TRAM nouvelles perspectives sur les rapports texte/musique

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TRAM nouvelles perspectives sur les rapports texte/musique
TRAM
nouvelles perspectives
sur les rapports texte/musique
Francois Sarhan / Benoit Meudic
Nombreuses sont les applications possibles de l'informatique
dans le domaine musical : synthèse sonore pour la création des
sons, traitement en temps réel du son pour le concert (amplification,
réverbération, installations, etc.), enfin composition assistée par
ordinateur (C.A.O.) pour l'aide à l'élaboration de la partition. De ces
trois catégories, qui ne sont bien évidemment pas exclusives, nous
ne nous intéresserons ici qu'à la dernière, et uniquement à une
application particulière à l'intérieur
de celle-ci. Nous utilisons quant
à nous Open Music afin d'écrire
une
musique
dont
les
Pour la C.A.O, Open Music est le logiciel le
structures
soient
fortement
plus utilisé (et même pratiquement le seul,
corrélées à un texte. Pour
en France du moins). Développé à l'IRCAM
effectuer
ce
passage,
via
par Gérard Assayag et Carlos Agon, cet
environnement de composition visuelle
l'ordinateur,
de
la
langue
permet la manipulation de structures
naturelle à la musique, il ne
mathématiques (utilisation de fonctions, de
s'agit pas seulement de se
suites
numériques,
d'opérateurs
servir de relations sémantiques
arithmétiques) ou musicales. Ecrit en Lisp,
il utilise les listes comme structure de
ou métaphoriques entre les
données.
deux, mais aussi de données
Par exemple, une séquence musicale peut
structurelles énonçables dans
être représentée par une liste d'accords,
les mêmes termes dans la
chaque accord étant lui-même une liste de
hauteurs, de durées et de positions
langue naturelle et en musique.
temporelles (onset).
On s'accorde
en
effet
à
Plus précisément, le langage utilisé est le
reconnaître,
au-delà
des
CLOS (Common Lisp Object System). A la
différences
évidentes,
des
structure liste s'ajoute donc la structure
objet qui permet la manipulation de
points communs aux deux :
données plus complexes.
pour les distinguer et les
Ainsi, un texte peut être vu comme une
utiliser, il faut passer par un
liste de mots-objets, dont les champs
troisième langage, une forme de
peuvent être : une liste de syllabes-objets, la
valeur syntaxique du mot, sa valeur
langage commun qui permette
grammaticale, sa taille etc…
de les décrire. langage a été
Les librairies sont des ensembles de
élaboré vers 1970 par le
fonctions écrites en Lisp qui étendent les
mathématicien et musicologue
possibilités initialement offertes par le
logiciel, pour des
français Pierre Lusson dans une
théorie, la théorie du rythme.
traitements plus spécifiques. Ces fonctions sont
représentées
par des icônes graphiques et "communiquent" entre elles par des
liaisons établies par l'utilisateur.
Exemple de "programme visuel" Open-Music :
La liste des hauteurs d'une séquence musicale est parenthésée par la fonction
"parenthésage". L'évaluation de cette fonction a pour résultat :
? OM->( (60006400 6900) (6500 6400))
Théorie de la forme, la
théorie du rythme se veut très
générale, et s'applique à des
objets séquentiels, et pas
seulement
à
des
objets
temporels, ce qui lui permet
aussi bien d'envisager
la
poésie que la musique. En
effet, si dans les deux cas il y
a une durée qui peut être
réalisée soit par l'exécution
musicale soit par l'énonciation,
la partition, elle, dans le cas
de la musique mesurée définit
sa durée, et nous donne ses
contraintes temporelles, — ce
qui n'est pas le cas de la
poésie.
La théorie du rythme est un langage qui
manipule
des
suites
numériques
représentatives de la forme d'un texte ou
d'une séquence musicale. Ce langage est
donc facilement "informatisable" dans
l'environnement OM. Une librairie appelée
TRAM (Théorie du rythme abstrait
mathématisé) a été développée. Elle se
divise en trois grandes parties pouvant être
vues comme trois étapes d'un processus
d'analyse :
Saisie et formatage de données initiales
("analyse préalable" de texte ou de
musique),
construction
de
suites
numériques
("marquages"),
puis
manipulation
des
formes
obtenues
("analyse rythmique") et génération
("réalisation concrète d'une forme") de
musique ou de texte.
Selon la théorie, la séquence
(poétique ou musicale) se
segmente en une succession
d'éléments discrets, que l'on
appelle
évènements
élémentaires (éé) (en musique
l'évènement élémentaire (par
ex. la noire, la croche, la
mélodie...) possède une durée
réalisée, dans le cas du poème,
le éé, qu'il soit phonème, mot
ou vers, n'a pas de durée
spécifiée).
Chacun de ces é.é., qu'il
soit musical ou poétique,
possède
de
multiples
propriétés, par exemple si l'on
considère un éé syllabe on
peut dire qu'il constitue la fin
d'un mot, est une syllabe
pleine, ou est élément d'une
rime, de la même manière
qu'en musique un éé a parmi
ses propriétés la durée. Au
moment
de
l'analyse,
l'analyste choisit un ensemble
de propriétés, parmi celles-ci,
qui lui semble pertinent. Ainsi,
à partir de là, chaque éé
possèdera ou ne possèdera
pas
ces
propriétés,
par
exemple :
Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici
Ton crâne. Quel poli ! l'on dirait de
l'ivoire.
(Je le savonne assez, chaque jour, Dieu
merci,
Et me permet d'ailleurs fort rarement d'y
boire.)”
(Jules Laforgue).
Supposons que notre éé soit
la syllabe (il aurait pu être le
mot, le vers, le quatrain, voire
la lettre, le signe) :
mar/ga/re...
Certaines informations sont propres au
codage initial du matériau : position des
mots dans un texte, durées et hauteurs des
notes dans une séquence musicale midi. Les
informations telles que le nombre
d'occurrence d'un mot, la place des mots
par rapport à la ponctuation d'un texte(…)
s'obtiennent par des fonctions très simples.
Par contre, si elle n'est pas au cœur de la
théorie, l'analyse des règles propres au
langage étudié, souvent nécessaire, présente
du point de vue informatique un certain
nombre de problèmes d'implémentation. Il
s'agit en effet de créer un moteur d'analyse
automatique traduisant en propriétés
identifiables
pour
la
machine
les
informations préalablement implicites qui
sont contenues dans la séquence à analyser :
On choisit les trois propriétés
suivantes : syllabe pleine ou
non, syllabe suivie d'une
ponctuation ou non, syllabe
qui porte une rime ou non.
Une importance relative des
syllabes les unes par rapport
aux
autres
se
définit
d'emblée; pour la définir, on
attribue un poids à chacune
des syllabes qui possède une
de ces trois propriétés
Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici
Pleine ou non :
0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0
Ponct. :
"Analyse préalable"
L' analyse préalable recherche les
propriétés (informations) d'un texte ou
d'une séquence musicale. Ces propriétés
seront utilisées pour établir les marquages
(étape suivante).
0-0-0-1-0-0-0-1-0-0-0-0
Rime :
0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-1
le nombre de syllabes d'un mot (problème
du e-muet), les groupes phonologiques et
syntaxiques d'une phrase, les séquences
Le coût des analyseurs développés étant
harmoniques d'une partition…
trop élevé pour interdire leur achat par des
Ce problème, externe à la théorie, fait
particuliers, nous avons décidé de
toujours l'objet de nombreuses recherches
programmer notre propre outil en le
dans des domaines qui varient suivant le
plaçant dans un juste rapport entre le coût
type de séquence à analyser: analyse
de développement informatique et le
syntaxique, quantification musicale ou
nombre
d'interventions
directes
de
reconnaissance de formes graphiques…
l'utilisateur dans l'analyse.
Nous disposons pour l'instant de deux fonctions,
une pour le texte et une pour la musique (analyse harmonique).
La fonction d'analyse de texte s'appuie sur un dictionnaire contenant 25000 mots et
environ 5 propriétés pour chaque mot. Les mots conjugués les plus courants sont reconnus à
l'aide d'une base de données contenant les principales conjugaisons.
La fonction d'analyse harmonique reconnaît les accords et les enchaînements (cadences) les
plus simples de la musique tonale à partir d'un ensemble de règles contenues dans une autre
base de données.
" Marquages"
La librairie offre un ensemble de fonctions de marquages qui identifient cetains éléments de la
séquence analysée (les mêmes) par opposition à d'autres (les différents) selon qu'ils vérifient
(ou non) certaines propriétés, issues de l'analyse préalable, choisies par l'utilisateur.
Les marquages peuvent identifier (pour le texte) la phonologie, la syntaxe, (ou la
phonosyntaxe), la conjugaison, l'accentuation, mais aussi la position graphique d'un mot dans
un texte, donc son abscisse, son ordonnée, sa position dans un vers (début ou fin de vers), sa
position par rapport au mot qui le précède ou le suit (immédiatement ou non), ainsi que le
nombre de fois où ce mot apparaît (on peut préciser ce marquage en fonction de la
sémantique du mot), et enfin, on peut identifier les mots qui précèdent une ponctuation (aussi
utilisé pour le marquage phonologique).
Les marquages musicaux peuvent repérer des pics de hauteur, de durée ou d'intensité, ils
peuvent aussi déterminer l'ambitus, ou la densité (en nombre de notes) des accords, pointer les
changements d'intervalle entre deux éléments consécutifs, ou enfin marquer les changements
harmoniques d'une séquence tonale.
Le résultat d'un marquage est une suite de nombres (ligne de poids) interprétable (étape
suivante) comme forme de la séquence initiale. Les suites obtenues ne dépendent désormais
plus du matériau d'origine (texte, musique) et pourront donc être manipulées par les fonctions
générales de la théorie.
Le
résultat
obtenu
quand on fait la somme des
lignes de poids, syllabe par
syllabe, est ce que l'on appelle
une fonction de poids, (ou
métaphoriquement une mélodie de
poids, parce que sa représentation
graphique, est la ligne principale de
la forme, comme l'est la mélodie
musicale par rapport
à
son
accompagnement), qu'on en tire
permet de se représenter
visuellement la forme de la
séquence
:
c'est
la
représentation abstraite des
propriétés formelles, de la
forme, de la séquence. En
effet, l'importance des éé les
uns relativement aux autres
définit
leur
éminence
respective : certains seront
plus importants que d'autres,
plus lourds.
Extraction d'une mélodie de poids
La mélodie de poids s'obtient par
sommation
des
lignes
de
poids
préalablement pondérées par un coefficient
numérique.
Un critère de pondération est de chercher à
maximiser les différences entre deux valeur
consécutives de la mélodie de poids finale.
Cette étape de pondération réalise alors
deux transformations importantes sur les
marquages :
1 Elle donne une cohérence à un groupe de
marquages par le biais des pondérations
négatives qui permettent de transformer un
marquage en son marquage opposé. Un
marquage et son opposé établissent tous
deux la distinction du même et du différent
mais s'opposent par l'élément auquel on
attribue le poids important. (par exemple la
suite (0 1 0 3) et la suite (0 -1 0 -3) soit (3
2 3 0), sont opposées)
2 Elle établit une hiérarchie entre les
marquages : certains vont avoir plus
d'importance que d'autres dans le résultat
final.
La théorie suppose que la
forme naît du jeu dialectique
des coïncidences et
noncoïncidences des propriétés,
c'est-à-dire que les mélodies
de poids obtenues par cette
méthode d'analyse possèdent
elles-mêmes
des
caractéristiques
telles
que
répétition,
métricité,
périodicité,
symétrie...
La
forme d'un poème, suivant la
théorie
du
rythme,
est
constituée des informations
tirées ainsi des mélodies de
poids.
Cette
description
qui
peut paraître formelle, permet
aussi de se faire une idée
précise sur des éléments de
sens : la conjugaison de
propriétés sur un évènement,
son
poids,
témoignent
d'aspects qui ont trait au
sens. C'est ce que Pierre
Lusson
appelle
le
"sens
véhiculé
par
un
procédé
formel".
Reprenons
l'exemple
précédent :
Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici
Pleine ou non :
0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0
Ponct. :
0-0-0-1-0-0-0-1-0-0-0-0
Mot phonologique 1 :
0-0-0-1-0-0-0-1-0-0-0-0
Ton crâne. Quel poli ! l'on dirait de
l'ivoire.
Pleine ou non :
0-0-1-0-0-0-0-0-0-0-0-1
Ponct. :
0-0-3-0-0-2-0-0-0-0-0-3
Mot phonologique :
0-0-1-0-0-1-0-0-0-0-0-1
1
(cf. J. C. Milner, Dire le vers)
Déduction d'un parenthésage
La mélodie de poids contient des
régularités qui, une fois mises en évidence,
permettront d'établir un parenthésage de la
séquence qui rendra compte de sa structure
rythmique. Une manière de révéler les
régularités est d'établir une comparaison
entre la mélodie de poids et un mètre
abstrait choisi par l'utilisateur. (Un mètre
abstrait
est une suite de poids
régulièrement répétée) Si le mètre
"s'inscrit" dans la mélodie de poids, alors ce
mètre est une régularité caractéristique de la
séquence. Pour inscrire un mètre dans une
mélodie, on peut procéder de la manière
suivante :
Tout d'abord, on fait correspondre un
élément du mètre à un élément de la
mélodie de poids, puis on retranche le
premier au deuxième. La valeur obtenue
constitue la "distance métrique" à parcourir
pour déterminer le prochain élément du
mètre à comparer avec le second élément
de la mélodie de poids. L'opération se fait
ainsi de suite jusqu'au dernier élément de la
mélodie. Si à aucun moment, la valeur,
obtenue en retranchant l'élément du mètre
à celui de la mélodie, est négative ou nulle,
alors le mètre s'inscrit bien dans la mélodie.
Extraction d'un squelette rythmique
Cette opération consiste à séparer les
éléments d'une mélodie de poids en deux
ensembles (marqués 0 et 1) dont la
frontière est donnée par un poids seuil. Par
exemple, l'opération appliquée à la liste (1
2 4 2 8) avec un poids seuil de 3 a pour
résultat : (0 0 1 0 1) Le squelette rythmique
peut donner lieu à un parenthésage. Par
exemple, la liste (0 0 1 0 1) correspond au
parenthésage ( ( 0 0 1 ) ( 0 1 ) ).
Si l'on fait la somme, on obtient :
000200020000
005003000005
Or, on constate que la troisième position du vers 2 est plus forte
que la douzième position du vers 1, ce qui contredit le vers
classique. Ce que les métriciens décrivent par un rejet, la théorie
du rythme le montre par un effet de syncope, c'est-à-dire par un
décalage de poids.
Évidemment, les mêmes procédés d'analyse s'appliquent à une
partition, aboutissant de même à une mélodie de poids. C'est là le
langage commun entre la musique et la poésie.
Celle-ci peut être pour nous envisagée sur le plan pratique
de deux manières : comme outil d'analyse, ou comme procédé
génératif.
Exemple d'analyse d'un fragment de "lobsters quadrille" de Gÿorgi Ligeti :
Analyse dans Open-Music de la première phrase du texte de Lewis Carroll.
Les calculs se font de haut en bas.
La fonction formater-texte recherche les propriétés du texte dans le dictionnaire. Elle
transmet le résultat aux fonctions de marquage. Une pondération de chaque marquage est
ensuite effectuée (fonction ponderation-maximale) puis la mélodie de poids est calculée. Elle
apparaît sous forme de graphe.
Même étapes d'analyse que précédemment pour la séquence musicale.
À partir d'un ensemble aussi ouvert de concepts, il y a bien
sûr un nombre extrêmement grand d'applications possibles dans la
composition. Par exemple, on peut partir d'une structure abstraite,
d'une mélodie de poids et écrire un poème à partir de ça; on peut
écrire à partir de cette même mélodie de poids de la musique; on
peut à partir d'une musique préexistante obtenir une mélodie de
poids qui va devenir soit un texte, soit une autre musique, et
inversement d'un texte préexistant une musique; on peut encore
se donner une mélodie de poids totalement arbitraire. L'exemple
qu'on va donner ne concerne que la dernière procédure. Il s'agit
d'une œuvre musicale composée à partir d'un poème préexistant,
"Nuit sans date rue Saint-Jacques", composé par Jacques Roubaud
(Gallimard, 1999) :
la rue tombe noire, noire, la noire rue noire tombe là.
la rue tombe noire, noire, la tombe noire, rue noire, là.
la rue tombe noire, noire, tombe la noire rue noire, là.
la rue, tombe noire, noire, rue noire, la tombe noire, là.
la rue tombe noire, rue noire noire, là, tombe noire, là.
la rue tombe noire, la noire noire rue, noire tombe là.
la rue tombe noire la noire noire rue noire tombe, là.
la rue tombe, noire, noire, là; tombe noire, rue noire, là.
la rue, tombe, là. noire, noire tombe, noire rue, noire là.
la rue noire tombe; noire la noire, noire rue-tombe; là.
la rue tombe. la noire rue noire. noire tombe noire.
là.
Ce poème a été composé à partir d'une contrainte inventée
par Claude Berge de l'Oulipo, appelé l'éoderdrome. Le principe de
cette contrainte est de n'utiliser que cinq lettres, mots ou syllabes,
phrases... et de les placer chacun de ces cinq sur l'un des sommets
d'un pentagone; les mots seront reliés les uns avec les autres en
parcourant tous les sommets mais en ne faisant chaque trajet
qu'une seule fois, et tout en revenant à la fin au sommet de
départ. Il y a énormément de chemins possibles, mais la longueur
de la séquence obtenue sera toujours de onze éléments. On s'en
fout, on a choisi de ne pas prendre en compte cette contrainte
générative pour la poésie pour la génération de la musique. (Le
procédé de composition oulipien en général, dont celui-ci, est fort distinct
des procédés de composition qu'on peut tirer de la théorie du rythme
malgré leur ressemblance superficielle).
La différence essentielle entre les deux types de composition
est que la composition par contrainte de l'Oulipo consiste à
appliquer un objet, un mécanisme, une contrainte arbitraire à une
composition littéraire, de l'extérieur, le plus écarté possible des
propriétés de la langue (syntaxe, phonologie, grammaire); en
revanche, la théorie du rythme permet de choisir des procédés
tout en restant à l'intérieur des propriétés de la langue elle-même.
Ce que Pierre Lusson appelle une contrainte "responsable". Nous
allons maintenant donner des exemples de réalisation musicale
suivant les principes de la théorie mais en les distinguant de ce
qu'auraient été les principes oulipiens. Les propriétés du son ou de
la musique qu'on peut utiliser pour réaliser une mélodie de poids
ne sont évidemment pas limitées : toutes les propriétés
énonçables de la musique peuvent devenir des propriétés
constructives; ce sera par exemple son ou silence, hauteur
déterminée ou indéterminée, type de densité polyphonique, timbre
(par famille ou par instrument), registre, degré de dissonance ou
de consonance...
"Nuit sans date" a été réalisé pour voix d'alto et électronique temps
réel à l'Ircam en 1998. La théorie a été utilisée principalement afin de
composer la partie vocale à partir de l'analyse du poème. À partir des
propriétés (catégories syntaxiques, ponctuation, répétition immédiate de
mots, etc.), la mélodie de poids du poème est devenue la mélodie du
poids de la ligne vocale. Les propriétés musicales choisies ont été les
suivantes : durée, type d'intervalle, ornementation, registre (grave, aigu,
medium).
Durée :
Choisissons par exemple de convertir brutalement les poids de
ponctuation d'un vers en durée musicale : on marque les mots selon la
ponctuation qui les suit; la virgule donnant le poids de 1, le point-virgule
le poids de 2, le point le poids de 3.Ex. :
la rue tombe noire, noire, la noire rue noire tombe là.
0-0-0-2-0-0-1-0-0-2-3
La conversion se fait en établissant une correspondance entre ces poids
et des durées avec le principe de 0 = croche, 1 = noire, 2 = noire
pointée, on obtient la séquence suivante :
Cette opération simple permet de constituer une énonciation, une
prosodie souple, inspirée plus ou moins de celle de la langue.
On peut établir énormément de déformations, distorsions, à partir
de ce modèle. Ex. : poids fort = durée courte; échelle non linéaire où 0 =
croche, 1 = blanche pointée, 2 = ronde, 3 = noire.
On peut aller beaucoup plus loin, en conjugant les valeurs des
marquages avec des valeurs arbitraires qui les pondèrent, les ajustent ;
on peut imaginer des hybrides formels : un texte forme/ombre d'un qutre
texte-forme/ombre d'une partition-forme/ombre d'un nouveau texte. Ola
Ola Ola !
Nuits
Autre application de la théorie : cette fois-ci, il n'y a pas d'analyse
de poème et on ne cherche pas de corrélation entre ses propriétés
phonologiques et syntaxiques et la construction musicale.
Jacques Roubaud a composé de nombreux poèmes intitulés "Nuit",
variations minimales sur un même modèle formel et thématique.
Nuit
tu viendrais
les lumières
pousseraient
sur les pentes
vidées de jour
les feuilles
en seraient
sombres
Nuit
tu viendras
et
dans la nuit
il
se fraiera
une feuille comme
d'un mort les
branches
Nuit
tu
es venue
les
lumières
ont poussé
sur
les herbes, les
pentes
vidées
de
lumière,
les lumières sont
venues dans
l'absence
de la lumière
Nuit
tu viendras
et
dans la nuit
il
se fera
une goutte comme
d'un doigt
l'ongle
Nuit
tu viens
la lumière
pousse
sur les pentes
vidées de jour
les feuilles
en seront
sombres
Mise en musique du poème
Je me donne une suite de poids totalement arbitraire :
10-6-6-5-14-18-5-7-8
On considère cette suite de poids comme n'ayant ni début ni fin et
pouvant se boucler sur elle-même. Cette suite de poids va constituer le
squelette, la matrice, des réalisations musicales. En effet, elle va être
réalisée musicalement à l'aide de différentes propriétés (dynamique,
durée, hauteur) de manière légèrement variée pour chacun des poèmes.
À chaque vers correspond un poids :
Nuit
10
tu viendrais 6
les lumières
6
pousseraient
5
sur les pentes
14
vidées de jour 18
les feuilles 5
en seraient 7
sombres
8
À chacun de ces poids correspondent des échelles de hauteur,
d'intensité et de durée. Exemple :
5 = piano = noire
6 = mezzo piano = ronde+blanche
14 = forte = trois rondes+ une blanche
18 = fortissimo = quatre rondes + une blanche
Maintenant, les variations musicales vont consister à faire tourner
la mélodie de poids et les différentes propriétés musicales qui lui sont
associées de manière à ce que, pour chaque poème, ce soit toujours des
vers différents qui reçoivent des poids différents. Par exemple,
l'évènement le plus éminent, qui a un poids de 18, d'une nuance de ff,
d'une durée très longue, correspondra dans la première version au vers
"vidées de jour", dans la deuxième version au vers "d'un mort", dans la
troisième au vers "tu viens" et dans la quatrième "ont poussé".
Il y a donc une constante : la mélodie de poids, que j'associe à la
forme commune à tous les poèmes, et il y a une variation qui est la
rotation de la mélodie de poids sur elle-même.
La théorie est utilisée ici comme procédé génératif, mais pas
uniquement ! Il y a une relation métaphorique entre le procédé de
variation de Roubaud et un procédé de variation musicale fondé sur la
théorie.
La forme générale donnée par la mélodie de poids et ses propriétés
musicales qui lui sont associées, avec ses évènements plus ou moins
éminents, se déplace tout au long des différentes variations musicales de
chaque poème, de la même manière que le passage du temps est rendu
sensible dans les textes (viendrais, viendras, viens, est venue), avec les
variations de lumière qui en découle. La réalisation musicale agit ainsi sur
la mélodie de poids comme la lumière agit sur les objets, en les révélant
de manière toujours différente.
La forme et la thématique de ces poèmes possèdent une propriété
éminemment musicale, qui est celle de montrer le temps qui passe. La
mise en musique ne fait donc que réaliser les temps du poème, par
antériorité, postériorité, et par les effets de mémoire qui en découlent...
bref, tout ce qui fait de la musique une méditation sur le temps (Pierre
Lusson).
“La condition minimale de toute beauté, c'est la perte de
l'identité, l'instant de cette perte, le passé de cette perte, sa douleur.
Or la lumière, derrière son jeu de renvois, que supporte la pluralité
(l'Enfer), est cet identique qui traverse les faits; la loi de la beauté est
ce qui permet de passer de la symphonie à la partition, de se montrer
sans se dire; la lumière est cette condition; elle est la condition du
montrer; elle seule se dit sans dire. [...] L'identité n'existe que dans
l'invisibilité. La beauté de la lumière doit quitter le monde, quitter
l'objet, substance du monde, perdre son occurence dans le moindre
état de choses, pour se donner à l'invisibilité, où l'identité de la
lumière à elle-même est rendue possible par la surressemblance.”
(Jacques Roubaud)

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