TRAM nouvelles perspectives sur les rapports texte/musique
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TRAM nouvelles perspectives sur les rapports texte/musique
TRAM nouvelles perspectives sur les rapports texte/musique Francois Sarhan / Benoit Meudic Nombreuses sont les applications possibles de l'informatique dans le domaine musical : synthèse sonore pour la création des sons, traitement en temps réel du son pour le concert (amplification, réverbération, installations, etc.), enfin composition assistée par ordinateur (C.A.O.) pour l'aide à l'élaboration de la partition. De ces trois catégories, qui ne sont bien évidemment pas exclusives, nous ne nous intéresserons ici qu'à la dernière, et uniquement à une application particulière à l'intérieur de celle-ci. Nous utilisons quant à nous Open Music afin d'écrire une musique dont les Pour la C.A.O, Open Music est le logiciel le structures soient fortement plus utilisé (et même pratiquement le seul, corrélées à un texte. Pour en France du moins). Développé à l'IRCAM effectuer ce passage, via par Gérard Assayag et Carlos Agon, cet environnement de composition visuelle l'ordinateur, de la langue permet la manipulation de structures naturelle à la musique, il ne mathématiques (utilisation de fonctions, de s'agit pas seulement de se suites numériques, d'opérateurs servir de relations sémantiques arithmétiques) ou musicales. Ecrit en Lisp, il utilise les listes comme structure de ou métaphoriques entre les données. deux, mais aussi de données Par exemple, une séquence musicale peut structurelles énonçables dans être représentée par une liste d'accords, les mêmes termes dans la chaque accord étant lui-même une liste de hauteurs, de durées et de positions langue naturelle et en musique. temporelles (onset). On s'accorde en effet à Plus précisément, le langage utilisé est le reconnaître, au-delà des CLOS (Common Lisp Object System). A la différences évidentes, des structure liste s'ajoute donc la structure objet qui permet la manipulation de points communs aux deux : données plus complexes. pour les distinguer et les Ainsi, un texte peut être vu comme une utiliser, il faut passer par un liste de mots-objets, dont les champs troisième langage, une forme de peuvent être : une liste de syllabes-objets, la valeur syntaxique du mot, sa valeur langage commun qui permette grammaticale, sa taille etc… de les décrire. langage a été Les librairies sont des ensembles de élaboré vers 1970 par le fonctions écrites en Lisp qui étendent les mathématicien et musicologue possibilités initialement offertes par le logiciel, pour des français Pierre Lusson dans une théorie, la théorie du rythme. traitements plus spécifiques. Ces fonctions sont représentées par des icônes graphiques et "communiquent" entre elles par des liaisons établies par l'utilisateur. Exemple de "programme visuel" Open-Music : La liste des hauteurs d'une séquence musicale est parenthésée par la fonction "parenthésage". L'évaluation de cette fonction a pour résultat : ? OM->( (60006400 6900) (6500 6400)) Théorie de la forme, la théorie du rythme se veut très générale, et s'applique à des objets séquentiels, et pas seulement à des objets temporels, ce qui lui permet aussi bien d'envisager la poésie que la musique. En effet, si dans les deux cas il y a une durée qui peut être réalisée soit par l'exécution musicale soit par l'énonciation, la partition, elle, dans le cas de la musique mesurée définit sa durée, et nous donne ses contraintes temporelles, — ce qui n'est pas le cas de la poésie. La théorie du rythme est un langage qui manipule des suites numériques représentatives de la forme d'un texte ou d'une séquence musicale. Ce langage est donc facilement "informatisable" dans l'environnement OM. Une librairie appelée TRAM (Théorie du rythme abstrait mathématisé) a été développée. Elle se divise en trois grandes parties pouvant être vues comme trois étapes d'un processus d'analyse : Saisie et formatage de données initiales ("analyse préalable" de texte ou de musique), construction de suites numériques ("marquages"), puis manipulation des formes obtenues ("analyse rythmique") et génération ("réalisation concrète d'une forme") de musique ou de texte. Selon la théorie, la séquence (poétique ou musicale) se segmente en une succession d'éléments discrets, que l'on appelle évènements élémentaires (éé) (en musique l'évènement élémentaire (par ex. la noire, la croche, la mélodie...) possède une durée réalisée, dans le cas du poème, le éé, qu'il soit phonème, mot ou vers, n'a pas de durée spécifiée). Chacun de ces é.é., qu'il soit musical ou poétique, possède de multiples propriétés, par exemple si l'on considère un éé syllabe on peut dire qu'il constitue la fin d'un mot, est une syllabe pleine, ou est élément d'une rime, de la même manière qu'en musique un éé a parmi ses propriétés la durée. Au moment de l'analyse, l'analyste choisit un ensemble de propriétés, parmi celles-ci, qui lui semble pertinent. Ainsi, à partir de là, chaque éé possèdera ou ne possèdera pas ces propriétés, par exemple : Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici Ton crâne. Quel poli ! l'on dirait de l'ivoire. (Je le savonne assez, chaque jour, Dieu merci, Et me permet d'ailleurs fort rarement d'y boire.)” (Jules Laforgue). Supposons que notre éé soit la syllabe (il aurait pu être le mot, le vers, le quatrain, voire la lettre, le signe) : mar/ga/re... Certaines informations sont propres au codage initial du matériau : position des mots dans un texte, durées et hauteurs des notes dans une séquence musicale midi. Les informations telles que le nombre d'occurrence d'un mot, la place des mots par rapport à la ponctuation d'un texte(…) s'obtiennent par des fonctions très simples. Par contre, si elle n'est pas au cœur de la théorie, l'analyse des règles propres au langage étudié, souvent nécessaire, présente du point de vue informatique un certain nombre de problèmes d'implémentation. Il s'agit en effet de créer un moteur d'analyse automatique traduisant en propriétés identifiables pour la machine les informations préalablement implicites qui sont contenues dans la séquence à analyser : On choisit les trois propriétés suivantes : syllabe pleine ou non, syllabe suivie d'une ponctuation ou non, syllabe qui porte une rime ou non. Une importance relative des syllabes les unes par rapport aux autres se définit d'emblée; pour la définir, on attribue un poids à chacune des syllabes qui possède une de ces trois propriétés Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici Pleine ou non : 0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0 Ponct. : "Analyse préalable" L' analyse préalable recherche les propriétés (informations) d'un texte ou d'une séquence musicale. Ces propriétés seront utilisées pour établir les marquages (étape suivante). 0-0-0-1-0-0-0-1-0-0-0-0 Rime : 0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-1 le nombre de syllabes d'un mot (problème du e-muet), les groupes phonologiques et syntaxiques d'une phrase, les séquences Le coût des analyseurs développés étant harmoniques d'une partition… trop élevé pour interdire leur achat par des Ce problème, externe à la théorie, fait particuliers, nous avons décidé de toujours l'objet de nombreuses recherches programmer notre propre outil en le dans des domaines qui varient suivant le plaçant dans un juste rapport entre le coût type de séquence à analyser: analyse de développement informatique et le syntaxique, quantification musicale ou nombre d'interventions directes de reconnaissance de formes graphiques… l'utilisateur dans l'analyse. Nous disposons pour l'instant de deux fonctions, une pour le texte et une pour la musique (analyse harmonique). La fonction d'analyse de texte s'appuie sur un dictionnaire contenant 25000 mots et environ 5 propriétés pour chaque mot. Les mots conjugués les plus courants sont reconnus à l'aide d'une base de données contenant les principales conjugaisons. La fonction d'analyse harmonique reconnaît les accords et les enchaînements (cadences) les plus simples de la musique tonale à partir d'un ensemble de règles contenues dans une autre base de données. " Marquages" La librairie offre un ensemble de fonctions de marquages qui identifient cetains éléments de la séquence analysée (les mêmes) par opposition à d'autres (les différents) selon qu'ils vérifient (ou non) certaines propriétés, issues de l'analyse préalable, choisies par l'utilisateur. Les marquages peuvent identifier (pour le texte) la phonologie, la syntaxe, (ou la phonosyntaxe), la conjugaison, l'accentuation, mais aussi la position graphique d'un mot dans un texte, donc son abscisse, son ordonnée, sa position dans un vers (début ou fin de vers), sa position par rapport au mot qui le précède ou le suit (immédiatement ou non), ainsi que le nombre de fois où ce mot apparaît (on peut préciser ce marquage en fonction de la sémantique du mot), et enfin, on peut identifier les mots qui précèdent une ponctuation (aussi utilisé pour le marquage phonologique). Les marquages musicaux peuvent repérer des pics de hauteur, de durée ou d'intensité, ils peuvent aussi déterminer l'ambitus, ou la densité (en nombre de notes) des accords, pointer les changements d'intervalle entre deux éléments consécutifs, ou enfin marquer les changements harmoniques d'une séquence tonale. Le résultat d'un marquage est une suite de nombres (ligne de poids) interprétable (étape suivante) comme forme de la séquence initiale. Les suites obtenues ne dépendent désormais plus du matériau d'origine (texte, musique) et pourront donc être manipulées par les fonctions générales de la théorie. Le résultat obtenu quand on fait la somme des lignes de poids, syllabe par syllabe, est ce que l'on appelle une fonction de poids, (ou métaphoriquement une mélodie de poids, parce que sa représentation graphique, est la ligne principale de la forme, comme l'est la mélodie musicale par rapport à son accompagnement), qu'on en tire permet de se représenter visuellement la forme de la séquence : c'est la représentation abstraite des propriétés formelles, de la forme, de la séquence. En effet, l'importance des éé les uns relativement aux autres définit leur éminence respective : certains seront plus importants que d'autres, plus lourds. Extraction d'une mélodie de poids La mélodie de poids s'obtient par sommation des lignes de poids préalablement pondérées par un coefficient numérique. Un critère de pondération est de chercher à maximiser les différences entre deux valeur consécutives de la mélodie de poids finale. Cette étape de pondération réalise alors deux transformations importantes sur les marquages : 1 Elle donne une cohérence à un groupe de marquages par le biais des pondérations négatives qui permettent de transformer un marquage en son marquage opposé. Un marquage et son opposé établissent tous deux la distinction du même et du différent mais s'opposent par l'élément auquel on attribue le poids important. (par exemple la suite (0 1 0 3) et la suite (0 -1 0 -3) soit (3 2 3 0), sont opposées) 2 Elle établit une hiérarchie entre les marquages : certains vont avoir plus d'importance que d'autres dans le résultat final. La théorie suppose que la forme naît du jeu dialectique des coïncidences et noncoïncidences des propriétés, c'est-à-dire que les mélodies de poids obtenues par cette méthode d'analyse possèdent elles-mêmes des caractéristiques telles que répétition, métricité, périodicité, symétrie... La forme d'un poème, suivant la théorie du rythme, est constituée des informations tirées ainsi des mélodies de poids. Cette description qui peut paraître formelle, permet aussi de se faire une idée précise sur des éléments de sens : la conjugaison de propriétés sur un évènement, son poids, témoignent d'aspects qui ont trait au sens. C'est ce que Pierre Lusson appelle le "sens véhiculé par un procédé formel". Reprenons l'exemple précédent : Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici Pleine ou non : 0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0-0 Ponct. : 0-0-0-1-0-0-0-1-0-0-0-0 Mot phonologique 1 : 0-0-0-1-0-0-0-1-0-0-0-0 Ton crâne. Quel poli ! l'on dirait de l'ivoire. Pleine ou non : 0-0-1-0-0-0-0-0-0-0-0-1 Ponct. : 0-0-3-0-0-2-0-0-0-0-0-3 Mot phonologique : 0-0-1-0-0-1-0-0-0-0-0-1 1 (cf. J. C. Milner, Dire le vers) Déduction d'un parenthésage La mélodie de poids contient des régularités qui, une fois mises en évidence, permettront d'établir un parenthésage de la séquence qui rendra compte de sa structure rythmique. Une manière de révéler les régularités est d'établir une comparaison entre la mélodie de poids et un mètre abstrait choisi par l'utilisateur. (Un mètre abstrait est une suite de poids régulièrement répétée) Si le mètre "s'inscrit" dans la mélodie de poids, alors ce mètre est une régularité caractéristique de la séquence. Pour inscrire un mètre dans une mélodie, on peut procéder de la manière suivante : Tout d'abord, on fait correspondre un élément du mètre à un élément de la mélodie de poids, puis on retranche le premier au deuxième. La valeur obtenue constitue la "distance métrique" à parcourir pour déterminer le prochain élément du mètre à comparer avec le second élément de la mélodie de poids. L'opération se fait ainsi de suite jusqu'au dernier élément de la mélodie. Si à aucun moment, la valeur, obtenue en retranchant l'élément du mètre à celui de la mélodie, est négative ou nulle, alors le mètre s'inscrit bien dans la mélodie. Extraction d'un squelette rythmique Cette opération consiste à séparer les éléments d'une mélodie de poids en deux ensembles (marqués 0 et 1) dont la frontière est donnée par un poids seuil. Par exemple, l'opération appliquée à la liste (1 2 4 2 8) avec un poids seuil de 3 a pour résultat : (0 0 1 0 1) Le squelette rythmique peut donner lieu à un parenthésage. Par exemple, la liste (0 0 1 0 1) correspond au parenthésage ( ( 0 0 1 ) ( 0 1 ) ). Si l'on fait la somme, on obtient : 000200020000 005003000005 Or, on constate que la troisième position du vers 2 est plus forte que la douzième position du vers 1, ce qui contredit le vers classique. Ce que les métriciens décrivent par un rejet, la théorie du rythme le montre par un effet de syncope, c'est-à-dire par un décalage de poids. Évidemment, les mêmes procédés d'analyse s'appliquent à une partition, aboutissant de même à une mélodie de poids. C'est là le langage commun entre la musique et la poésie. Celle-ci peut être pour nous envisagée sur le plan pratique de deux manières : comme outil d'analyse, ou comme procédé génératif. Exemple d'analyse d'un fragment de "lobsters quadrille" de Gÿorgi Ligeti : Analyse dans Open-Music de la première phrase du texte de Lewis Carroll. Les calculs se font de haut en bas. La fonction formater-texte recherche les propriétés du texte dans le dictionnaire. Elle transmet le résultat aux fonctions de marquage. Une pondération de chaque marquage est ensuite effectuée (fonction ponderation-maximale) puis la mélodie de poids est calculée. Elle apparaît sous forme de graphe. Même étapes d'analyse que précédemment pour la séquence musicale. À partir d'un ensemble aussi ouvert de concepts, il y a bien sûr un nombre extrêmement grand d'applications possibles dans la composition. Par exemple, on peut partir d'une structure abstraite, d'une mélodie de poids et écrire un poème à partir de ça; on peut écrire à partir de cette même mélodie de poids de la musique; on peut à partir d'une musique préexistante obtenir une mélodie de poids qui va devenir soit un texte, soit une autre musique, et inversement d'un texte préexistant une musique; on peut encore se donner une mélodie de poids totalement arbitraire. L'exemple qu'on va donner ne concerne que la dernière procédure. Il s'agit d'une œuvre musicale composée à partir d'un poème préexistant, "Nuit sans date rue Saint-Jacques", composé par Jacques Roubaud (Gallimard, 1999) : la rue tombe noire, noire, la noire rue noire tombe là. la rue tombe noire, noire, la tombe noire, rue noire, là. la rue tombe noire, noire, tombe la noire rue noire, là. la rue, tombe noire, noire, rue noire, la tombe noire, là. la rue tombe noire, rue noire noire, là, tombe noire, là. la rue tombe noire, la noire noire rue, noire tombe là. la rue tombe noire la noire noire rue noire tombe, là. la rue tombe, noire, noire, là; tombe noire, rue noire, là. la rue, tombe, là. noire, noire tombe, noire rue, noire là. la rue noire tombe; noire la noire, noire rue-tombe; là. la rue tombe. la noire rue noire. noire tombe noire. là. Ce poème a été composé à partir d'une contrainte inventée par Claude Berge de l'Oulipo, appelé l'éoderdrome. Le principe de cette contrainte est de n'utiliser que cinq lettres, mots ou syllabes, phrases... et de les placer chacun de ces cinq sur l'un des sommets d'un pentagone; les mots seront reliés les uns avec les autres en parcourant tous les sommets mais en ne faisant chaque trajet qu'une seule fois, et tout en revenant à la fin au sommet de départ. Il y a énormément de chemins possibles, mais la longueur de la séquence obtenue sera toujours de onze éléments. On s'en fout, on a choisi de ne pas prendre en compte cette contrainte générative pour la poésie pour la génération de la musique. (Le procédé de composition oulipien en général, dont celui-ci, est fort distinct des procédés de composition qu'on peut tirer de la théorie du rythme malgré leur ressemblance superficielle). La différence essentielle entre les deux types de composition est que la composition par contrainte de l'Oulipo consiste à appliquer un objet, un mécanisme, une contrainte arbitraire à une composition littéraire, de l'extérieur, le plus écarté possible des propriétés de la langue (syntaxe, phonologie, grammaire); en revanche, la théorie du rythme permet de choisir des procédés tout en restant à l'intérieur des propriétés de la langue elle-même. Ce que Pierre Lusson appelle une contrainte "responsable". Nous allons maintenant donner des exemples de réalisation musicale suivant les principes de la théorie mais en les distinguant de ce qu'auraient été les principes oulipiens. Les propriétés du son ou de la musique qu'on peut utiliser pour réaliser une mélodie de poids ne sont évidemment pas limitées : toutes les propriétés énonçables de la musique peuvent devenir des propriétés constructives; ce sera par exemple son ou silence, hauteur déterminée ou indéterminée, type de densité polyphonique, timbre (par famille ou par instrument), registre, degré de dissonance ou de consonance... "Nuit sans date" a été réalisé pour voix d'alto et électronique temps réel à l'Ircam en 1998. La théorie a été utilisée principalement afin de composer la partie vocale à partir de l'analyse du poème. À partir des propriétés (catégories syntaxiques, ponctuation, répétition immédiate de mots, etc.), la mélodie de poids du poème est devenue la mélodie du poids de la ligne vocale. Les propriétés musicales choisies ont été les suivantes : durée, type d'intervalle, ornementation, registre (grave, aigu, medium). Durée : Choisissons par exemple de convertir brutalement les poids de ponctuation d'un vers en durée musicale : on marque les mots selon la ponctuation qui les suit; la virgule donnant le poids de 1, le point-virgule le poids de 2, le point le poids de 3.Ex. : la rue tombe noire, noire, la noire rue noire tombe là. 0-0-0-2-0-0-1-0-0-2-3 La conversion se fait en établissant une correspondance entre ces poids et des durées avec le principe de 0 = croche, 1 = noire, 2 = noire pointée, on obtient la séquence suivante : Cette opération simple permet de constituer une énonciation, une prosodie souple, inspirée plus ou moins de celle de la langue. On peut établir énormément de déformations, distorsions, à partir de ce modèle. Ex. : poids fort = durée courte; échelle non linéaire où 0 = croche, 1 = blanche pointée, 2 = ronde, 3 = noire. On peut aller beaucoup plus loin, en conjugant les valeurs des marquages avec des valeurs arbitraires qui les pondèrent, les ajustent ; on peut imaginer des hybrides formels : un texte forme/ombre d'un qutre texte-forme/ombre d'une partition-forme/ombre d'un nouveau texte. Ola Ola Ola ! Nuits Autre application de la théorie : cette fois-ci, il n'y a pas d'analyse de poème et on ne cherche pas de corrélation entre ses propriétés phonologiques et syntaxiques et la construction musicale. Jacques Roubaud a composé de nombreux poèmes intitulés "Nuit", variations minimales sur un même modèle formel et thématique. Nuit tu viendrais les lumières pousseraient sur les pentes vidées de jour les feuilles en seraient sombres Nuit tu viendras et dans la nuit il se fraiera une feuille comme d'un mort les branches Nuit tu es venue les lumières ont poussé sur les herbes, les pentes vidées de lumière, les lumières sont venues dans l'absence de la lumière Nuit tu viendras et dans la nuit il se fera une goutte comme d'un doigt l'ongle Nuit tu viens la lumière pousse sur les pentes vidées de jour les feuilles en seront sombres Mise en musique du poème Je me donne une suite de poids totalement arbitraire : 10-6-6-5-14-18-5-7-8 On considère cette suite de poids comme n'ayant ni début ni fin et pouvant se boucler sur elle-même. Cette suite de poids va constituer le squelette, la matrice, des réalisations musicales. En effet, elle va être réalisée musicalement à l'aide de différentes propriétés (dynamique, durée, hauteur) de manière légèrement variée pour chacun des poèmes. À chaque vers correspond un poids : Nuit 10 tu viendrais 6 les lumières 6 pousseraient 5 sur les pentes 14 vidées de jour 18 les feuilles 5 en seraient 7 sombres 8 À chacun de ces poids correspondent des échelles de hauteur, d'intensité et de durée. Exemple : 5 = piano = noire 6 = mezzo piano = ronde+blanche 14 = forte = trois rondes+ une blanche 18 = fortissimo = quatre rondes + une blanche Maintenant, les variations musicales vont consister à faire tourner la mélodie de poids et les différentes propriétés musicales qui lui sont associées de manière à ce que, pour chaque poème, ce soit toujours des vers différents qui reçoivent des poids différents. Par exemple, l'évènement le plus éminent, qui a un poids de 18, d'une nuance de ff, d'une durée très longue, correspondra dans la première version au vers "vidées de jour", dans la deuxième version au vers "d'un mort", dans la troisième au vers "tu viens" et dans la quatrième "ont poussé". Il y a donc une constante : la mélodie de poids, que j'associe à la forme commune à tous les poèmes, et il y a une variation qui est la rotation de la mélodie de poids sur elle-même. La théorie est utilisée ici comme procédé génératif, mais pas uniquement ! Il y a une relation métaphorique entre le procédé de variation de Roubaud et un procédé de variation musicale fondé sur la théorie. La forme générale donnée par la mélodie de poids et ses propriétés musicales qui lui sont associées, avec ses évènements plus ou moins éminents, se déplace tout au long des différentes variations musicales de chaque poème, de la même manière que le passage du temps est rendu sensible dans les textes (viendrais, viendras, viens, est venue), avec les variations de lumière qui en découle. La réalisation musicale agit ainsi sur la mélodie de poids comme la lumière agit sur les objets, en les révélant de manière toujours différente. La forme et la thématique de ces poèmes possèdent une propriété éminemment musicale, qui est celle de montrer le temps qui passe. La mise en musique ne fait donc que réaliser les temps du poème, par antériorité, postériorité, et par les effets de mémoire qui en découlent... bref, tout ce qui fait de la musique une méditation sur le temps (Pierre Lusson). “La condition minimale de toute beauté, c'est la perte de l'identité, l'instant de cette perte, le passé de cette perte, sa douleur. Or la lumière, derrière son jeu de renvois, que supporte la pluralité (l'Enfer), est cet identique qui traverse les faits; la loi de la beauté est ce qui permet de passer de la symphonie à la partition, de se montrer sans se dire; la lumière est cette condition; elle est la condition du montrer; elle seule se dit sans dire. [...] L'identité n'existe que dans l'invisibilité. La beauté de la lumière doit quitter le monde, quitter l'objet, substance du monde, perdre son occurence dans le moindre état de choses, pour se donner à l'invisibilité, où l'identité de la lumière à elle-même est rendue possible par la surressemblance.” (Jacques Roubaud)