« Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin
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« Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin
« Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin Sasu-Voichiþa Maria Université Babeº-Bolyai Cluj-Napoca, Roumanie « Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin Lire Volkswagen Blues, c’est à la fois lire l’exploration d’un espace, d’une conscience, d’une écriture et d’une lecture (Miraglia) « Un jour qu’on était à ... et il se mettait à raconter » ( Poulin) L’espace est, comme le montre Iouri Lotman, « un ensemble d’objets homogènes (de phénomènes, d’états, de fonctions, de figures, de significations changeantes, etc.) entre lesquels il y a des relations semblables aux relations spatiales habituelles (la continuité, la distance) » (Lotman, 130). Elément organisateur fondamental du monde, catégorie qui englobe tout l’univers romanesque et l’ordonne, le structure en termes d’oppositions (haut-bas, dehors-dedans, centre-périphérie, intérieur-extérieur) mais aussi de mouvement (écart, intervalle, marge, frontière, distance) ou de volume, l’espace devient l’endroit où se manifeste l’altérité, et une « axiomatique de possibles » nous défiant de mettre en doute l’assurance que ses coordonnées mêmes procurent. L’espace - le lieu - « historique et identitaire » (Allard, 257-273, 261) est toujours en rapport de coexistence avec le temps (les deux étant des aspects de la continuité), donc avec la mémoire (souvenir et, par conséquent, nostalgie), même en situation limite de perte de celle-là. La route devient intrinsèque tant que l’on conçoit le fait d’habiter en terme de déracinement, de prise de distance par rapport au continuum naturel (selon Levinas). Le roman Volkswagen Blues 1 de Jacques Poulin en est une parfaite illustration: « Roman mauve » (Allard), road novel (qualificatif approprié, vu les lectures américaines de Jack, son prénom même renvoyant à Kerouac), il scande, tel le blues, les étapes spatiales et temporelles à la fois du voyage qu’entreprend 1 Le titre, pour curieux qu’il paraisse, renvoie à la double appartenance de Jack (comme son nom d’ailleurs: Jack, comme Kerouac, nom donné par son frère; Waterman, célèbre marque de « plume » européenne): Volkswagen – voiture européenne, le blues = la musique des Afro-Américains des États-Unis. "&! Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales l’écrivain (Waterman), bientôt accompagné de Pitsémine (La Grande Sauterelle, métisse indienne), et du petit chat Chop Suey, à travers le continent de l’Amérique du Nord, à la recherche de son frère Théo, dans un Volkswagen vieux et essoufflé, débordant de livres, ces dépositaires de la mémoire et guides inestimables. Pensant à Théo et au voyage aux États-Unis de celui-ci, Jack se rapporte à plusieurs romans américains, comme pour trouver une explication à cette attraction: Hotel New Hampshire de J. Irving, The Valley of the Moon de Jack London, On the Road de Jack Kerouac, The Adventures of Augie March de Saul Bellow. Il prend pour guides, par ailleurs, quelques ouvrages célèbres comme: La Grande Aventure de Jacques Cartier de Joseph-Camille Pouliot, La Pénétration du continent américain par les Canadiens français de Benoît Brouillette, Fragiles lumières de la terre de Gabrielle Roy, Toronto during the French Regime, The Oregon Trail Revisited de Franzwa, les Indiens du Canada, Explorers of the Mississipi de Timothy Severin, l’Histoire du Far-West, Beat Angels (cf. Miraglia, 55). Le voyage de Jack et de Pitsemine se conjugue en quelque sorte avec celui des pionniers et aventuriers (tels Robert Cavelier de La Salle ou Radisson) et avec celui du XIXe siècle provoqué par le besoin de repousser les frontières au Far West et au Pacifique. Ils étaient partis de Gaspé, où Jacques Cartier avait découvert le Canada, et ils avaient suivi le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs, et ensuite le vieux Mississippi, le Père de Eaux, jusqu’à Saint Louis, et puis il avaient emprunté la Piste de l’Oregon, et, sur la trace des émigrants du 19e siècle qui avaient formé des caravanes pour se mettre à la recherche du Paradis Perdu avec leurs chariots tirés par des bœufs, ils avaient parcouru les grandes plaines, franchi la ligne de partage des eaux et les montagnes Rocheuses, traversé les rivières et le désert et encore d’autres montagnes, et voilà qu’ils arrivaient à San Francisco (Poulin, 255-256). Le minibus, maison sur roues, a cette qualité inestimable de conduire ses passagers d’un bout à l’autre du continent (Mailhot, 241) 2, en suivant l’inspiration de moment, la curiosité ou un point de repère suggéré par la carte postale de Théo, de servir également de maison (lit, bibliothèque), de 2 « L’Amérique, histoire et territoire, se traverse en diagonale » (Mailhot, 241). "&" « Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin rythmer lentement une découverte géographique (espace), historique (temps) et intérieure (identité). La construction du roman, qui fait qu’on ne puisse pas l’envisager comme une simple relation de voyage, reflète le souci de son auteur de rendre vivant cet « espace rempli de temps » (Allard), de suggérer l’équilibre de ces deux éléments et leur simultanéité. Les 33 chapitres, séparés au milieu (16+1+16) par un chapitre qui coïncide avec Le milieu de l’Amérique (titre du dix-septième chapitre), s’entrelacent, en annonçant par leur titre tantôt des points dans l’espace3, tantôt des personnes célèbres ou pas, des objets ou des sentiments 4. D’ailleurs, il est impossible de traiter séparément les deux éléments si étroitement imbriqués: l’espace et la mémoire, vu que l’auteur est pleinement conscient des interrelations qui s’établissent non seulement entre ceux-là (espace-mémoire / histoire) mais aussi entre l’espace et les gens simples (auxquels correspond le quotidien, le présent) ou célèbres (qui permettent de faire revivre l’histoire, le passé). L’espace, « principe organisateur de la fable » (Gauvin et al., 440) n’est pas envisagé en tant que paysage à décrire, la carte qui précède le premier chapitre annonçant déjà le projet de l’auteur d’y saisir les éléments qui le peuplent et le définissent, fonction, en particulier, des besoins de nos explorateurs, de leurs préférences, de leur nostalgie, de leur mémoire ethnique (Pitsémine et l’extermination des Indiens) ou familiale (Jack et Théo). Musées et bibliothèques Il n’est donc pas étonnant que les arrêts obligés sur l’itinéraire suivant les traces de Théo soient ces points de mémoire et de culture. Le long voyage commence même par la visite au musée de Gaspé et à sa bibliothèque, car la carte postale de Théo à son frère, envoyée, des années auparavant, et oubliée dans The Golden Dream de Walker Chapman, porte, en guise de message, le fragment imprimé d’un texte ancien appartenant à Jacques Cartier et « contenant le récit de l’érection d’une croix dans la baie de Gaspé, le 24 juillet 1534 ». À Chicago, ils s’arrêtent à l’Art Institute, parce que Théo avait parlé à Jack d’une toile de Renoir, et à la bibliothèque, « parce que la Grande Sauterelle voulait “emprunter” un livre » (Poulin, 3 4 Mille Îles (ch. 5), Le Rocher de la famine (ch. 11), La Piste de l’Oregon (ch. 18), La ligne de partage des eaux (Continental Divide) (ch. 24), Les fantômes de San Francisco (ch. 29). Un coup de fil de San Peckinpah (ch. 3), La vie secrète du minibus Volkswagen (ch. 7), Al Capone, Auguste Renoir et le prix Nobel (ch. 10), Un flot de souvenirs (ch. 13), Chop Suey (ch. 16), Mourir avec ses rêves (ch. 19), Un vagabond (ch. 25), Monsieur Ferlinghetti (ch. 30), La fille dans la vitrine (ch. 31), etc. "&# Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales 111). À Saint Louis, de même, ils doivent honorer le titre de « maniaques des musées » et visitent le musée de la Westward Expansion, la ville ayant été le point de départ pour la conquête de l’Ouest par la piste de l’Oregon, symbolisé par the Gateway Arch (porte de l’Ouest). Les heures passées dans ce musée souterrain agissent comme un catalyseur sur Jack: Comme il sortait du musée, un flot de souvenirs déferla sur lui de façon inattendue. Les souvenirs de l’homme n’étaient par originaux, ils étaient même très ordinaires et semblables à ceux de tout le monde: une femme qui part avec un autre, une image de soi-même qui s’écroule, des illusions qui se perdent – mais parfois ils lui revenaient en mémoire avec tant de force qu’il en était submergé. C’est ce qui arriva ce jour-là, et il prit son air malheureux et se referma sur lui-même. Il voyait tout en noir (Poulin, 123). Pitsémine va emprunter, à la librairie du musée, Explorers of the Mississipi, par Timothy Severin, livre plein de violence, mettant en scène des personnages historiques célèbres: l’Espagnol Hernando de Soto, Louis Jolliet, le père Marquette, Robert Cavelier de La Salle (mort assassiné au Texas en 1687), Henri de Tonti, son lieutenant qui « imposait son autorité aux Indiens en les frappant au visage avec sa fameuse main de fer » (Poulin,123). La bibliothèque du Palais de Justice de Kansas City fournit à Pitsémine un livre sur le fameux bandit Jesse James, qu’elle laisse ouvert sur la table à la page où se trouve la photo de celui-là. À North Platte, c’est le musée de Buffalo Bill, de son vrai nom William F. Cody, héros du frère de Jack; celui-ci a beaucoup de peine à calmer Pitsémine qui voit en Buffalo Bill l’exterminateur des bisons, « l’éclaireur pour le compte de l’odieux général Custer » (Poulin, 170), l’ennemi des Indiens (Sioux, Cheyennes) et l’organisateur d’un cirque ambulant, le Wild West Show. Le musée de Scott’s Bluff, sans leur apporter des informations sur Théo, leur permet de voir les ornières creusées par les chariots des émigrants et même « un authentique “schooner de la prairie” » (Poulin, 199), et d’établir un parallèle avec l’itinéraire de Théo: Très profondes au début, les ornières devenaient moins spectaculaires à mesure qu’ils avançaient; au bout d’une demi-heure de marche, elle n’étaient presque plus visibles car le sol était dur. Jack s’arrêta un moment: – Ici, c’est comme la piste de Théo, dit-il. C’est une chose qui n’existe presque pas. "&$ « Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin – C’est vrai, dit la fille; une carte postale bizarre, un dossier de police, un article dans un vieux journal ... – [...] et une traînée de lumière sur un visage de femme, dit-il pour compléter (Poulin, 200). Villes Les villes, nous l’avons vu, apparaissent, nommées, comme des points de repères de l’itinéraire et sans susciter d’intérêt autre que celui de dépositaires d’indices du passage de Théo; outre les musées et bibliothèques, les postes de police sont visités, car ils recèlent des preuves concrètes de la présence de Théo. À Toronto, par exemple, la centrale de Police possède la fiche signalétique de celui-ci, donnant pour occupation « voyageur » et la photo de ses affaires qui révèle: • • • • • • • • un revolver un vieux chapeau de Camargue un chronomètre un portefeuille avec $ 32.58 On the Road de Jack Kerouac un couteau de poche suisse la photo d’une fille avec l’inscription « Claudia, Saint Louis » un livre intitulé The Oregon Trail Revisited (Poulin, 74-75). Le fait que son frère ait été arrêté pour « arme à feu sans permis » (Poulin, 74) et la possibilité de l’envisager comme un « bum » déconcertent Jack qui demande à Pitsémine de lui parler d’Étienne Brûlé (traître à son pays, inconstant, mis à mort par les Indiens qu’il avait contrariés dans leurs mœurs, et héros de son frère): – C’est pas Étienne Brûlé que vous cherchez à défendre, c’est votre frère Théo. Vous avez peur que votre frère ait fait quelque chose de mal... mais comme cette idée vous déplaît, vous la refoulez dans votre inconscient et, au lieu de défendre la conduite de votre frère, vous défendez celle d’Étienne Brûlé [...] – [...] Je me sens coupable [...] de ne pas avoir aidé mon frère au moment où il avait besoin de moi. Voilà, je pense que c’est ça (Poulin, 77). Dans Independence (Kansas), c’est un article dans le journal Examiner qui parle de Théo: "&% Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales L’article disait que Théo était détenu comme suspect dans une affaire de vol avec effraction commis au Kansas City Museum of History and Science. Le gardien du musée, un vieil homme de 68 ans, avait été frappé à la tête avec un objet contondant; il avait subi une commotion cérébrale et reposait à l’hôpital dans un état critique. Le voleur avait tenté de s’emparer d’une vieille carte dessinée à la main en 1840 par un jésuite d’origine française, le père Nicolas Point. La carte était intitulée Plan de Westport. Elle était reproduite à la suite de l’article (Poulin, 139). Comme une exception, la description de la ville de Québec que Jack et Pitsémine voient du traversier, n’est par offerte à l’admiration du lecteur, mais repérée pour placer la maison de Jack dans l’espace: Appuyés au bastingage, sur le pont supérieur, ils regardaient les lumières du château Frontenac et de la terrasse Dufferin qui s’en venaient lentement vers eux. [...] Lorsqu’ils furent assez près de la rive nord, il lui montra du doigt la maison où était son appartement. C’était à gauche du Château (Poulin, 31-32). Les détails précis permettent de se retrouver et assurent une réalité indéniable au site: « L’homme traversa le parc en diagonale, puis il descendit la rue Haldimand, et les pentes de la vieille ville le conduisirent à la librairie Garneau. [...] Il revint chez lui en passant par la rue Desjardins [...] » (Poulin, 36). Fleuve Une odeur « humide et accablante, épaisse et comme un peu vaseuse » (Poulin, 117) annonce le grand fleuve qu’ils allaient traverser. Sa description sommaire déclenche des détails historiques et, en fin de chapitre, une véritable méditation philosophique, existentielle, bachelardienne: En arrivant à un pont, ils virent un cours d’eau très large avec des eaux jaunes et lourdes; ils comprirent tous le deux et sans avoir besoin de se dire un mot que c’était le Mississippi, le Père de Eaux, le fleuve qui séparait l’Amérique en deux et qui reliait le Nord et le Sud, le grand fleuve de Louis Jolliet et du père Marquette, le fleuve sacré des Indiens, le fleuve des esclaves noirs et du coton, le fleuve de Mark Twain et de Faulkner, du jazz et des bayous, le fleuve mythique et légendaire dont on disait qu’il se confondait avec l’âme de l’Amérique (Poulin, 117-118). "&& « Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin Le vieil homme qui regarde le fleuve pousse Jack à méditer: Ce que les vieux contemplent, quand ils rêvent au bord d’un cours d’eau, c’est leur propre mort; je suis maintenant assez vieux pour le savoir. Et moi, je m’approche d’eux parce qu’au fond de moi, il y a une ou deux questions que je voudrais leur poser. Des questions que je me pose depuis longtemps. Je voudrais qu’ils me disent ce qu’ils aperçoivent de l’autre côté et s’ils ont trouvé comment on fait pour traverser (Poulin, 119). Au bord du fleuve abritant quelque part dan son milieu la frontière qui sépare le Canada et les États-Unis, près de Rockport et d’Ivy Leau, Pitsémine s’attarde à admirer les nombreuses îles (les Mille Îles), et c’est en rêvant « aux grands canots d’écorce » (Poulin, 55) qu’elle fait revivre non seulement ceux des Indiens mais aussi ceux de 10 à 12 mètres fabriqués par les voyageurs pour la traite des fourrures sur le Saint Laurent et sur les Grands Lacs, aux postes comme Detroit ou Michillimakinac. Le pouvoir des mots est magique, ils pouvaient faire « [...] apparaître devant leurs yeux un convoi de grands canots qui allaient se faufiler entre les îles et se fondre dans la nuit en soulevant derrière eux une houle assez forte pour faire danser un long moment les lumières qui venaient de s’allumer sur les îles et se reflétaient dans l’eau calme du fleuve » (Poulin, 56). L’eau ne fait pas revivre uniquement la mémoire historique, elle plonge l’auteur, par un détail, par le nom de Théo associé à l’endroit, dans un « flot de souvenirs », sans lui permettre pourtant de se délester de la mémoire collective (comme un besoin d’affirmer à chaque fois son identité). Dans le village de l’Anse-à-Valleau, en marchant sur la grève et en parlant de Théo, L’homme raconta quelques souvenirs de l’enfance qu’ils avaient vécue, son frère et lui, dans une grande maison de bois située au bord d’une rivière, tout près de la frontière des États-Unis; ensuite il évoqua plusieurs exploits des découvreurs et des explorateurs de la NouvelleFrance: Champlain, Étienne Brûlé, Jean Nicolet, Radisson, Louis Jolliet et le père Marquette, Cavelier de La Salle, d’Iberville et La Vérendrye (Poulin, 27). La réaction de Pitsémine (son humeur maussade) s’explique par ce rappel indirect de l’histoire de son peuple. « Jack parla encore un peu de la rivière. Une grande partie des souvenirs qu’il avait en commun avec son frère "&' Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales étaient associés à cette rivière [...] » (Poulin, 35). Comme un refrain, le syntagme « Il se rappelait » revient pour ponctuer son récit et les points de suspension marquant son arrêt quand il voit que Pitsémine s’est endormie, peut aussi signifier que le « flot » de souvenirs n’est pas tari. Sur la piste de l’Oregon, la rivière Big Blue réactualise les difficultés rencontrées par les émigrants lors de son passage, rapportées par le livre que lit Pitsémine, problèmes « techniques » qu’ils imaginent avec leur solution: « Ils ont été obligés de décharger les meubles et de mettre tout ça sur les radeaux, dit la fille. Il a fallu plusieurs voyages [...] » (Poulin, 167). L’emploi du présent de l’indicatif rend la scène très réelle, la recrée en quelque sorte: Presque tous les jours, il y a des orages épouvantables. On se fait mouiller jusqu’aux os. – La toile des chariots n’est par imperméable? demanda Jack. – Elle est imperméable, dit la fille. Mais la plupart du temps on est à pied. On marche à côté des chariots. – Pourquoi? – Les chariots n’ont pas de ressorts. On se fait terriblement secouer là-dedans [...] (Poulin, 167). Sites historiques La route que suivent Jack et Pitsémine n’en est pas une tracée rigoureuse. Des détours s’imposent au gré des souvenirs de lecture, des rappels de l’histoire si mouvementée des peuples d’Amérique, de la curiosité, du besoin de retrouver non seulement les traces de Théo (ce qui devient parfois un prétexte) mais surtout celles d’une identité en cours de se parfaire. Le Starved Rock State Park fournit l’occasion du récit de la fin tragique de la tribu disparue des Illinois (Poulin, 112-113); Chimney Rock, érigé en avant-poste des Rocheuses, « point de repère », servait aux émigrants d’avertissement de l’épreuve à venir (le passage des montagnes); Sand Creek, Washita et Wounded Knee sont autant de rappels tragiques de massacres des Indiens: les Cheyennes, par le général Custer et les Sioux (la mort de Sitting Bull) et de sources de récits émouvants, violents que fait Pitsémine (204-207), qui garde pourtant son objectivité: Elle voulait simplement dire que les Indiens aussi s’étaient rendus coupables de massacres. Et tout cela avait commencé lorsqu’en 1849, la découverte de gisements d’or en Californie avait amené sur la Piste de l’Oregon des centaines de milliers d’aventuriers de toutes sortes qui, au contraire des premiers émigrants, n’avaient de respect pour "' « Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin rien ni personne, détruisaient tout sur leur passage et provoquaient la colère des Indiens (Poulin, 208). Le détour par Brantford (dont le nom vient de Brant, un grand guerrier Mohawk) est dû au besoin de Pitsémine de « se réconcilier avec elle-même. Voilà ce que la Grande Sauterelle voulait faire et il fallait pour cela qu’elle dorme dans le cimetière à côté de la tombe du vieux chef Thayendanegea » (Poulin, 81). Tout s’est soldé avec un échec rien ne s’est passé, pas d’illumination, pas d’apparition, elle a seulement rêvé de sa mère (employée au musée de Gaspé) et de l’enfance de celle-ci. Elle se rappelle aussi une phrase d’un autre chef indien, Joseph: «Mes jeunes gens ne travailleront jamais, les hommes qui travaillent ne peuvent rêver, et la sagesse nous vient des rêves » (Poulin, 88). L’immeuble de la Royal Plaza de Toronto rappelle à la mémoire la légende de l’Eldorado et l’Or des Incas. D’ailleurs le récit incorpore pas mal de métarécits, tels la légende du Rocher de la Famine (Poulin, 114-116), de l’Eldorado (29), l’histoire des manchots empereurs (61), des Indiens (204-207), des cow-boys, qui fait revivre les scènes de l’enfance de Théo avec le combats des Blancs et des Indiens (Poulin, 68-69; 215-216). L’auteur est conscient du pouvoir de la mémoire et des mots: «Jack parla de son frère durant tout l’après-midi. Bien sûr, il s’arrêtait de temps en temps et il parlait d’autre chose, mais chaque fois il disait: ‘Ça me fait penser...’ ou encore: ‘Un jour qu’on était à...’, et il se mettait à raconter » (Poulin, 216). On peut se demander si le besoin de retrouver son frère est l’unique raison d’entreprendre cette aventure qu’est le voyage à travers le continent. Ne serait-ce aussi le besoin inconscient de connaître sur le vif les choses (puisqu’il reconnaît, tristement, que sa connaissance en est une uniquement livresque)? De se connaître et de se définir lui-même? L’échec de sa quête (Théo retrouvé à San Francisco, immobilisé dans son fauteuil à roulettes, ne le reconnaît pas, et lui ne sait plus s’il aimait vraiment son frère ou seulement l’image qu’il s’était faite de lui) et la phrase d’un livre de Daniel Boone que lui cite Pitsémine: « Je me sens parfois comme une feuille sur un torrent. Elle peut tournoyer, tourbillonner et se retourner, mais elle va toujours vers l’avant [...] » (Poulin, 289) sont les signes d’un changement intérieur, la décision de se libérer, de se détacher du passé (comme il s’était séparé du Volkswagen qu’il laisse à la Grande Sauterelle pour prendre l’avion) et de se fier à son identité et à ses aspirations : Il agita la main jusqu’à ce que le Volks eût disparu, et lorsqu’il entra tout seul dans l’aérogare, il souriait malgré tout à la pensée qu’il y "' Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales avait, quelque part dans l’immensité de l’Amérique, un lieu secret où les dieux des Indiens et les autres dieux étaient rassemblés et tenaient conseil dans le but de veiller sur lui et d’éclairer sa route (Poulin, 290). La route Jacques Allard s’interroge sur l’utilité, pour Jack, de promener sa « chambre et sa solitude » sur les routes de l’Amérique. « L’aventure de la liberté », malgré son échec n’a pas été inutile. Elle lui a révélé, avec le poids des mots et les images et rêves de Pitsémine, le rôle et le pouvoir de ses livres qui peuvent et doivent changer le monde, ce dont il s’était montré sceptique: Et même, je pense que je n’aime pas la vie et que je n’aime pas moimême. – Peut-être que vous aimez vos livres? suggéra la fille. – Non. – Pourquoi? – Ils ne me changent pas le monde, dit-il sur un ton péremptoire. – Vous croyez que c’est nécessaire? demanda-t-elle. – Evidemment. Sinon, ça ne vaut pas la peine (Poulin, 136). La route est balisée des conteneurs de mémoire que sont la carte de l’immensité de l’espace traversé, et qui ne laisse pas supposer la profondeur dialectique que lui confère le temps présent et passé surtout (rêves, histoires – contes), la carte postale de Théo (invitation à la découverte du mystère), les photos reproduites (celle de Jesse James, de Chimney Rock ou du groupe de beatnik de San Francisco – les trois renvoyant à Théo qui se retrouve sur la dernière, présente dans le livre Beat Angels) le dessin d’un chariot des pionniers sur la piste de l’Oregon. Ces « images textualisées » (Allard, 265), ces « éléments d’hyperréalité » (Gauvin et al., 439) sont là pour assurer non seulement le lien entre le passé et le présent, mais aussi entre l’imaginaire et le réel. L’Histoire se laisse découvrir, et surtout interroger, car revécue dans la parole écrite ou dite par le prisme subjectif de la jeune métisse Pitsémine: les « quêtes spirituelles et matérielles » des autochtones, les « épreuves » subies, les « mœurs », la « colonisation » outrancière5. « Ce récit commémoratif, à résonance mortifère, qui hante toute la trame narrative de 5 Poulin, 20. "' « Un flot de souvenirs »: Volkswagen Blues de Jacques Poulin Volkswagen Blues, prend la forme d’un ‘exorcisme du génocide amérindien’ » (Leblanc, 195-208; 205), et ajouterais-je, celle d’une invitation aux Québécois d’incorporer l’indianité. D’ailleurs, à la question qu’on leur pose, à San Francisco, s’ils sont Français: « Pas tout à fait. On est Québécois, dit Jack, qui était content de voir que Monsieur Ferlinghetti parlait français » (Poulin, 270). La québécité, impliquant la « fusion de la “francité” et de “l’américanité” » (Lintvelt, 234), inclut aussi Pitsémine, par l’emploi du pronom « on ». Les figures privilégiées de Jack et Pitsémine, mais aussi l’énonciation qui fait entendre la pensée intime du taciturne tout en préférant le verbe de Pitsémine, ou encore l’espace narré qui se coupe en son centre, préférant différer l’action attendue parce que ce sera un flop, tout, même ce rythme jazzé, blousé de la narration, tout ici raconte dans une textualisation minimalisée, plus subtile qu’il n’y paraît, l’impasse d’une américanité limitée à la carte canado-états-unienne (Allard, 271). La construction de Volkswagen Blues reflète le souci de Jacques Poulin de rendre vivant l’« espace rempli de temps », de suggérer l’équilibre de ces deux éléments et leur simultanéité; en cela, le voyage, avec ses étapes spatiales et temporelles à la fois, devient le moyen le plus adéquat : musées et bibliothèques, villes et postes de police, fleuve et rivière, sites historiques, route. L’espace et la mémoire sont inséparables, en relation intrinsèque avec les gens simples (le quotidien, le présent) ou célèbres (l’histoire, le passé) et assurant la découverte de l’identité. Bibliographie Allard, Jacques. Le roman du Québec. Montréal : Québec/Amérique, 2000. Bachelard, Gaston. L’eau et les rêves. Paris: Corti, 1989. Gauvin, Lise et Gaston Miron. Écrivains contemporains du Québec : Anthologie. Montréal: L’Hexagone, 1998. Leblanc, Julie. « Le système pictural de Volkswagen Blues de Jacques Poulin: du signifiant de l’image au signifié du texte ». Image et récit. Littérature(s) et arts visuels du Canada. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993. Lintvelt, Jaap. Aspects de la narration. Thématique, idéologique et identité. Québec : Nota Bene. Paris : L’Harmattan, 2000. "'! Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales Lotman, Iouri. La structure du texte artistique. Paris: Gallimard, 1973. Mailhot, Laurent. La littérature québécoise depuis ses origines. Essai. Montréal: TYPO, 1997. Miraglia, Anne Marie. « Lecture, écriture et intertextualité dans Volkswagen Blues ». Voix et images v. 43 (automne 1989), 55. Poulin, Jacques. Volkswagen Blues. Montréal : Québec / Amérique, 1984. "'"