dissert Ubu-1
Transcription
dissert Ubu-1
Clarisse Peter et Eloïse Magnenat, groupe 308 23.05.07 La parodie dans Ubu Roi, d’Alfred Jarry Le genre parodique possède une longue histoire, qui s’étend d’Aucassin et Nicolette, chantefable du début du XIIIème siècle qui parodie Tristan et Iseult, jusqu’aux comiques modernes. En Décembre 1896, la pièce Ubu Roi, d’Alfred Jarry entre sur la scène littéraire et fait l’effet, d’une bombe, tant elle diverge des codes classiques de la tradition théâtrale. Ubu Roi, c’est du jamais vu, une totale nouveauté; pourtant, cette pièce reprend beaucoup de thématiques et de modèles du théâtre antique, classique, et romantique, en les parodiant. Nous allons tenter de donner une « définition » de la parodie dans Ubu Roi, qui fonctionne essentiellement sur la reprise et le détournement des modèles classiques, sur la simplification de l’action théâtrale, et sur la trivialité, le fait de tirer vers le bas le lexique, les thématiques et les personnages de cette pièce. Premièrement, la parodie naît surtout du détournement des pièces et des codes classiques. Dans Ubu, c’est toute la tradition théâtrale antique, classique et romantique qui est parodiée, de Sophocle à Victor Hugo. L’action d’Ubu est copiée de la pièce de Shakespeare, Macbeth et d’autres drames politiques (comme, entre autres, Cinna et Britannicus de Racine). On trouve un schéma commun dans toutes ces pièces : tentation par le traître (qui est souvent une femme, que ce soit Lady Macbeth ou Agrippine, mère de Néron dans Britannicus), recherche de conjurés, complot, prise de pouvoir, meurtre ou fuite de la famille qui détient le pouvoir, puis exercice du pouvoir, souvent tyrannique, du héros, vengeance par un membre de la famille de la victime, et mort du héros. On trouve beaucoup d’autres empreints littéraires, à Rabelais par exemple, car Jarry insère des formules en ancien français comme « vous estes un fort grand voyou » acte I, scène 1. La récurrence du scatologique, en particulier le mot « merdre » qui apparaît une trentaine de fois dans la pièce renvoie aussi à Rabelais. Le titre de la pièce rappelle Œdipe Roi, de Sophocle, les ombres des ancêtres de Bougrelas font penser aux fantômes qui apparaissent à Hamlet, les personnes empoisonnées aux festin des conjurés (acte I, scène 4) rappellent Britannicus, qui se fait empoisonner par Néron, et Titus Andronicus, de Shakespeare, ou des convives mangent sans le savoir le corps d’un enfant. Il y a aussi des clins d’œil à Victor Hugo, par exemple un Palotin qui se nomme Giron, comme l’un des conjurés d’Hernani. Ces références au théâtre tragique sont mélangées au style rabelaisien, ce qui crée un menu tout aussi étrange et disparate que celui de la mère Ubu à l’acte I, scène 3. De là naît la parodie. Ces modèles sont copiés, mais ils ne restent pas tels quels dans Ubu Roi. Ils sont détournés, et d’abord par des calembours, allusion directe aux pièces d’origine et modifiés à des fins comiques. Par exemple, à l’acte V, scène 1, la mère Ubu dit : « Grâce au ciel j’entrevois/ Monsieur le père Ubu qui dort auprès de moi. » Ces alexandrins sont repris d’Andromaque de Racine (acte V, scène 5 v. 1627, 1628) qui dit : « Grâce au ciel, j’entrevois / Dieu ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi». Ces vers, tragiques à l’origine, sont une allusion claire à Racine mais si Andromaque parle de ruisseaux de sang, la mère Ubu ne parle que de son mari endormi, ils n’ont plus du tout la même portée tragique, et le détournement crée le comique. Trois répliques plus loin, le père Ubu dit à la mère Ubu : « Il était bien dur cet ours. Combat des voraces contre les coriaces mais les voraces ont complètement mangé les coriaces » C’est une allusion au mythe de la Rome antique qui raconte la bataille entre 1 Clarisse Peter et Eloïse Magnenat, groupe 308 23.05.07 les Horaces et les Curiaces, deux familles ennemies. Ce mythe a été repris par Corneille dans une de ses tragédies, Horace. Ce combat illustre le courage et la noblesse des deux familles ennemies, mais Ubu transforme les noms Horaces et Curiaces en voraces et coriaces, et en parle pour raconter son combat contre l’ours, où il s’est surtout illustré par sa lâcheté. Ubu fait aussi d’autres calembours qui n’ont pas forcément des références littéraires comme point de départ ; Ubu détourne surtout les mots, comme par exemple à l’acte V, scène 1, lorsque la mère Ubu parle de la Vénus de Capoue, et Ubu demande : « Qui dites- vous qui a des poux ? ». Ce calembour illustre le manque de culture du père Ubu, ce qui va à l’encontre des héros classiques, en général nobles et cultivés. On peut remarquer aussi que la fonction du monologue est détournée. En effet, dans le théâtre classique et romantique, le monologue a un rôle précis : il sert à exprimer un conflit intérieur, à dévoiler les véritables intentions d’un traître ou à rapporter les événements précédents que l’on ne pourrait pas jouer sur scène. La mère Ubu prononce deux monologues dans la pièce. A l’acte V, scène 1, quand elle se croit seule dans la caverne, elle raconte comment elle a fuit la Pologne, poursuivie pas Bougrelas et la foule de polonais, puis elle raconte qu’elle a trompé Ubu en lui prenant beaucoup d’argent. Les thèmes et les fonctions de ce monologue sont donc les mêmes que ceux du monologue classique : rapport d’événements et dévoilement du traître, ainsi que les champs lexicaux de la fuite : « course », « abris » « fuite », « poursuivie », « réfugier », et du peuple en fureur: « enragée », « foule en fureur », « persécuteurs », « cercle de polonais acharnés » qui sont présents dans ce monologue et également dans les monologues classiques. Mais celui-ci est détourné: la mère Ubu, insère des formules vulgaires, comme « il a été coupé en quatre par Bougrelas », qui n’est pas une façon très noble d’exprimer la mort de quelqu’un. Elle parle d’Ubu en tant que « Grosse bourrique » et « gros polichinelle ». Elle utilise aussi des onomatopées enfantines comme « pif, paf, pouf ». Finalement, ces motivations sont assez triviales ; elle est intéressée uniquement par l’argent : « Aussitôt partie cette grosse bourrique, je vais à la crypte m’enrichir » et « Lui en ai.je pris de la finance. Lui en ai-je volé, des rixdales ». Le vocabulaire et les motivations de la mère Ubu ne correspondent pas du tout à ceux d’un personnage du théâtre classique ou romantique, et ce détournement fait naître le comique. Enfin, l’épopée antique est, elle aussi, détournée, surtout à l’acte IV, scène 4. Cette scène est une scène de bataille entre les Polonais qui servent Ubu et les russes du Czar, et son contenu même est une imposture à la règle aristotélicienne de bienséance, selon laquelle on ne représente, entre autres, aucune mort violente et aucune bataille sur scène. D’autre part, si Ubu, qui joue ici au maître de l’armée, était un héros épique, il s’illustrerait par son courage, ses stratégies intelligentes et ses actions glorieuses. Or, Ubu fuit devant le Czar, il « ose à peine se retourner », et la seule action glorieuse qu’il accomplit, c’est parce que son cheval réussit à ne pas tomber dans un fossé, alors que le Czar lui y tombe. D’autre part, les ordres qu’il donne à son armée sont loufoques, comme de descendre de la colline ou ils étaient à l’abri pour s’exposer aux russes, ou lâches, comme « Messieurs les Polonais, en avant ! Ou plutôt, en arrière ! ». Ubu détourne donc l’image habituelle du héros épique, et le parodie. Deuxièmement, la parodie fonctionne également sur le plan de l’action, en simplifiant et en accélérant celle-ci à l’extrême. L’action des drames politiques classiques est souvent la même : tentation (souvent par le traître), recherche de 2 Clarisse Peter et Eloïse Magnenat, groupe 308 23.05.07 conjurés, complot, prise de pouvoir, meurtre ou fuite de la famille qui détient le pouvoir, puis exercice du pouvoir et vengeance par un membre de la famille de la victime. Dans Ubu, l’action est copiée fidèlement sur Macbeth, de Shakespeare, mais elle est simplifiée et accélérée. Par exemple, à l’acte I, scène I, quand mère Ubu dévoile ses intentions et tente de convaincre le père Ubu, on s’attendrait à ce qu’elle le dise subtilement et longuement, pour atténuer ses propos, or la mère Ubu dit : «Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ». Ou lorsqu’Ubu tente de convaincre le capitaine Bordure de renverser Venceslas (acte I, scène 4). Ici aussi, dans le théâtre tragique, les deux personnages auraient exposé leurs motivations, fait une longue argumentation, mais ils disent seulement : « PÈRE UBU : Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne. CAPITAINE BORDURE : Vous allez tuer Venceslas ? PÈRE UBU : Il n’est pas bête, ce bougre, il a deviné. CAPITAINE BORDURE : S’il s’agit de tuer Venceslas, j’en suis. » Ni l’un ni l’autre ne donnent de motivations ni d’argumentation dans un sens ou dans l’autre. En quatre répliques, le meurtre du roi est décidé. Enfin, Ubu dit souvent « Dépêchez-vous, plus vite ! » (Acte III, scène 2), il veut toujours que l’action se passe plus vite. Cette action accélérée et simplifiée, qui donne un peu l’impression de voir un film en accéléré, crée un décalage comique par rapport à l’action originale, celle du modèle tragique, et donne un effet parodique. D’autre part, la spatialité et la temporalité sont traitées de façon absurde dans cette pièce, alors qu’au théâtre classique, à cause des unités aristotéliciennes, tout se passe dans un temps et dans un espace très restreint. Dans Ubu, par exemple, à l’acte V, scène 1, la mère Ubu dit : « quelle course effrénée, traverser toute la Pologne en quatre jours ! ». Elle a réussi à traverser le pays en courant sous la neige en quatre jours, c’est impossible. Père Ubu dit aussi : « Nous devons faire au moins un million de nœuds à l’heure » (acte V, scène 4) et juste après, le père et la mère Ubu disent qu’ils seront bientôt en France et en Espagne, puisqu’ils sont au Danemark. Ils traversent donc les pays à une vitesse prodigieuse. Ce traitement absurde du temps et de l’espace met à distance certaines convertions veritables, qu’on ne prend plus au sérieux. La pièce est un peu absurde et l’absurde crée la parodie. Troisièmement, la parodie fonctionne aussi en tirant les modèles originaux vers le bas, vers le scatologique, vers les instincts triviaux. Tout d’abord, le lexique de la pièce est trivial. Dans le théâtre classique et même romantique, les mots d’argot, voire de la vie courante, sont bannis. Or, Ubu parle de « fiole » pour la tête (acte I, scène 1), de « coupe-choux » (acte I, scène 1) ou de « petit bout de bois » (acte III, scène 7) pour l’épée, etc. Et des mots comme la tête et l’épée, souvent appelée « le fer » par métonymie, sont les attributs du héros tragique et représentent l’intelligence, le courage et la noblesse, ce qu’Ubu ne possède pas. Ces mots sont tournés en ridicule, et avec eux la tradition théâtrale. Mais le lexique n’est pas seulement argotique, il est aussi vulgaire, voire, souvent, scatologique. En effet, le mot « merdre », avec le « r » supplémentaire qui rappelle l’orthographe rabelaisien, bien que ce soit un néologisme, et qui renforce encore l’impact de l’insulte, paraît une bonne trentaine de fois dans la pièce, et les insultes ne manquent pas : « andouille », « sagouin payé», « bouffresque », « soûlard »…Même si les thèmes et l’histoire d’Ubu Roi sont copiés du théâtre classique et romantique, le vocabulaire y est totalement opposé, les personnages disent ce qu’il est normalement interdit de dire sur scène, et l’usage d’un tel lexique pour une histoire qui est, à l’origine, reprise des thèmes classiques, crée un effet parodique et comique. 3 Clarisse Peter et Eloïse Magnenat, groupe 308 23.05.07 Une autre façon de « tirer vers le bas » pour parodier les pièces et thématiques reprises dans Ubu est le retour à l’enfance et les potacheries. Ubu utilise souvent des onomatopées enfantines, comme « Pif, paf, pan » (acte V, scène I) et « Oh ! aïe ! Ah ! » (Acte IV, scène IV). Il y a aussi beaucoup d’expressions dans Ubu Roi, comme « la bouzine » (acte I, scène VII) ou la « giborgne » ( acte V, scène I) pour le ventre, les « oneilles »(acte III, scène IV), ou « Ji lou tue »(acte III, scène VIII) pour « je le tue », qui ressemblent toutes à des néologismes enfantins. La lâcheté d’Ubu a elle aussi quelque chose d’enfantin ; par exemple, à l’acte III, scène VII, Ubu dit : « Ho! Ho ! J’ai peur ! J’ai peur !(…) Ce méchant homme va me tuer » et la didascalie indique. « (Il pleure et sanglote) ». Pour finir, on trouve de nombreuses potacheries, des blagues très enfantines, si ce n’est grossières, dans la pièce. Par exemple, à l’acte I, scène II, le père Ubu dit à la mère Ubu : « Mère Ubu, tu es bien laide aujourd’hui. Est-ce parce que nous avons du monde ? ». Cette blague repose sur l’inversion du compliment habituel. Ou le Capitaine Bordure qui dit à Ubu : « Eh ! Vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais ? » (Acte I, scène V). Ce retour à l’enfance, créé par les néologismes, les blagues et les comportements enfantins des personnages, en fait des antihéros, à l’opposé des héros tragiques parodiés, qui s’expriment noblement, et sont courageux. L’utilisation d’une forme de théâtre guignol, de marionnettes, crée elle aussi un effet parodique. Dans cette pièce, les coups de bâton, ou les menaces de coups sont nombreuses. Par exemple, à l’acte I, scène 1 : « que ne vous assom’je, mère Ubu ! », ou, à l’acte I, scène 4 : « je vais vous assommer de côtes de rastron ». Ubu offre aussi au roi un petit mirliton (acte I, scène 6), qui est un cadeau ridicule pour un roi, mais, selon Jarry, « une pratique de Polichinelle, l’organe vocal congruent au théâtre des marionnettes » (A. Jarry, Conférence sur les pantins, Pléiade, t. I, p.422). La présence des thématiques et des objets propres au théâtre guignol est une façon d’insérer celuici dans la pièce et, donc, de rabaisser le théâtre classique, où l’on ne trouve aucun élément guignol, pour parodier celui-là. Enfin, les motivations et les intentions des personnages sont parodiées. Dans la tradition théâtrale classique ou romantique, les intentions des héros sont toujours nobles, ils se battent pour la justice, le pouvoir, par amour ou par honneur. Dans Ubu Roi, les motivations des personnages sont touts autres. Par exemple à l’acte I, scène I, la mère Ubu tente de convaincre le père Ubu de comploter contre Venceslas, : « A ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues ». Ce à quoi Ubu répond : « Si j’étais roi, je me ferai construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon ». Le futur couple royal veut donc d’abord être riche et afficher sa richesse (l’argent est d’ailleurs la motivation principale de la mère Ubu dans toute la pièce), manger de l’andouille et avoir une grande capeline. Ces motivations sont toutes matérielles et assez triviales, du moins pour l’andouille. Les intentions de ces personnages forment donc un contraste avec celles des héros de la tradition théâtrale, et cette différence, cette trivialité forme la parodie. Finalement, nous pouvons déduire le fonctionnement de la parodie dans Ubu Roi : La parodie copie les pièces antiques (comme celles de Sophocle), classiques (comme celles de Racine et de Corneille) et romantiques (comme celles de Shakespeare ou de Victor Hugo), ainsi que d’autres œuvres, comme celle de Rabelais, et mélange ces références très diverses, pour créer un effet comique. Elle reprend aussi un certain nombre de thématiques de cette tradition théâtrale, et l’action de la pièce est 4 Clarisse Peter et Eloïse Magnenat, groupe 308 23.05.07 celle d’un drame politique typique. Mais la parodie détourne tous ces modèles, par des calembours – qu’ils soient directement associés à une pièce ou non - elle détourne aussi la fonction originale du monologue et les récits d’épopées antiques, en créant des héros lâches et loufoques. D’autre part, la parodie fonctionne aussi sur le plan de l’action théâtrale, car elle simplifie et accélère celle-ci à l’extrême, ce qui donne un caractère absurde à la pièce, et la rend comique. L’espace et le temps sont eux aussi traités de façon absurde. Finalement, la parodie fonctionne en tirant vers le bas les modèles parodiés. Elle utilise un lexique argotique, vulgaire, et même scatologique, normalement interdit sur scène, et qui forme un contraste avec les thèmes repris du théâtre classique ou romantique. La parodie, fonctionne aussi grâce à un retour en enfance, surtout grâce aux héros qui parlent et se comportent comme des enfants, et se font des potacheries. Elle passe aussi par l’insertion du théâtre guignol et du théâtre de marionnettes, et enfin par la trivialité des motivations des héros, qui sont intéressés pas des choses beaucoup plus matérielles que les héros classiques Les héros de la parodie sont des antihéros, puisqu’ils parodient les héros tragiques: ils parlent mal, s’insultent, se disputent pour un rien, sont lâches, peureux, enfantins, arrivistes, intéressés, avares et cupides, goinfres voire cannibales, ils commandent mal et font des plaisanteries de potaches. Jarry n’a pas inventé ce fonctionnement de la parodie, mais il est sans doute le premier à l’utiliser non seulement pour faire rire, pour critiquer la grande tradition du théâtre tragique, mais aussi pour montrer l’homme dans ce qu’il a de plus bas, ses instincts primaires, son vocabulaire grossier, tout ce que l’on ne montre pas sur scène normalement. 5