Une approche de la deep ecology

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Une approche de la deep ecology
éléments de réflexion
Une approche de la deep ecology
Par Emmanuel HALAIS
Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Emmanuel Halais est attaché temporaire d'enseignement
et de recherche à l’Université de Paris-VII–Denis Diderot
Dans un article du 23 juin 2006 : « New directions in climate justice. An Earth First ! Call
to Action »1, un dénommé Sitchensis explique les raisons pour lesquelles le groupe
d’action écologique Earth First ! doit s’opposer au G8 de Saint-Pétersbourg (Russie) en
juillet 2006. Il explique que l’esprit de clan caractéristique des groupes d’opposition au
pouvoir, qu’il soit économique, politique ou industriel, est préjudiciable, et en appelle à
l’union des mouvements anti-guerre, des mouvements de lutte pour la défense de
l’environnement, des mouvements pour la justice sociale – en particulier contre le
racisme, le sexisme, les inégalités de répartition des richesses.
Le 15 juillet était organisée la journée internationale d’action contre le changement
climatique, co-organisée pour partie par Earth First !, Climate Caucus et Rising Tide
North America, et dirigée contre les fonds exorbitants alloués aux industries pétrolières
et nucléaires qui détruisent la planète.
Cet article vise à exposer les caractéristiques les plus marquantes de la deep
ecology. Ecologie radicale ou profonde, elle met l’accent sur l’existence de différences
entre deux types d’écologie, ou deux niveaux d’engagements.
L’actualité de la deep ecology
~ Contrairement à l’acception courante de l’écologie, la deep ecology établit un lien entre les questions de la protection de la nature et les questions sociales. En ce sens, elle est un mouvement politique, même si elle ne se réclame ni de droite ni de gauche. On pourrait également la présenter comme un mouvement philosophique, un mouvement « thérapeutique » – à l’instar de la psychanalyse – voire une religion – il existe même une Church of Deep Ecology. Ce mouvement est international, même s’il est davantage représenté en Angleterre, aux Etats‐Unis et en Australie. Une première conférence de l’« European Ecopsychology » est ainsi prévue en septembre 2006 en Italie. A la différence de la psychologie traditionnelle, dont l’effet thérapeutique est lié à une modification des relations humaines, l’« écopsychologie » vise à élargir notre perception à l’ensemble de la vie. Earth First! Journal, Volume 26, Issue 4. 1
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~ Rien qu’en Angleterre, l’actualité littéraire montre un mouvement en pleine effervescence. Récemment, l’éco‐poète Helen Moore a analysé dans Changing Nature : Eco‐Notes of a digital Woman2 les effets du réchauffement climatique sur la planète. David Korten, fervent militant de la cause a également écrit The Great Turning : From Empire to Earth Community3 dans lequel il explique comment l’humanité est à un moment décisif de son histoire : pour la première fois existe la possibilité qu’il n’y ait pas de futur. Cette idée de « Grand Tournant » est empruntée à Joanna Macy, une meneuse active du mouvement actuel, spécialiste du bouddhisme. Sont également parus Animal Earth : Science, Intuition and Gaia4 de Stephan Harding, autre leader actuel (Stephan Harding enseigne au Schumacher College la « Gaia Theory » et la deep ecology), qui explique la conception de la Terre en tant que « Gaïa », en tant qu’esprit, qu’organisme, et la manière dont nous, individus humains, sommes à la fois interconnectés et reliés à cet organisme. Enfin, Chris Johnstone, spécialiste de la psychologie du « changement », a récemment fait paraître Find your power: Boost your inner strengths, break through blocks and achieve inspired action, dans lequel l’auteur vise à nous aider à cultiver une vision positive et des réactions inspirées aux questions globales. Lancé le 17 mai 2006 à Londres, Chris Johnstone est depuis en tournée dans tout le pays pour le présenter. Il a aussi animé en mai un séminaire, « Bristol Happiness Lectures », expliquant que la vision du bonheur promue par la société de consommation est fausse : le bonheur, c’est de servir un but plus grand que soi. ~ L’actualité des activités liées à la deep ecology permettent de compléter cette esquisse de ses centres d’intérêt : en mai dernier s’est ainsi tenu le séminaire « Ecopsychology in practice », dirigé par l’analyste jungienne et thérapeute londonienne Mary‐Jayne Rust, pour les analystes désireux d’intégrer l’écopsychologie dans leurs pratiques thérapeutiques. Celle‐ci anime également durant l’été avec Chris Johnson à Londres un autre séminaire intitulé « Time for the Dream », dont le but est d’aider les participants à clarifier leur vision positive de leur vie privée et du monde, d’identifier les obstacles de cette vision et trouver comment les dépasser, et de planifier les prochaines étapes pour porter cette vision à l’existence. ~ Prévu en juillet 2006, un « Permaculture design course » doit nous apprendre à transformer un morceau de terre, une communauté et notre système politique et économique. Si la « permaculture » désigne au départ un type de production agricole sans danger pour l’environnement, cette dénomination s’est aujourd’hui étendue, en particulier à la recherche d’habitations et de mode d’organisation sociale les plus « naturels » possibles, tels les « éco‐villages ». Pour ce séminaire, la nourriture prévue est végétarienne et organique. Est également prévu ce même mois un « Council of all Beings » (« Conseil de tous les êtres »), dans un tipi, dans le cadre d’une prairie en GreenSeer Books, 2006. Berrett‐Koehler Publishers, 2006. 4 Green Books, 2006. 2
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fleurs près de laquelle coule une rivière. Le Council of all Beings est une cérémonie et un ensemble de rites créés par John Seed5, un des plus importants représentants de la deep ecology, et directeur du Rainforest Information Center, en Australie. C’est aussi l’auteur d’un des livres les plus importants du mouvements (avec ceux de Arne Aess) : Thinking like a Mountain – Toward a Council of all Beings.6 Ces réunions sont organisées régulièrement. Un festival bouddhiste annuel (le thème de cette année est consacré à la transformation de soi et du monde) se tient dans le Somerset du 12 au 16 juillet – il devrait rassembler 2000 personnes. En août (et cela nous ramène à la Déclaration de Earth First!) aura lieu The Camp for Climate Action dans le Nord de l’Angleterre, composé d’éco‐villages auto‐organisés et inspirés de ceux créés en signe de protestation contre le G8 de Stirling – les participants sont invités à employer des moyens de locomotion les moins polluants possibles pour venir ; l’utilisation de l’avion est exclue. On peut également évoquer la conférence, prévue pour septembre, du biologiste Rupert Sheldrake sur la télépathie et son lien avec l’action écologique (présentation de sa théorie sur « The extended Mind ».)7.
Fondements éthiques : qu’est-ce qui a de la valeur ?
~ Comme nous pouvons le constater à travers ce tour d’horizon, l’écologie profonde dépasse largement les thèmes que l’on associe habituellement à la notion d’écologie. Pour comprendre la différence entre les deux, il faut comprendre les valeurs spécifiques défendues par l’écologie profonde. Cette question a été abordée par le grand philosophe australien Peter Singer, dont les livres (Le mouvement de libération animale8, La libération animale9, Questions d’éthique pratique10), sont au cœur des débats éthiques et politiques du monde anglo‐saxon. Singer introduit l’idée de « valeur environnementale » par contraste avec la tradition occidentale, dont les racines sont grecques et judéo‐chrétiennes ; tradition qui considère l’homme comme étant le centre de l’univers moral. On trouve cette idée chez Aristote, dans la Bible et chez Saint Thomas : la nature n’a pas en soi de valeur intrinsèque, seul l’homme en a une. La nature est à notre disposition, et faire du mal à des végétaux ou des animaux ne peut être une faute morale ou un pêché, sauf si on porte en même temps atteinte, directement ou non, à un être humain. Cela n’exclue pas que l’on se soucie de l’environnement mais seulement dans le sens où une menace pour l’environnement serait en même temps une menace pour les êtres humains. Il y a alors deux types d’attitudes que l’on peut adopter. Et Joanna Macy. Thinking like a mountain – Toward a Council of all Beings, John Seed, Joanna Macy, Par Fleming, Arne Naess, New Society Publishers, 1988. Est disponible sur le site web de The Rainforest Information Center (www.rainforestinfo.org.au), comme plusieurs des articles qui seront cités ici. 7 Cf. The Great Turning Times de Juillet. 8 F. Blanchon, 1991. 9 Grasset, 1993. 10 Bayard Editions, 1997. 5
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~ On peut considérer la question de l’environnement sous le prisme de devoirs que nous avons vis‐à‐vis des générations futures. La question est alors celle des bénéfices à court ou à long terme ; l’idée des régions sauvages comme d’un « patrimoine mondial » dont nous avons hérité et que nous devons préserver pour nos descendants. De ce point de vue, on devrait privilégier une croissance économique dont les effets sont moins coûteux sur le long terme, pour éviter que des biens irremplaçables ne soient irrémédiablement perdus pour les générations futures, tels que des ressources et des paysages naturels. C’est un point de vue qui reste centré sur l’intérêt de l’être humain. ~ Singer pose alors la question suivante : existe‐t‐il aussi des valeurs en dehors des êtres sensibles ? Qu’est‐ce qui a une valeur intrinsèque ? Sa propre position est qu’il faut étendre notre compassion non seulement aux être humains, mais à toute créature capable de souffrance – c’est‐à‐dire également aux animaux. Mais il constate qu’il est difficile d’étendre la notion de valeur au‐delà. C’est pourtant ce que pensent, notamment, Albert Schweitzer ou Paul Taylor : l’idée étant que toute vie, toute manifestation de la vie, est sacrée. Pour Taylor (dans Respect for Nature: A Theory of Environmental Ethics11), toute chose vivante « poursuit son propre bien à sa propre manière, unique » ‐ et si l’on comprend cela, on en arrive à considérer toute chose vivante comme ayant la même valeur que nous. Singer est réservé quant à des métaphores telles que « vouloir vivre » ou « poursuite du bien propre » appliquées à des plantes, et encore plus au règne minéral. Mais ce n’en est pas moins ce que défendent les partisans de l’écologie profonde : il faut étendre notre intérêt moral non seulement à l’ensemble des êtres humains, mais aux animaux, aux végétaux et aux minéraux ; en résumé, à la nature toute entière. ~ Ainsi, au cadre anthropo‐centré de notre culture occidentale (seul l’homme a une valeur intrinsèque, tout le reste peut être instrumentalisé, considéré comme simple moyen pour nos fins), il faut substituer un cadre bio‐centré : toute vie, toute manifestation de la vie, a une valeur intrinsèque, et ainsi rien, dans la nature, ne saurait être instrumentalisé. Et si la nature a une valeur en soi, alors on exclut l’idée que l’environnement devrait être préservé uniquement parce que le mettre en danger reviendrait à nous mettre en danger. Rejeter le cadre anthropo‐centré, cela revient à comprendre que nous ne sommes qu’une partie de la nature, nous n’avons pas de place prédominante en tant qu’êtres humains, sauf en ce qui concerne notre responsabilité écrasante dans la destruction de la biosphère. Princeton University Press, 1986. 11
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De l’écologie à l’écologie profonde
~ La distinction entre deux types d’écologie, une écologie superficielle et une « écologie profonde », remonte aux origines du mouvement. Elle a été forgée dans les années 1970 par Arne Naess, professeur émérite de philosophie du langage et de philosophie des sciences à l’Université d’Oslo, qui a travaillé sur Gandhi et Spinoza. Le livre de Rachel Carson Silent Spring12 a joué un grand rôle dans ses convictions écologiques. C’était aussi un escaladeur, quelqu’un qui passait volontiers du temps dans la montagne en communion avec la nature. ~ Selon lui, l’écologie superficielle s’arrête aux questions de protection de l’environnement, là où l’écologie profonde suppose une nouvelle vision de la vie et une nouvelle manière de vivre. Dans les termes de Peter Singer, là où l’écologie superficielle se limite à un cadre moral traditionnel, comme prévenir la pollution des cours d’eau pour disposer d’une eau potable et saine, préserver l’environnement sauvage pour permettre à tous de profiter de la marche en pleine nature, la tendance dure manifeste une volonté de préserver la biosphère pour elle‐même, mais cela ne peut se faire sans un renversement complet de toutes nos valeurs. ~ Naess a forgé en 1984 avec son ami George Sessions huit principes de base définissant l’écologie profonde. Le point de départ est l’insistance sur la valeur intrinsèque du bien‐être et de l’épanouissement de toute vie sur terre, humaine et non‐humaine. Il y a donc une stricte égalité de niveau entre les deux : dans leur livre Deep Ecology13, Bill Devall et George Sessions ont expliqué cet « égalitarisme biocentrique » : il y a une égalité de droit entre tous les organismes de l’écosphère. La « richesse et la diversité » des formes de vie possède également une valeur intrinsèque et contribue à l’épanouissement de toute vie. Cette diversité est donc à préserver à tout prix ; la menacer est inacceptable – sauf, rajoute Naess, pour satisfaire des besoins vitaux. L’écologie profonde insiste aussi sur le besoin d’une diminution drastique des effectifs de la population humaine. Naess pense à la fois qu’une telle politique est compatible avec l’épanouissement de la société humaine (y compris dans sa diversité) et qu’elle est nécessaire au maintien et à l’épanouissement des formes de vie non‐humaines. ~ Naess passe ensuite au constat suivant : « La façon dont les hommes interfèrent aujourd’hui avec le monde non‐humain est excessive et nuisible, et la situation s’aggrave rapidement. » (cinquième principe) et en tire les conséquences pratiques : des changements doivent affecter « les structures économiques, technologiques et idéologiques de base » (sixième principe). Ces changements sont nécessaires pour réparer le mal fait à la planète, et ils auront des conséquences radicales : « L’état de choses résultant sera profondément différent du présent ». Le changement Penguin Books, 1965. Bill Devall and George Sessions, Deep Ecology (Layton, UT : Peregrine Smith Books, Utah 1985). 12
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idéologique portera sur une compréhension différente de la vie : il s’agira d’apprécier la qualité de la vie (« life quality ») plutôt que d’adhérer à des normes de vie toujours plus hautes. La conclusion est que quiconque adhérant à ces principes a une obligation directe ou indirecte de contribuer à ces changements nécessaires. L’écologie profonde s’est ainsi fondée sur des principes théoriques, solidaires d’une philosophie de la nature. En même temps, une dimension pratique en découle, à la fois personnelle et sociale. Des liens peuvent être établis avec divers domaines de la philosophie et de la psychologie : la philosophie de Naess est une philosophie de la réalisation de soi. Par ailleurs, John Seed, Joanna Macy et Pat Fleming ont développé « The Council of all Beings », une cérémonie de groupe dont les rites sont destinés à renouer notre contact avec la terre par l’identification à des formes de vie non‐
humaine. C’est une « psychologie », ou « éco‐psychologie », fondée sur l’idée qu’il faut que l’individu reconnaisse ses sentiments négatifs (ceux‐ci étant, dans la perspective de Macy, tous liés au mal que les êtres humains causent à la planète) de manière à les transformer en énergie positive et à changer son mode de vie pour un mode de vie en accord avec la nature. fondation pour l’innovation politique
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