Les obligations positives et la protection des droits sociaux dans le

Transcription

Les obligations positives et la protection des droits sociaux dans le
Les obligations positives et la protection des droits sociaux dans le système européen des droits de l’homme Doyen Jean-­‐François Akandji-­‐Kombé Professeur à l’École de Droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-­‐Sorbonne Coordinateur général du Réseau académique sur la Charte sociale européenne et les droits sociaux 1-­‐ Précisions liminaires 1.1-­‐ Sur l’architecture du système européen en rapport avec notre sujet A ce stade de nos travaux, il n’est plus besoin de présenter le système européen des droits de l’homme, dans lequel s’insère la protection des droits sociaux. On se bornera à en rappeler quelques traits. Le premier est que ce système repose sur un triple pilier : la Charte sociale européenne, la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne au centre duquel se trouve désormais la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le deuxième est que droits sociaux occupent une place variable dans les corpus de droits dans ces systèmes. Ils sont consacrés et protégés en tant que tels dans le système de la Charte alors que, si l’on excepte l’interdiction du travail forcé et la liberté syndicale, ils sont formellement absents de la Convention européenne des droits de l’homme ; et, entre ces deux figures, il y a la Charte des droits fondamentaux qui consacre formellement les droits économiques et sociaux en les mêlant aux droits civils et politiques. Troisième et dernier trait caractéristique, la garantie des droits connaît des modalités différentes, juridictionnelles ici (CEDH et droit de l’Union) et non juridictionnelles là (charte sociale européenne). Reste cependant que, de ce dernier point de vue, la différenciation des systèmes est moins profond qu’il pourrait paraître de prime abord. Que les contestations donnent lieu à l’intervention d’un organe formellement juridictionnel ou non, les procédures de contrôle sont construites sur un même modèle, qui est le modèle judiciaire, avec ce que cela implique, dans les Etats démocratiques, comme exigences structurelles – indépendance de l’organe et impartialité de ses membres par exemple – et de procédure – principe du contradictoire notamment – ; mais aussi avec les conséquences unificatrices que cela produit sur le contrôle lui même et l’acte sur lequel il débouche. On signalera en particulier le fait que ce contrôle est conduit en droit, et tend à vérifier la conformité d’un acte, d’une action ou d’une situation donnée à une norme juridique déterminée et que l’appréciation juridique entreprise sur cette base sera inscrite dans une décision. S’agissant d’actes d’organes internationaux, ces décisions, qu’elles proviennent d’organes internationaux ou non, ne sont revêtues que de l’autorité de la chose interprétée, de même qu’elles ne sont pas soutenues par les mécanismes d’exécution – dont l’exécution forcée – que l’on rencontre dans les droits nationaux, et ne sauraient d’ailleurs l’être. Ces derniers facteurs autorisent la comparaison, en particulier sur le terrain de l’interprétation. Il nous est proposé de le faire en mettant en relation une méthode phare de développement des droits fondamentaux dans le droit international contemporain et la protection d’un groupe de droits déterminé. 1.2-­‐ Sur le rapport des obligations positives aux droits sociaux La méthode, ce sont les « obligations positives »1 ou plus exactement la dynamique jurisprudentielle des obligations positives. Elle consiste, pour le juge européen des droits de l’homme, au nom de l’effectivité des droits garantis, à doter ceux-­‐ci d’exigences non prévues par les textes, et imposant aux Etats une intervention positive, autrement dit l’adoption des mesures nécessaires à la pleine jouissance et à la pleine sauvegarde des droits. Pour reprendre la propre formule de la Cour européenne des droits de l’homme, « l’exécution d’un engagement assumé en vertu de la Convention appelle parfois des mesures positives de l’État ; en pareil cas, celui-­‐ci ne saurait se borner à demeurer passif et il n’y a pas lieu de distinguer entre actes et omissions »2. L’activisme ainsi requis de l’Etat peut prendre différentes formes : édiction de normes substantielles et/ou de règles procédurales, adoption de mesures pratiques. On remarquera aussi et surtout que le champ matériel de cette intervention n’est pas limité. Les mesures attendues de l’Etat peuvent donc être de nature socio-­‐économique et toucher aux droits qui, en vertu des textes internationaux, présentent ce caractère. Ainsi définie, la « méthode des obligations positives » soulève inévitablement la question de savoir si elle constitue une méthode d’interprétation à proprement parler, aux côtés de celles qui sont considérées habituellement comme telles : méthodes littérale, historique, systématique, téléologique, consensuelle, etc. A notre avis, la réponse à cette question ne peut être que négative. Il paraît en effet plus juste de considérer que les obligations positives participent de l’élucidation, voire de la description, du contenu des engagements des Etats et donc du contenu de la norme ; qu’elles sont, dès lors, à considérer comme le résultat donné d’un processus d’interprétation conduit sur la base de principes – tel par exemple le principe d’effectivité – ainsi qu’au moyen de méthodes et techniques à l’univers desquels elles sont étrangères. Si, pour répondre à l’invitation des organisateurs de la présente rencontre, on a pris le parti de les rapprocher de ces principes, méthodes et techniques, c’est exclusivement en tant qu’instruments de développement des droits de l’homme. Dans le système européen des droits de l’homme, la méthode de développement des droits fondée sur les obligations positives est mise en œuvre avant tout par la Cour européenne des droits de l’homme3, et ce dans une double perspective. La première 1
D’une manière générale, v. J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé, Les obligations positives en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme, Précis des droits de l’homme, Editions du Conseil de l’Europe, 2006 ; A. R. Mowbray, The development of positive obligations under the European Convention of Human Rights by the European Court of Human Rights, Hart Pubishing, Oxford, 2004 ; F. Sudre : « Les obligations positives dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1995.363 ; Klatt : « Positive obligations under the European Convention on Human Rights », in Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht (ZaöRV) / Kaiser Wilhelm-­‐Institut für Ausländisches Öffentliches Recht und Völkerrecht ; S. Pavageau : « Les obligations positives dans les jurisprudences des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme », Int. Law: Rev. Colomb. Derecho Int. Bogotá (Colombia) N° 6: 201-­‐246, julio-­‐diciembre de 2005. 2
Arrêt Airey c. Irlande, 9 oct. 1979, req. n° 6289/73, § 25. 3
Voir F. Sudre, La « perméabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux droits sociaux », Mélanges J. Mourgeon, Bruylant, 1998, p. 467. V. aussi, du même auteur : « La protection des droits consiste à enrichir la substance des droits prévus par la Convention européenne des droits de l’homme, et la seconde tend, via l’affirmation à la charge de l’Etat d’une obligation exigeante de protection dans les relations interpersonnelles, à obtenir le plein respect des droits conventionnels dans les rapports entre personnes privées. Cette méthode n’est cependant pas cantonnée à la Convention européenne des droits de l’homme. Le Comité européen des droits sociaux, agissant dans le cadre de la procédure de réclamations collectives 4, l’a faite aussi sienne. Il en résulte que les obligations positives ne constituent pas seulement un instrument de « socialisation » de droits civils et politiques ; elles se présentent aussi comme outil de développement de droits consacrés en tant que droits sociaux et économiques. Il n’est, finalement, qu’un pan du système européen des droits de l’homme où la technique des obligations positives ne paraît pas avoir percé : c’est dans le droit de l’Union européenne. Il y a à cela deux raisons principales à notre avis. La première tient sans doute à la grande réserve qui y prévaut à l’égard des droits sociaux. Cette réserve est celle du juge d’abord. En témoigne le fait que ces droits n’ont jamais été admis dans la catégorie des principes généraux du droit de l’Union européenne qui est, comme on sait, de construction prétorienne. En témoigne aussi une certaine jurisprudence qui fait primer les libertés économiques (du marché intérieur) sur les droits sociaux5. Mais la réserve à l’égard de ces droits provient aussi, comme on sait, des Etats, lesquels se sont toujours montrés réticents à l’égard d’un élargissement de la compétence communautaire en matière sociale. Tant et si bien que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, tout en consacrant pour la première fois des droits sociaux comme partie intégrante du catalogue européen des droits fondamentaux, interdit que leur protection entraîne un élargissement de la compétence de l’Union dans les matières considérées 6 . La seconde raison de sociaux par la Cour européenne des droits de l’homme : un exercice de « jurisprudence-­‐fiction » », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2003.755. 4
Cette procédure a été mise en place par un protocole à la Charte sociale européenne, adoptée en 1995 et entré en vigueur en 1998. Sur cette procédure v. F. Sudre : « Le protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives », R.G.D.I.P., 1996-­‐3, pp. 715 et s.; J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « L’application de la Charte sociale européenne, la mise en œuvre de la procédure de réclamations collectives », Droit social, n° 9/10, sept.-­‐oct. 2000, p. 888 et s. ; R. Brillat : « A new protocol to the European social charter providing for collective complaint », European Human Rights Review, 1996-­‐1, p. 52 ; et R. Birk : « The collective complaint : a new procedure in the European social Charter », in Labour law in industrial relations at the turn of the century, Liber amico-­‐ rum in honour of Prof. Roger Blanpain, Kluwer 1998, p. 261. Pour les développements ultérieurs de la procédure, voir nos chroniques régulières dans la Revue trimestrielle des droits de l’homme, dans le Journal de Droit européen (Chroniques de la procédure de réclamations collectives) et, depuis cette année, dans le Journal européen des Droits de l’homme (Chronique européenne et internationale « Travail et protection sociale »). 5
En ce sens, v. par exemple C.J., 11 décembre 2007, Viking, aff. 438/05 ; et 18 décembre 2007, Laval, aff. 341/05, comment. P. Rodière, « Les arrêts Viking et Laval, le droit de grève et le droit de négociation collective », RTD eur., 2008/47 ; C.J., Commission c. Allemagne, 15 juillet 2010, aff. C-­‐271/08, comment. J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « Négociation collective et droits fondamentaux : la Cour de justice franchit-­‐elle un cap ? », La Semaine Sociale Lamy, n° 1463, 2010, p. 5 ; ou plus récemment à propos du droit de grève : C.J., 4 oct. 2012, Finnair Oyj, aff. C-­‐22/11, comment. J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé, Chronique précitée, Journal européen des Droits de l’homme, 2013/3, p. 518 et s. 6
Article 52, paragraphe 2 de la Charte : « La présente Charte n'étend pas le champ d'application du droit de l'Union au-­‐delà des compétences de l'Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l'Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités ». l’indifférence en droit de l’Union à l’égard de la méthode des obligations positives nous paraît être d’ordre structurel. Dès lors que les éléments de ce droit ont vocation à produire par eux-­‐mêmes des effets dans les ordres juridiques des Etats membres, et que la plupart des dispositions qui en relèvent, spécialement celles relatives aux droits fondamentaux, sont dotées d’un effet direct propre à imposer aux particuliers de les respecter, il n’est guère besoin d’en passer par la théorie des obligations positives pour parvenir à leur application horizontale, dans les relations privées. C’est au bénéfice de ces observations qu’il convient maintenant de rendre compte de la manière dont la méthode des obligations positives participe de l’affirmation des droits économiques et sociaux, d’une part, et de la manière dont elle concourt à une meilleure garantie de ces derniers, d’autre part. 2-­‐ Obligations positives et consécration des droits économiques et sociaux Dans la jurisprudence européenne, les obligations positives sont mises au service d’un mouvement de développement des droits de l’homme qui revêt une double dimension : d’un côté, la concrétisation des droits civils et politiques et, de l’autre, l’approfondissement des droits sociaux garantis. 2.1-­‐ Des droits économiques et sociaux au service de la concrétisation des droits civils et politiques Dans le contexte de la Convention européenne des droits de l’homme, le principe de l’insertion de droits économiques et sociaux non prévus par ce texte dans son champ d’application, et la mesure dans laquelle cette insertion peut être envisagée, ont été clairement posés dès l’arrêt Airey c. Irlande de 19797. On se souvient que dans cet arrêt, la Cour européenne, tirant les conséquences de ce que « la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »8, a estimé que le droit à une aide juridictionnelle pouvait être considéré comme une exigence du droit au juge garanti par l’article 6, § 1 CEDH. Les termes méritent d’être rappelés : « La Cour n’ignore pas que le développement des droits économiques et sociaux dépend beaucoup de la situation des États et notamment de leurs finances. D’un autre côté, la Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui, et à l’intérieur de son champ d’application elle tend à une protection réelle et concrète de l’individu. Or si elle énonce pour l’essentiel des droits civils et politiques, nombre d’entre eux ont des prolongements d’ordre économique ou social. Avec la Commission, la Cour n’estime donc pas devoir écarter telle ou telle interprétation pour le simple motif qu’à l’adopter on risquerait d’empiéter sur la sphère des droits économiques et sociaux ; nulle cloison étanche ne sépare celle-­‐ci du domaine de la Convention »9. La formule, célèbre désormais, atteste à l’évidence du volontarisme de la Cour. Mais elle est aussi, et cela doit être tout autant souligné, empreinte d’une certaine réserve. 7
Arrêt précité, note n° 2, §§ 24 et 26. § 24 de l’arrêt. 9
§ 26 de l’arrêt. 8
Celle-­‐ci peut être exprimée de la manière suivante : la méthode des obligations positives et les techniques qui lui sont associées n’ont pas pour finalité d’élargir le champ d’application matériel de la Convention, de consacrer pour les protéger en tant que tels des droits nouveaux, surtout lorsqu’il s’agit de droits sociaux qui font l’objet d’un instrument spécifique du Conseil de l’Europe, à savoir la Charte sociale européenne ; il s’agit plutôt d’outils interprétatifs, permettant de dégager de manière dynamique le contenu des droits protégés. Autrement dit les droits économiques et sociaux ne sont susceptibles d’être pris en compte que pour autant qu’ils se rattachent à un droit expressément protégé et font corps avec lui. Dans pareille optique, ils ne sont pas « protégés » en tant que « droits »10, mais seulement prises en compte en qualité de « prolongements d’ordre économique et social », selon la formule de l’arrêt Airey. Cela étant précisé, il est clair que de par sa généralité, la proposition de l’arrêt Airey est applicable à toute disposition substantielle de la Convention et de ses protocoles. Tout droit civil et politique énoncé par ceux-­‐ci peut donc se voir assorti de certaines exigences économiques ou sociales. La jurisprudence en fournit d’ailleurs maintes illustrations. C’est ainsi, par exemple, que dans la perspective de la protection du droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention, la Cour a été amenée à poser certaines exigences relatives à la protection de la santé qui ont amené à conclure à la protection du droit à la santé par la Convention. Elle a ainsi jugé, d’une manière générale « qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 2 de la Convention lorsqu’il est prouvé que les autorités d’un Etat contractant ont mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. A cet égard, [la Cour] note que l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction »11. L’obligation positive de protection de la santé est aussi au cœur d’une jurisprudence particulièrement fournie de la Cour relative aux conditions de détention, à la conduite d’activités dangereuses, tels des essais nucléaires12, par les Etats ou les collectivités publiques etc. La Cour a même été jusqu’à considérer que la protection de la vie pouvait impliquer dans certaines circonstances la protection du logement des individus13, fût-­‐il insalubre, voire même un devoir de 10
Ainsi s’applique également au corpus des droits économiques et sociaux la position générale suivante, tirée de l’arrêt Johnston et autres c. Irlande (Cour EDH, 18 déc. 1986, req. n° 9697/82, § 53) : « La Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui, mais la Cour ne saurait en dégager, au moyen d’une interprétation évolutive, un droit qui n’y a pas été inséré au départ ». La Cour ajoutait « qu’il en va particulièrement ainsi quand il s’agit d’une omission délibérée », ce qui est précisément le cas pour la plupart des droits sociaux et économiques.. 11
Cour EDH, 10 mai 2001, Chypre c. Turquie, req. n° 25781/94, § 219. Dans le même sens, la décision de recevabilité du 21 mars 2002, Nitecki v. Poland, n° 65653/01, § 1 : « with respect to the scope of the State’s positive obligations in the provision of health care, the Court has stated that an issue may arise under Article 2 where it is shown that the authorities of a Contracting State put an individual’s life at risk through the denial of health care which they have undertaken to make available to the population generally ». 12
Voir par exemple Cour EDH, 9 juin 1998, L.C.B. c. Royaume-­‐Uni, req. n° … 13
Voir par exemple Cour EDH, 6 juil. 2005, Öneryildiz c. Turquie, req. n° …, comment. P. De Fontbressin : « De l’effectivité du droit à l’environnement sain à l’effectivité du droit à un logement décent ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2006/65, p. 87 et s. Pour une présentation formation adéquat des policiers14 . De la même manière, on a vu se développer à l’ombre de l’article 8 de la Convention, lequel protège le droit à une vie privée et familiale, au domicile et à la correspondance, un ensemble d’exigences en matière de protection de l’environnement et de la santé 15 . On a même assisté, dans la jurisprudence la plus récente à la naissance de ce que certains auteurs n’hésitent pas à considérer comme un droit à l’emploi 16 . Il est vrai qu’on n’est pas loin de la consécration d’un tel droit, la Cour jugeant que « des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent dans la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables » et que l’interdiction d’occuper des emplois dans le secteur privé, d’exercer certaines professions dans le même secteur, ou même seulement un refus de renouvellement d’un contrat de travail sont considérés par elle comme affectant « la possibilité pour [l’intéressé] d’exercer une activité professionnelle et a entraîné des conséquences sur la jouissance de son droit au respect de la « vie privée » au sens de l’article 8 »17. Cette dernière jurisprudence est particulièrement révélatrice de la pénétration des considérations liées aux droits économiques et sociaux dans le champ de la Convention européenne. Mais on peut en tirer un autre enseignement important. Il est que la méthode des obligations positives n’est pas le seul facteur explicatif de cette pénétration. Elle ne constitue en somme qu’un élément d’une démarche interprétative qui combine différents éléments, différents techniques et outils. De fait, dans cette jurisprudence relative au « droit à l’emploi », il est impossible de distinguer entre les obligations positives, le jeu du principe de non-­‐discrimination, et la technique des notions autonomes. Force est d’observer que s’il est bien consacré une obligation de prendre les mesures nécessaires pour protéger le droit pour toute personne de mener une vie privée sociale grâce au travail, cette obligation positive doit son existence originelle à la mise en œuvre du principe de non discrimination18, et qu’elle n’a pu s’enraciner que grâce à l’invention de la notion de « vie privée sociale » qui appartient de par la jurisprudence à la notion autonome (européenne) de « vie privée ». Ce concours des méthodes et techniques d’interprétation se constate aussi sur d’autres terrains. Les droits de protection sociale, à savoir le droit à la sécurité sociale et le droit générale de ces problématiques, voir F. Tulkens et S. Van Drooghenbroek : « Le droit au logement dans la convention européenne des droits de l’homme, bilan et perspectives », in N. Bernard, C. Mertens (dir.), Le logement dans sa multidimensionnalité. Une grande cause régionale, Ministère de la Région Wallonne, Études et Documents, Namur, 2005, pp. 311 et s. ; et pour une perspective englobant Convention européenne des droits de l’homme et Charte sociale, voir J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « Logement, droits fondamentaux et droit européen », in Conseil d’Etat (français), Rapport public 2009 : Droit au logement, droit du logement, La Documentation française, p. 397 et s. 14
Voir par exemple Cour EDH, 20 déc. 2004, Makaratzis c. Grèce, req. n° … 15
D. Garcia San José, La protection de l’environnement et la Convention européenne des droits de l’homme, Editions du Conseil de l’Europe, 2005. 16
Cour EDH, 27 juil. 2004, Sidabras et Dziautas c. Lituanie, req. n° 55480/00 et 59330/00 ; et plus récemment, l’arrêt du 15 mai 2012, Martinez Fernandez c. Espagne, req. n° 56030/07. Pour un point, voir notre chronique au Journal européen des droits de l’homme, précitée ; ainsi que notre article : « Un nouvel horizon pour le droit à l’emploi : le droit à la vie privée », in Mélanges à la mémoire du Professeur François Gaudu, à paraître. 17
Arrêt Martinez Fernandez, précité. 18
Voir l’arrêt Sidabras et Dziautas, précité. à l’assistance sociale, sont exemplaires à cet égard. Ils doivent en effet leur inclusion dans le champ d’application de l’article 1er du protocole n° 1 à la Convention tout à la fois à la mise en œuvre de l’obligation de non discrimination de l’article 14 et à l’interprétation autonome de la notion de « bien » qu’à la mobilisation de la doctrine des obligations positives19. Il est même possible de soutenir que les deux premiers éléments ont eu une influence plus grande que cette dernière. Au total, il faut surtout retenir que s’il est vrai qu’on assiste à une attraction grandissante des droits économiques et sociaux dans le champ de la Convention européenne des droits de l’homme, les constructions interprétatives qui rendent cette dynamique possible sont complexes. Le résultat lui-­‐même n’est pas univoque. On admettra en effet aisément que la situation dans laquelle l’insertion dans la problématique d’un élément économique et social se fait via l’appréciation de l’applicabilité de la disposition conventionnelle invoquée est fondamentalement différente de celle où cet élément n’intervient que dans l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence commise par l’Etat. Il y a là des degrés de reconnaissance différents, et une intensité variable de la présence des droits ainsi accueillis. 2.2-­‐ Des droits économiques et sociaux au service de l’approfondissement des droits sociaux garantis Mais la méthode des obligations positives n’est pas mise en œuvre seulement pour assurer l’effectivité des droits civils et politiques. Elle l’est aussi au profit des droits économiques et sociaux expressément garantis par les textes européens, spécialement par ceux du Conseil de l’Europe. Il suit de là que la théorie des « prolongements d’ordre économique et social » s’applique aussi à eux, de même d’ailleurs que les droits économiques et sociaux peuvent se voir reconnaître des composantes civiles et politiques. Cette dynamique s’observe d’abord dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme. On sait que celle-­‐ci consacre quelques dispositions aux droits économiques et sociaux : l’article 4 qui interdit l’esclavage, la servitude et le travail forcé ; l’article 11 qui reconnaît la liberté syndicale ; l’article 1er du protocole n° 1, qui consacre le droit de propriété – droit au bien – ; l’article 2 du même protocole dédié au droit à l’instruction. La découverte d’obligations positives dans le champ de ces dispositions a permis à la Cour de conforter la place des droits concernés dans le dispositif conventionnel. Le cas de la liberté syndicale, dans ses rapports avec le droit de négociation collective et le droit d’action collective, en ce compris le droit de grève, est à cet égard exemplaire. Il est à rappeler que dans l’état initial de sa jurisprudence, la Cour estimait que n’était protégé par l’article 11 de la Convention que le droit de former des syndicats. Outre la liberté syndicale négative, qu’elle considérait comme n’entrant pas dans le champ d’application de cette disposition, le droit de négociation collective et le droit 19
A. Grgiæ, Z. Mataga, M. Longar et A. Vilfan, Le droit à la propriété dans la Convention européenne des droits de l’homme, Précis des droits de l’homme, Editions du Conseil de l’Europe, 2007. de grève en étaient aussi exclus, la Cour n’hésitant pas alors à faire valoir que ces droits appartenaient au domaine propre de la Charte sociale européenne20. Mais, ce qu’il est intéressant de relever ici, c’est que le refus d’admettre ces éléments comme implications de la liberté syndicale au sens de l’article 11 se présente, dans les premiers arrêts de la Cour, comme le refus d’imposer aux Etats des obligations positives exigeantes en la matière. En effet, au fondement de cette jurisprudence, il y a la conviction des juges européens que « l’article 11-­‐1 ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l’État, et il laisse à ce dernier le libre choix des moyens à employer pour assurer le respect du droit à être entendu »21. Dans ces conditions, le revirement de jurisprudence intervenu avec l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie, ne peut manquer d’être mis au crédit de la théorie des obligations positives. Ce revirement peut en effet être interprété en ce sens que la Cour européenne se résout enfin à imposer pareilles obligations aux Etats, en considérant que des éléments qui étaient jusqu’alors exclus, sont à considérer dorénavant comme des composantes essentielles de la liberté syndicale. Bien sûr, les obligations positives ne constituent pas le seul levier de cette évolution. Il n’est qu’à lire l’arrêt Demir et Baykara pour s’apercevoir de ce que l’interprétation dite consensuelle, qui prend appui sur la convergence des systèmes juridiques des Etats parties et des éléments du droit international, a joué un rôle de premier plan dans la découverte de ces nouvelles obligations. Reste que, appliquée ainsi, en combinaison avec d’autres ressources d’interprétation, à un droit ou une liberté originellement social, la méthode des obligations positives conduit inéluctablement à un approfondissement de celui-­‐ci, à la manière de la liberté syndicale pris ici en exemple, qui comprend désormais, non seulement le droit de créer des syndicats et de s’y affilier, mais aussi, comme conquêtes successives, celle de ne pas adhérer à un syndicat, le droit de négociation et d’action collective, et peut-­‐être demain la liberté d’expression syndicale22. Pareille dynamique est en œuvre aussi dans le cadre de la Charte sociale européenne. Amorcée dans le contexte de la procédure originelle de contrôle sur rapports étatiques, elle s’est pleinement épanouie, depuis 1998, à la faveur de la procédure de réclamations 20
Voir les deux arrêts cités ci-­‐après. Cour EDH, 27 oct. 1975, Syndicat national de la police belge c. Belgique, req. n° 4464/70, § 38-­‐39 ; et 6 fév. 1976, Syndicat suédois des conducteurs de locomotive, req. n° 5614/72, § 39-­‐40. La Cour s’en explique plus clairement encore dans l’arrêt Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-­‐
Uni (2 juil. 2002, req. n° 30668-­‐30671-­‐30678/96, § 44) : « La Cour a toujours estimé que si la négociation collective peut être l'un des moyens par lesquels les syndicats peuvent être mis en mesure de protéger les intérêts de leurs affiliés, elle n'est pas indispensable à une jouissance effective de la liberté syndicale. Rendre obligatoire la négociation collective reviendrait à imposer aux employeurs une obligation de mener des négociations avec des syndicats. La Cour ne s'est encore jamais montrée disposée à considérer que la liberté́ pour un syndicat de faire entendre sa voix va jusqu'à imposer à un employeur une obligation de reconnaître ce syndicat. […] Eu égard au caractère sensible des questions sociales et politiques qu'implique la recherche d'un juste équilibre entre les intérêts conflictuels en jeu et au fort degré de divergence entre les systèmes nationaux dans ce domaine, les Etats contractants bénéficient d'une ample marge d'appréciation quant à la manière d'assurer la liberté syndicale ». Souligné par nous. 22
J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « Pour un renouvellement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la liberté d’expression syndicale – ou la liberté d’expression syndicale, fille de la liberté syndicale », Droit ouvrier, mai 2013, n° 778, p. 299 et s. 21
collectives. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Comité européen des droits sociaux assoit sa propre démarche sur les mêmes bases que la Cour européenne des droits de l’homme. Le principe directeur, ouvertement emprunté à l’arrêt Airey, est que la Charte, tout comme la Convention européenne des droits de l’homme, vise à la protection de droits non pas théoriques, mais effectifs23. Il suit de là, selon le Comité, « qu’il convient de suivre une approche téléologique pour l’interprétation de la Charte (…) et rechercher l’interprétation du traité la plus propre à atteindre le but et à réaliser l’objet de ce traité, et non celle qui donnerait l’étendue la plus limitée aux engagements des parties »24. Le dynamisme interprétatif induit par ce principe se trouve par ailleurs accentué par l’orientation qui consiste, pour cet organe européen, à interpréter les dispositions de la Charte « à la lumière des conditions actuelles »25, ce qui l’amène à prêter une attention particulière aux évolutions juridiques dans les Etats parties, aux consensus qui se développent au sein du Conseil de l’Europe, ainsi qu’à la jurisprudence des organes des autres traités de protection des droits de l’homme. Un des résultats de cette démarche interprétative est précisément de soumettre les Etats parties à la Charte à des obligations positives nouvelles, correspondant à des exigences inédites des droits garantis par ce texte. C’est ainsi, par exemple, que le Comité a pu déduire du droit à la santé, objet de l’article 11 de ce texte, l’obligation pour les Etats de promouvoir l’éducation sexuelle et génésique des enfants et adolescents entendu comme « processus visant à développer la capacité des enfants et adolescents à comprendre leur sexualité dans sa dimension biologique, psychologique, socioculturelle et reproductrice, de façon à leur permettre de prendre des décisions responsables pour ce qui concerne leurs comportements en matière de sexualité et de procréation »26. C’est ainsi aussi que, du même droit à la santé, il a été dégagé le droit à un environnement sain assorti d’un certain nombre d’obligations fort précises, telles que27 : -­‐ élaborer et mettre régulièrement à jour un cadre législatif et réglementaire en matière environnementale suffisamment développé ; -­‐ prévoir des dispositions particulières (adaptation des équipements, fixation de valeurs limites d’émissions, mesurage de la qualité́ de l’air, etc.) tant pour prévenir la pollution de l’air au niveau local que pour contribuer à la réduction de la pollution atmosphérique à l’échelle planétaire ; -­‐ assurer la mise en œuvre effective des normes environnementales par des mécanismes de contrôle appropriés ; -­‐ informer, sensibiliser et éduquer le public, y compris en milieu scolaire, aux problèmes environnementaux en général et au niveau local ; -­‐ évaluer les risques sanitaires par une surveillance épidémiologique des populations concernées. 23
Comité européen des droits sociaux, 10 septembre 1999, Commission internationale des juristes c. Portugal, réclamation n° 1/1999. 24
Comité européen des droits sociaux, 7 décembre 2004, Organisation mondiale contre la torture c. Irlande, réclamation n° 18/2003. Pour un rappel récent de ces principes d’interprétation, voir la décision du 23 octobre 2012, Défense des enfants international c. Belgique, réclamation n° 69/2011, § 30. 25
Voir par exemple, Comité européen des droits sociaux, 6 décembre 2006, Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme c. Grèce, réclamation n° 30/2005. 26
Comité européen des droits sociaux, 30 mars 2009, Interrights c. Croatie, réclamation 45/2007, § 46. 27
Décision Fondation Marangopoulos, précité, § 203. C’est ainsi encore que du droit au logement, des familles d’une part (article 16 de la Charte) et des enfants et adolescents d’autre part (article 17), le Comité va inférer, en s’appuyant sur le but de protection économique, sociale et juridique de ces bénéficiaires, l’obligation pour les Etats parties d’assurer, au profit des enfants étrangers en situation irrégulière, une prise en charge immédiate et globale qui couvre les besoins tant d’hébergement, de moyens de subsistance, que de santé et d’éducation28. Il est à observer d’ailleurs que ce mouvement de consolidation des droits sociaux garantis par la Charte ne passe pas seulement par la découverte de nouveaux prolongements en matière économique et sociale. Celle-­‐ci s’accompagne aussi d’une attraction de droits civils dans le champ des droits sociaux en tant qu’éléments inhérents à ces derniers. La jurisprudence récente du Comité européen des droits sociaux en fournit des exemples remarquables en ce qui concerne le droit à la vie, le droit à la protection de l’intégrité physique et le droit à une vie privée normale. Ces exemples sont loin d’être isolés29, surtout si on compte au nombre des droits civils les droits de procédure, à travers lesquelles s’organise la garantie des droits de l’homme. 3-­‐ Obligations positives et garantie des droits économiques et sociaux L’apport des obligations positives au développement des droits de la Convention européenne des droits de l’homme vaut autant sur le terrain de la garantie des droits que sur celui de leur reconnaissance. Cela est connu, même si on doit y revenir ici. On s’interrogera ensuite sur la position du Comité européen des droits sociaux en ce domaine. 3.1-­‐ L’approche de la Cour européenne des droits de l’homme Parce qu’elle se ramène pour l’essentiel à la formulation d’une obligation générale de protection des droits de la Convention européenne des droits de l’homme, et parce qu’elle vise à l’effectivité de ces droits, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg relative aux obligations positives conduit nécessairement à assujettir les Etats à certains devoirs procéduraux30. L’esprit général de cette jurisprudence est de permettre que toute violation de la Convention puisse être sanctionnée dans les ordres juridiques des Etats parties. 28
Comité européen des droits sociaux, Défense des enfants international (DEI) c. Belgique, 23 oct. 2012, réclamation n° 69/2011. Voir J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « Travail et protection sociale / Labor and social security (chronique / column) », Journal européen des droits de l’homme / European Journal of Human Rights, 2013/3. 29
Pour une présentation plus étayée, voir J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « The material impact of the jurisprudence of the european Committee of social rights », in G. De BURCA & B. De WITTE, Social rights in Europe, Oxford University Press, 2005, p. 89 et s. 30
Voir notamment E. Dubout : « La procéduralisation des obligations relatives aux droits fondamentaux substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2007/70, p. 397 et s. Cela suppose tout d’abord que le droit national prévoit expressément la sanction des agissements contraires aux droits garantis par la Convention. La Cour l’a rappelé récemment à propos de l’article 4 de la Convention : les Etats doivent « mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant le travail forcé ou obligatoire, la servitude et l’esclavage »31. Il semble même que, considérant le caractère distinct des comportements prohibés par cet article, le juge européen exige des Etats de mettre en place un dispositif répressif spécifique pour chacun d’entre eux. C’est ainsi qu’il a jugé que l’existence de dispositions pénales sanctionnant la traite des êtres humains était insuffisante au regard de l’interdiction de l’esclavage, et qu’il est allé jusqu’à exiger du Royaume-­‐Uni l’adoption d’une loi spécifique érigeant l’esclavage domestique en infraction 32 . La même obligation d’incrimination vaut évidemment pour les cas d’atteinte à la vie ou pour les actes constitutifs de mauvais traitements. Cela suppose ensuite que soient prévues dans l’ordre interne les voies de recours nécessaires en cas d’atteintes aux droits de telle sorte qu’elles puissent être activées efficacement et en temps utile. On observera que cette obligation inscrit le droit au juge et à une procédure juridictionnelle efficace dans le champ des droits substantiels de la Convention. Autrement dit, ce droit est une exigence du droit à la vie, de l’interdiction des mauvais traitements, de la prohibition de l’esclavage et du travail forcé, de la liberté syndicale, du droit au bien, etc., et ce indépendamment des articles 13 et 6 de la Convention dont on sait qu’ils garantissent spécifiquement, et respectivement, le droit au recours et le droit à un procès juste et équitable33. Il faut ajouter que la sanction par la Cour du manquement de l’Etat à l’obligation positive de prévoir une procédure juridictionnelle peut être directe ou indirecte. Dans le premier cas, où la Cour juge ce manquement constitutif en lui même d’une violation de la Convention, il sera souvent nécessaire de combiner la disposition substantielle pertinente avec l’article 6. Dans le second cas, la question du respect de ladite obligation positive se posera plutôt au stade du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice du droit en cause. C’est ainsi, par exemple, que recherchant la protection du droit à l’emploi sur le terrain de l’article 8 de la Convention (droit à la vie privée), la Cour a estimé que le fait pour des mesures d’interdiction professionnelle prévues par la loi d’être soustraites au contrôle juridictionnel fait naître une présomption d’absence de proportionnalité, et donc d’incompatibilité avec l’article 834. Enfin la Cour en est venue aussi à mettre à la charge des Etats une exigeante obligation d’enquête, en particulier lorsque sont en cause les droits touchant à la vie de la personne, à son intégrité et à sa dignité (articles 2, 3 et 4 de la Convention). Les autorités internes sont ainsi tenues de diligenter dans tous les cas, de leur propre initiative ou en cas d’allégation d’atteinte à l’un de ces droits, une enquête qui soit effective, c’est-­‐à-­‐dire qui réponde aux conditions d’indépendance, de promptitude, et d’efficacité35. 31
Arrêt C.N. et V. c. France, § 105. Arrêt C.N. c. Royaume-­‐Uni. 33
J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé, Les obligations positives, précité, not. p. 16, 21 et s. 34
Cour EDH, 23 mars 2006, Albanese c. Italie, req. n° 77924/01. 35
V. J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé, Les obligations positives, op. cit., p. 34 et s. 32
3.2-­‐ L’approche du Comité européen des droits sociaux36 La jurisprudence du Comité européen des droits sociaux relative aux obligations positives est sous-­‐tendue elle aussi par ce souci d’assurer la garantie interne des droits protégés par la Charte sociale. Ce fait est en lui même remarquable si on considère que ces droits sont traditionnellement considérés comme non justiciables en raison de leur formulation même. Il est vrai, au demeurant, qu’abstraction faite de quelques dispositions qui reconnaissent aux personnes des droits, et qui de ce fait seraient susceptibles d’être sources de droits directement invocables devant les juridictions nationales, la plupart des dispositions énoncent des obligations de faire dont le seul destinataire est, dans le texte, l’Etat : obligation d’adopter des règles, de reconnaître, de promouvoir, de favoriser, d’agir en vue de la réalisation d’un objectif, etc. De surcroît, nombre de ces obligations se présentent comme des obligations de moyen plutôt que de résultat. Dans un tel contexte, l’exigence d’organiser en droit interne une sanction efficace, juridictionnelle de préférence, des droits serait illusoire. En tout état de cause, elle est insuffisante, car entre les obligations telles qu’énoncées par la Charte et leur réalisation dans le chef des particuliers, il manque des chaînons que la démarche adoptée dans le contexte de la Convention européenne des droits de l’homme ne permet pas de compenser. Cela ne signifie en aucune manière que le Comité européen des droits sociaux n’est pas soucieux de la garantie juridictionnelle des droits protégés par la Charte. Sa jurisprudence montre même tout le contraire 37 , à savoir que le droit au juge est inhérent à la plupart des droits de la Charte, et que les Etats sont tenus positivement de mettre en place les voies de recours que cela implique et de les organiser en ayant en vue l’effectivité des droits en cause. Mais cette jurisprudence ne peut être pleinement comprise que si elle est mise en perspective. En effet, elle participe d’une construction d’ensemble qui tend à faire des droits sociaux des droits concrets et dont le droit au juge n’est que l’aboutissement. Les autres éléments se situent en amont, et consistent pour l’essentiel dans une conception résolument novatrice des obligations de faire à la charge de l’Etat, à travers une opération qu’on peut se représenter comme la construction des chaînons manquants, nécessaires pour amener les obligations telles qu’énoncées par la Charte à leur réalisation judiciaire. Le premier élément de cette construction tient dans la définition de la consistance même de l’obligation de résultat. Allant à l’encontre d’une prétention des Etats – et d’une part de la doctrine –, le Comité a d’abord jugé, dès sa première décision dans le cadre de la procédure de réclamations collectives38, que lorsque la Charte impose aux Etats de prendre certaines mesures, la seule adoption de celles-­‐ci ne suffit pas à satisfaire aux exigences de la Charte. Il faut, au surplus, que ces mesures soient effectivement appliquées. Tout en maintenant cette jurisprudence, le Comité a été 36
Pour approfondir les éléments qui vont suivre, nous nous permettons de renvoyer à nos chroniques aux références figurant en note n° 4. 37
J.-­‐F. Akandji-­‐Kombé : « The material impact… », op. cit. 38
Décision Commission internationale des juristes c. Portugal du 10 septembre 1999, précitée. amené à la préciser en l’approfondissant dans différentes décisions ultérieures. On trouve l’expression la plus aboutie de celle-­‐ci dans la décision Mouvement international ATD-­‐Quart Monde dirigée contre la France39. Appelé, dans cette affaire, à se prononcer les implications pour les Etats du droit au logement tel que consacré par l’article 31 de la Charte, lequel, il faut le rappeler, oblige ceux-­‐ci « à prendre des mesures destinées : à favoriser l'accès au logement d'un niveau suffisant ; à prévenir et à réduire l'état de sans-­‐abri en vue de son élimination progressive ; et à rendre le coût du logement accessible aux personnes qui ne disposent pas de ressources suffisantes », le Comité devait admettre que cette disposition n’impose aux Etats qu’une obligation de résultat. Mais, ajoutait-­‐il immédiatement, « les droits énoncés par la Charte sociale (étant) des droits qui doivent revêtir une forme concrète et effective et non pas théorique », on se saurait se contenter d’exiger de l’Etat qu’il prenne de simples mesures juridiques. Celui-­‐ci doit avoir pris toutes les dispositions pour garantir que celles-­‐ci produiront les effets escomptés en pratique. Cela signifie concrètement que l’Etat se devra : -­‐ de mettre en œuvre des moyens propres à permettre de progresser réellement vers la réalisation des objectifs assignés par la Charte, lesquelles comprennent l’adoption de mesures juridiques, l’affectation de ressources suffisantes et l’organisation de procédures susceptibles de permettre la pleine jouissance du droit en cause ; -­‐ de tenir des statistiques dignes de ce nom permettant de confronter besoins, moyens et résultats ; -­‐ de procéder à une vérification régulière de l’effectivité des stratégies arrêtées ; -­‐ de définir des étapes, et de ne pas reporter indéfiniment le terme des performances qu’il s’est assigné ; -­‐ d’être particulièrement attentifs à l’impact des choix opérés par eux sur l’ensemble des catégories de personnes concernées et singulièrement celles dont la vulnérabilité est la plus grande. Cette déclinaison des actions attendues des Etats parties en conséquence de toute obligation imposée par la Charte qui n’est pas de résultat est, en soi remarquable. Il doit surtout être souligné ici ce qu’elle induit de contrôle approfondi du respect de ce texte. De fait, chaque élément de la liste précédente représente un registre particulier de l’appréciation des situations nationales au regard de la Charte. Cela servira avant tout pour le contrôle européen effectué par le Comité européen des droits sociaux. Mais cela rend aussi plus plausible une action juridictionnelle nationale, en particulier sur le terrain de la responsabilité de la puissance publique, là où cette voie de droit existe. Le second élément de cette construction jurisprudentielle tendant à assurer une meilleure garantie des droits contenus dans la Charte sociale, et qui procède aussi de la mise en œuvre de la technique des obligations positives, est la promotion d’une forme d’applicabilité horizontale de cet instrument. L’approche est ici tout à fait particulière et ne se ramène pas à ce à quoi l’on est habitué dans le cadre de la Convention européenne. Plus précisément, il ne s’agit pas d’affirmer d’emblée l’effet direct de la Charte dans les litiges entre particuliers. Le prisme serait plutôt ici celui de la responsabilité internationale de l’Etat. Il s’agit de considérer, ce qui est commun en droit international, qu’en ratifiant un traité international l’Etat s’engage à être lié par 39
Décision du 5 décembre 2007, n° 33/2006, § 58 et s. lui et devra répondre des actes de tous ses agents, ses organes, ses démembrements territoriaux, mais aussi de ceux des personnes privées dont il n’aura pas su prévenir et/ou sanctionner les comportements contraires au traité. Ce principe a été posé pour la première fois par le Comité dans une affaire où il était reproché à des syndicats de porter atteinte à la liberté syndicale protégée par l’article 5 de la Charte40. Il a été confirmé à plusieurs reprises depuis, et notamment dans le cadre d’un recours où était recherché la responsabilité de l’Etat (grec) pour des pollutions générées par des collectivités locales et des sociétés d’Etat et affectant la santé des populations41. De là il peut aisément être tiré comme implication que la charte doit être respectée non seulement par l’Etat mais aussi par les autres sujets des ordres juridiques. La différence d’avec la Convention européenne des droits de l’homme sera cependant qu’il n’est pas possible ici d’en inférer l’applicabilité directe de la totalité des dispositions de la Charte dans les rapports privés. Reste que, là la mise en œuvre d’une telle applicabilité est impossible, cette jurisprudence du Comité sonne comme une invitation à assurer à tout le moins l’applicabilité de la Charte dans les actions dirigées contre l’Etat, qu’il s’agisse d’actions en illégalité contre ses actes ou de recours en réparation des conséquences préjudiciables de la violation de la Charte par ledit Etat ou par des particuliers avec son assentiment ou sa tolérance. On le voit, à tous les points de vue – consécration des droits ou garantie interne de ceux-­‐ci – les obligations positives constituent un fer de lance essentiel pour la réalisation de l’effectivité des droits économiques et sociaux en Europe. En cela, la méthode qui se réfère à elle figure au premier rang des moyens les plus sûr d’assurer sur le continent l’indivisibilité des droits de l’homme. Il faut seulement veiller à ne jamais déconnecter ce moyen des autres auxquels il est, en théorie comme en pratique, indissolublement lié. 40
Comité européen des droits sociaux, 22 mai 2003, Confédération des entreprises suédoises c. Suède, réclamation n° 12/2002. 41
Comité européen des droits sociaux, 6 décembre 2006, Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme c. Grèce, réclamation n° 30/2005.