Entré pour une peine de 3 ans, détenu depuis 18 ans

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Entré pour une peine de 3 ans, détenu depuis 18 ans
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Entré pour une peine de 3 ans,
détenu depuis 18 ans
Incarcéré en 1996 pour une peine de trois ans et dix mois, Rachide B.
n’est plus jamais sorti de prison. Il avait 19 ans, il en a 37. Après une
succession d’incidents et de nouvelles condamnations pénales, il est à
présent libérable en 2038. Une escalade absurde générée par un système pénitentiaire ne sachant répondre que par la coercition.
R
ACHIDE B. A CONNU UNE ENFANCE ET UNE ADOLESCENCE SANS
encombre. Une scolarité réussie. Jusqu’à ses 19 ans, où
« à l’occasion de fréquentations douteuses », il dit « avoir
rapidement versé dans la délinquance » 1 : tentative de vol
avec violence dans une station service, vol avec violence dans
un magasin, cambriolages. Pour l’ensemble de ces faits, il est
condamné à trois ans et dix mois d’emprisonnement (après
confusion de peines) et incarcéré en septembre 1996 à la maison d’arrêt de Reims.
De la révolte aux brimades
Rachide supporte mal la multitude de règles, plus ou moins
explicites, qui caractérisent le milieu carcéral. Il s’emporte par
exemple lorsqu’on lui refuse l’accès à la salle de sport parce
qu’il n’a pas les bonnes chaussures. Et multiplie les éclats, auxquels les autorités pénitentiaires et judiciaires répondent toujours de la même manière : placement au quartier disciplinaire,
poursuites pénales, transfert dans une autre prison et condamnation. Fin 1999, après trois ans de détention, sa peine est déjà
rallongée de vingt-trois mois : il a été condamné quatre fois
pour outrages et a connu quatorze transferts. Loin de rompre
la spirale, ces condamnations attisent sa révolte et son opposition. Les nouvelles peines se multiplient : en 2000, six mois pour
outrages, huit mois pour menace de mort et deux ans pour
violence aggravée à l’encontre d’un surveillant. Il finit par être
affecté à la maison centrale d’Ensisheim, où l’administration le
soumet à un régime de sécurité particulièrement strict. Tous ses
déplacements sont « accompagnés par des surveillants équipés
de casques et de boucliers 2 ». Sous une telle pression, l’altercation
éclate vite. S’estimant victime de propos racistes, il crache sur
un personnel en novembre 2000. S’ensuit « l’intervention dans
[sa] cellule d’agents équipés (notamment de masques à gaz) », au
cours de laquelle Rachide B. dit « avoir reçu des coups à répétition
et avoir été aspergé de gaz lacrymogène au plus près de son visage
et plus que nécessaire ». Transféré dans un établissement voisin, il
est placé au quartier disciplinaire. Le lendemain, lorsqu’un surveillant ouvre la porte pour le petit-déjeuner, il lui lance un bol à
1 Expertise psychiatrique du 28 février 2009.
2 CNDS, Avis du 14 décembre 2009.
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la tête et lui donne un coup de stylo au visage. Il expliquera son
geste par l’exaspération induite par l’intervention de la veille et
les provocations qu’il aurait subies la nuit (coups de pieds dans
la porte de sa cellule, veilleuse du sas laissée allumée). Rachide
B. est condamné à deux ans de prison supplémentaires et classé
DPS (détenu particulièrement surveillé).
« C’est à ce moment que je suis devenu
ingérable »
Pour Rachide, il s’agit du moment charnière. Après « je suis
devenu ingérable » dit-il. Et de fait, il s’inscrit dans un véritable
rapport de force vis-à-vis de l’administration. Pour protester
contre les mesures de sécurité, le comportement de certains
personnels ou obtenir un transfert, il macule régulièrement de
ses urines et excréments les sas des cellules d’isolement ou disciplinaires. Il multiplie les outrages et menaces, déclenche des
feux de cellule et verse quelquefois dans la violence physique.
Un psychiatre dira : « l’histoire de sa détention fait penser qu’à un
moment où un autre, il s’est forgé une véritable identité, un équilibre dans le fait d’être un problème pour l’administration pénitentiaire, quitte à aller à l’encontre de ses propres intérêts » 3.
Dans les dix années qui suivent son passage à Ensisheim,
Rachide écope de huit ans et neuf mois pour outrages,
menaces et destructions de bien par un moyen dangereux ;
et de quinze ans pour quatre faits de violence aggravée sur
personnel. Il est encore condamné à six mois pour dénonciation calomnieuse à l’encontre de personnels. A l’emballement
des peines s’ajoute celui de l’administration : Rachide B. fait
l’objet d’une cinquantaine de transferts et à plusieurs reprises
de traitements attentatoires à la dignité.
De retour à Ensisheim en 2008, il est menotté et emmené
au quartier disciplinaire par quatre personnels pour avoir,
quelques heures plus tôt, tenu des propos déplacés à l’encontre d’un surveillant (« Pourquoi tu m’empêches de passer ?
Si tu bouges pas quand je sors de la cour, je te rentre dedans ! »).
Il est ensuite laissé six jours dans une cellule souillée de ses
3 Lettre du Dr Scheifler, psychiatre au CHS de Sarreguemines, à la Direction
de l’administration pénitentiaire, 1er oct. 2008.
© Mélanie Desriaux, Sans titre, extrait de la série 6m2, 2006
VIOLENCES CARCÉRALES :
AU CARREFOUR DES FAUSSES ROUTES
Maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, 2006
déjections. Sans que jamais la grille ne soit ouverte. Il n’a pu ni
se laver, ni se changer, ni sortir en promenade, selon un avis de
la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS)
de décembre 2009. Une douche ne lui est accordée qu’à la suite
de protestations de personnels. Et encore, dans des conditions
particulières : « Il lui a été demandé de se déshabiller entièrement
à l’intérieur de la cellule, puis il a été escorté par des agents équipés jusqu’à la douche ». A Clairvaux, en 2009, il est maintenu 80
jours sans interruption au quartier disciplinaire, pour exécuter plusieurs sanctions. R. B souillant de nouveau sa cellule, le
directeur prend une note visant à ce que « le repas » du midi
lui soit « joint avec celui du soir » et remis, en fin d’après-midi,
« pendant le temps de promenade » 4 servant au nettoyage de sa
cellule. Pendant plus de deux mois, il n’a pu réchauffer ses plats
qu’en les plaçant sur un radiateur.
4 Note du 27 janvier 2009 concernant la gestion spécifique du détenu R.B.
A meilleur traitement, le calme retrouvé
L’attitude de Rachide B. désempare. Au point d’être envoyé
plusieurs fois en unité psychiatrique pour malades difficiles (UMD), où est constatée « l’absence de trouble psychiatrique 5 ». Dans ces structures, où il ne fait l’objet d’aucun traitement médicamenteux, il est « calme, posé, contrôlé 6 ». Un
psychiatre souligne : « Dès son admission, le choix a été fait de
le laisser participer à toutes les activités thérapeutiques, sportives ou ergothérapiques. […] Sans précaution particulière et
en particulier sans aucune mesure de sécurité différente de
celle des autres patients. En retour, il a accepté les contraintes
que pouvait représenter le quotidien avec des patients parfois
5 Dr Milosescu, psychiatre au CHS de Sarreguemines, Commission de suivi
médical du 21 août 2009.
6 Certificat médical du 6 oct. 2008.
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par ailleurs très éloignée du lieu de vie de sa compagne. Il est
condamné à huit ans d’emprisonnement.
Seuls les surveillants appartenant aux ERIS sont habilités à porter
une cagoule (circulaire du 9 mai 2007)
gravement malades 7 ». A chaque retour en prison, les incidents
reprennent. Avec une accalmie toutefois fin 2011, après que le
détenu a noué une relation affective avec une habitante de la
région de Clairvaux. Pendant deux ans, il ne fait plus l’objet
de poursuites pour menace ou violence. Mais il est condamné
à sept ans pour deux feux de cellule provoqués dans l’espoir
d’obtenir un rapprochement familial sur Clairvaux. Son affectation en décembre 2013 à la nouvelle maison centrale ultrasécuritaire de Condé-sur-Sarthe signe un coup fatal : il participe à la prise d’otage d’un surveillant. Rachide B. dit n’avoir
pas supporté les conditions de détention dans cette prison,
7 Dr Scheifler, lettre à la DAP, 1er oct. 2008.
Transféré en mars 2014 à la centrale de Saint-Martin-de-Ré, il
s’y sent entendu et respecté par le directeur de l’établissement,
et accepte de s’inscrire dans un parcours d’exécution de peine.
Il obtient un travail au quartier d’isolement (auxiliaire peintre)
et ne provoque plus d’incident. Jusqu’à un tract du syndicat
FO-Pénitentiaire dénonçant qu’on lui permette de travailler.
Intitulé « Prime à la vermine et à la racaille » (injure constitutive
d’une infraction pénale) il divulgue son nom ainsi que des éléments (erronés) de son casier judiciaire. Mis en ligne sur Internet le 24 mars, le tract évoque un classement au travail « honteux », « scandaleux » et « écœurant », qui « ouvre la porte à tous
ces voyous irrespectueux de l’ordre républicain qui demain s’engouffreront dans cette brèche pour obtenir par la force ce que le règlement leur interdit ». Aucun texte n’interdit à un détenu qui a commis des infractions en détention d’accéder à un poste de travail.
Non sanctionnée, cette démarche crée un climat de tension qui
aboutit à une altercation de R.B. avec un surveillant, son placement au quartier disciplinaire et son transfert. Depuis, il a oscillé pendant trois mois entre les quartiers disciplinaire et d’isolement de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas, avant d’être affecté à
la maison centrale de Saint-Maur. Prison située à plus de 300 km
du lieu de vie de sa compagne et dans laquelle il a déjà eu maille
à partir avec des syndicats de personnels. Au total, il a connu 86
transferts. Et plus de 44 années d’emprisonnement ont été prononcées à son encontre pour des délits commis en détention.
Marie Crétenot
Point de départ de l’incident : assister à l’envol d’un oiseau
Ce samedi 25 mai 2013, la tension monte au quartier dis- tion des surveillants, dont l’un lance une jambe vers elle par
Ce samedi 25 mai 2013, la tension monte au quartier disciplinaire (QD) du centre de détention pour femmes de Bapaume.
ciplinaire (QD) du centre de détention pour femmes de deux fois, pour tenter de la pousser dans sa cellule. ChrisChristine s’y trouve depuis deux jours. Comme les jours précédents, avant de descendre en promenade, elle s’apprête à
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pour assister à l’envol de l’oiseau », raconte-t-elle. Nouveau refus
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