Dogmatique mais dialectique

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Dogmatique mais dialectique
© RÉGIS DEBRAY, 2005. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
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Publié dans Le Monde des Religions, juin 2005
Dogmatique mais dialectique
Un universitaire qui n’a cessé d’unir le théorique au spirituel et la
philosophie à la théologie, dans la meilleure tradition allemande occupe
donc la chaire de Saint Pierre. Le fait est insolite. Le prêchi-prêcha de
l’amour, doux ronron pastoral, ferait-il une place, au pinacle de la
prédication mondiale, à la définition et à l’argument ? Le Préfet de la
Congrégation romaine pour la Doctrine de la Foi, l’ex-Saint office, ne
pouvait avoir chez nous que mauvaise presse : trop dogmatique pour l’air
du temps. Un titulaire d’une chaire quelconque, professeur sans confession,
qui prend la peine de lire les publications du Herr Doktor Ratzinger, ne
pourra que lui donner une bonne note : dogmatique, sans aucun doute (et
pour cause si sa chaire à l’Université s’intitulait de « théologie
dogmatique »), mais dialectique également. Ce doctrinaire a d’évidence
l’habitude de dialoguer et de discuter. Avec d’autres doctrines, de sens
contraire. Mieux : le pivot de la foi catholique donne l’impression d’avoir
sourcé sa plus profonde inspiration chez Luther, on veut dire : dans une
perpétuelle, intime et somme toute respectueuse altercation avec les
protestantismes, qu’il semble connaître pour ainsi dire de l’intérieur. La
Bavière, citadelle romaine, n’est-elle pas aux premières lignes de défense ?
Et le communisme à l’Est n’avait-il pas renvoyé dans les Facultés de
l’ouest les meilleurs théologiens évangéliques, obligeant les uns et les
autres à polir leurs arguments les uns contre les autres ? Voilà donc un
contemporain, et un acteur, de Vatican II, pour qui le Concile de Trente n’a
rien d’inactuel. Et s’il réussit à réconcilier les deux mouvances – l’avenir le
dira –, il aura gagné la partie. L’hypothèse est paradoxale ? Les bonnes
stratégies le sont aussi.
Passons trop rapidement sur les points forts de cet enseignement
doctrinal : l’explicitation du mystère marial ; la réactualisation du Malin, le
perfide enchanteur et Prince de ce monde ; la soudure entre Révélation et
Tradition, qui interdit de confondre primitivité et vérité (le tardif peut avoir
raison sur l’ancien) ; l’idée que l’histoire des interprétations du texte
évangélique construit la vérité de ce texte en sorte qu’on ne saurait opposer
l’Évangile à l’Église, car l’Église est un Évangile maintenu, à travers le
maintenant perpétuel et perpétuellement renouvelé de Jésus-Christ. Si la
Parole ne peut se déployer que dans le temps, c’est qu’elle ne saurait
exister que dans l’assimilation qui en est faite par les fidèles réunis en
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Église : et tant pis pour les exégètes et les méthodes historico-critiques,
dont l’autorité ne saurait en aucun cas s’imposer à celle du Magistère et de
la hiérarchie. Tous ces thèmes font partie du traditionnel barrage antiprotestant ? Pourquoi s’en offusquer ? Ce n’est que la réponse du berger à
la bergère. Le moi se pose en s’opposant. Le nous aussi.
D’où un vigoureux hommage – assez stupéfiant, à première vue, sous
une plume aussi hostile au relativisme et au scepticisme – rendu par l’excardinal devenu Benoît XVI, à l’adversaire fraternel. « Ne doit-on pas
considérer à maints égards comme un bien pour l’Église catholique, en
Allemagne et ailleurs, le fait qu’ait existé à ses côtés le protestantisme,
avec sa libéralité et sa piété, ses déchirements et sa grande exigence
spirituelle ?1 En d’autres termes : la division n’est pas seulement une cause
d’hostilité. Elle peut se transformer en une mutuelle donation de vérité. Et
un moyen d’approfondir ses différences. Notre Docteur de l’Église récuse
fermement « l’œcuménisme de négociation » comme théologiquement
insubstantiel. Cela dit, ajoute-t-il en substance, « l’unité opérative » est
possible entre chrétiens, sans que chacun doive renoncer à ce que l’histoire
a fait de lui. « La division est préjudiciable quand elle conduit à l’inimitié
et à l’appauvrissement du témoignage chrétien… mais elle peut aussi
conduire à une nouvelle richesse d’écoute et de compréhension ». La
séparation des enfants du Christ, felix culpa ? Il n’est pas interdit de penser
qu’un homme qui ne cède rien sur ses dogmes se sente à l’avenir assez fort
et sûr de lui pour tendre la main, ouvertement, aux frères séparés.
La théologie est une chose, la diplomatie en est une autre. Mais, à
l’heure où l’Europe se divise, nos diplomates ne pourraient-ils puiser là,
avec d’heureuses façons de faire, quelques motifs d’espérance ?
1
Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, Paris, Fayard, p. 189.

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