Ballade urbaine autour de la Goutte d`or

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Ballade urbaine autour de la Goutte d`or
Sur les traces de L’Assommoir, roman d’Emile Zola :
Ballade* urbaine autour de la Goutte d’or.
Suivre Zola.
Se rendre de la place Clichy à la Goutte d’or à pied, c’est d’abord effectuer réellement le
trajet de Zola tel qu’il en donne le tracé dans ses carnets. Cela correspond aussi à ses
domiciles successifs, des Batignolles dans le 17ème arrondissement entre 1867 et 1874, au
9ème arrondissement, au sud de la Goutte d’Or, entre 1874 et 1877, date de parution de
L’Assommoir . Cela correspond enfin au déplacement de son imaginaire de romancier : il
avait d’abord projeté d’écrire un roman ouvrier dans le cadre du quartier des Batignolles
qu’il connaissait parfaitement, avant de le situer à la Goutte d’or.
Nous avons ainsi suivi les traces d’Emile Zola, en suivant la ligne des boulevards, du
boulevard de Clichy au boulevard de la Chapelle, le long de l’ancienne limite de Paris
d’avant 1860, de barrière en barrière. C’est à l’emplacement de l’ancienne barrière
Rochechouart, au débouché de la rue de Rochechouart, que les traces sont les plus visibles :
là où Zola repère un restaurant du nom des Deux marronniers, « Chaussée Clignancourt »,
l’actuelle rue de Clignancourt, du côté de l’ancienne commune de Montmartre, actuel 18ème
arrondissement, on trouve encore ce nom, intégré au nom d’une des annexes des magasins
Tati. En face, en bordure du Paris d’alors, du côté 9ème arrondissement aujourd’hui, le
« café du Delta », décrit par Zola comme de « style étrange, très orné ; un œil dans un
triangle, entouré de rayons d’or », a disparu. Mais on trouve les mêmes yeux plus haut sur
la façade conservée de l’immeuble Haussmannien, toujours debout dans le demi-cercle de la
place du Delta.
Pour mieux comprendre ce rapport de limite de l’espace parisien , limite qui demeure encore
vraie aujourd’hui, nous nous sommes d’abord rendus au 58 rue de Rochechouart, à la Cité
Napoléon, dans le 9ème arrondissement, en deçà de l’ancienne barrière. Cet endroit permet
de comprendre à distance ce qui séparait Paris et les villages, socialement et politiquement.
Construit par l’architecte Marie-Gabriel Veugny à la demande de Louis-Napoléon
Bonaparte à partir de 1850 – le moment où Gervaise s’installe à la Goutte d’Or, quelques
centaines de mètres au delà de la barrière, dans le roman - c’est une cité ouvrière qui se
veut modèle. Elle reprend certaines idées du phalanstère de Fourier- verrière zénithale
protégeant l’espace intérieur commun, comme dans les passages parisiens ; espace de
circulation à chaque étage permettant de faire le tour des logements ; jardin ornemental ;
services « sociaux » ; architecture néoclassique, etc ; Tout cela évoque le projet de « palais
social » tel que Fourier et ses disciples en ont fait la description et même le plan. Mais c’est
l’envers du phalanstère : fait pour loger les ouvriers de l’usine à gaz voisine, qui n’existe
plus aujourd’hui, la cité Napoléon est fermée par de hautes grilles, qui existent toujours et
qui faisaient du lieu une sorte de forteresse de l’ordre moral, pour empêcher les ouvriers
d’alors de s’enivrer tard le soir comme de discuter politique dans les salles des cafés et
cabarets voisins. Cette « cité modèle » devait être construite en plusieurs exemplaires dans
le Paris d’alors ; mais elle a coûté trop cher ; et le Paris d’après le coup d’Etat de 1851 était
suffisamment surveillé et encadré par la police et l’armée pour que de tels lieux n’aient pas
besoin d’être construits par l’Etat autoritaire des débuts de l’Empire : les cités ouvrières des
entreprises paternalistes, comme celle du Creusot, les remplaceront avantageusement du
point de vue libéral qui est celui de l’expansion économique sous l’Empire.
Pour ne pas déranger les habitants actuels trop longtemps, nous ne faisons pas de
bruit et nous restons peu de temps. L’aspect usé des espaces, loin des photos arrangées
trouvées sur internet, donne à voir le temps écoulé d’un lieu en voie de restaurationréhabilitation. Mais la caractère à la fois secret et clos donne encore à percevoir cet esprit à
la fois « philanthrope » et policier, dont la haute grille d’entrée reste le témoin.
Remontant la rue de Rochechouart, nous rejoignons la rue du Faubourg Poissonnière après
avoir croisé la rue de Dunkerque et pris la rue du Delta – dont le nom rappelle l’hôtel déjà
évoqué, au carrefour de l’ancienne barrière Rochechouart. Avant 1860, et avant
« l’ouverture» du boulevard Barbès-Ornano, cette rue était le prolongement dans Paris de la
rue des Poissonniers, centre de la Goutte d’Or d’alors. De l’autre côté du carrefour Barbès,
une fois passés sous le métro aérien, placés sur la berge 18ème arrondissement du
carrefour, nous nous retournons vers Paris au sud. Ce regard vers le sud, c’est celui de
Gervaise la blanchisseuse au début de L’Assommoir, vers 1850-1852, contemplant les
ouvriers passant la barrière des Poissonniers, entrant dans Paris, alors qu’elle aperçoit de la
fenêtre de son hôtel, sur la gauche, l’Hôpital Lariboisière en construction.
Entrer dans la Goutte d’Or
Pour entrer dans la Goutte d’or comme en 1850, il faut quelques contorsions de
l’imagination : le carrefour Barbès n’existait pas : la barrière des Poissonniers séparait la
rue des Poissonniers, au nord du boulevard, de la rue du Faubourg Poissonnière, au sud.
Elle marquait la limite entre Paris, au sud, et les communes de Montmartre et la Chapelle au
nord. La rue des Poissonniers faisait la limite entre le village de Clignancourt, à l’ouest,
appartenant à Montmartre, et le quartier de la Goutte d’or, appartenant à la Chapelle, à l’est.
Pour se donner une idée des limites de cette époque, on peut au nord longer le
boulevard en remontant depuis le carrefour jusqu’à la rue des Poissonniers ; ou bien longer
vers l’est le boulevard de la Chapelle et entrer par une des rues qui existaient alors. C’est ce
que nous avons fait, en prenant la rue des Islettes, par exemple. Mais il n’y reste
pratiquement que des reconstructions récentes dont le côté « fonctionnel » associé avec une
tentative d’architecture sociable ressemble déjà à un quartier vieilli à peine reconstruit :
comme des immeubles qui ne sont plus de la première fraîcheur sans pour autant gagner à
la « patine » du temps ; un vieillissement prématuré sans « aura ». C’est dans ce lieu des
plus impersonnels, dans lequel traîne encore le souvenir d’un club des jazz des années 1980
- le studio des Islettes – qu’on a trouvé le moyen de baptiser une place « place de
l’Assommoir ». Autant dire qu’aucun café n’y accueille les « soiffards » : les « sublimes »
d’aujourd’hui stationnent au pied des immeubles, mais ailleurs.
Les « sublimes » dont Lantier, Choupeau, sont des exemples, ce sont les héros ambivalents
du roman, tels que Zola en a emprunté le modèle à un livre d’un patron du XIXème siècle,
Denis Poulot, Le sublime (1870): langage « vert », apostrophe publique, liberté de
mouvement, de mœurs, accompagné selon Zola d’une dépendance qui dément leur liberté
de parole et d’action : l’alcool qui se substitue progressivement au travail. Les sublimes de
l’époque du roman avaient de plus une dimension politique qui est très atténuée dans le
roman. Que reste-t-il des « sublimes » aujourd’hui, de cette liberté insolente par rapport aux
règles du travail, liberté sociale et politique chère payée, mais liberté réelle, avant la mise au
pas du travail à la chaîne des lendemains de la première guerre mondiale ?
Peut-être certaines attitudes de la rue, ambivalentes elles aussi, pourraient nous en
dire quelque chose. Avant la ballade elle-même lors d’une déambulation préparatoire à la
ballade, dans une des rues parallèles à la rue des Islettes, petite rue montant vers la Goutte
d’Or depuis le boulevard de la Chapelle, un jeune homme me voyant prendre des photos
des façades me demande ce que je photographie là – cet immeuble, dit-il, c’est à moi ; il faut
me demander l’autorisation, dit-il, semi-goguenard, entouré de copains du quartier. Je joue
le jeu, je lui explique ce que je prépare, et je fais mine de lui demander l’autorisation ; il me
rend alors la politesse, en redevenant avenant et ouvert, en s’excusant presque, et la
discussion s’ouvre sur la beauté des façades des immeubles autour, sur leur ancienneté.
A la recherche d’un quartier disparu.
A part le tracé et le nom des rues de la Goutte d’Or, que l’on retrouve dans les carnets de
Zola, il reste peu de traces architecturales et urbanistiques contemporaines de l’écriture de
Zola, et du moment où il situe l’action du livre : une ou deux devantures de boutiques
d’artisans, en voie d’abandon - une devanture de serrurier, de boucher, de ci, de là ?
Quelques immeubles un peu plus bas que les autres, mais rares. Il reste la « Villa
Poissonnière », allée privée où a vécu Alain Bashung lors de ses derniers moments,
passage pentu et discret qui fait le lien entre la rue de la Goutte d’or et la rue Polonceau, et
qui date de 1862 : une allée s’ouvre, entre des jardins, avec une placette centrale - pour
pouvoir faire tourner des chevaux ? - un lampadaire ; Zola disait que s’était une voie
ouvrant sur des institutions – il ne précise pas lesquelles. Aujourd’hui des logements privés
et une voie fermée par une grille et un code. Comme une oasis paysagère et sociale entre
des rues populaires. La Villa Poissonnière est comme une sorte de butte-témoin du quartier,
mais qui a survécu car socialement moins populaire dès le XIXème siècle, et devenue une
enclave préservée au cœur de la destruction-reconstruction actuelle : comme une archive en
négatif, l’empreinte sociale inversée de la réalité d’alors.
La ballade est ainsi une forme de dégrisement par rapport au roman : le réel
d’aujourd’hui peut sembler plat, comparé au réel vu à travers le « naturalisme » de Zola,
souvent plus fantastique que son auteur ne le pensait.
Mais quelque chose bouge de loin en loin, entre réel et souvenir imaginé. Il faut
s’enfoncer dans la Goutte d’Or, aller rue de la Goutte d’Or, rue Polonceau, pour retrouver,
là ou rue Léon, quelques bâtisses d’avant Haussmann et d’avant les « décors » massifs des
reconstructions dites « sociales », et se retrouver dans l’effervescence analysée par
Elizabeth Lallement dans son étude du quartier marchand qu’est Barbès aujourd’hui. Et
avec l’effervescence, les allées et venues les discussions au milieu de la chaussée ou sur les
pas de porte, la presse des personnes qui passent et stationnent, au milieu des cris, des
impressions nous rendent imaginairement quelque chose de ce quartier où Zola situe
l’Assommoir. Bien sûr, le quartier est aujourd’hui un quartier de commerçants, alors qu’il
était un quartier d’artisans du temps du récit de Zola. Et il faut s’arrêter devant une « dent
creuse » de deux étages, ou trois, entre des immeubles de six étages ou plus, pour
s’imaginer voir le couvreur Choupeau, l’époux de Gervaise, en en train de poser son zinc
sur le toit en pente, aller de cheminée en cheminée, avant de tomber du toit : nous arrêtons
pour lire le passage terrible du roman où cette chute se produit au moment où on s’y
attendait le moins.
La ballade se poursuit jusqu’à la rue Léon, non présente dans le roman. Mais c’est
là où il faut se rendre, au Lavoir Moderne Parisien, pour entrer dans ce qui rappelle le
lavoir-blanchisserie où se rend Gervaise tout en début du roman et où elle se bat avec sa
« rivale », celle pour laquelle son amant Lantier la délaisse. Le LMP est ouvert ce dimanche
pour une portes ouvertes à des artistes de la Goutte d’Or, dont des photographes comme
Sara Iskander qui a déjà travaillé sur le quartier et qui expose à cette occasion des photos en
noir et blanc prises dans différents lieux de la planète. Seul l’ancien séchoir, qui sert de lieu
d’exposition, est accessible ce jour-là. Nous y lisons une petite partie de la description du
lieu dans le roman. Ancien lavoir, le LMP est devenu salle de spectacle et d’expositions. Il
est un exemple parmi d’autres de réemploi d’un ancien lieu industriel, ou lieu de travail
manuel devenu lieu, le travail manuel est devenu lieu dit du « secteur tertiaire », comme
dans toutes les histoires de requalification et de réaménagement des vieux quartiers ouvriers
et industriels. Mais le LMP n’efface pas totalement la mémoire du lieu : son site donne à
lire les passages de l’Assommoir et des carnets d’enquête dans lesquels Zola décrit les
activités de lavage et de séchage telles qu’elles se sont poursuivies jusqu’au début du
XXème siècle.
La ballade s’est – presque – achevée au LMP. Nous restons à trois puis deux pour
revenir en remontant la rue des Poissonniers pour rejoindre l’actuel carrefour Barbès. En
marchant, une autre réalité sociale nous rappelle tragiquement Gervaise : la Goutte d’Or,
quartier de commerce- le « marché-rue de la rue Dejean en est le cœur - dans lequel les
femmes jouent un rôle important, est toujours aussi un lieu de prostitution. La question du
rapport entre émancipation ascension sociale et destin social, question que les femmes de
Barbès vivent au plus fort de leur quotidien, question à laquelle nous confronte le roman de
Zola, se pose toujours là, dans le « même » quartier.
Lieux, sites, sources et bibliographie :
• Emile Zola, L’Assommoir, 1877. Edition format poche Garnier-Flammarion1997,
Réédition mise à jour en 2008. Présentation de Chantal Pierre-Gnassounou.
• site internet de la Bibliothèque nationale : une exposition virtuelle sur Emile Zola : [http://
expositions.bnf.fr/zola/index.htm ] Une partie est consacrée à L’Assommoir, et on y trouve
des reproductions des carnets d’enquête de l‘écrivain.
• Denis Poulot, Le sublime, ou le travailleur comme il est en 1870, 1870.
Ce texte, écrit par un patron parisien de l’époque, est une analyse des différents types
d’ouvriers parisiens, tels que Denis Poulot les percevait et les jugeait : il oppose en
particulier le « sublime », ouvrier libre, contestataire, qui ne respecte que ses propres règles,
qui boit beaucoup, use d’un langage argotique et dont la mémoire historique se réfère à
1793, et l’ouvrier modèle selon, lui, qui respecte les horaires, use d’un français plus soigné,
qui est sobre, qui a des opinions modérées et qui lit des ouvrages comme L’histoire des
Girondins de Lamartine, vision modérée de la Révolution française ; Zola s’en est inspiré
pour les personnages de Lantier et de Coupeau dans L’Assommoir.
• Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte. Argots parisiens comparés, 1866. ( en
ligne sur gallica, le site de la bnf, dans la réédition de 1883).
• Alain Corbin, Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution (XIXe siècle, ),
Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1982 (1re éd. 1978).
• Lavoir Moderne Parisien :
Ancien lavoir, transformé en lieu d’expositions et de spectacles, son site propose la lecture
des passages du roman l’Assommoir et des carnets d’enquête de Zola qui décrivent les
bâtiments et les salles qui sont le cadre des scènes de lavoir.
LMP : 20 rue Léon -75018 Paris
http://www.rueleon.net
• Site de la photographe Sara Iskander qui travaille en noir et blanc sur les lieux et les
matières, qui montre aussi bien l’espace vide qu’elle donne à voir le mouvement animé des
quartiers populaires
http://sara.iskander.free.fr
• Emmanuelle Lallement, La ville marchande. Enquête à Barbès. Editions Tétraedre, 2010.
Une enquête anthropologique passionnante sur le quartier Barbès actuel, ses habitants, et
principalement sur ses activités marchandes, sur ceux qui la pratiquent, clients comme
vendeurs. La Goutte d’Or y est évoquée par moments. On pourrait imaginer un roman
d’aujourd’hui qui partirait de l’enquête d’Emmanuelle Lallement.
* « balade » au sens de promenade et « ballade » au sens de chanson dansante ont la
même origine étymologique. Ici, l’association de la marche, de la littérature, de la poésie
et de la ville nous font associer les deux mots et les deux idées à travers les deux « L ».

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