L`interrogation métaphysique dans l`oeuvre de Kant
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L`interrogation métaphysique dans l`oeuvre de Kant
La mét aphysique L’interrogation métaphysique dans l’œuvre de Kant José Castaing Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. "La métaphysique de laquelle mon destin est d'être amoureux, bien que je puisse rarement me flatter de ses vagues faveurs…" 1 "On peut être certain…qu'on reviendra toujours à elle comme à une amante avec laquelle nous nous sommes brouillés…" 2 Il ne peut être question de présenter en quelques lignes "la métaphysique de Kant" à supposer d'ailleurs (ce dont je doute) qu'elle ait jamais été produite par lui comme un système et encore moins comme un "système de la métaphysique". Y a-t-il seulement un "système de Kant" ? De cela on peut aussi douter, si par système on entend le développement unitotal dans l'élément du concept de l'effectivité de l'être, dont pour nous l'Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel est la dernière manifestation et dont l'Ethique de Spinoza était pour l'époque, et Kant en 1 "Rêves d'un visionnaire…" II, 2. (Ak. 2, 367) N.B. Les citations de l'édition de l'Académie de Berlin (Ak.) donnent d'abord le n° du Tome, puis celui de la page et éventuellement celui de la (ou des) ligne(s). En ce qui concerne CRP sauf indication contraire (A ou B) le nombre suivant indique toujours la page de l'édition B lorsque les textes sont communs. Dans le cas de CRPr il s'agit de la 1ère éd. et de la 2ème dans celui de CFJ. 2 CRP 878 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 1 particulier, le modèle ou le repoussoir 3. Mais on notera dès à présent que ni l'Ethique ni l'Encyclopédie ne se réclament de la métaphysique. Le mot est porteur d'une signification qui renvoie au transcendant et ce système unitotal de la pensée de l'être que produisent tant l'Ethique que l'Encyclopédie exclut en fait le concept même d'un "méta-physique". Si on se reporte aux définitions qu'on peut trouver dans l'Architectonique de CRP la "métaphysique" serait une "connaissance par raison pure" (philosophie) de ce qui concerne soit l'usage spéculatif (métaphysique de la nature) soit l'usage pratique (métaphysique des mœurs) de la raison. Encore que dans le même alinéa (CRP 869) et dans l'avantdernier (CRP 878) de l'Architectonique Kant accorde qu'on peut donner le nom de métaphysique à l'ensemble de la philosophie pure (y compris donc à la "Propédeutique" qu'est la Critique mais non à la philosophie appliquée ni à la mathématique) il reste qu'il ne qualifiera de "métaphysique" que les PPMSN et la Métaphysique des mœurs. Stricto sensu c'est dans ces deux textes que se trouverait la "métaphysique" de Kant au sens qu'il donne techniquement à ce terme. Ce que nous appellerions spontanément la "métaphysique" de Kant est en fait sa "philosophie" et le travail qu'il fournit jusque 1803 pour inscrire dans l'élément du concept cette "philosophie" dont le terme de Weltweisheit (sagesse mondaine 4) est sans doute la traduction la plus fidèle si sous Weisheit on entend en même temps un savoir et son implication pratique (au sens que ce savoir implique une détermination du sens ou de la valeur qui appartiennent ou sont à donner à l'existence de l'homme dans le monde). La philosophie utilisera ultérieurement le terme de Weltanschauung qu'on peut rapprocher de celui de "Weltbegriff (CONCEPTUS COSMICUS)" (CRP 866) utilisé par Kant par opposition avec celui de Schulbegriff (concept scolastique de la philosophie) pour désigner ce que nous désignons en général par le mot de "métaphysique" de Kant". La note de CRP 867 dit : "`Concept cosmique <W e l t b e g r i f f > signifie ici celui qui concerne ce qui intéresse nécessairement chacun…" Kant avait un peu plus haut écrit : "Dans cette perspective la philosophie est la science de la relation de toutes les connaissances aux fins essentielles de la raison humaine (TELEOLOGIA RATIONIS HUMANÆ)…" avant de préciser 5 : "Des fins essentielles ne sont pas cependant pour autant les fins suprêmes <höchsten> dont il ne y avoir qu'une unique (dans une unité systématique parfaite de la raison) Elles sont donc ou bien la fin ultime <Endzweck> ou des fins subalternes /en français/ qui appartiennent nécessairement comme moyen à celle-là. La première n'est autre que la destination totale de l'homme et la philosophie /qui porte/ sur elle s'appelle morale <Moral>." Nous reviendrons ultérieurement sur le fait que la "morale" dont il est question ici ne peut être réduite dans l'œuvre de Kant à la Métaphysique des mœurs, mais on doit 3 C'est en 1744 que fut publiée en Allemagne la première traduction de l'Ethique par Johann Lorenz Schmidt dont le titre réfère à la "réfutation de l'Ethique de B. d. S. par Wolff" (Halle, 1724) : "B. v. S. Sittenlehre widergelegt von dem berühmten Weltweisen unserer Zeit Herrn Christian Wolff, aus dem Lateinischen übersetzt." 4 Le terme signifie couramment "philosophie" 5 CRP 868. Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 2 souligner l'indication donnée dans l'alinéa précédent. Après avoir renvoyé du côté de l'artisanat de la raison le mathématicien, le physicien <Naturkündiger> (à proprement parler : l'expert en choses de la nature) et le logicien en les qualifiant de Vernunftkünstler Kant ajoute cette phrase singulière : "Il y a encore un Docteur <Lehrer> dans l'Idéal qui les met tous en place 6, les utilise comme instruments pour promouvoir les fins essentielles de la raison humaine. C'est celui-là seul que nous devrions appeler le philosophe; mais cependant puisqu'on ne le rencontre lui-même nulle part mais que l'Idée de sa législation se rencontre partout dans toute raison humaine, nous nous en tiendrons simplement à cette dernière /Idée/ et déterminerons plus précisément quelle espèce d'unité systématique, d'après ce concept cosmique <Weltbegriff>, prescrit la philosophie à partir du point de vue des fins." Le Lehrer dont il est question, le philosophe c'est-à-dire le Sage absolument parlant, ne peut être que Dieu soi-même. Le meilleur commentaire (car il est de Kant !) se trouve dans le 1er chapitre de la Dial. de la raison pure pratique. 7 On pourrait traduire Lehrer par "maître" car Kant utilisera Meister dans le passage cité de CRPr, et "enseignant" est pour le moins un peu plat ici ! Le "Docteur" est celui qui sait et qui enseigne "librement" (c'est-à-dire non comme fonctionnaire). 8 On pourrait songer à la figure du Christ au milieu des Docteurs du Temple qui montre à tout le moins pour Kant que le véritable Lehrer, "Maître dans la connaissance de la sagesse" 9 est bien Dieu dont la perfection réalisée par l'homme est représentée par la figure du "Saint de l'Evangile" 10. Et en disant dans le passage cité de CRPr que "la philosophie demeurerait comme la sagesse elle-même un idéal qui est représenté objectivement de façon complète seulement dans la raison" Kant retrouve la thèse de CRP 867 : "…mais puisque celui-ci /sc. le Docteur dans l'Idéal/ ne se rencontre pourtant nulle part, mais que l'Idée de sa législation se rencontre dans toute raison humaine…" : l'Idée de Dieu et l'Idée d'une Sagesse absolue sont en fait des productions naturelles de la raison humaine. Problème que l'Intro. de la 2ème éd. de CRP B 21-22 met en évidence en posant la question : "Comment la 6 "der alle diese ansetzt" Traduire par "emploie" (Barni et Pléiade) est oublier que Kant dit expressément ensuite "sie als Werkzeuge nutzt" et ce redoublement, outre qu'il est lexicalement peu justifiable, est peu vraisemblable. La traduction par "qui les réunit tous" (T.P.) retient la signification "attacher" que peut bien avoir ansetzen mais qui semble peu satisfaisante ici. Kant eût probablement utilisé un terme comme vereinigt. Ce dont il est question est bien la mise en place, l'instauration dans la vie de l'esprit, de ces hommes dont la fonction est d'œuvrer à la production de la mathématique, de la physique et de la logique. Ce sens est attesté par "Was ist Aufklärung ?" (Ak. 8, 37, 27) 7 CRPr 194-196. (Ak. 5, 108, 13-109, 9) 8 On peut se reporter sur ce point de détail au 1er alinéa de l'Introduction du Conflit des facultés (Ak. 7, 17). 9 CRPr 195 (Ak. 5, 108, 35-36) 10 FMM, II. (Ak. 4, 408, 33) Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 3 métaphysique est-elle possible comme disposition naturelle ?" et que résoudra d'abord le Livre I de la Dial. tale. La confidence de 1766 (reprise en 81 !) rien dans l'œuvre de Kant ne pourrait la démentir. Et si, pour emprunter à P. Aubenque 11 ses formules, la métaphysique n'était plus "la science sans nom", elle était toujours pour Kant "la science recherchée". Qu'elle soit en un sens, i. e. par la voie spéculative, "la science introuvable" cela est bien connu, comme la thèse selon laquelle elle peut (et doit) être (mais en un autre sens) "la science retrouvée" dans cette certitude pratique à laquelle l' "œuvre critique" 12 ouvre la voie à partir de la découverte de l'idéalité tale du temps et de l'espace, découverte à laquelle Kant aurait été conduit (en 1769) par la réflexion sur ce qui deviendra la théorie des Antinomie 13. Kant, dans la lettre à Garve, conteste que "la recherche sur l'existence de Dieu, l'immortalité etc." ait été son point de départ et il termine en écrivant que ce fut cette réflexion sur les quatre antinomies "qui d'abord le réveilla de sa somnolence dogmatique 14 et le conduisit à la critique de la raison elle-même pour supprimer le scandale d'une apparente contradiction de la raison avec elle-même." Cela signifie simplement que la solution du problème de la métaphysique passait par la découverte de la "critique de la raison elle-même". S'il faut confirmer que le souci métaphysique n'avait jamais quitté Kant, on peur ajouter que les trois problèmes spécifiques de la métaphysique sont compris dans les trois dernières antinomies comme le confirme l'al. 2 de la Section 3 de l'Antinomie…(CRP 491). Et s'il est évident qu'en 69 Kant ne pouvait pas maîtriser dans sa forme catégoriale le système des Idées cosmologiques (alors qu'à la date de la Ref. 5037 —entre 76 et 78— il le pouvait probablement) "la grande lumière" que lui donna, comme il le dit dans cette Ref., l'année 69 ne peut être que celle de l'idéalité tale du temps et de l'espace dont on sait qu'elle est la clé de la solution du problème des antinomies et de la métaphysique en général. L' illusion de l'entendement" que Kant, dans cette Ref., dit avoir soupçonnée et dont il cherchait "à découvrir où elle se cachait." ne peut être que l'illusion du réalisme de l'espace et du temps dont la dénonciation sera l'objet de la Dissertation de 70 dans laquelle Kant rassemble hâtivement les résultats de ses recherches sur l'espace et le temps depuis 68-69 pour obtenir de nouveau l'Habilitation qui lui était nécessaire 11 Le problème de l'être chez Aristote. Paris, PUF, 1962. CFJ, Préf., X (Ak. 5, 170) 13 On se reportera à la Ref. 5037 () (Ak. 18, 69) et à la lettre à Garve du 21 septembre 1798. Egalement citées par H.J. de Vleeschauwer, in "L'évolution de la pensée kantienne", Paris, Alcan, 1939. Belge, condamné à mort dans son pays par contumace, pour collaboration avec les nazis, après sa fuite dans les bagages de l'armée allemande, il coula des jours paisibles comme professeur en Afrique du Sud. Ses travaux peuvent néanmoins être utilement consultés. 14 La lettre à Garve est postérieure de 15 ans au texte bien connu des Prolégomènes (Ak. 4, 260, 6) : "Je l'avoue franchement : ce fut l'avertissement de David Hume qui fut précisément ce qui d'abord interrompit il y a bien des années ma somnolence dogmatique et donna à mes recherches dans le champ de la philosophie spéculative une tout autre direction." Mais elle confirme les termes de la Ref. 5037…! 12 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 4 pour être enfin nommé Professeur Ordinaire (sc. titulaire) à l'Université de Königsberg qu'il ne voulait pas quitter. Ces résultats seront repris pratiquement sans changements fondamentaux en 81 dans la CRP. Il est bien connu que pour Kant le problème de la métaphysique est le triple problème de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme et de la liberté 15. On doit ajouter les trois questions 16 dans lesquelles "s'unifie tout l'intérêt de ma raison (le spéculatif aussi bien que le pratique)… 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que puis-je espérer ?" ère Si l'Elementarlehre de CRP répond à la 1 comme question préalable et ème laisse ouverte la possibilité d'une réponse à la 3 , c'est sans doute celle-ci qui renvoie à proprement parler à la métaphysique et on sait que la réponse se trouve en fait dans et par la réponse à la seconde, telle qu'elle se trouve d'abord dans le Canon de CRP avant d'être exposée systématiquement une première fois dans CRPr et enfin élaborée définitivement dans CFJ, une élaboration dont les lignes de force sont 17 esquissées dans l'Appendice à la Dial. tale. La Logique (Intro. III) ajoutera une ème 4 question à laquelle "les trois premières se rapportent" : "Qu'est-ce que l'homme ?" On ne trouve pas trace de cette question dans les Réflexions sur la Logique, notes prises par Kant pour son cours et qu'il confia à Jäsche qui rédigea le texte publié en 1800 du cours sous le titre "Logique, Un manuel pour les leçons". Elle apparaît en revanche dans une lettre à C.F.Stäudlin du 4 mai 1793. Kant la rapporte à l'anthropologie en rappelant qu'il l'enseigna depuis plus de 20 ans ! On doit signaler que c'est en 1790-1792 que parut à Halle la traduction du Traité de la nature humaine de Hume dans la Préface duquel la question de l'homme est présentée comme la question centrale de la philosophie…Kant possédait la traduction des Essais (publiés en 4 volumes en 1754-1756) , de l'Histoire naturelle de la religion (1759) , de l'Histoire de l'Angleterre (1762-1771) et des Dialogues sur la religion naturelle (1781). Que Kant ait eu quelque connaissance du Traité avant 90 (il y a un certain nombre de correspondances littéraires assez remarquables) s'explique aisément par les relations suivies qu'il entretenait avec des amis britanniques et qui pouvaient à l'occasion lui traduire quelque passage. Cette hypothèse que j'ai évoquée depuis quelque 30 ans a d'ailleurs été soutenue 18 également par M. le Professeur M. Puech Il serait facile de montrer comment cette question de l'homme ne se réduit nullement (pour Kant lui-même, nonobstant sa déclaration à Garve !) à sa dimension anthropologique, mais que le problème de la métaphysique est fondamentalement appelé par la question du sens de l'homme pour l'homme (qu'on peut bien appeler ici simplement philosophique pour conserver à métaphysique sa connotation de connaissance du transcendant). A propos de cette question du sens Eric Weil 15 CRP 826. Cette formule qui n'apparaissait que dans le Canon de la raison pure dans la 1ère éd. A été ajoutée dans la 2ème éd. Intro. III (CRP B 7) 16 CRP 833 17 Ak. 9, 25 18 "Kant et la causalité", Paris, Vrin, 1990. Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 5 pouvait écrire 19 : "L'homme est véritablement le but, le sens du monde, il en est même le maître : un monde sans être moraux — et l'homme a la possibilité d'être immoral — serait vain et absurde." Et d'ajouter (d° p. 100) : "…Kant peut repenser et résoudre à sa satisfaction la vieille question : pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ? ajoutant en note : "Question qui, de nos jours, réapparaît sous l'ancienne forme théologique, entre temps dégénérée : pourquoi y a-t-il de l'être et non plutôt rien ?…" Il était naturel de revenir à la position de Kant face à l' "aphilosophie" 20 de Hume ou de sa tentative de produire une "philosophie" pour en finir avec toutes les philosophies, une tentative qui a contre elle de dénier toute validité objective à la science de la nature, une validité qu'il peut sembler dérisoire de récuser à l'époque de Newton (et de quelques autres !). Indépendamment du fait que la "philosophie" de Hume ne permettait pas de penser une liberté (au sens de capacité de commencer radicalement une série d'événements) elle condamnait le croyant à l'impossibilité de produire ne serait-ce qu'un commencement de rationalité de sa croyance qui ne pouvait plus apparaître que comme l'effet d'une grâce, témoignant sans doute de la grandeur de Dieu, mais totalement irréductible à toute compréhension rationnelle 21. Philosophe, "amoureux de la métaphysique" mais croyant Kant ne pouvait se satisfaire d'un système à l'intérieur duquel l'Objet de sa croyance ne pouvait être ni pensé ni compris. Si la dogmatique chrétienne, romaine en particulier, rejette l'idée qu'il puisse y avoir une preuve dirimante de l'existence de Dieu (la croyance en Lui est une grâce, comme le reconnaît en fait Hume) nous verrons que non seulement Kant ne réfère jamais à une telle caractérisation de la croyance en Dieu, mais fait de l'Idée de Dieu une production naturelle de la raison, dont tout le problème spéculatif est de produire l'élément d'existence et une expérience qui en atteste la réalité. Rappelons que la foi de Kant est indépendante de toute référence à une religion historique y compris à la tradition piétiste de son enfance dans laquelle c'est une erreur que de chercher les racines de sa philosophie. La philosophie que cherche Kant doit permettre de penser en même temps non seulement Dieu et la science, mais également la liberté de l'homme. Sans entrer dans le problème du rapport Kant/Hume, il est sans doute possible de suggérer que si la critique kantienne de la théorie humienne ne part pas directement de la thèse de l'Esthétique tale il n'en demeure pas moins clair que non seulement la théorie kantienne la liberté mais celle, plus fondamentale 22 de la causalité passe par celle-ci et que c'est elle qui permet à Kant de maintenir avec Hume que la nécessité causale est dans notre 19 Problèmes kantiens, p. 99. Paris, Vrin, 1963. J'emprunte le terme à A. Robinet qui l'emploie à propos de Bayle, qui, par ailleurs, fut un des "maîtres" de Hume. In "Pierre Bayle, Le philosophe de Rotterdam, Etudes et documents publiés sous la direction de Paul Dibon, p. 48 .Elsevier Publishing Company, Paris, Vrin 1959. 21 Cf. Dialogues sur la religion naturelle. 22 CRPr 98. (Ak. 5, 56) 20 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 6 esprit 23 mais, contre lui, qu'elle est identiquement dans les choses de la nature. En revanche l'Esthétique tale fondait la possibilité de penser un monde intelligible ou plus exactement la réalité de choses intelligibles, choses en soi ou noumènes, à savoir Dieu et les âmes qui sont à proprement parler les objets dont la métaphysique (au sens — faussement !— étymologique) a à parler mais dont la réalité, comme choses intelligibles, présuppose qu'on ait établi l'hétérogénéité absolue du sensible et de l'intelligible. Il est clair que si la réfutation de Leibniz est évidemment fondée aux yeux de Kant par l'Esthétique tale, dans la mesure même où celle-ci supprime la thèse qui faisant du sensible de l'intelligible confus interdit fondamentalement une position spéculativement correcte du problème de Dieu, la réfutation de Spinoza l'est tout aussi immédiatement. Or "Le spinozisme est le véritable aboutissement de toute la métaphysique dogmatisante." 24 Qu'elle soit de 80-89 ou de 76-79 cette Ref. montre bien que pour Kant le système de la métaphysique avant la philosophie critique ne peut aboutir qu'à un système athée dont la forme achevée est l'Ethique. La question demeure de savoir s'il est possible, sans en exclure toute transcendance, d'exposer, dans la langage du fini et dans la condition de sa finitude, la totalité infinie de l'être éternel dans l'infinité de ses dimensions (attributs) et l'enchaînement nécessaire de ses déterminations (modes) de telle sorte que le fini se reconnaisse sinon comme Dieu Soi-même, en tout cas comme une partie éternelle (i. e. nécessaire) de l'Infini et trouve dans cette reconnaissance que Spinoza appelle la connaissance du 3ème genre la satisfaction absolue ou béatitude. Que dans la perspective de l'Ethique l'homme qui se sait mortel se réconcilie avec sa propre mort en la reconnaissant comme une détermination nécessairement liée à une représentation imaginative de son être de chose finie, qu'il se sache alors éternel, tout cela la pensée, la "métaphysique", kantienne pourrait bien l'accorder dans la mesure où on n'aurait égard qu'à la fin ultime de la création qui est l'avènement du Royaume de Dieu, c'est-à-dire l'identification de la création à Dieu. Mais identification n'est pas identité et si l'homme a à devenir Dieu il ne l'est pas et Kant veillera toujours à renvoyer à l'infini du progrès (ou de l'histoire) de la création cette identification de l'ectype à l'Archétype. Un souci dont l'Opus Posthumum témoignera dans la Liasse I dont Kant écrit les feuillets dans les dernières années de sa vie (1800-1803) et qui reviennent constamment sur le problème : Dieu, le monde, et l'homme comme médiation entre Dieu et le monde. La difficulté rencontrée par Kant dans le projet de constitution d'un système de la métaphysique réside fondamentalement dans le fait qu'un tel système doit présenter dans la forme du concept la totalité des étants comme s'expliquant à partir de l'Etre des 23 Traité…I, 3, 14, al. 22-23 (Trad. Leroy : p. 252, GF : p. 242) Ref. 6050 ? (— ?) Ak. 18, 436, 8-9. On peut d'ailleurs souligner que Kant a toujours (au moins depuis la découverte du système critique) considéré le leibnizianisme comme un spinozisme sinon honteux en tout cas incohérent. 24 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 7 êtres (ou étants) de telle sorte que toute réalité finie soit comprise en son effectivité par le penser spéculatif comme causée par l'Etre infini et éternel mais que celui-ci réciproquement ne puisse être pensé que comme le "résultat" de cette infinie production de soi-même dans son aliénation dans le fini. Or dans un tel système de la philosophie c'est effectivement la transcendance de Dieu qui est effacée, une transcendance qui est, avec la différence ontologique irréductible du fini (la création) et de l'Infini (le Créateur), le réquisit minimum de toute foi religieuse, telle celle de Kant. Celui-ci connaissait la Bible comme Spinoza. Chacun sait que ce dernier inscrit sur la page de titre du TTP le verset 13 du chapitre IV de la 1ère épître de Jean : "Per hoc cognoscimus quod in Deo manemus, & Deus manet in nobis, quod de Spiritu suo dedit nobis." 25 Il eût, certes, pu également utiliser les trois occurrences de l'Apocalypse dont voici la dernière : "Je suis l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin." 26 Ces dernières formules peuvent bien être interprétées comme exprimant simplement l'éternité du Dieu et non l'immanence de toutes chose en Dieu dont elle constitueraient la nature, elles peuvent, y compris du point de vue du croyant, exprimer correctement le résultat de l'histoire telle qu'elle doit s'achever comme réalisation du Royaume de Dieu, Dieu fait monde, mais elles laissent indécidée la question de savoir si Dieu existe en dehors de sa réalisation comme monde "sanctifié", c'est-à-dire comme résultat du "travail" de la créature pour être adéquate à la loi de la raison pure, que Kant identifie à la volonté de Dieu. Du point de vue spéculatif, que Kant appelle théorétique, aucune métaphysique comme système uni-total de l'être n'est susceptible d'un développement conceptuel qui ne remette en cause cette transcendance de Dieu, ce qui revient à dire qu'il ne peut pas y avoir un système de la métaphysique (prise en ce sens large) dans l'œuvre de Kant. La seule chose que puisse et doive faire le philosophe est de produire une théorie qui permette non seulement de penser en même temps un Dieu transcendant créateur éternel et infini et la science de la nature, mais ce Dieu créateur et la science d'une part et la liberté de la créature humaine d'autre part. Cette théorie est l'Analytique tale qui doit remplacer l'ancienne et présomptueuse ontologie (CRP 303). Sous ce terme il convient d'entendre l'Esthétique tale et l'Analytique tale comme le confirme CRPr 159-160 (Ak. 5, 89-90), même si, en raison de son caractère fondateur du système critique, l'Esthétique tale est dans les deux éditions de l'Intro. de CRP désignée comme constituant la première partie de l'Elementarlehre dont la seconde est la Transzendentale Logik, ainsi que le montre clairement la Table des matières qui figure dans la seule 1ère éd. (CRP A XXIII). De telle sorte que si nous nous en tenons au vocabulaire traditionnel il n'y a stricto sensu aucune métaphysique de Kant. 25 Spinoza Opera, III, p. 3, Gebhardt, éd. Ap. 2213. Les deux autres portent respectivement : "C'est moi l'Alpha et l'Oméga…" (Ap. 18) et : "…je suis l'Alpha et l'Oméga, le Principe et la Fin…" (Ap. 216) 26 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 8 Le Metaphysica de Baumgarten dont le commentaire était l'objet officiel du cours de Kant commence ainsi : "[1] PROLEGOMENA "METAPHYSICORUM "§. 1 "METAPHYSICA est scientia primorum in humana cognitione principiorum. "§. 2 "Ad metaphysicam referuntur ontologia, cosmologia, psychologia, et theologia naturalis." Avant d'aller plus loin il faut rappeler que le Credo de Kant ne retient que les trois premiers mots du Symbole de Nicée : "Credo in Unum Deum". Et en tant que créateur il ne peut être dit "factorem cœli et terræ, visibilium omnium" mais seulement "factorem invisibilium". Cette précision essentielle se trouve dans CRPr 183-184 (Ak. 5, 102) : "Par conséquent si je dis des êtres dans le monde sensible qu'ils sont créés, je les considère dans cette mesure comme noumènes. De même que ce serait une contradiction de dire que Dieu serait un créateur de phénomènes, c'est aussi une contradiction de dire que comme créateur il serait cause des actions dans le monde des sens, donc comme phénomènes…". Nous ne discuterons pas la formule de Jacobi 27 "Sans admettre la chose en soi on ne peut pas entrer dans le système kantien, si on l'admet on en sort.", "formule magnifique", "brillante formule" écrit justement A. Philonenko 28, mais il faut bien reconnaître qu'elle trahit une singulière méprise sur le système kantien. L'ontologie transformée par Kant en Analytique tale, si elle interdit toute connaissance hors du champ du sensible phénoménal, laisse précisément ouverte la pensabilité d'un monde intelligible et d'abord la limitation de la nécessité causale à la seule condition de l'expérience sensible. Mais elle laisse également ouverte la pensabilité d'un Dieu parfaitement transcendant par rapport à la création (que Kant appelle dans CFJ, p. ex. dans le titre du § 84, la Welt, sc. le "monde") considérée non seulement dans sa manifestation phénoménale mais dans son fondement intelligible que Kant appelle dès 1781 "La cause-non sensible de ces représentations nous est tout à fait inconnue et nous ne pouvons donc pas l'intuitionner comme Objet <Objekt>; car un tel objet <Gegenstand> ne pourrait être représenté ni dans l'espace ni le temps (comme simples conditions de la représentation sensible), conditions sans lesquelles nous ne pouvons concevoir aucune intuition. Cependant nous pouvons appeler l'Objet tal <das transzendentale Objekt> la cause simplement intelligible du phénomène…" 29. Toute la théorie de la constitution de l'expérience ou de la nature par l'activité synthétique du sujet tal qui unifie dans la forme d'objets le "divers de la sensibilité" qui est la 27 F. Jacobi, David Hume (1787). pp. 305-307 L'œuvre de Kant, Vrin, Paris, 1969. Tome I, p. 126. 29 CRP 522. 28 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 9 manifestation à sa réceptivité de cet Objet tal et en institue la liaison (la nature comme ensemble de phénomènes soumis à des lois) outre qu'elle permet à Kant de maintenir Dieu dans une transcendance absolue par rapport à la nature lui permettra de penser la liberté. Si chaque homme, créature raisonnable mais finie, est une chose en soi finie (un noumène fini), une âme, il est, nonobstant les affirmations de Adickes 30, difficile d'inscrire dans la cohérence de la philosophie kantienne la thèse selon laquelle il y aurait une pluralité de choses en soi (en dehors de celle des âmes) correspondant à la pluralité des phénomènes. Disons au passage que l'interprétation de H. Cohen 31 dont on connaît la formule : "La chose en soi est ainsi l'ensemble des connaissances scientifiques." (d° 660) pourrait également être légitimement contestée aussi bien à partir de la cohérence propre de l'œuvre critique qu'une telle interprétation de la chose en soi remettrait fondamentalement en cause qu'à partir des interprétations données par Cohen de formules de Kant. J'indiquerai rapidement ici que l'idée de redoubler le monde des phénomènes d'un monde intelligible de choses en soi peut sembler d'emblée relever d'une Schwärmerei (faussement platonicienne) dont il est difficile d'imaginer que Kant aurait jamais pu la prendre au sérieux ne serait-ce que dans la mesure où d'abord elle rendrait parfaitement inutile toute la théorie de la constitution développée dans l'Analytique tale et où elle rendrait totalement vide de sens la thèse fondamentale que l'homme a à "donner au monde sensible la forme d'un tout d'êtres raisonnables." 32 Quant à l'interprétation de Cohen elle manque la dimension proprement "métaphysique" de la théorie kantienne en évacuant le fondement intelligible du phénoménal et reconduit à des difficultés insolubles dès l'instant qu'il s'agit de comprendre dans leur unité la philosophie spéculative et la philosophie pratique de Kant. C'est dans le monde, comme phénomène, que l'homme comme noumène doit agir (librement donc puisque non soumis à la condition du temps) pour y réaliser ce "tout d'êtres raisonnables" dont il serait facile de montrer qu'il désigne ce que Kant appelle aussi le Règne des fins et le Royaume de Dieu. Or CFJ montrera que la possibilité de la réalisation de cette fin (inconditionnelle) présuppose que le "substrat intelligible" de la nature (terme par lequel il désigne ce qu'il appelle dans CRP "l'Objet tal cause de nos représentations" soit effectivement tel que la nature que nous constituons à partir de lui et dans laquelle nous avons à agir, soit capable d'une telle instauration mondaine du souverain bien. Cette capacité ne peut être effectivement pensée que sous la présupposition d'un Dieu, créateur moral non de la nature mais de son substrat intelligible, et qui l'ait créé dans la vue de cette fin, c'est-à-dire tel que la nature que constitue l'homme (sur cette terre ou dans 30 E. Adickes, Kant und das Ding an sich. Pan Verlag Rof Heise, Berlin, 1924. Réédition : Georg Olms Verlag, Hildesheim, New York, 1977. 31 H. Cohen. Kants Theorie der Erfahrung, 3ème éd. B. Cassirer, Berlin, 1918. Réédition : Georg Olms Verlag, Hildesheim, New York, 1987. 32 CRPr 74-75. (Ak. 5, 43) Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 10 quelque autre "lieu" de son existence à venir) soit toujours susceptible de s'accorder avec la loi de la raison pure. Le problème de la métaphysique proprement dite (pour employer ce mot au sens large et courant) n'est pas pour Kant celui du fondement de la science mais bien celui du sens et de la valeur de l'existence de l'homme qu'il s'agit pour lui de résoudre en gardant constamment présente à l'esprit la certitude de l'existence de l'existence d'un être infini transcendant créateur. Il apparaît néanmoins évident que cette problématique ne peut pas être traitée sans que soit assurée la possibilité d'une science rigoureuse et objectivement valable de la nature. Une science qui n'a d'intérêt que pour l'homme dans la mesure même où Dieu n'a pas affaire à la nature et dont la fondation est effectivement moins apparemment aisée que dans les perspectives créationnistes traditionnelles. C'est à ce problème que renvoie le dernier alinéa du § 27 de la 2ème Déduction dont la critique vise fondamentalement l'innéisme de Descartes. Dieu aurait bien pu me constituer de telle sorte non seulement que je comprenne la chute des corps sous la forme E = k gt2 ou sous la forme : E = k gt, mais surtout que la gravitation ne soit pas une propriété des choses de la nature elles-mêmes mais seulement la vue qui résulte de la manière dont je suis organisé dans la perspective de l'expérience que je fais de ces choses. D'où la formule : "…ce qui est ce que le sceptique souhaite le plus…" En revanche la théorie de l'Analytique tale assure une parfaite objectivité à la physique et la possibilité illimitées pour l'entendement humain de poursuivre cette investigation de la nature <Naturforschung> sous des conditions (celles du travail scientifique) dont l'élaboration ne relève évidemment pas de la philosophie pour Kant mais bien de la réflexion des Naturforscher eux-mêmes sur leur propre travail et les protocoles de son développement. Non certes qu'il n'y ait pas quelque point de tangence de la science proprement dite et de la philosophie, mais nous verrons à propos de CFJ que c'est peut-être bien là où, pour reprendre et la pervertir en même temps une formule célèbre, la science proprement dite "s'arrête", c'est-à-dire en réalité, au regard de Kant, s'avère incapable de proposer une explication au plan de la physique, non que "la philosophie commence", mais qu'elle trouve dans l'investigation de la nature un réalité qui fait signe vers l'intelligible. En revanche il est essentiel de souligner rapidement d'une part la difficulté qu'il y a à accorder à l'Esthétique tale le caractère de doctrine démontrée et d'autre part surtout l'absence de fondement de l'Esthétique tale et de l'Analytique tale ainsi que la raison de cette radicale déficience. On peut pour résumer 33 rapidement le premier point citer la fin du commentaire de Vaihinger de CRP 42, a) 34 et de la Ref. 6348 (4 Eté 1797)35 : "La forme 33 Pour un exposé complet : H. Vaihinger, Commentar zur Kants Kritik der reinen Vernunft, II, Union deutsche Verlagsgesellschaft, Stutgart, Berlin, Leipzig, 1892. Réédition Garland Publishing Inc. New York & London, 1976. On se reportera dans ce tome 2 aux pages 134-151 et 290-326. 34 o. c. p. 289 35 Ak. 18, 671, 31. Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 11 de l'intuition (non la forme du penser) 36 des objets dans l'espace et le temps, parce qu'elle est représentée a priori et comme nécessaire, démontre sa subjectivité" etc. Vaihinger commente alors : "Mais ce raisonnement n'est pas le moins du monde contraignant. Car abstraction faite complètement de ceux qui rejettent la mineure 37 en se fondant sur la psychologie scientifique, la majeure 38 provoquera la contradiction même chez les rationalistes. On trouvera en elle une Petitio principii. 39 Pourquoi en effet une représentation apriorique <apriorisch> comme la représentation de l'espace ne pourrait cependant pas appartenir encore en même temps aux choses comme propriété objective ? Nous avouerons bien que cela heurterait la lex parcimoniæ dans la nature, si tel était le cas; mais nous pouvons au moins demander que l'auteur ne traite pas comme une prémisse irrévocable ce qui en fait n'a pour soi dans le meilleur des cas que quelque vraisemblance. Nous avouerons qu'il serait invraisemblable qu'une détermination intuitionnée a priori appartienne encore aussi en même temps aux choses elles-mêmes, mais au moins nous ne voulons pas voir une invraisemblance transformée en impossibilité. Mais beaucoup trouveront vraisemblable précisément le contraire de ce qui est dit dans la majeure; ils apercevront même une téléologie particulière de la nature dans le fait que la détermination intuitionnée a priori appartienne aussi en même temps aux choses ellesmêmes. Pour Kant au contraire il va de soi <s e l b s t v e r s t ä n d l i c h > que l'apriorique soit en même temps subjectivement pur." Que, pour reprendre le terme de Trendelenburg, il y ait un "trou" <eine Lücke> dans l'Esthétique tale peut sembler incontestable et de ce fait c'est tout le système kantien qui demeure insoutenable ! Le silence auquel se heurtèrent toutes les demandes faites à Kant sur ce point pourrait bien indiquer que non seulement le problème était réel (mais insoluble !) mais surtout que la remise en cause de la validité de l'Esthétique tale était celle de toute la philosophie de Kant. Et c'est effectivement, non seulement une "téléologie particulière" qui en devrait résulter mais une autre philosophie. Une philosophie qui serait totalement fondée, développée dans la forme d'un système du Tout pensé, se fondant lui-même en lui-même mais de ce fait excluant toute transcendance. Or on peut, sans crainte d'erreur, affirmer que Kant a voulu produire une philosophie qui permette d'affirmer sans contradiction la réalité objective de l'Objet de l'Idée de Dieu et d'évacuer les apories de la théodicée. Platon affirmait déjà qu'il ne faut pas dire que le dieu 36 La parenthèse est omise par Vaihinger. Son interprétation n'est, en effet, pas évidente ! Elle pourrait bien indiquer que Kant aurait bien conscience de n'avoir pas démontré directement l'apriorité et la nécessité de la forme du penser (catégories). La déduction métaphysique les découvre dans les formes du jugement et produira (dans la déduction tale) leur apriorité à partir du fait que celle-ci est la condition de possibilité de la nécessité de la mathématique et de la physique pures. 37 "L'espace est une intuition apriorique" (o. c. p. 288) 38 "Tout ce qui peut être intuitionné a priori ne peut appartenir aux choses mêmes comme telles." (d°) 39 Je ne traduis pas la note dans laquelle Vaihinger montre qu'il pourrait s'agir non d'une Petitio principii mais d'une Quaternio… Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 12 est cause de tout car il est bon, avant de faire dire à Lachésis, fille de la nécessité : "Celui qui choisit est cause; dieu n'est pas cause." < μ . .> 40 Mais il faut accorder, à en juger par la situation dans laquelle la "métaphysique" se trouve encore en 1768, que la philosophie n'avait trouvé aucun système capable de répondre à cette exigence et Kant pourra encore écrire en 1791 un essai "Sur l'échec de tous les essais philosophiques de théodicée" La véritable théodicée se trouve dans la philosophie critique qui pourtant ne s'annonce pas comme telle ! Il faut dès lors être particulièrement attentif au fait que Kant a récusé explicitement toute tentative pour fonder de quelque manière et en quoi que ce soit les formes de l'intuition et celles du penser, l'espace-temps et les catégories. Ou bien elles auraient été inscrites en nous par Dieu et Celui-ci, de quelque manière qu'on conçoive cette dépendance de Dieu des formes de l'intuition et du penser, ne peut plus ne pas être considéré comme l'Auteur de l'ensemble des phénomènes de la nature et de leurs lois. Ou bien elles seraient fondées dans l'être en général et dans ce cas c'est la distinction entre chose en soi et phénomène, intelligible et sensible, qui disparaît et avec elle la possibilité de penser le Dieu des croyants. Compte tenu de la découverte par Kant de la temporalité originaire du sujet et de la Welt (dont on vérifierait aisément la place dans la philosophie pratique pure — CRPr — et appliquée — la philosophie de l'Histoire et l'Idée de progrès —) ce n'est pas à Spinoza que serait reconduit Kant, mais bien à Hegel. A.Kojève 41 a bien souligné que l'élimination de la chose en soi conduirait au système athée de Hegel. Celui -ci a justement souligné en ce qui concerne les catégories que Kant les a trouvées dans le langage, c'est-à-dire dans l'expression naturelle et purement factuelle du penser humain, et qu'à partir de cette constatation le système kantien est strictement infondé. Or cela Kant le reconnaît bien dans le § 21 de la 2ème Déduction 42 : "Mais de la propriété particulière de notre entendement d'instituer a priori seulement au moyen des catégories et seulement /de catégories/ de cette espèce et de ce nombre l'unité de l'aperception, on ne peut indiquer en outre aussi peu indiquer un fondement qu'on ne peut indiquer celui pour lequel nous avons précisément ces fonction du jugement ou pour lequel l'espace et le temps sont les formes uniques de l'intuition possible pour nous." Cette "Remarque" suit immédiatement et complète ce que Kant appelle dans la 2ème éd. de CRP 43 "la déduction tale" et le § 27 déjà cité confirme cette préoccupation de Kant. L'Analytique tale montre qu'il n'est rien dans la nature, dans ce qui est observable par l'homme, qui ne soit une détermination par les structures cognitives de l'homme (ce que Kant appelle dans la Critique le Gemüt, un terme qu'il vaut mieux ne pas "traduire" et surtout pas par "esprit" !) de cette chose en soi qui est le corrélat de la réceptivité de la créature finie : "Cependant nous pouvons appeler la cause simplement intelligible des 40 République, 379 e et 617 e. Kant, NRF, Paris 1973. pp. 218-219 42 CRP B 145-146 43 CRP § 26, B 159 41 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 13 phénomènes en général l'Objet tal, simplement pour avoir quelque chose qui corresponde à la sensibilité comme une réceptivité." 44 Le Dieu de Kant est bien créateur de noumènes ou choses en soi, mais les choses qu'Il crée ne sont pas Lui, l'Infini, l'Eternel, mais des choses qui ne se découvrent ellesmêmes à elles-mêmes que dans la condition de la finitude qui est la leur dans la mesure même où elles ne sont pas Dieu. Cette thèse d'un Dieu créateur seulement de noumènes qui est au centre de la problématique proprement "métaphysique" kantienne au sens traditionnel du terme conduit à s'arrêter sur la notion de finitude pour en esquisser les contours autrement que négativement. Au sens le plus général l'être fini est un être qui a besoin pour être et être conscient de soi d'un autre être que lui. Cette formule reprend la définition sartrienne de la conscience 45 et elle permet de réunir à la fois deux thèses : la première, celle selon laquelle l'être du fini est fondé dans la causalité un autre et qu'il ne peut, par ailleurs, subsister que sous la condition de la satisfaction de ses besoins 46, une satisfaction qui implique le "travail" en général et, dans le cas particulier de ce "besoin" de l'absolu qu'il éprouve en tant que raisonnable, son effort pour égaler, à l'infini de son existence, son arbitre à l'exigence de la loi pure qui est celle même de Dieu; et la seconde, à savoir la thèse que l'homme ne pense rien que pour autant qu'un quelque chose lui est donné à penser. Plus généralement c'est le penser qui renvoie à la finitude et "démontre <beweist> des bornes" quand la connaissance de Dieu est seulement une intuition "dont on a écarté les conditions de l'espace et du temps" 47. Cette troisième et dernière section que Kant ajoute (comme n° IV) en 87 aux "Remarques générales sur l'Esthétique tale" de la 1ère éd. confirme tous les passages dans lesquels Kant souligne que Dieu ne pense pas mais "voit", sa connaissance est une intuition intellectuelle de choses seulement intellectuelles. Qu'il puisse y avoir un penser qui s'exerce indépendamment de la donation au sujet d'une "matière", c'est-à-dire un usage pur des catégories, est bien attesté par les textes de Kant, mais c'est précisément le fait que ce penser est vide qui atteste que le penser "démontre /l'existence/ des bornes". C'est non seulement dans la Critique du 4ème Paralogisme dans la 1ère éd. qu'on peut trouver les matériaux pour cette réflexion, mais également dans Réfutation de l'idéalisme de la 2ème éd. (qui remplace en fait la Critique du 4ème Paralogisme que Garve et Feder n'avaient sans doute pas pris le temps de lire avant de publier leur "recension" de CRP !) et dans le texte de la "critique de la psychologie pure" de la 2ème éd., en particulier dans la dernière phrase de la note de CRP B 422. Signalons que c'est en CRP B 420 que Kant a "déjà dit" que "Le 'je pense' est une proposition empirique" et que dans la 44 CRP 522 Sartre, L'être et le néant, Paris, NRF, 1950. "…la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui." p. 29. 46 E. Weil a bien souligné que pour Kant l'homme est un "être besogneux". Problèmes kantiens. pp. 32-33, p. 58. 47 CRP B 71 45 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 14 4ème phrase de cette note il faut traduire : "L'existence n'est pas encore ici une catégorie, en tant qu'elle <als welche> /l'existence ici/ ne se rapporte pas /sc. ne renvoie pas/ à un objet donné de façon indéterminée…". On doit ajouter à cet ensemble de textes la Réponse à Eberhard. Il y a effectivement dans la démarche de Kant un lien très fort entre la thèse de la finitude radicale de l'homme et la réfutation de l'idéalisme. Dans le n° IV de la Remarque générale sur l'Esthétique parlant de notre "mode d'intuition" Kant note : "Ce mode est appelé sensible parce qu'il n'est pas originaire, c'est-à-dire tel que par lui soit donnée l'existence même de l'Objet de l'intuition (/mode/ qui autant que nous /le i. e. le problème !/ saisissions ne peut revenir qu'à l'être originaire <Urwesen> mais est dépendant de l'existence de l'Objet, par suite n'est possible que par le fait que la faculté de représentation du sujet est affectée par lui." A contrario l'Etre infini non seulement est tout-suffisant <allgenugsam> mais en outre sa vue est en même temps la position de l'existence de la chose. Ce que Kant appelle l'intuition intellectuelle et qui ne peut appartenir qu'à Dieu n'est pas seulement une vue des choses indépendamment de la condition de l'espacetemps mais elle est en même temps leur création en dehors du temps et de l'espace. Il est clair que le développement d'une telle thèse ne pourrait conduire qu'à celle de la coéternité de Dieu et de la création dont la temporalité n'aurait de signification que pour nous. Il est aisé de comprendre que Kant ne pouvait pas développer une telle thèse qui, si elle est en fait nécessaire dans un discours qui doit parler de Dieu comme d'un Etre Infini transcendant, "élevé au-dessus de toute dépendance" 48 place le philosophe croyant devant la perspective inéluctable d'une retombée dans le spinozisme ! Le pouvoir de connaître de l'être fini, sa capacité même d'être conscient de soi comme d'un Je pense sont dépendant de la donation de quelque "objet" qui se manifeste dans sa réceptivité. Que Kant puisse appeler cette conscience Je pense une "conscience intellectuelle de mon existence" 49 exclut qu'elle soit liée à "une détermination de mon existence par une intuition intellectuelle" auquel cas "à celle-ci n'appartiendrait pas nécessairement la conscience d'un rapport à quelque chose hors de moi." Kant poursuit : "Or pourtant cette conscience intellectuelle est bien préalable <vorangeht> mais l'intuition interne, dans laquelle seulement mon existence peut être déterminée, est sensible et liée à la condition du temps…" La réfutation de l'idéalisme développée dans la Critique du 4ème Paralogisme, en particulier le texte des alinéas 8 et 950 renvoyait qui au problème de la nature de cet Objet qui nous affecte et au type d'extériorité qui lui revient. C'est bien au sens tal que l'Objet tal qui nous est donné comme corrélat de notre réceptivité est conçu comme extérieur à nous. Ce qui signifie que la chose en soi finie qu'est l'homme est, en tant que finie, originairement corrélée à cette chose en soi qu'est l'Objet tal. Ce n'est pas le rapport de l'homme à des objets empiriques qui est la marque de sa finitude 48 CRPr 145 (Ak. 5, 82, 2) CRP B XL 50 CRP A 372-373 (Ak. 4, 233, 35, f.) 49 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 15 du point de vue de ce qu'on appellera par commodité la "métaphysique" kantienne, mais bien son rapport à l'Objet tal. Les Objets empiriques et en général l'objet empirique ne sont que des Erscheinungen. En toute rigueur il faudrait dire que les Objets empiriques sont des phénomènes unifiés comme objets et liés entre eux selon des lois qui procèdent de la structure tale du Sujet, constitués dans leur objectalité et leur liaison (qui en fait une nature) par le sujet tal opérant la synthèse du "divers a priori" de la sensibilité qui est la manifestation de l'Objet tal cause de nos représentations. La position du problème de la Déduction comporte une formule qui confirme une telle interprétation. "Car des phénomènes <Erscheinungen> pourraient à la rigueur être d'une nature telle que l'entendement ne les trouve absolument pas conformes aux conditions de son unité, et tout se trouverait dans une telle confusion que, p. ex. que dans la série des phénomènes rien ne s'offre qui suggère 51 une règle de la synthèse et corresponde ainsi au concept de la cause et de l'effet, de telle sorte que ce concept serait alors complètement vide et sans signification. Des phénomènes ne présenteraient pas moins des objets à notre intuition, car l'intuition n'a besoin en aucune manière des fonctions du penser." 52 C'est seulement au regard de la créature qu'il est question d'une nature. Une nature dont la connaissance scientifique se trouve d'emblée fondée en sa possibilité, une nature dont le concept même n'a aucun sens dans la perspective d'un Dieu qui n'en est pas l'Auteur, mais seulement Celui de son substrat intelligible (terme qu'utilise Kant dans CFJ pour désigner ce qu'il appelle l'Objet tal cause de nos représentations dans CRP) et qui dont n'est pas cause des phénomènes. Ce qui permet de dire que l'Analytique tale est bien une authentique théodicée…Finitude et réceptivité est une point essentiel dans la perspective de la philosophie kantienne mais il en est un autre qu'on ne peut esquiver avant d'aller à ses conclusions (?), celui de la temporalité originaire de la créature, cette chose en soi qu'est l'homme comme âme. Kant se refuse à produire quelque fondement de l'espace et du temps comme formes de notre réceptivité et laisse 53 indécidée la question de savoir si ces formes appartiennent en général à tout être fini. Une telle question est pourtant inévitable dès qu'on prend en considération le fait que l'immortalité de l'âme (chose en soi, noumène) est la durée indéfinie d'un être fini qui est nécessairement et ne peut cesse d'être fini ou sensible et donc soumis à la condition d'une réceptivité. Que les modalités de cette existence dans une autre forme de la création (Welt) que celle que nous connaissons comme la planète terre (die Erde) soient indéterminables va de soi, mais nous n'avons aucune raison de les supposer semblables à celles qui valent de notre existence terrestre 54. On peut aisément comprendre l'inévitabilité d'une telle différence concernant l'espace, dont la structure conditionne en fait 51 La traduction est littérale, mais on peut bien comprendre : "qui se prête à…" CRP 123 53 Esthétique tale, Rem. Géné. IV (CRP B 72) 54 On trouve une remarque trahissant les mêmes préoccupations dans la 1ère note de La Religion…III, 2 (Ak. 6, 128-129) 52 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 16 celle des objets qui meublent notre expérience en général, mais ce qu'on voit mal en revanche c'est comment la temporalité en général pourrait être évacuée et remplacée par une autre forme du sens interne. Que la finitude soit identifiable à la temporalité serait suffisamment affirmé a contrario par la formule de CRPr 221-222 55 : "L'Etre Infini <Der U n e n d l i c h e > pour qui la condition du temps n'est rien voit dans cette série pour nous sans fin le tout de la conformité avec la loi morale et la sainteté que son commandement requiert inévitablement, pour être conforme à sa justice dans la part au souverain bien qu'il détermine pour chacun, est à trouver totalement dans une unique intuition intellectuelle de l'existence d'êtres raisonnables." Compte tenu de ce que Kant a employé le masculin il est clair que c'est "Dieu" (Gott est masculin) que désigne der Unendliche et le seul intérêt de traduire par "L'Etre Infini" est simplement de souligner que ce n'est pas de l'Infini en général et ni de la simple infinité des choses comprises en leur totalité qu'il s'agit mais bien de l'Etre Infini par quoi est communément désigné Dieu. Il convient d'ajouter ici une remarque sur l'expression de "duratio noumenon" qui apparaît au début de l'essai : La fin de toutes choses qui date de 1794. 56 Dans ce texte Kant récuse (avec quelque vivacité) l'idée que la vie post mortem soit figée dans une éternité par définition immuable, que celle-ci soit celle des élus ou celle des réprouvés, qui "ou bien entonnent toujours le même chant, leur alléluia ou éternellement exactement les mêmes lamentations" 57 "Il y a, spécialement dans le langage de la piété, une expression usuelle, faire dire à l'homme qui meurt : il passe du temps à l'éternité. "Cette expression ne voudrait en fait rien dire si ici sous l'éternité on devait entendre un temps progressant à l'infini; car alors l'homme à vrai dire ne sortirait jamais du temps mais continuerait seulement à progresser toujours d'un temps à l'autre. Ainsi par là <damit> /sc. par cette expression/ c'est une fin de tout temps qu'on doit avoir à l'esprit <muß…gemeint sein> accompagnant <bei> la continuation ininterrompue de la durée de l'homme, mais cette durée (son existence considérée comme grandeur) doit cependant aussi être considérée par la pensée <muß…gemeint sein> comme une grandeur totalement incomparable <unvergleichbar 58> avec le temps (DURATIO NOUMENON) dont nous ne pouvons certes nous faire aucun concept (sinon simplement négatif)." 49 La difficulté de l'expression "duratio noumenon" est évidemment dans le fait que le noumène n'est pas soumis à la condition du temps, il est la chose telle serait pour une autre intuition que la nôtre, donc non spatiotemporalisante, et pour laquelle il n'est pas de changement repérable dans la chose. 55 Ak. 5, 123, 7-13. Ak. 8, 327 57 Ak. 8, 335, 1-2. 58 "incommensurable" traduit la Pléiade ce qui est acceptable mais estompe le fait de l'irréductibilité de cette grandeur au temps. Le L Bl F 18 utilisait le mot "incommensurabel", ce qui peut bien justifier la traduction par "incommensurable". 56 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 17 Citons un texte de 94 qui constitue l'essentiel de la seule Vorarbeit zu “Das Ende aller Dinge” qui nous soit conservée 59 : Page 1 Division entre temps et éternité. Si la dernière désigne un état permanent toute imperfection ne serait pas un pas vers le mieux. Mais puisque l'éternité bienheureuse doit être le meilleur et le plus parfait mais que l'homme est toujours seulement une partie en vue du tout le plus parfait l'éternité bienheureuse est un engloutissement dans la divinité. De là d'abord l'émanation/,/ /la/ secte de Laokium 60 ou le panthéisme. Le dernier jour du monde est le jugement dernier puisqu'il n'y a plus de temps. C'est /Telle est ?/ la mort pour chaque individu. Il est passé du temps dans l'éternité. — Le monde /dont nous parlons/ ici est la terre et les hommes sont tous les être raisonnables dans le monde. De la mort et de la résurrection et ensuite de la transfiguration/,/ de la désincorporation sans mort. — Le projet n'est pas d'expliquer des concepts ou de parler de la grande année platonicienne et du retour de toutes choses mais de rechercher ce qui a bruissé dans la tête des hommes en quoi finalement le penser trouve le plus doux des repos dans l'absence de penser. Page 2 “Un temps pour lequel il n'y a aucune mesure (aucun jour puisque le dernier est passé) et une durée pour laquelle il n'y a aucun temps est /l'/ éternité : Page 4 “Si le temps et l'éternité (comme durée) sont considérés simplement d'après leur grandeur et non d'après leur qualité, c'est alors une division absurde que celle de toute la durée du monde en temps et éternité car le temps appartient à l'éternité. Ils doivent donc être divisés au moyen de leur différence de qualité. L'homme passe du temps à l'éternité est une expression contradictoire car il était dans l'éternité quand il était dans le temps. Celle-là doit donc être une durée sans temps — Il 61 est l'Alpha et l'Oméga parce que le commencement et la fin de toute chose sont en même temps pour Dieu i. e. /que/ de la durée c'est seulement la succession qui est évacuée, la grandeur demeure. Il /l'homme/ passe d'un temps déterminé dans tout le /temps/ suivant — Autant dire tout aussi bien qu'il passe du temps, dans une durée concernant laquelle il n'y a aucun temps/;/ or puisque /le temps/ est la mesure de la durée des choses comme phénomènes /temps/ sans lequel [152] leur existence /celle des phénomènes/ ne peut être pensée comme 59 L Bl F 18. Ak. 23, 151-152 Les 7 lignes de la 1ère page du L Bl E 59 éditées à la suite sont bien une Vorarbeit de La fin de toutes choses, mais ne touchent pas au problème du temps et de l'éternité. 60 Orthographié : Laokiun dans le texte publié de La fin de toutes choses — Ak. 8, 335, 25-26 — ce nom désigne Lao Tseu. 61 "Er", donc ni le temps ni l'éternité tous deux féminins en allemand, mais Dieu. Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 18 grandeur 62, l'homme passerait dans une existence qui est grandeur mais incommensurable <incommensurabel> avec le temps — l'Ange 63 parle etc. le temps est ainsi pensé comme inséré entre deux limites.” Ce L Bl semble bien confirmer qu'il ne saurait y avoir d'éternité pour la créature car à proprement parler l'éternité exclut tout changement, elle est "une durée sans temps" et il ne peut être question d'éternité que pour Dieu. Le texte de La fin de toutes choses semble bien signifier que dans la perspective de l'immortalité de l'âme telle qu'elle est conçue par la pensée "pieuse" commune c'est bien d'une quantité, qui ne soit plus mesurable par le temps, de l'existence des êtres intelligibles (noumènes) que sont les âmes qu'il doit être question. La durée est la quantité de l'existence 64. Ce que le deuxième alinéa de La fin…montre est qu'il est absurde de parler d'une sortie du temps si l'éternité est conçue comme "un temps se prolongeant à l'infini" de telle sorte que ceux qui parlent d'une "fin de tout temps" doivent bien considérer que l'homme passe à une continuation ininterrompue de sa durée irréductible désormais au temps. Il faut alors s'arrêter sur la fin de ce 1er alinéa : "Or en tant que nous suivons le passage /l'Idée du passage/ du temps à l'éternité (que cette Idée considérée théorétiquement, comme extension de connaissance, ait ou non une réalité objective) comme le fait /l'Idée du passage/ elle-même pour soi /à son usage/ la raison par une considération morale, nous nous heurtons à la fin de toutes les choses comme êtres du temps et comme objets d'une expérience possible : mais cette fin dans l'ordre moral des fins <Zwecke> est en même temps le commencement d'une continuation de la durée précisément comme être suprasensibles, ne se trouvant pas par suite sous les conditions du temps, qui 65 donc ne seront capables d'aucune détermination autre que morale de leur nature propre." 62 Voici le texte à partir de 151, 31 : “Er geht aus einer bestimmten Zeit in alle folgende. — Es muß so viel sagen wohl als geht aus der Zeit in eine Dauer über die keine Zeit ist da nun das Maas der Dauer der Dinge als Erscheinungen ist ohne welche dieser ihr Daseyn nicht als Größe gedacht werden kann…” Kant avait d'abord écrit dans la première phrase : in alle übrige. La correction indique, me semble-t-il, qu'il ne s'agit pas d'un “reste” mais bien d'une suite sinon d'une continuation. D'autre part G. Lehmann propose de lire “das Maas die Dauer der Dinge…” Le sens me paraît meilleur en lisant : die Zeit das Maas der Dauer. Et peut-être les mots “die Zeit” que Lehmann supprime à bon droit dans la phrase “Jene muß also eine Dauer ohne Zeit seyn die Zeit.” (151, 28) devraient-ils bien être ici restitués. 63 C'est l'Apocalypse de Jean que Kant a à l'esprit… 64 CRP 226 65 "…welches Ende aber in der moralischen Ordnung der Zwecke zugleich der Anfang einer Fortdauer eben dieser als übersinnlicher, folgich nicht unter Zeitbedingungen stehender Wesen ist, die also und deren Zustand keiner andern als moralischer Bestimmung ihrer Beschaffenheit fähig sein wird. En mettant le verbe au singulier le texte transmis oblige à faire de Fortdauer l'antécédent de "die" et à comprendre que le Zustand n'est pas celui des êtres en question mais de la continuation de leur durée. Ce qui n'est pas incompréhensible mais semble traduire un certain télescopage des problèmes : celui de la nature de cette continuation de la Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 19 Le concept de duratio noumenon doit bien être admis en fait par Kant dans La fin de toutes choses, quitte à ne le prendre que négativement (comme concept d'un objet irreprésentable), il n'en demeure pas moins que toute la causalité du noumène, ou sa Wirklichkeit, en tant que noumène fini s'inscrit dans le temps. Et l'immortalité de l'âme comme chose en soi ou noumène est bien une durée temporelle sans fin et sans doute sans commencement assignable. Ce qui demeure à jamais inexplicable est précisément non seulement que l'action ou la causalité d'un être, qui ne peut être pensé qu'en mettant de côté les conditions de l'espace et du temps, ne puissent se rencontrer que dans l'espace et le temps mais en outre que cet être purement intelligible doive être pensé comme ayant à produire en une durée indéfinie la transformation de son existence en tant qu'il doit intérioriser ou s'assimiler la loi de la raison pure comme Principe unique de détermination de sa causalité. La chose en soi qu'est la créature ne peut pas ne pas être, comme chose en soi finie, pensée comme originairement inscrite dans le temps. Dieu seul est l'Eternel. Il y a dans le texte du L Bl F 18 deux formules étonnantes : “die Zeit gehört mit zur Ewigkeit. Sie müßen also durch ihre verschiedene Qualität eingetheilt werden.'' et : “er /der Mensch/ war in der Ewigkeit als er in der Zeit war.” La première signifie que la différence entre le temps et l'éternité n'est pas quantitative et on serait évidemment tenté de renvoyer ici à la définition de l'éternité par Spinoza 66 indépendamment de toutes les différences qu'il serait nécessaire de souligner. L'éternité pour Kant est bien une durée qui renvoie au permanent dans l'existence et qui diffère de la temporalité de celle-ci en ce qu'elle évacue la succession dans l'existence. Mais dire que "l'homme était dans l'éternité quand il était dans le temps" n'est-ce pas dire que le temps (par ailleurs indéfini en tant que l'âme est immortelle) est la manifestation, l'Erscheinung de l'éternité ? On peut bien affirmer que si l'éternité est une durée sans temps c'est simplement que “la succession est évacuée” mais que la quantité de l'existence demeure encore qu'elle cesse pour nous d'être mesurable. Sans doute pour Dieu qui saisit l'existence des êtres raisonnables “in einer einzigen intellektuellen Anschauung” (CRPr 221) mais certainement pas pour la créature qui doit progresser indéfiniment. C'est bien pour elle de succession d'états (du moins bon vers le mieux) qu'il est question. L'éternité ne peut être pour la créature “ein bleibender Zustand” (Fin, Ak. 23, 151, 3-4). Ces formules font écho non seulement à des Reflexionen des années 69-72, mais au texte de 55 67 dans lequel il est question de l'infinité de la création dans le temps et dans l'espace. Infinité de la création dans le temps, réalisation de Dieu-Chose-ensoi dans le monde-création comme phénomène, co-éternité de Dieu et du monde, ou plus exactement, puisque pour Dieu la condition du temps n'est durée et celui de l'état des êtres qui jouissent de celle-ci. Le plus simple est de corriger "wird" en "werden" Ce que fait d'ailleurs subrepticement la Pléiade ! 66 Ethique, I, Déf. 8, Explication. 67 "Histoire générale de la nature et théorie du ciel" (En particulier le chapitre 7). Trad. Kerzberg, Roviello, Seidengart, Paris, Vrin, 1984 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 20 rien, répétition de l'éternité de Dieu dans l'infinité a parte ante comme a parte post du temps de la création, ce sont là des thèses scandaleuses qui pourtant me semblent traduire exactement sinon la pensée profonde de Kant en tout cas la limite que ne doit pas atteindre la réflexion spéculative pour autant qu'elle doit demeurer fidèle au contenu essentiel de la croyance ! Cette croyance Kant ne la renvoie jamais ni à quelque grâce ni à quelque révélation à proprement parler. Sans entrer ici dans une recherche sur le caractère empirique de la formation des diverses religions 68 il faut simplement rappeler que si dans le Livre I de la Dial. tale Kant montre comment le jeu naturel des fonctions cognitives du sujet produit cette Idée de l'être des êtres comme celle du Sujet, on doit souligner que de même que dans l'Analytique tale c'est dans le langage commun que Kant a découvert les fonctions du jugement, c'est à partir d'une réflexion sur l'usage ordinaire de la raison commune que Kant va découvrir la raison comme faculté de l'inconditionné et "l'échelle généalogique des concepts de la raison" <Stammleiter et non Stammtafel> 69. On peut à ce propos faire une remarque semblable à celle qu'appelait l'Analytique tale : cette exigence d'absolu qui se traduit dans la production des Idées de la raison pure n'est pas davantage systématiquement fondée que ne l'était le penser d'entendement dans la "déduction métaphysique"; bien plus, alors que Kant pouvait songer à trouver dans l'expérience et la science (mathématique et physique) quelque fait qui contraigne le philosophe à en produire le fondement, dans le cas des Idées il ne peut en être question. De telle sorte que, si grand que soit du point de vue pratique l'intérêt que la raison humaine peut prendre à ces Idées, elles n'en demeurent pas moins du point de vue spéculatif de purs problèmes dont on peut observer la présence chez les différents peuples à différentes époques mais dont l'origine d'un point de vue toujours spéculatif, ne peut 68 On trouve quelques indications qui permettent de penser que pour Kant les religions dans la diversité de leurs contenus sont des phénomènes dans "A la paix perpétuelle" II, 1er Complément, 2, note. (Ak. 8, 367,30), dans La Religion…, en particulier la 3ère partie, et dans l'Introduction de la Géographie physique. Dans le § 4 (Ak. 9, 160, 36, f.) on lit : "Selon les différents objets dont s'occupe cette dernière /sc. la géographie/ elle s'appelle par suite tantôt la géographie physique, mathématique, politique, tantôt la géographie morale, théologique, littéraire ou commerciale." Je ne cite pas la longue note dans laquelle Kant donne des indications bibliographiques, en particulier la référence à Breitenbauch : "Religionszustand der verschiedenen Länder der Welt in den ältern und neuern Zeiten," (Etat de la religion dans les différents pays du monde dans l'antiquité et de nos jours.) Avec une carte, Leipzig, 1794. Il faut en revanche citer le n° 5 du § 5 (Ak. 9, 165, 6) : "5. La géographie théologique. Puisque les Principes théologiques subissent des changements très essentiels suivant la diversité des territoires, sur ce point l'information la plus indispensable devra être donnée. Qu'on compare, p. ex. la religion chrétienne en Orient avec celle de l'Occident, et dans l'une comme dans l'autre également leurs nuances plus fines. Cela est encore plus frappant lorsqu'il s'agit de religions essentiellement différentes dans leurs principes. Cf. E.G. Paulus, Memorabilien, 1, p. 129, Leipzig, 1791 et von Breitenbauch dans le deuxième ouvrage cité plus haut." 69 Dial. tale, Intro. II, A. CRP 356 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 21 être trouvée que dans l'analyse du fonctionnement du Gemüt humain à partir du simple fait du penser d'entendement. Autrement dit une investigation simplement "logique" de la manière selon laquelle ce penser se développe (ou s'est développé) permet bien de comprendre le mécanisme qui aboutit à ces Idées, mais rien ne permet de prouver que les résultats de ce mécanisme ne sont pas de simples rêves. Sans doute pourrait-il sembler singulier que le Gemüt soit constitué de telle sorte qu'il soit nécessairement conduit à la fabrication de simples "imaginations" (des Dichtungen) mais rien ne permet de l'exclure et ce d'autant moins que rien dans l'expérience ne vient leur donner un commencement de subsistance, alors que dans le cas des lois de la nature il peut sembler extravagant (et Hume le reconnaît 70) d'affirmer, p. ex., que le soleil ne se lèvera pas demain et qu'il peut bien sembler dès lors raisonnable de chercher pour la "nature des choses" un fondement, si fragile soit-il, de leur (au moins apparente !) légalité ! En revanche il y a des athées, des hommes qui nient l'immortalité de l'âme, et qui sont néanmoins parfaitement raisonnables et, qui plus est, capables d'accorder la construction par le Gemüt de ces Idées telle que la présente Kant. Pour ne rien dire du problème des peuples athées que Bayle souleva en particulier dans Les pensées sur la comète. Rien de cela n'est inconnu de Kant. Et il peut bien sembler que la voie spéculative ne pouvait conduire à l'être absolu comme à un fondement solide de cette exigence de la raison pure : autrement dit il peut sembler légitime d'affirmer que, dans le meilleur des cas, le fait que le penser humain conduise en définitive à la formation des Idées (de Dieu et de l'âme) ne peut apparaître qu'au terme d'un certain développement naturel et historiquement repérable de ce penser. Il fallait donc que Kant trouvât dans la nature de l'homme quelque fait qui témoignât de la présence, au moins à titre de germe en elle, de l'Absolu dont la représentation d'abord, la pensée pure ensuite, ne pourrait pas ne pas venir à la conscience. Chacun sait que cette présence de l'Absolu en l'être fini Kant la découvre dans la conscience de la loi morale. C'est ce factum rationis qui nous montre notre liberté comme un fait. La thèse exposée dans CRPr sera réaffirmée dans CFJ § 91, 2), 457 (Ak. 5, 468). C'est bien cette découverte qui assure la réalité de l'intelligible, i. e. d'abord celle de l'homme dans la mesure où la liberté présuppose que l'être dont elle est la causalité n'est pas soumis à la condition du temps et il n'est peut-être fortuit que le Postulat de l'immortalité de l'âme soit le premier exposé. Sans doute CFJ produira-t-elle dans une autre perspective que CRPr celui de l'existence de Dieu, non pas en ce sens que CFJ mettrait de côté le problème de la satisfaction ou du bonheur de l'être fini qui n'est jamais oublié, mais bien en ce sens que le problème est celui de la possibilité de la réalisation du souverain bien (la vertu et le bonheur) dans la création. On peut alors considérer que la réflexion sur le pratique a permis à Kant de produire la réalité effective de l'Objet des Idées. On se reportera à la Dial. de la raison pratique pure, ch. 2, VII (CRPr 241-246, Ak. 5, 134-136) qui montre clairement que le problème de la métaphysique comme problème de 70 Traité de la nature humaine, I, III, 11 (al. 2. Trad. GF, I, p. 193) Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 22 l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme est ainsi, du seul point de vue pratique, entièrement résolu. Il le serait en effet si Kant pouvait prouver que ce factum rationis se rencontre effectivement en toute conscience humaine. Qu'il en ait entrevu la nécessité pourrait bien être attesté par le souci qu'il montre de produire la réalité d'une telle présence de la loi à la conscience de tout homme, même le plus méchant. Que Kant ait toujours assimilé la présence de la loi morale en nous à celle même de Dieu en nous semble difficilement contestable et la référence à la "Profession de foi du vicaire savoyard" 71 demeure toujours justifiée, même si on peut discuter le problème de savoir si à proprement parler Kant peut accorder dans sa littéralité la formule : "Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix…" 72 La loi est bien présente en nous et elle est en soi la loi d'essence de Dieu dont on pourrait penser qu'elle est non la parole de Dieu mais Dieu soi-même agissant en et par nous dans la vue de la réalisation du souverain bien. On trouve dans la dernière page du feuillet X de la Liasse VII (écrite entre avril 1800 /?/ et décembre 1800) de l'Opus Posthumum 73 deux formules qu'on peut souligner. La première dit : "Savoir si une religion est possible sans la présupposition de l'existence de Dieu. — EST DEUS IN NOBIS." La seconde : "Mais on peut se représenter en l'homme le dictamen de la raison eu égard au concept du devoir en général : la connaissance de ses devoirs comme (TAANQUEM, NON CEU) des commandements divins…" La parenthèse est particulièrement remarquable car elle peut bien exclure l'identification pure et simple de nos devoirs à des commandements de Dieu. Nous devrions les considérer comme si <tanquam> ils étaient des commandements de Dieu et non comme tels <ceu. (sic)>. On voit aisément le danger qui menace le développement d'une réflexion spéculative sur le rapport entre Dieu et la création, rapport sur lequel la Liasse I (écrite à partir de 1800) de l'O. P. revient constamment, pour souligner que l'homme est précisément la médiation entre Dieu et la création. Sans doute encore qu'il ait approché étonnamment l'idée d'une histoire de la création (l'idée d'une évolution) cette idée demeure pour Kant une "aventure hardie de la raison" 74 en revanche on sait l'importance qu'occupe l'histoire de l'homme dont il disait déjà dans CRP 835 qu'on devait pouvoir y trouver des actions conformes aux prescriptions <Vorschriften> morales. Il est incontestable que l'Histoire n'est pour Kant que la réalisation de Dieu comme monde, et que cette fin (indéfiniment repoussée à l'infini) de l'Histoire Kant la pense comme la réalisation du Royaume de Dieu par la liberté de l'homme qui se trouve ainsi totalement en charge de la fin (le but) de Dieu, ce souverain bien archétype dont l'instauration, dans la forme du Royaume de Dieu comme nature à 71 Rousseau, Emile, IV (Paris, Garnier, 1961) o. c. p.354 73 Ak. 22, 130, 4-5 et 24-29 74 CFJ § 80. La thèse avait été rejetée en 1788 dans "Sur l'usage des Principes téléologiques dans la philosophie" en particulier : Ak. 8, 179, 26, ff. Elle est prise en considération dans l'Anthropologie II, E "Caractère de l'espèce" (Ak. 7, 321. Voir surtout les notes des pages 323 et 327). 72 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 23 laquelle aurait été par la liberté la forme d'un tout d'êtres raisonnables 75, est l'ectype. Il reste que la "méta-physique" kantienne, si elle doit comprendre la thèse d'un être infini transcendant, se trouve (indépendamment du problème du "trou de l'Esthétique tale" confrontée au problème de savoir comment on pourrait comprendre le factum rationis comme présence de Dieu en nous si la conscience de celui-là n'était pas universelle et attestée en tout temps…Kant sait, comme le savait d'ailleurs Rousseau, qu'il y a des peuples chez lesquels la raison n'est pas venue — encore — à la conscience de soi ! Dans le Contrat social 76 Rousseau dit bien en parlant de la sortie de l'état de nature que, ne seraient les conséquences funestes de l'état civil, l'homme : "…devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme." après avoir commencé en soulignant que la "moralité" ne vient aux actions que par "Ce passage de l'état de nature à l'état civil". Et Kant consacre de longs développements à ce problème d'une formation de la raison en l'homme. Outre Idée d'une histoire universelle dans une perspective cosmopolitique de 84 et le Commencement conjectural de l'histoire humaine de 86 on peut citer la formule de la 2ème partie du Compte rendu des Ideen de Herder de 85 dans laquelle Kant rejette la critique par Herder de la thèse exprimée dans I.H.U. 7ème Prop. : "l'homme est animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres de son espèce, a besoin d'un maître." et pose la question : "L'auteur /sc. Herder/ pense-t-il vraiment que si les heureux habitants de O'Tahiti n'avaient jamais été visités par des nations civilisées <gesittet>, s'ils se trouvaient destinés à vivre dans leur paisible indolence encore des milliers de siècles, on pourrait donner une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi donc ils peuvent bien exister et s'il n'eût été tout aussi bon que cette île fut peuplée de moutons et de veaux heureux que d'hommes heureux dans la simple jouissance ?" 77 Dans la Doctrine du droit les §§ 41-42 et le § 44 semblent bien comporter l'idée que c'est une exigence de la raison que de s'inscrire dans le monde dans la forme de l'Etat. C'est encore le problème des peuples sauvages ou primitifs qui est évoqué dans le dernier § de D.D. Le texte le plus net et le plus…dur se trouve peut-être dans l'avant-dernier alinéa du § 15 de la D.D. Si la conscience morale peut être montrée comme une acquisition humaine repérable à partir d'un état primitif dans lequel cette conscience de l'universel comme exigence absolue serait encore absente, la question de l'être originaire comme être transcendant, de Dieu comme Auteur moral de la création, demeure définitivement insoluble, y compris du point de vue pratique, sinon eu égard à la conscience de l'individu rationnel-raisonnable 75 CRPr 74-75 (Ak. 5, 43, 10-34) Livre I, ch. VIII 77 Ak. 8, 65. Texte non traduit dans la Pléiade. On en trouve une traduction par S. Pobietta ,Compagnon de la Libération, mort au combat le 14 mai 1944, et dont les travaux furent publiés chez Aubier Montaigne en 1947. Cette traduction a été reprise dans la collection : "Médiations". 76 Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 24 moralement bon. C'est bien la conclusion à laquelle parvenait CRP 856-857 : "…ainsi je ne dois pas même dire : il est moralement certain qu'il y a un Dieu etc. mais : je suis moralement certain etc." C'est seulement dans la subjectivité de l'individu respectant la loi morale (s'il a admis par ailleurs un certain modèle spéculatif, celui de la "philosophie tale !) que la question méta-physique trouve une réponse positive. José CASTAING Dioti La métaphysique Kant José Castaing.doc © CRDP Midi-Pyrénées, Ellipses 1999 25