CONCOURS DE NOUVELLES Un amour d`une autre époque

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CONCOURS DE NOUVELLES Un amour d`une autre époque
CONCOURS DE NOUVELLES
Un amour d’une autre époque
30 mai 1872, Claude Monet commença à la peindre alors qu’elle était assise dans son
jardin. Il faisait toujours cela, la prendre pour modèle, dès que l’envie le gagnait. Ce jour-là, elle
lisait simplement un livre, à l’ombre, devant le chevalet, lorsqu‘il lui demanda de poser. Depuis
cette journée-là, personne ne l’a revue …
Le 10 juin 1999.
Je continue mes recherches, entamées il y a dix ans avec entêtement. J’espère comprendre
pourquoi il n’y a plus aucune trace de Camille Doncieux, première épouse de Claude Monet.
Depuis « La liseuse », dernier portrait qu’il ait peint d’elle, Camille a disparu de ce monde.
Personne ne sait comment.
Pour moi, Camile est le modèle le plus poétique que Claude Monet ait choisi. Son apparence
et ce qu’elle dégage reflètent une profondeur inouïe, un calme surprenant. On voit bien que la pose
qu’elle adopte est naturelle. Je crois qu’au fond de moi, je suis tombé amoureux d’elle, de son
charme appartenant à une autre époque. Ceci explique sans doute ma volonté presque obsédante de
découvrir ce qui lui est arrivé en 1872.
Le 13 juin 1999.
Aujourd’hui, je boucle mes valises : je me rends à Baltimore, à la Walters Art Gallery, afin
d’y trouver le fameux tableau. Après un long voyage, j’arrive enfin à destination. Le soleil brille
déjà dans le ciel à cette heure matinale, et j’y vois un bon présage. Dès l’après-midi, je me rends
sans plus attendre au musée. Par chance, je repère rapidement ledit portrait, malgré la foule.
J’ai lu quelque part qu’Emile Zola avait rendu hommage à la virtuosité de Monet, en disant:
«Le pinceau de Monet se distingue par un éclat extraordinaire. Il faudrait évoquer (…) la femme en
blanc assise à l’ombre du feuillage et dont la robe est parsemée d’éclats de lumière». Là, devant
cette œuvre, je comprends enfin la signification de ses paroles. Je ne peux m’empêcher d’imaginer
un avenir à la jeune femme, qui n’est raconté dans aucun livre.
Je suis comme captivé par l’œuvre, dont je ne peux détacher mon regard… J’ai bien dû
rester là des heures, à fixer ce portrait, puisque lorsque j’ai finalement décidé de partir, le jour
commençait à tomber et un gardien se dirigeait vers moi à grands pas. J’ai quitté le musée à
contrecœur, bien décidé à revenir le lendemain, dès l’ouverture.
13 juin 1999, cela fait 127 ans que Camille est retenue prisonnière dans «La liseuse», un
des plus beaux portraits que Claude Monet ait fait d’elle. La jeune femme n’a plus la notion du
temps, ne vieillit plus. Elle a pourtant l’impression que le temps passe, cependant, autour d’elle,
tout reste figé. Camille ne le sait pas encore, mais aujourd’hui, un jeune homme qui se soucie
vraiment d’elle, et non de la toile, est venu lui rendre visite.
Le 14 juin 1999.
J’ai toujours l’espoir fou de la voir enjamber le cadre pour venir me rejoindre. Je continue à
la fixer bêtement des yeux, dans l’attente inespérée qu’elle me réponde. Je sais pertinemment que
cela est impossible, mais j’ose encore y croire…
14 juin 1999, depuis deux jours, les impressions de Camille se précisent: elle sent comme
une présence qui l’accompagne et lui redonne espoir. Elle perçoit un signe de vie, encore incertain
…
Le 21 juin 1999.
Je peins pour la énième fois les traits fins de Camille, comme passionné, j’essaie d’adopter
le point de vue de l’artiste. Je veux reproduire la toile dans les moindres détails, les motifs presque
imperceptibles de sa robe, les taches de lumière, les feuilles derrière elle, etc. Soudain, je vois
comme un mouvement dans ce tableau que je connais tant. Alors que je fixais son visage pour en
faire une représentation des plus fidèles, je crois apercevoir ses lèvres remuer. Inconsciemment, je
me lève d’un bond et hurle son nom, à pleins poumons…
Les gens se retournent, surpris. Je crois un instant être fou, mais lorsque je jette à nouveau
un œil vers Camille, je perçois une lueur dans son regard. Alors, dans un excès d'engouement, je
décroche la toile. L'alarme se met à sonner, tandis qu'un gardien arrive précipitamment.
Je m'élance dans la galerie, bousculant au passage des touristes affolés. J'arrive à passer les
portes et continue ma course effrénée jusqu'à mon hôtel, situé deux rues plus bas. Arrivé dans ma
chambre, je peux enfin reprendre mon souffle, lorsque j'entends un bruit de chute.
Quelqu'un est recroquevillé dans un coin de la triste pièce. Je mets quelques secondes avant
de réaliser que c'est elle. Camille est seulement à quelques mètres de moi, comme dans un rêve.
Mon cœur bat la chamade, mais je sais que le sien encore plus, je prends alors conscience de mes
sentiments à son égard. Je m'approche doucement et la prends délicatement dans mes bras.
Camille rêvait d'un changement depuis tellement longtemps qu'elle n'arrivait pas à y
croire. Lorsqu'elle était tombée du cadre, elle avait senti ses poumons se vider, privés d'air. Elle
avait eu l'impression qu'elle tombait sans jamais s'arrêter, avant d'enfin sentir le sol froid sous son
corps...
Je peux alors l’observer de plus près : son visage est encore plus délicat que sur la
représentation que Monet avait faite d’elle, malgré le fait qu’elle soit crispée de peur. Je tente alors
de la rassurer, en vain.
Soudain, je remarque que Camille se recroqueville sur elle-même et maigrit à une vitesse
vertigineuse. Affolé, j’ai un mouvement de recul et lâche instinctivement la jeune femme, qui
tombe bruyamment sur le parquet. Elle se met à respirer difficilement, atteinte d’une quinte de toux.
Je m’aperçois alors qu’elle crache du sang et transpire abondamment. Très inquiet, je la transporte
dans mon lit et me rend compte qu’elle a les symptômes typiques d’une personne atteinte de
tuberculose. Je touche son front pour vérifier sa température : elle est brûlante et cela m’oblige à
retirer ma main.
Je me précipite vers le téléphone mis au service des clients de l’hôtel, et appelle un médecin.
Il arrive quelques minutes plus tard, et donne un diagnostic sans appel, le visage grave : « Elle est
condamnée ».
Camille avait comme l’impression de toucher son rêve du bout des doigts avant de le
voir lui échapper… Le jeune homme lui était apparu comme un sauveur, et maintenant elle allait
lui fausser compagnie. L’autre homme, sûrement un médecin, avait été formel : elle ne survivrait
pas. Elle venait d’atterrir dans un monde qui lui était totalement inconnu, ce n’était pas le sien, il
était donc normal de s’en aller. Du moins, c’est ce qu’elle finit par penser.
J’assiste, impuissant, à la mort de celle que je croyais sauver à peine une heure plus tôt.
Je sais que dans quelques heures elle ne sera plus de ce monde, le mien. Je me sens coupable de ce
qui lui arrive, mais je ne réalise pas encore l’ampleur de la situation. Je tourne la tête vers elle, au
bord des larmes. Même dans sa mort, elle garde une certaine dignité et fuit mon regard. Moi qui
croyais tout connaître d’elle, je continue encore d’être impressionné.
Sa santé se dégrade très rapidement, bientôt elle ne peut plus bouger, complètement
paralysée. Je reste à son chevet, veillant sur elle, jusqu’à son dernier souffle. Tout à coup, elle
expire et se consume sous mes yeux. Je décide de ramasser ses cendres, uniques souvenirs d’elle, la
tête complètement vide. Je ne prends même pas conscience de l’irréalité de la scène à laquelle je
viens d’assister, je suis trop touché par la perte de Camille.
Le 9 février 2013.
Je rouvre mon journal après quatorze ans de silence, car je viens de retrouver dans mon
grenier le fameux cadre, qui abritait autrefois le portrait de Camille. Il est terriblement vide et triste,
il ne libère plus les mêmes émotions qu’avant. Les cendres de celle que j’ai aimée se trouvent
toujours sur ma cheminée, à côté d’une photo de celle avec qui j’ai construit ma vie.
FIN
Laure Nicolas et Marie Humbert