l

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L`amour et la mort, le sexe et la violence à la lumière de l
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L’amour et la mort, le sexe et la violence à la lumière de
l’anthropologie spirituelle
Michel FROMAGET
Permettez-moi de placer comme en surbrillance, et dès maintenant, une évidence
cruciale et trop souvent oubliée. Celle-ci rappelle que, quel que soit le fait humain que nous
nous attachons à mieux comprendre - l’amour, la sexualité, le plaisir, la mort -, ou à mieux
éliminer - la maladie, le handicap, l’inceste, la violence -, nous ne savons le faire autrement
qu’en nous référant à la conception de l’homme, de la vie humaine et de l’espèce humaine que
nous avons reçue de notre culture, conception qui nous habite, que nous avons en tête et que,
bien entendu, nous prenons pour argent comptant. Or, cette conception de l’homme, cette
anthropologie, mieux : ce « paradigme anthropologique », puisqu’il sert de modèle de
déclinaison à toutes nos pensées concernant l’humain, est loin d’être aussi fiable et conforme
aux faits que nous le croyons. En tous cas, l’histoire comparée des civilisations et l’ethnologie
montrent indubitablement que l’homme peut croire et prospérer en se vivant et se concevant
selon des paradigmes anthropologiques extrêmement différents les uns des autres. Le nôtre,
celui de la civilisation occidentale moderne, pour l’essentiel invariant depuis la Renaissance,
affirme que l’être de l’homme se réduit à sa seule personne et que celle-ci résulte de la
combinaison de deux composantes ontologiques seulement : soit le corps et l’âme. Nous
pourrions dire encore : le corps et le mental. C’est à la faveur de ce paradigme dualiste que
nous avons, tous, appris à construire et assumer notre personnalité et notre humanité.
Or donc, parmi les autres paradigmes anthropologiques, il en est un qui, infiniment
plus que tous les autres, en raison de son extraordinaire invariance historique et culturelle,
mérite toute notre attention . Ce paradigme est dit « spirituel » parce qu’il constate que
l’homme est capable de développer, au-delà de son corps et de son psychisme, une troisième
dimension de son être qu’il nomme d’ordinaire : l’esprit. Ce paradigme est dit aussi
« ternaire », ou « tripartite », pour les mêmes raisons.
En quoi l’anthropologie spirituelle diffère-t-elle foncièrement de la nôtre, c’est ce que
nous apprendra la première partie. Comment voit-elle l’amour et le sexe, la mort et la
violence, que peut-elle concrètement apporter aux psychologues et thérapeutes confrontés à la
problématique de l’inceste, ou à celle du handicap, c’est que dira la seconde.
I – Les fondements de l’anthropologie spirituelle
Cette conception anthropologique, qui affirme que l’être humain total achevé,
accompli, est tissé de trois substances : physique, psychique et spirituelle, cette conception,
ainsi que je le laissais entendre plus haut, n’est la propriété d’aucune religion ni d’aucune
philosophie, d’aucune civilisation ni d’aucune période historique, d’aucune tradition ni
d’aucune science. On la rencontre en tous temps et en tous lieux, aussi bien en Orient qu’en
Occident, à Athènes qu’à Rome, dans le christianisme que dans le judaïsme, dans l’islam que
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dans le bouddhisme, dans l’hindouisme que dans le taoïsme. Certainement, une telle ubiquité,
une telle invariance, confère à cette anthropologie une valeur épistémologique absolument
sans équivalent. A quoi s’ajoute qu’elle la rend particulièrement attachante : comment
pourrions-nous, en effet, rester indifférent à une compréhension, à une expérience de l’humain
aussi universelle ?
Afin que nous pénétrions cette conception le plus aisément qu’il se peut, j’ai choisi
pour aujourd’hui d’en référer à l’une de ses manifestations culturelles les plus démonstratives
– celle du christianisme ancien – et de diviser les difficultés en procédant par étapes. Je
présenterai, tout d’abord, les grandes affirmations de l’anthropologie ternaire concernant
l’être et la vie de la personne humaine, considérée dans son individualité, puis, dans un
deuxième temps, celles relatives à l’apparition et à l’évolution de l’espèce humaine ellemême.
1 – Le regard porté sur l’homme et sa vie :
Le regard de l’anthropologie spirituelle, alors qu’il se porte seulement sur le corps et
le psychisme humains considérés en eux-mêmes, et pour eux-mêmes, ne diffère guère de celui
porté par l’anthropologie dualiste. Or donc, que nous apprend ce regard dualiste, que nous
connaissons bien puisqu’il est le nôtre? Que nous apprend-il du corps tout d’abord ?
Permettez-moi de résumer l’essentiel comme suit.
Le corps est, de notre être, la part physique, matérielle, objective, celle qui tombe sous
le sens. « Le corps voit le corps ». Par ses cinq sens, le corps ouvre sur le monde des objets.
Mais il est non seulement sensation, il est aussi, bien sûr, action. Grâce à lui, je peux agir dans
le monde sensible, lequel est un ordre de réalité particulier. Grâce au corps, je peux
m’exprimer dans ce monde-là. Je peux me le représenter. Le corps et ses organes sont
parfaitement adaptés à ce milieu physique où ils ont à vivre. Ils n’ont d’ailleurs de sens et
d’utilité que dans cet ordre. Notre corps apparaît ainsi comme l’efflorescence de notre
personne dans l’ordre de réalité matériel. Dans cet ordre, il joue donc ce rôle absolument
essentiel d’interface que je signalais ci-dessus : c’est bien par lui que je m’exprime dans le
monde et, par lui encore, que ce monde s’imprime en moi. Et ce rôle possède une fonction
d’identification non moins capitale : car, sans corps en ce monde, ni ne percevrais la présence
d’autrui, ni autrui ne percevrait la mienne. Il faut rappeler, enfin, que quoi qu’on dise de la
relation de l’homme à son corps, cette relation est d’avoir et non pas d’être : ce qui ne nous
empêche de vivre le vieillissement du corps comme une tragédie. Mais, sans doute, est-ce une
erreur.
Et l’âme, quoi donc de l’âme ? Eh bien ! à la manière du corps qui se présente comme
un système d’organes, l’âme se décline comme un système de facultés. En grec, l’âme se dit
« psyché ». Ainsi donc, l’âme n’est autre que ce qu’étudie la « psychologie ». Quant à
l’étymologie latine du mot âme, anima, elle suffirait à prouver, s’il le fallait, que les animaux
eux aussi ont une âme. Et les plantes même. Concernant les facultés psychiques constitutives
de l’âme, l’un des canevas des plus courants distingue : les facultés cognitives (perception,
intuition, intellection, mémoire,…), les facultés affectives (humeur, affection, sentiment,
émotion…) et les facultés instinctives (instinct, besoin, pulsion, désir…). Considérée de
l’intérieur, et dans sa frange consciente, l’âme n’est autre que le moi. De ma personne, elle est
la part intérieure et immatérielle. Alors que le corps, par la sensation, donne accès au monde
extérieur et physique, au monde des objets, l’âme, quant à elle, par l’intellection – c’est-à-dire
par « lecture de l’intérieur des êtres » - ouvre sur le monde des âmes, sur le monde psychique.
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« L’âme voit l’âme ». Et elle seule peut le faire. Cependant, elle non plus, n’est pas seulement
ouverture et perception. A la manière du corps, elle est aussi action, elle sait agir sur l’âme
d’autrui. Notamment par la parole, mais aussi par d’autres langages. L’âme, dont les
possibilités à juste titre émerveillent, jouit d’un plus grand prestige que le corps. C’est là, sans
doute, pourquoi nous nous lions à notre âme par un rapport d’être et non d’avoir. Ainsi
disons-nous, par exemple, sans nullement sourciller « Je suis moi », c’est-à-dire : « Je suis
mon âme ».
Que les ordres de réalité physique et psychique soient radicalement différents n’a
guère besoin d’être démontré. Le monde des intestins et des viscères, des glandes et du sang
n’est pas celui des pensées et des rêves, des idées et de l’intuition, des souvenirs et de
l’imagination. Blaise Pascal, sur cette question, a des pensées décisives. Mais si donc le
mental et le corps, qui me composent, sont l’un à l’autre irréductibles, il n’en sont pas moins
rigoureusement inséparables. Cet aspect, sur lequel les deux paradigmes ternaire et dualiste
dont nous parlons sont en parfait accord, doit être grandement être souligné. L’âme et le corps
ne sont pas des « parties » de l’homme. Ici-bas, l’un sans l’autre n’a aucune existence, aucune
consistance. Car le corps dont nous parlons est bien sûr le corps vivant, non pas le cadavre.
Une excellente formule, qui permet d’imaginer le juste rapport du corps et de l’âme, est celleci : « union sans confusion, distinction sans séparation ». Némésius d’Emèse, auteur syrien
de la fin du IVe siècle, écrivait à ce sujet :
« De même que la lumière est unie à l’air, sans être confondue avec lui, de même
l’âme, étant unie au corps, en demeure tout à fait distincte » (De natura hommis, III,
P,G 40,597 A).
Tel est donc, pour l’essentiel, l’enseignement commun des anthropologies dualiste et
spirituelle sur le corps et la psyché. Mais cet enseignement commun s’arrête là. Pour le reste
le désaccord l’emporte, et de loin. Et il est essentiel. Afin de le faire apercevoir, je dirais les
choses ainsi.
D’après la conception dualiste, qui est donc celle que nous respirons depuis le berceau,
l’homme n’est formé que par ces deux composantes, physique et psychique, que nous venons
de définir. Ces deux-là seulement. A l’exclusion parfaite de toute autre. Possédant les deux
dimensions qui le définissent sous forme actuelle et fonctionnelle, dès sa naissance, l’homme,
de ce fait, est réputé naître en une seule fois. Il ne connaît qu’une seule naissance et, par suite,
ne vit qu’une seule vie et ne meurt qu’une seule mort. Cette vie permet à l’homme de
développer son corps et son âme. Toute la civilisation occidentale moderne est pensée,
organisée et conçue en vue de permettre ce double accroissement. Hors de lui, il n’y a pour
elle rien d’essentiel. Telle est la vie humaine dualiste.
De son coté, la vie proposée, permise et suscitée par l’anthropologie spirituelle est
absolument différente. Pour en être dès à présent persuadé, il suffira de noter que d’après cette
anthropologie – et ceci de manière réelle et parfaitement concrète, non pas symbolique ou
métaphorique -, l’être humain, afin de s’achever et s’accomplir, doit se déployer non pas sur
deux plans, mais sur trois, le troisième étant celui de l’esprit. Dans cette compréhension l’être
humain a la faculté de connaître deux naissances, il se voit proposé deux vies et peut se
trouver confronté à deux morts. La première, inévitable est celle du corps, la seconde, évitable
est celle de l’être entier. Ceci, je le rappelle, au sens précis et ordinaire des mots : naissance,
vie et mort.
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Mais cela doit être bien aperçu : cette conception ternaire n’est pas plus une doctrine
tombée du ciel, qu’une théorie seulement issue de déductions et de raisonnements. Elle est, en
réalité, le produit même de l’expérience. Elle est le fruit de l’expérience pluri-millénaire
d’hommes innombrables, et de toutes conditions qui, depuis la plus haute Antiquité, disent et
redisent, parce qu’ils l’ont eux-mêmes éprouvé, que l’homme est capable d’expérimenter de
lui-même une dimension inconnue aussi radicalement distincte de son âme, que celle-ci est
radicalement différente de son corps. Ces hommes disent, en outre, que c’est par l’expérience
d’ouverture à cette nouvelle dimension, qui est l’esprit, – et par elle seule – que la vie
humaine trouve son achèvement et son couronnement. Cette expérience, lorsqu’elle est
suffisamment profonde et consentie, entraîne un tel bouleversement de l’être que la manière la
plus juste de l’appréhender est de la considérer comme une métamorphose ou une nouvelle
naissance. Le vocabulaire traditionnel qui la désigne est, d’ailleurs, très riche et
particulièrement suggestif. Conversion, retournement, libération, metanoïa, éveil,
illumination… sont des mots connus de tous. De même en est-il des couples d’opposés :
homme ancien/homme nouveau, homme extérieur/homme intérieur, homme charnel/homme
spirituel, homme immature/homme achevé… qui signalent l’événement précisément par les
états de l’être qu’il sépare et oppose.
Le fait que ce vocabulaire ait des consonances religieuses ne doit pas arrêter, puisque,
nous l’avons dit, l’expérience en question n’est pas, par elle-même, de nature religieuse. Non,
la question qui maintenant mérite pleinement notre attention est celle-ci : quel est donc cet
esprit de l’homme, qui ne fait pas plus partie de son mental, que ce dernier n’est une partie de
son corps, qui ne fait pas plus partie de son mental qu’une de ses pensées n’est une partie de
son cerveau ? Nous qui n’avons pas fait cette cruciale expérience transformante, dont nous
venons de parler, l’ignorerions-nous totalement ?
La question est délicate, mais, pour faire bref, je dirai de l’esprit que personne ne
l’ignore. En effet, tous dans notre vie, une fois ou mille fois, nous avons été amoureux. Ou
bien nous avons été, mais c’est la même chose, émerveillé, émerveillé devant la nature, ou
bien devant une œuvre d’art. En ces instants émerveillés et ravissants, se manifeste en nous
une faculté inattendue qui, à travers l’objet merveilleux, nous rend sensible à « la présence »
qui l’imprègne. Présence jusque là inaperçue qui, en même temps quelle se révèle devant nous
se révèle aussi en nous, et qui n’est autre que celle de l’amour. Or, les spirituels le disent :
l’amour et l’esprit c’est tout un. C’est ainsi que les temps d’amour pur et d’émerveillement
demandent à être compris comme des moments où affleure l’esprit, donc comme des
moments où respire notre être total, lequel est simultanément tissé de corps, d’âme et d’esprit.
De là, la joie ineffable qui toujours caractérise de tels instants. Maintenant, chacun le pressent
bien : si l’expérience de tels affleurements est certainement nécessaire à la naissance
spirituelle, elle ne peut, de manière non moins sûre, suffire à la provoquer. Il faut pour cela
une acceptation voulue et consciente, profonde et totale, une acceptation décisive, mais
toujours à renouveler, de vivre uniquement animé et éclairé par l’esprit, c’est-à-dire par
l’amour.
De cet amour qui est esprit, afin qu’il n’y ait pas de confusion, j’aurai à reparler plus
loin. Pour l’heure, je voudrais seulement faire apercevoir que, par différents côtés, l’esprit est
sûrement comparable aux deux autres dimensions ontologiques de notre être. En effet, à la
manière de ces dernières, mais par un sens qui lui est propre, la contemplation, il ouvre sur
l’ordre de réalité auquel il appartient. En effet « l’esprit voit l’esprit » et seul il le voit. Ce
monde est le monde spirituel : il est non plus celui des apparences, mais celui des essences. Il
n’est pas un monde, comme visionnaire, qui serait différent de notre monde actuel. Il est le
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même monde, mais perçu, vécu différemment. Cependant, de l’apercevoir change tout.
« J’aurais pu sangloter de joie » affirmait l’écrivain Forrest Reid venant d’expérimenter le
troisième niveau de son être.
En résumé, aux yeux de l’anthropologie spirituelle, qui d’autre part sait que seul l’être
achevé, l’être complet, est intemporel ou immortel, le mouvement fondamental de la vie
humaine est celui-ci. A sa naissance biologique, le petit d’homme est ontologiquement
inachevé, incomplet. Il possède, certes, un corps et une âme actuels, mais son esprit, lui, est
seulement virtuel. Afin d’actualiser celui-ci, l’homme doit s’engendrer une nouvelle fois,
naissance qui est une tâche difficile, toujours à parfaire et qui dure toute la vie. Avant cette
seconde naissance, sa vie est seulement biologique. Avec elle s’ouvre à lui la vie spirituelle.
Qu’il se contente de sa vie biologique, ou bien qu’il accède à la vie spirituelle, l’être humain
reste confronté à la mort du corps qui est la première. Mais s’il accepte le don de l’esprit et
accouche en conséquence de la totalité de son être, qui seule est immortelle, alors il évite la
seconde mort, qui est, nous l’avons dit, un anéantissement total et définitif. Dans cette
anthropologie, il faut en être conscient, le refus de l’esprit, parce qu’il est refus de s’achever,
parce qu’il est refus d’être « en plénitude », équivaut à un pur refus d’être. En cela, il
implique la seconde mort et il lui est équivalent.
2 – Le regard porté sur l’apparition et l’évolution de l’espèce :
Contrairement à la compréhension dualiste de la cosmogenèse et de la phylogenèse,
qui conçoit ces dernières uniquement activées par un mouvement évolutif de différenciation et
de complexification croissante, la conception ternaire de l’homme et du monde, quant à elle,
considère que ce mouvement ascendant d’évolution, dont la réalité est indubitable, n’est pas
pour autant le seul, ni le premier. Elle pense qu’il a été précédé d’une phase originelle, lors de
laquelle l’homme et le monde existaient bel et bien mais, comme le dit Pascal, « en un autre
état » que celui que nous connaissons aujourd’hui. Ce temps originel, souvent qualifié de
« métahistorique », prit fin lors d’une phase d’involution si brève et brutale que les exégèses
la désignent d’ordinaire comme une syncope, un effondrement, une chute. Pour autant que
l’on puisse établir une coïncidence temporelle, on admettra que le moment de ce naufrage
correspond avec l’instant zéro des modèles cosmologiques de la science dualiste. C’est-à-dire
avec cet instant où se déploient simultanément la matière, l’espace et le temps qui sont de
notre univers actuels trois ingrédients indispensables et rigoureusement inséparables. Mais
comprenons bien : ce n’est que par commodité, non pas de langage, mais de concept, que la
période originelle, celle d’avant la chute, est dite ici « précéder » la période actuelle. Cette
antériorité, en effet, est sans doute plus sûrement logique que véritablement chronologique.
Car le temps, d’avant la dislocation, ou bien à proprement parler n’existait pas, ou bien avait
des qualités totalement différentes. Là, d’ailleurs, est la raison faisant que cette phase
originelle de la création est le plus souvent considérée comme « intemporelle », ou
« atemporelle », et qu’elle est qualifiée, ainsi que nous l’avons dit, de « métahistorique ».
C’est, en effet, seulement avec la chute que, dans cette conception spirituelle, l’univers entre
dans sa phase temporelle et historique.
Les raisons particulières de cette chute primitive ne nous intéressent pas précisément
aujourd’hui. Sachons seulement qu’une de leur meilleure et plus concise formulation reste
celle de Maxime le Confesseur (580-662) : « L’homme a voulu s’emparer des choses de Dieu
sans Dieu, avant Dieu et non selon Dieu » (Ambigua, P.G., 91-1156 C). Et, ce faisant, ainsi
qu’a pu l’écrire le même Père de l’Eglise : « Adam livra la nature entière comme une proie à
la mort » (ibidem). Or il y a là, pour notre propos d’aujourd’hui, une affirmation
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véritablement capitale, affirmation sur laquelle les traditions spirituelles authentiques ne
transigent pas : le monde originel, essentiel, principiel, le monde primordial, celui que les
Ecritures désignent sous le nom de Paradis terrestre, ou de Jardin d’Eden, ce monde, en effet,
et non pas seulement l’homme, ignorait tout de la mort. Il ignorait aussi parfaitement le mal et
la souffrance, l’incertitude et la peur. Car, tous ces maux, de même que l’opacification et le
durcissement de la matière, de même que le resserrement du temps et de l’espace, tous ces
maux, d’après l’anthropologie spirituelle, sont les conséquences de la chute qui enténébra le
monde. Avant celle-ci, Adam bénéficiait de tous les dons et privilèges normalement attachés à
sa nature, il ne souffrait d’aucune pathologie, quelle qu’elle soit. Il jouissait alors d’une vie
libre et heureuse, d’une vie toute tendue vers les promesses de l’esprit mais dont certaines
étaient déjà réalisées si l’on en croit, par exemple, les facultés admirables que la tradition
spirituelle affectionne de prêter à son corps (de ces propriétés extraordinaires du corps
essentiel la vie de différents mystiques d'hier, ou d'aujourd'hui, donne parfois un furtif
aperçu). Quant aux facultés psychologiques d’Adam : sensibilité, intelligence, mémoire,
désir … toutes étaient parfaitement adaptées à leur objet. Nullement entravées par quelque
contrainte ou handicap que ce soit, elles ne produisaient que des fruits excellents. Elles
incitaient Adam à toujours plus à se rapprocher de son Créateur, à toujours plus s’unir à Lui,
ceci afin de devenir Lui, conformément au projet inscrit dans sa nature.
D’après l’anthropologie ternaire, au temps originel, après que les yeux de son esprit se
furent ouverts, Adam pouvait voir toute chose non seulement dans son extériorité, mais aussi
dans son essence, c’est à dire dans sa raison d’être et ses fins ultimes. Connaissant ainsi le
vœu profond de chaque chose et y répondant, Adam rayonnait autour de lui la joie, l’harmonie
et la paix. Adam, cependant, n’était pas parfait. Il ne fallait d’ailleurs pas qu’il le soit, il ne le
fut pas et il chuta. Mais il ne chuta pas tout seul, ou en la seule compagnie de l’espèce
humaine qu’il inaugurait. En fait, ainsi que le rappelait ci-dessus Maxime le Confesseur, il
précipita la création entière – ciel, mers, terres et montagnes, astres et comètes, animaux,
oiseaux, plantes et fleurs – dans l’abîme où ils sont encore aujourd’hui. Il y a dans cette
interdépendance, dans cette compénétration de l’être humain et du monde, ainsi que dans le
destin solidaire qui les unit, l’un des enseignements les plus profonds de l’anthropologie
ternaire. Certes, encore que certaines lois de la microphysique, ou différentes formes de la
phénoménologie mystique puissent y aider, il demeure malaisé d’imaginer cette logique liant
inséparablement l’être de l’homme à celui du cosmos. Mais il est vrai aussi que nous ne
sommes pas plus capable de comprendre celle liant notre volonté (psychique) aux simples
gestes (physiques) qui la mettent en actes. Reste donc cette assertion anthropologique, si
capitale pour notre réflexion d’aujourd’hui. Je la résumerai ainsi : si au jardin d’Eden, alors
qu’il s’ouvrait progressivement à l’esprit, Adam spiritualisait de même l’univers, au moment
où il fit le choix de s’en détourner, il le précipita inéluctablement dans l’ordre physique et
matériel, l’assujettissant ainsi au mal, à la souffrance et à la mort.
Comprenons bien cet aspect : Adam, c’est-à-dire l’homme dans sa nature intègre, tel
que voulu par les circonstances qui l’ont engendré et non encore contaminé par la vanité, n’est
ni mortel, ni immortel. Il a le choix. Et on sait hélas ! celui qu’il fit. Redisons-le : l’être
humain, dans sa nature authentique et première, n’a, ou n’avait pas, à mourir. Nous, nous
avons à mourir parce que nous ne sommes pas vraiment des hommes : du moins avons-nous
hérité d’une nature humaine abîmée, malade, aliénée. Et avec elle, non seulement de la mort,
mais encore des malformations et des handicaps, de la peur et de l’incertitude, de la violence
et de la souffrance, de la nécessité de vieillir aussi.
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Notre recul épistémologique est maintenant suffisant pour que nous apercevions bien
cela. La metanoïa, l’ouverture à l’ordre de l’esprit, en laquelle l’anthropologie spirituelle
enseigne que l’être humain donne sens à sa vie, cette ouverture est une opération grâce à
laquelle, des profondeurs de sa nature déchue, l’homme extrait sa nature primordiale. En bref,
alors qu’il se donne à l’esprit, l’homme d’aujourd’hui remonte le cours de la chute originelle.
Il transfigure ce qu’Adam avait défiguré, libère ce qu’il avait asservi, guérit ce qu’il avait
meurtri, sauve ce qu’il avait perdu.
De l’anthropologie ternaire, considérée dans ses deux grandes dimensions ontogènique
et phylogènique, nous avons maintenant une connaissance suffisante pour comprendre, sans
grande démonstration, ce qui fait l’originalité du regard qu’elle porte sur l’amour et le sexe, la
violence et la mort, ainsi que la valeur des arguments thérapeutiques qu’elle propose aux
psychologues cliniciens confrontés aux situations d’inceste et d’infirmité.
II – L’amour et le sexe, la violence et la mort, l’inceste et le handicap à la
lumière de l’anthropologie spirituelle.
1 – L’amour et le sexe :
Les conceptions dualiste et tripartite de l’homme, dans leur appréciation de l’amour
humain, divergent grandement. Au moins sur trois fronts.
Tout d’abord, en parfaite conformité avec le nombre de composantes ontologiques
qu’elles authentifient, l’anthropologie dualiste ne connaît que deux amours, alors que
l’anthropologie ternaire en distingue trois. Les deux premiers sont l’amour charnel (Eros et
Cupido en grec et latin) et l’amour sentimental (Philia et Amor). Le troisième est l’amour
spirituel (Agape et Caritas). Les caresses de l’amour charnel tendent à l’acte sexuel grâce
auquel l’espèce se reproduit et sans lequel aucun individu ne connaîtrait sa première
naissance. A noter que le plaisir procuré par ces caresses et par cet acte n’est sans doute pas
un cadeau gratuit de « Dame nature ». Mais bien plutôt un subterfuge, un leurre sans lequel,
selon toute vraisemblance, aucun individu n’accepterait les sacrifices imposés par la
reproduction. L’amour sentimental pour sa part, notamment dans son expression familiale,
tend à créer les conditions permettant la continuation de la vie, ainsi que l’épanouissement
physique et psychologique, de ceux auxquels il s’adresse. Les premiers bénéficiaires de cet
amour sont, bien sûr, les enfants. De cet amour sentimental, ou bien qu’il le donne ou bien
qu’il le reçoive, le sujet retire, à proprement parler, non pas du plaisir, mais du bonheur.
L’amour dualiste s’arrête donc là. Il ne connaît que ces deux modalités amoureuses,
puisqu’elles suffisent parfaitement à mettre au monde, puis à élever et protéger l’homme
pensé et désiré par le paradigme « corps et âme ».
La troisième sorte d’amour, quant à elle, est pour le paradigme dualiste
rigoureusement inconcevable, puisque l’amour spirituel ne veut, ni ne désire jamais qu’une
seule chose, qui est l’avènement de l’être total de celui à qui il est offert. Contrairement à
l’amour conjugal, familial ou fraternel, cet amour n’est pas essentiellement un sentiment : il
est plutôt conscience, volonté et acte. Conscience que l’être humain n’aspire qu’à son
achèvement, volonté de tout mettre en œuvre, aussi bien pour aider cet avènement,
qu’entraver ce qui peut l’empêcher, enfin mise en acte de cette même volonté. Une
particularité de cet amour est, qu’à défaut d’être lui-même, il est pur de tout retour sur soi : il
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lui appartient d’être spontané, oblatif, gratuit, inconditionnel. Ceci à la différence des deux
amours précédents qui, par définition, ne peuvent être parfaitement désintéressés. Le bienfait
caractéristique de l’amour spirituel n’est ni le plaisir, ni le bonheur, mais la joie.
La conception ternaire se différencie ensuite de la dualiste par cette compréhension de
l’amour qui toujours tend à l’éclairer, à l’amplifier grâce à la lumière de l’esprit et, par suite, à
se garder de le réduire à sa seule composante biologique. Un exemple suffira ici à expliquer
cette différence. Il concerne « l’amour pur », « l’amour fou », auquel les adolescents sont,
normalement plus que les adultes, particulièrement sujets. L’exégèse de l’amour passion par
le dualisme est bien connue : cet état n’est que l’expression d’un changement hormonal utile à
la reproduction et les merveilleuses qualités de l’être aimé, qu’il sait si bien faire scintiller
sous les yeux de l’amant, ne sont qu’illusions produites par un banal phénomène de projection
psychologique. Sauf exception, elles sont donc totalement illusoires. L’interprétation ternaire,
nourrie par sa connaissance de la phénoménologie spirituelle est, quant à elle, en totale
opposition avec cette compréhension. Elle constate, en effet, que le propre du regard
amoureux est d’apercevoir dans l’être aimé, non pas le sujet actuel, encore seulement tissé de
corps et d’âme, mais déjà, et comme à titre de promesse, l’être accompli qu’il deviendra
quand l’amour aura fait éclore en lui l’esprit. Cette compréhension, évidemment hors
d’attente du dualisme, éclaire l’amour humain à une grande profondeur. Elle était de manière
privilégiée celle du grand poète et dramaturge Maurice Maeterlinck qui écrivait :
« Si vous avez aimé profondément, personne n’a dû vous faire remarquer que votre
âme était quelque chose d’aussi grand que les mondes, vous faire remarquer que les astres, les
fleurs, les vagues de la nuit et celles de la mer n’étaient pas solitaires (...) et que les lèvres
mêmes que vous baisiez appartenait à un être bien plus haut que celui que vos bras enlaçaient.
Vous avez vu alors ce que l’on ne voit pas dans la vie sans ivresse. » (Le trésor des humbles,
1949, p.185)
La troisième divergence que j’annonçais plus haut, pour être clairement vue, demande
que nous fassions un bref retour sur la condition originelle, métahistorique, ou principielle de
l’humanité. La question qui se pose, et elle est redoutable, est celle-ci : quid de la sexualité
dans la condition essentielle, quid de la sexualité dans le Jardin d’Eden ? La question est
délicate, car même à s’en tenir aux seules et fort brèves indications de la Bible, on se trouve
confronté à deux récits de la création, chacun donnant de la différenciation des sexes une
image différente. Je n’entrerai pas dans les détails. Pour cet exposé, on retiendra simplement
ceci qui est capital : l’être humain originel est un être sexué, il a à se reproduire et, soit pour
cela, soit pour une raison plus subtile et mystérieuse, il a à s’unir avec le sexe opposé. Il y a
donc une sexualité paradisiaque voulue par le Créateur. Celle-ci, dépourvue de honte est
parfaitement innocente. Que cette sexualité demande de s’accoupler d’une manière semblable,
ou seulement comparable, à la nôtre n’est nullement impliqué par les textes. Dans l’ordre de
réalité métahistorique, le temps, l’espace, la matière, donc la chair, ont une teneur et des
propriétés dont nous ignorons tout. De là vient qu’imaginer de manière trop immédiate la
sexualité principielle d’après la nôtre serait au mieux de l’étourderie. Mais l’essentiel de
l’enseignement sexuel apporté par ces textes, et recueilli par l’anthropologie ternaire, n’est
pas là. Il est de montrer que le sexe est de l’être humain une qualité non pas circonstancielle
mais définitionnelle, je dirais une dimension d’être et non d’avoir. Il est aussi de conférer à
l’union de l’homme et de la femme une valeur archétypale, idéale, transcendantale. De là
viennent la sûreté et l’indéfectible fermeté de l’anthropologie spirituelle, alors qu’elle regarde
la sexualité humaine sous l’angle des principes et des valeurs. Il ne saurait être question, par
exemple, de transiger sur l’adultère ou l’homosexualité qui, tous deux, réfutent et offensent
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l’idéal de l’union sexuelle, ou bien encore sur tout comportement ravalant le sexe au rang
d’un simple avoir, d’un simple objet, d’un simple instrument. La prostitution illustre
éloquemment une semblable conduite, comme aussi cette attitude usant du sexe comme une
simple monnaie que la chirurgie peut truquer à n’importe quelle fin. Ou bien encore cette
manière de voyeurisme si caractéristique du cinéma et des médias contemporains qui consiste
à rabaisser l’union sexuelle au rang de vulgaire instrument de spectacle, de distraction, voire
de dérision. De reste, il ne faut à ce sujet faire preuve d’aucune naïveté. L’objet le plus
profond n’est pas ici de divertir ou de simplement distraire le spectateur, mais bien de
déconsidérer l’être humain à ses yeux et ceci jusqu’à ce qu’il n’y voit plus qu’un simple
objet, qu’une simple chose. Car le sexe, dans l’ordre sensible auquel il appartient, est le
symbole de ce qui au tréfonds de l’âme, donc dans l’ordre invisible, est le plus précieux, le
plus essentiel aux yeux de l’individu. Il est le symbole de ce que celui-ci, en tant que sujet,
désire tenir absolument secret pour ne l’offrir qu’à l’être aimé. De là vient que la mise en
scène de l’union sexuelle humaine qui, symboliquement, détruit l’homme en tant que sujet et
le rabaisse à l’état d’objet, est une attitude des plus violentes qui soit. Ce sont d’ailleurs les
mêmes considérations qui permettent de comprendre pourquoi les violences sexuelles sont, de
toutes les brutalités physiques, les plus invalidantes. Ces violences, en effet, parce qu’elles
remontent forcément la voie des symboles parviennent toujours à atteindre et blesser l’homme
dans ce qu’il a de plus essentiel.
Toutefois, nous le savons, le propre de l’anthropologie spirituelle est, pour
comprendre l’être humain et sa vie, de tenir simultanément compte de ses deux natures : l’une
originelle, intègre, l’autre actuelle, détériorée. Ceci, tout en sachant bien que de cette dernière
nature les hommes des temps actuels ont hérité sans l’avoir demandée, ni en être nullement
responsables. C’est pourquoi cette anthropologie, hors cas de malveillance ou de
complaisance coupable, toujours conjugue, avec la lucidité et l’intransigeance qui la
caractérise sur le plan des principes, une grande mansuétude, une grande compassion, une
grande miséricorde, alors qu’il s’agit, dans la pratique, de juger des hommes qui sans l’avoir
désiré doivent porter le fardeau d’une nature contaminée et malade. Jésus-Christ, mieux que
tout autre Maître spirituel me semble-t-il, incarne éloquemment cette attitude magnifique, et si
profonde, qui consiste, à propos du mariage, à demander aux hommes de ne pas séparer ce
que Dieu a uni (Mt 19,6) et simultanément à pardonner à la femme adultère (Jn 8,11).
Est-il besoin de rappeler que l’attitude concernant les mêmes questions prônées par le
dualisme, qui ignore l’ordre essentiel et parce qu’il l’ignore, est forcément différente ? Le
vide sidéral qui caractérise l’éthique sexuelle contemporaine est ici un indice que je crois
révélateur.
2 – La violence et la mort à la lumière de l’anthropologie spirituelle :
Regarder la mort qui vient, avec les seuls yeux de l’âme et du corps, ou bien la
regarder en usant aussi des yeux de l’esprit, n’est pas du tout la même chose. Et que l’on ne
s’imagine surtout pas que la différence de fond résiderait en ceci que le dualisme ne croit pas
en la possibilité d’une vie après la mort, alors que l’anthropologie ternaire y croirait. Non, la
réalité est autrement plus subtile. En témoigne clairement que l’anthropologie du catholicisme
actuel est dualiste tout en affirmant l’homme immortel, alors que l’anthropologie ternaire
connaît de l’homme une mort totale et définitive, la seconde. Non, je ne pense pas que la
différence fondamentale concerne la question de l’au-delà. Du moins, n’a-t-elle pas à être
présentée en ces termes. Je dirais plutôt les choses ainsi.
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L’anthropologie dualiste actuelle, comme d’ailleurs la pensée contemporaine dans son
ensemble, alors qu’elle se croit respectueuse des principes gouvernant la démarche
scientifique, ne dépasse guère, il faut bien en convenir, le niveau du scientisme le plus
primaire. Preuve en est qu’elle n’hésite pas à prouver des affirmations relatives à un ordre de
réalité particulier à l’aide d’arguments et de démonstrations seulement appropriés à d’autres
ordres. Elle n’hésite pas, de la sorte, à affirmer que, puisque ni la sensation, ni l’intellection,
ni les faits matériels, ni les déductions rationnelles ne permettent de prouver l’existence d’une
autre vie, alors celle-ci n’existe pas et il n’y a, en conséquence, rien après la mort. Autant dire
que les idées, ou les pensées, n’existent pas, puisqu’on ne les voit pas.
Ce raisonnement est faux, mais il n’en produit pas moins des effets réels et fort
regrettables, comme celui de réduire la mort à sa portion la plus indigeste et la plus effrayante.
« Après la mort le ver, après le ver, la puanteur et l’horreur » disait saint Bernard à ses moines
cisterciens. Nolens, volens l’anthropologie dualiste tend irrémédiablement à réduire la mort à
cela seul. Or, le plus terrible, est que la conception dualiste de l’homme ne laisse au mourant
face à la mort aucune échappatoire. Parce qu’elle nie l’esprit, elle le prive des forces et du
réconfort si précieux que l’esprit sait si bien dispenser quand le corps et l’âme défaillent.
L’ayant empêché, et l’empêchant encore, de naître à l’esprit et d’engendrer ainsi la totalité de
son être, elle le frustre du seul bienfait qui justifie sa vie et qui puisse lui permettre d’affronter
sereinement sa mort. En résumé, elle le laisse descendre seul et nu, dépourvu de toute
espérance et sans la moindre consolation, dans l’ombre de la mort.
Ce tableau que la conception dualiste peint de la mort, et aussi de la vieillesse – car,
qu’on le veuille ou non, vieillir c’est, de son vivant, déjà commencer à mourir – ce tableau est
si tragique et désolant que le mieux est de la cacher et de n’en point parler. Le déni de la mort
et le refus de vieillir caractéristiques de l’Occident contemporain sont trop connus pour qu’il y
ait lieu ici d’insister. Quant à l’anthropologie spirituelle, ou ternaire, elle incite bien sûr à
concevoir et expérimenter la mort de manière fort différence. On pourra, de cette manière,
commencer à se faire une idée en apprenant, par exemple, à connaître comment Maurice
Zundel (1897-1975), dont l’anthropologie est toute pénétrée d’esprit, expose ce qu’il appelle
« le vrai problème de la mort ». Il écrit notamment à ce sujet, et il faut bien prendre la mesure
du renversement inouï de perspective qu’il apporte :
« Le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la
mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort » (A l’écoute du silence, Paris, Téqui,
1979, p.57).
Car, pour Zundel, en parfaite conformité avec l’anthropologie spirituelle telle qu’elle a
été précédemment exposée, l’homme qui s’est contenté, suivant l’injonction dualiste, de
cultiver son corps et son âme, de seulement se soucier de son bien être physique, de son
bonheur familial et de sa réussite sociale, cet homme-là, parce qu’il n’est pas véritablement
devenu le sujet de lui-même, demeure incomplet, inaccompli, inachevé. Il n’a usé de la vie
que sur un mode partiel et relatif, il n’a réalisé qu’une partie de lui-même. A vrai dire, cet
homme n’a pas encore de véritable existence, il n’est pas entièrement vivant. Il ne s’est pas
ouvert à cette vie absolue, totale, parfaite, qui seule permet d’éviter l’anéantissement, la
seconde mort. Et aussi d’aborder la première, la mort do corps, sans peur, sans regret et plein
d’une immense espérance.
Mais l’enseignement fondamental de l’anthropologie spirituelle concernant la mort
peut s’exposer d’une autre manière encore. Contrairement à ce qu’affirme le paradigme
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dualiste, la mort n’est pas un événement participant de la nature essentielle de l’être humain.
De là, d’ailleurs, vient l’horreur qu’elle lui inspire. Elle n’est en vérité inscrite que dans sa
nature accidentelle, celle issue de la tragédie ancestrale. Mais si l’homme, par sa nouvelle
naissance, s’avère capable de se défaire de sa seconde nature et de retrouver la première, alors
il recouvre les privilèges attachés à celle-ci. Notamment la faculté d’échapper à la seconde
mort, à la disparition totale et définitive. Mais aussi, puisque, dans sa condition présente, il ne
peut échapper à la mort corporelle, la faculté d’aller à sa rencontre empli de cet amour, de
cette joie, de cette espérance et de cette paix, qui sont parmi les plus beaux fruits de l’esprit.
Nous devons bien comprendre que de telles considérations ne sont en rien abstraites ni
théoriques. Car c’est justement de tels bienfaits, dont le dualisme parce qu’il nie
l’accomplissement de l’être, prive irrémédiablement le mourant, à l’heure où il en aurait tant
besoin. « C’est alors que la mort, justement parce que la vie a été inaccomplie, apparaît
comme un gouffre… » écrivait à ce sujet Maurice Zundel dont la plume va toujours droit à
l’essentiel (ibidem, p.52)
Aux yeux de l’anthropologie ternaire, la violence qui est toujours intimement liée à la
mort, soit qu’elle la symbolise, soit qu’elle la mette déjà en œuvre, la violence, de même que
la mort, est totalement étrangère à la nature première de l’homme. A l’inverse, on le sait,
agressivité et violence sont considérées par le dualisme comme inhérentes à la nature humaine
primitive et plus largement au monde biologique. Cette différence théorique est certes
particulièrement importante. Cependant, je ne sache pas que, dans la pratique, elle induise des
comportements foncièrement différents puisque les deux anthropologies, pour une fois en
accord, considèrent la violence comme un mal et estiment que ce dernier doit être éradiqué.
Cet accord ne concerne toutefois que la violence considérée dans ses modalités physique et
mentale. Car l’anthropologie fondée sur le paradigme dualiste ne peut voir la violence
spirituelle et notamment pas celle qu’elle exerce à chaque fois qu’elle s’affirme et qui est
meurtrière, puisqu’alors elle nie l’esprit et que le niant elle le tue. On retiendra, enfin, que la
non–violence véritable, qui est certainement l’instrument d’élimination de la violence le plus
parfait, ne peut être une attitude psychique, ou mentale. Elle est engendrée l’esprit. C’est-àdire qu’il n’est pas d’homme réellement non-violent, qui ne se soit au préalable suffisamment
détaché de lui-même pour s’enraciner en profondeur dans son être spirituel. A travers des
comportements, comme ceux de Jésus-Christ et de Gandhi, pour ne citer qu’eux, l’histoire,
me semble-t-il, montre bien cela.
3 - L’inceste et le handicap :
Mais voici que l’heure est venue pour nous de brosser comme un tableau des grandes
contributions de l’anthropologie spirituelle à la psychologie médicale et plus particulièrement
à celle dont la vocation est de soulager les souffrances engendrées par l’inceste, ou encore
celles imposées par un grave déficit corporel ou mental. Car la question est certainement déjà
venue frapper à votre porte : « Mais qu’apporte donc la conception ternaire ou spirituelle de
l’homme à la pratique des psychologues cliniciens et des psychothérapeutes soucieux de
comprendre et soigner ces grandes souffrances ? » Permettez-moi de résumer les choses ainsi.
Comme vous l’avez compris, l’anthropologie ternaire se caractérise notamment par les
deux grandes affirmations suivantes qu’elle proclame avec force :
1- L’homme ne se réduit pas à son être existentiel, à son « moi », à sa personne
actuelle héritée de la biologie et de la culture. Son être essentiel, total, son être « en
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plénitude », son « Je », n’est pas une donnée, mais une tâche. Ce « Je », il a à le
construire. Ainsi que le disait admirablement Rimbaud : « Je est un autre ».
2- Les infirmités et les malformations, les souffrances et les violences subies, d’une
part, l’indifférence et la cruauté, les souffrances et les violences données, d’autre
part, n’appartiennent en rien à l’être essentiel de l’homme. Elles constituent
l’héritage, je dirais tout à la fois passif et actif, d’une dégradation, d’une
dénaturation, d’une dégénérescence, que la notion de « chute originelle », ainsi que
nous l’avons dit, aide à signifier et à symboliser, à interroger et comprendre.
De là découle immédiatement, et comme obligatoirement, sur le plan de la pratique
professionnelle, et en particulier pour les psychothérapeutes de l‘inceste et du
handicap, une conséquence véritablement fondamentale. Je la présenterai brièvement
en trois temps suivant que la thérapie s’adresse à des victimes d’inceste, à des auteurs
d’inceste, ou bien, de manière générale, à des infirmes quelles que soient la nature et la
cause de leur handicap.
I – L’apport aux victimes d’inceste (et plus généralement d’abus sexuels) .
Sous condition d’être devenue pour le thérapeute une référence essentielle tant dans sa
manière concevoir la vie et le monde que dans sa manière d’être, l’anthropologie
spirituelle lui procurera en abondance toutes les images, tous les exemples et tous les
arguments lui permettant de faire pressentir aux victimes, puis de leur faire
comprendre, que leur être profond - leur être essentiel, ce lieu du cœur où est
enracinée leur identité réelle – n’est en rien souillé, ni nullement atteint par l’agression
qu’elles ont dû subir. Seul leur être extérieur, seul leur être apparent, seule leur
« personne » - laquelle n’est jamais qu’un simple masque, comme le rappelle si
admirablement l’étymologie latine du mot – a été abîmé, a été pollué. Et ceci d’autant,
parfois, que l’acte a pu être, pour une part, consenti. Mais l’être essentiel, cet être « en
plénitude », cet être qui bien qu’étant encore à venir est celui que le masque cache et
protège déjà, cet être qui est le véritable « Je » de la personne, celui-là est pur de toute
profanation, de toute salissure. Or, cet êtrebien l’oreille, a la possibilité de commencer à le sentir vivre en elle et ceci dès à
présent puisque, pour une part et toujours, il existe déjà. De plus, elle la liberté et
aussi le devoir de le construire, et non seulement de le construire, mais encore et
surtout de le devenir, c’est-à-dire de ne faire plus qu’un avec lui, de devenir lui, d’être
enfin lui, lui qui depuis l’origine l’attend et l’espère. Or, c’est dans ce devenir, et je
crois en lui seul, que se cache le double secret de cette résilience et de ce pardon sans
les quels il ne saurait y avoir de guérison véritable. Car une telle résilience ne saurait
exister sans la découverte de cette force et de cette espérance qui justement
appartiennent à l’être intérieur. Enfin, nul ne saurait réellement pardonner, mais c’est
là une évidence, sans être déjà devenu cet être qu’il porte en lui, cet être plus haut et
plus grand, cet être meilleur, qui seul est capable du don parfait, je veux dire capable
du pardon.
Certes une thérapie dualiste, une thérapie ne connaissant de l’homme que son
corps et son âme peut très efficacement aider à sortir du non-dit. Elle peut aider à
mettre le drame en paroles, aider à exprimer et accepter les affects qu’il a suscités,
aider à éveiller la volonté de s’extraire de son étreinte destructrice. Mais à défaut de se
contredire et se nier elle-même, elle ne saura certainement faire plus et notamment pas
contribuer à l’avènement de l’être essentiel, de cet être dont elle ignore ou nie
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catégoriquement l’existence et qui, seul, peut donner le pardon libérateur . Aider à ce
cheminement, cela, par contre, l’anthropologie spirituelle sait le faire. Tel est son
apport aux victimes d’actes incestueux et aux victimes d’abus sexuels.
II – L’apport aux auteurs d’inceste. Le principe de l’aide que l’anthropologie
spirituelle est susceptible d’apporter aux fauteurs d’abus sexuels est identique à celui
de l’aide précédente. En effet, sous la même réserve que précédemment , celle d’une
intériorisation suffisante de l’anthropologie ternaire par le thérapeute, celui-ci, grâce
aux enseignements de celle-là, pourra œuvrer, avec autant de fruit qu’il se pourra, à
faire admettre aux auteurs d’inceste ou d’abus sexuels, que le véritable responsable de
leurs actes, si condamnables, n’est certainement pas leur être essentiel, leur être
profond - cet être dont la nature est par définition intègre et pure de toute volonté de
nuisance ou d’appropriation -. Non, ce responsable ne peut être, et il ne saurait en être
autrement, que leur personne extérieure, cette personne héritière, tant par les voies de
la biologie que par celle de la culture, d’une nature tout à la fois dégénérée et
dégradante. Certes, il ne s’agir en rien de nier la responsabilité de cette personne, de la
déculpabiliser à moindre frais, ni d’inciter celui dont elle n’est que l’apparence à
esquiver les conséquences de son geste. Certainement pas. Mais il s’agit de l’amener à
découvrir que, quand bien même n’en aurait-il nulle intuition, il n’est nullement obligé
de s’identifier avec cette personne nuisible et dommageable. Il s’agit de lui apprendre
qu’il a la faculté de s’en dégager, de s’en libérer pour devenir l’être essentiel qu’il
porte déjà en lui mais de manière encore seulement virtuelle, et qu’il a la possibilité et
même le devoir de construire afin qu’il devienne pleinement réel. Or cela, seul peut
l’enseigner l’anthropologie spirituelle qui connaît la possibilité et les voies de la
nouvelle naissance. La possibilité et les voies d’une résilience, non plus partielle et
horizontale – la seule accessible aux thérapies dualistes –, mais d’une résilience
verticale et totale qui seule permet ce pardon donné à soi-même sans quoi aucun
coupable n’accède jamais à la guérison.
III – L ‘apport aux personnes infirmes et handicapées. Cet apport, dont
l’expérience montre que l’être humain a en lui des ressources lui permettant, je dirais
presque, de guérir de l’inguérissable, cet apport apparaîtra évident aux yeux de qui m’a
suivi jusqu’ici. Il n’en est pas moins capital. Il consiste dans cette possibilité d’aider la
personne handicapée à parvenir jusqu’à ce « point de vue intérieur » où elle pourra
apercevoir et ressentir l’être souffrant et abîmé qu’elle croyait être, cet être n’est pas
tant elle-même que la surface d’elle-même, n’est pas tant son moi essentiel et seul
véritablement réel que l’enveloppe psychocorporelle grâce à qui ce dernier se
manifeste ici-bas mais avec qui il ne faut surtout pas le confondre. Erreur fatale et qui
est justement celle que la psychologie dualiste exige absolument de nous-mêmes.
Chacun imaginera sans peine les vertus de cette démarche thérapeutique, qui est
inaccessible à la psychologie précédente, et qui consiste à faire découvrir à la personne
souffrante que son « Je » est bien ailleurs que dans sa souffrance et qu’elle a tout à la
fois non seulement la possibilité de le découvrir et mais aussi la liberté de le
construire.
Mais, dira-t-on, une telle thérapeutique, proposée et expliquée par
l’anthropologie spirituelle, est-elle autre chose qu’une étoffe tissée de simples phrases,
autre chose qu’un aimable songe ? A-t-on jamais vu une telle thérapeutique éveiller
une véritable résilience et porter des fruits authentiques ? Répondre à une telle
question ne peut se faire qu’en proposant, à l’examen, nombre d’exemples. Mais il me
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suffira, je crois, d’en citer ici un seul. D’une part, parce que sa valeur démonstrative
est pratiquement archétypale, d’autre part, parce que la personne handicapée qu’il nous
incite à découvrir, celle qui a su se hisser à la cime d’elle-même, est l’auteur
d’ouvrages aisément accessibles au grand public. Je pense, par exemple, au livre
Condamnés à l’espérance paru récemment aux Presses de la Renaissance. Mais
beaucoup d’entre vous connaissent certainement la personne dont je parle. Il s’agit de
Jacques Lebreton, maintenant âgé de plus de 80 ans et qui pendant la dernière guerre, à
l’âge de 18 ou 20 ans, à la suite de l’explosion d’une grenade, perdit simultanément
ses deux mains et ses deux yeux. Hé bien ! par ce cheminement spirituel, dont je viens
de vous indiquer si brièvement le parcours, Jacques Lebreton parvint à tant et si bien
guérir de ses terribles souffrances qu’il estime aujourd’hui, et je reprends ses propres
paroles, qu’en perdant ses mains et ses yeux il y a une soixantaine d’années mais en
découvrant simultanément en lui l’essentiel de son être, il a infiniment « gagné au
change ». Telles sont, je le répète, les propres paroles de cet homme extraordinaire qui,
depuis son éveil à lui-même, aime à enseigner que la cécité la plus grave n’est pas
celle que l’on croit.