Hic et nunc » : la raison pratique au défi du présent

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Hic et nunc » : la raison pratique au défi du présent
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« Hic et nunc » : la raison pratique au défi du présent
Recension : Stéphane Haber, Habermas et la sociologie, Paris, PUF, 1998.
Y a-t-il encore lieu de s'interroger sur le concept de « modernité » ? Même pluralisé et nuancé, comme dans de
nombreux programmes de recherche actuels, ne s'est-il pas émoussé au point de perdre toute vertu opératoire ?
Peut-être conviendrait-il de le remplacer, de façon à la fois plus générale et concrète, par la notion de souci du présent.
L'intuition de Stéphane Haber est en tout cas que seul ce changement d'optique permet de donner une interprétation
cohérente de l'œuvre de Habermas1. Trop souvent, celui-ci a en effet été accusé d'avoir délaissé les sciences sociales
au profit exclusif d'une théorie normative désincarnée. En réalité, son projet, d'une remarquable continuité, a toujours été
de « formuler une théorie de la raison qui ait des prolongements concrets dans l'analyse du présent historique » (p. 58),
et les sciences humaines n'en ont jamais été absentes, même si elles ont pu nouer avec la philosophie des rapports
variables.
Des Situations de Sartre aux Circonstances de Badiou, la pensée contemporaine ne manque pas de philosophies ayant
répondu à l'injonction de prendre en charge la condition contemporaine. Faut-il discerner la naissance de cette tâche
chez Kant et Baudelaire, comme y invite Foucault (« Qu'est-ce que les Lumières ? »), ou plutôt chez Hegel et dans
l'avènement des sciences sociales, en particulier de la sociologie ? C'est cette « deuxième navigation » que tente
Stéphane Haber dans ce petit livre clair et incisif. Il y récapitule les efforts de la Théorie Critique pour penser ce
maintenant sans les secours de l'esprit absolu. C'est à Horkheimer qu'on doit la position du problème et l'intuition d'un
lien intime et problématique de la philosophie et des sciences sociales : comment saisir l'effectivité et les virtualités d'un
esprit objectif contemporain tout en gardant disjointe la certitude et la vérité, que le savoir absolu cherchait à unir
spéculativement ? Le grand mérite de l'ouvrage de Haber est de replacer l'œuvre de Habermas dans cette perspective
critique longue, afin de lui restituer sa systématicité. S'il reprend à Horkheimer les idées de « la singularité des savoirs
portant sur le monde contemporain, (du) lien entre la connaissance et la visée émancipatrice, (et de) l'affinité entre
philosophie et sciences sociales » (p. 16), Habermas substitue la sociologie à l'économie comme fil directeur de son
enquête. Cette originalité par rapport à la tradition marxiste le conduit à nouer philosophie et sociologie de trois manières
successives, qui constituent autant de « stratégies d'appropriation » du matériau empirique (p. 128).
1- Un lien quasi-externe de fondation
Les premiers travaux de Habermas (Théorie et pratique, Logique des sciences sociales, Connaissance et intérêt, La
technique et la science comme idéologie) visent à fonder philosophiquement la sociologie. Habermas y radicalise en fait
la position de Horkheimer : la philosophie ne peut prétendre penser le contemporain que si elle dégage les conditions de
possibilités de sa connaissance. Pour autant, la philosophie ne se réduit pas à l'épistémologie des sciences sociales :
elle perd certes son monopole de pensée du présent, mais contribue de façon fondamentale à son intelligence. D'abord,
la réflexion philosophique apporte aux sciences sociales une « clarification critique » (p. 19) qui leur permet de mieux
prendre conscience de ce qu'elles font ; ensuite, elle intervient activement dans la construction de la connaissance du
présent du fait du lien intime entre épistémologie et théorie sociale (la connaissance permet de relativiser la rationalité
technico-scientifique comme l'une des figures de la rationalité pratique contemporaine). Destituée de sa prééminence
exclusive dans la saisie du contemporain, la philosophie vient donc après les sciences humaines, à titre de réflexion
critique, mais elle conserve l'ambition de les fonder et d'en déterminer les concepts essentiels. Le mérite de l'analyse de
Haber est de donner une vision nuancée du premier type de rapports imaginé : le moment abstrait de la fondation par la
philosophie y est en effet équilibré par la recherche d'une corroboration des résultats de celle-ci par l'examen attentif des
différentes sciences.
On peut dire que cette fondation n'est « ni purement transcendantale et formelle, ni essentialiste et directive ; elle
cherche à établir ce que les sciences devraient être ; mais seulement dans la mesure où c'est aussi ce qu'elles tendent
effectivement à devenir » (p. 46). Du coup, « l'idée d'une théorie critique de la société apparaît moins comme une norme
absolue de vérité que comme un point de référence permettant de situer les autres approches » (p. 53). Reste qu'aucun
principe d'interprétation cohérent des sciences sociales contemporaines n'est clairement explicité, la distinction entre
savoirs empirico-analytiques, historico-herméneutiques et critiques se révélant particulièrement fragile à l'analyse. En
outre la position de Habermas souffre d'une indécision entre l'intervention (une théorie normative de la connaissance) et
la réflexion immanente aux savoirs (une épistémologie « interne », plus modeste), qui dénote une conception
contradictoire du travail philosophique : à la fois résiduel et contingent, d'un côté, conformément au thème marxiste du «
dépassement » de la philosophie, et constitutif et nécessaire (rôle de fondation et d'arbitre), de l'autre. A ce stade, le lien
entre philosophie et sciences sociales reste donc encore indécis. seulement le passage entre le normatif et le positif
ainsi que la d'établir leur correspondance dans des cas déterminés » (p. 127). Enfin, comme le souligne Haber,
l'intégration de la sociologie dans la philosophie pratique passe par sa subordination : en ne proposant au mieux que des
« schèmes » d'appréhension des phénomènes historiques contemporains en accord avec la rationalité pratique, le
risque est grand que la philosophie n'assure a priori une sorte de maîtrise totale sur le savoir empirique.
2- Un lien interne d'accompagnement
Dans les travaux contemporains de la Théorie de l'agir communicationnel , le but est davantage de faire coopérer
philosophie et sociologie, qui sont placées sur un pied d'égalité. Au lieu de séparer la critique réflexive de la société et la
philosophie de la connaissance, ce qui a pour effet de « faire reposer l'interprétation du présent historique sur un
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élément distinct d'elle-même » (p. 58), Habermas réunit ces deux dimensions dans une unique théorie de la
communication. La rationalité n'est plus alors définie par une épistémologie non positiviste venant normer de l'extérieur
la théorie de la société, mais elle se saisit réflexivement dans les figures historiques effectives et les manières
singulières dont les sciences sociales les ont articulées. Corrélativement, la philosophie n'occupe pas une position de
surplomb, fondant les savoirs de façon transcendante, mais se déploie en une sorte d'herméneutique immanente,
critique et historiquement concrète2. Parce qu'elle s'insère à l'intérieur du champ des sciences sociales, la critique perd
son caractère monolithique, s'assouplit et devient plus sensible à la diversité des formes de rationalité et à la
multiplication des cadres d'analyse.
En guise d'interprétation du présent, le concept de modernité articule la raison et l'histoire - tout l'enjeu de la théorie de la
communication consistant comme on sait à deviner, au sein de l'involution tragique de la rationalité instrumentale, le
cheminement discret d'une autre rationalisation plus prometteuse. Si la philosophie peut établir l'existence d'une
alternative, c'est toutefois aux sciences humaines qu'il revient d'en attester l'effectivité. Habermas s'efforce donc
d'exhumer le paradigme communicationnel à l'œuvre dans les sciences humaines : en linguistique (pragmatique),
psychologie (Mead et l'intériorisation des interactions) et sociologie (interprétation originale de Durkheim). Dans le
partage du travail coopératif qui s'instaure, la philosophie « s'explicite et s'élabore (...) en cherchant des appuis multiples
» dans le champ des sciences sociales (p. 74). Il a souvent été reproché à la théorie de l'agir communicationnel de
proposer une approche très étroite du phénomène de la communication : c'est, souligne Haber, parce qu'elle s'efforce à
la fois sauver le principe d'une philosophie transcendantale (contraintes universelles et nécessaires de l'interaction
langagière) et de rendre compte des dimensions les plus fondamentales des sciences humaines (l'évolution sociale,
notamment). L'étude de l'échange linguistique orientée vers l'entente constitue le fil directeur d'une anthropologie servant
de pierre de touche du présent, et censée mieux compte de ses pathologies que la théorie wébérienne de la modernité.
Pour philosophique qu'elle soit en son fond, puisqu'elle se veut une définition de la rationalité, la théorie de la
communication renvoie ainsi à tous les stades de son élaboration aux sciences sociales : « elle s'enracine dans une
réflexion sur les unilatéralités des interprétations sociologiques classiques de la modernité, se déploie au moyen d'une
reprise de certains apports de la tradition sociologique et anthropologique, et s'achève finalement en proposant une
analyse du contemporain qui doit servir de programme de recherche pour le travail empirique » (p. 89). En l'occurrence,
il s'agit de montrer la fécondité des approches actionnistes et objectivistes de la sociologie contemporaine pour penser
l'évolution des sociétés modernes, et montrer que les trois fonctions (culturelle, coopérative, socialisante) de l'action
communicationnelle tendent progressivement à être assurées de façon plus réflexive (par discussion) : en témoignent la
différenciation de l'espace privé et public, le découplage entre systèmes et monde vécu, et la colonisation de ce dernier
par la rationalité instrumentale. L'approche de Habermas rencontre toutefois trois limites : elle partage tout d'abord avec
les philosophie de l'histoire l'idée d'une explication monocausale des crises du monde contemporain ; ensuite, elle opère
une reprise très sélective (donc discutable) des outils sociologiques et neutralise donc la multiplicité des rationalités ;
enfin, elle mobilise une théorie de la raison qui reste insuffisamment explicitée (objection de K.O. Apel).
3- Un lien interne d'intégration et de subordination
Les ouvrages à teneur fortement normative ( Morale et communication , Droit et démocratie ) imaginent d'intégrer la
sociologie dans la philosophie pratique, en lui accordant un rôle subalterne. Haber souligne à bon droit la cohérence de
l'évolution de Habermas : l'abandon apparent des interprétations de la société contemporaine au profit d'une doctrine
normative correspond en fait à l'approfondissement du projet critique de rénovation d'une rationalité, capable d'opérer «
une médiation entre la théorie et la pratique sur la base du présent historique » (p. 96). Revenir à Kant pour relever le
défi de Apel, c'est en fait intégrer dans la pensée du présent le souci de l'avenir souhaitable. Le lien de la philosophie
aux sciences sociales se distend, même s'il reste constitutif. En fait, l'explicitation du projet normatif conduit à
complexifier les relations aux savoirs positifs, qui deviennent à la fois des rapports de critique et d'appropriation. Certes,
l'éthique de la discussion abandonne l'orientation historico-transcendantale de la théorie de l'agir communicationnel au
profit de l'établissement d'une rationalité pratique (intersubjective) aux normes universelles et absolues (même si elles
ne sont que procédurales). Mais c'est à tort qu'elle passe pour « ce qui reste du thème de la raison communicationnelle
quand il se trouve absolutisé, arraché à la théorie sociale et aux mises en perspectives historiques », car elle n'est en fait
que la première étape (abstraite) de l'élaboration d'un nouveau rapport aux sciences humaines (p. 106). Aussi bien
s'agit-il pour Habermas de trouver une médiation entre moralité et vie éthique, de sorte que l'éthique de la discussion
doit se prolonger en philosophie du droit - le droit assurant l'application concrète et diversifiée de la norme fondamentale,
ce qui n'est possible que dans un Etat démocratique.
De fait, la philosophie habermassienne du droit peut s'interpréter comme l'effort malaisé pour réintroduire le souci du
présent historique (en lien avec les sciences humaines) dans le cadre d'une éthique de la discussion. Le droit n'est plus
en effet pensé comme le medium d'une extension de la rationalité instrumentale, y compris sous une forme
auto-poiétique (Luhmann), mais comme l'intermédiaire dynamique de l'auto-organisation discursive de la société. La
philosophie refuse donc l'unilatéralité des approches du politique des sciences sociales, en maintenant celles-ci sous
tutelle normative ; mais elle ne peut pas pour autant se passer de leurs matériaux. De fait, la sociologie, avec l'aide des
sciences juridiques et politiques, opère « la médiation entre la connaissance historique d'un ici et d'un maintenant et la
pensée du juste ou du légitime » (p. 122).
Il y va donc bien du même projet de critique du présent via la constitution d'une théorie de la rationalité intégrant les
problématiques de la sociologie. L'abandon du privilège méthodologique de la question de la modernité au sein de la
connaissance du présent permet, dès lors qu'un diagnostic global n'est plus requis3, de multiplier les intersections entre
philosophie et savoirs empiriques. Le lien de la philosophie aux sciences sociales s'est maintenu, mais la relation à la
sociologie n'est plus « directive » (pour fonder ou orienter un programme de recherche), mais lâche et distendue - sans
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être pour autant abolie. L'affirmation de la visée normative de cette théorie juridico-politique implique un respect plus
scrupuleux du partage du travail. Haber y voit « une tendance de fond de l'itinéraire habermassien (...) à abandonner la
sociologie à son pluralisme et à son dynamisme, solidaire d'un scepticisme accru dans les capacités de la philosophie à
y exercer une influence directe » (p. 125). Entre philosophie et sciences sociales, la relation subsiste donc, mais le
vecteur s'est comme inversé : ce ne sont plus les savoirs empiriques (et surtout la sociologie) qui norment la philosophie
au sein de la rationalité pratique, mais bien davantage la philosophie normative qui maintient sous tutelle des sciences
sociales désormais largement diversifiées.
La dimension critique de la philosophie s'en trouve atténuée. Aussi bien ne joue-t-elle plus dans la connaissance du
présent un rôle fondamental (par autoréflexion sociologique émancipatrice), mais seulement dérivé, comme mesure d'un
écart par rapport à la forme de vie éthique (dont l'identification devient le but principal). C'est l'exploration de la rationalité
du réel qui est prioritaire plutôt que celle de ses pathologies (qui ne sont pas pour autant oubliées). Par ailleurs, la
philosophie n'a plus à s'engager sur le terrain empirique, chargée qu'elle est de « concevoir seulement le passage entre
le normatif et le positif ainsi que la possibilité d'établir leur correspondance dans des cas déterminés ». Outre le privilège
exorbitant accordé par Habermas à la sociologie au sein des sciences de la culture (comme chez Comte), et que Haber
ne semble pas complètement remettre en question, cet ouvrage, écrit bien avant la refonte naturaliste de la rationalité
habermassienne des années 2000, suggère un rapprochement. L'interrogation sur le « présent », dont E. Renault veut
faire le thème de sa prochaine étude hégélienne, gagnerait en effet à être confrontée au concept de « régime
d'historicité », élaboré par François Hartog et d'autres historiens dans le sillage des travaux Koselleck et de Ricoeur pour
penser l'expérience du temps. Quant à savoir quelle articulation entre philosophie et sciences sociales il faudrait
désormais concevoir pour élaborer une connaissance du présent qui soit à la fois réflexive et empirique, l'ouvrage nous
laisse au pied du mur. Refusant la lecture téléologique des approches successives de Habermas en terme de «
progression », Haber préfère y voir un répertoire ouvert de modes opératoires : ce sont autant d'« essais » susceptibles
d'être « réactualisés », « au gré des besoins issus des conjonctures historiques et scientifiques » (p. 128). A la lecture de
ses derniers travaux (par exemple sa réflexion sur le concept d'aliénation), on comprend que l'auteur a choisi une
orientation différente, résolument clinique, et dont Emmanuel Renault s'est efforcé de préciser les coordonnées logiques
dans L'expérience de l'injustice. Resterait à se demander si la clinique de l'injustice suffit à elle seule à constituer une
théorie de la rationalité pratique.
Philippe Lacour
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Pour citer cet article :
Philippe Lacour, « "Hic et nunc" : la raison pratique au défi du présent », Mitwelt, 29 novembre 2009, [En ligne].
http://mitwelt.ways.org/fr/content/hic-et-nunc
1. 1. Il explicite cette interprétation dans son introduction à Jürgen Habermas (Paris, Pocket, 2001), en insistant sur son
corollaire dialogique (post-dialectique).
2. 2. On passe, dit Habermas, « du rôle intenable de discipline qui assigne des sites à celui de discipline qui les repère
et les préserve » (Morale et communication, Paris, Cerf, 1986, p. 23). Cf sa réappropriation critique de Weber dans la
Théorie de l'agir communicationnel.
3. 3. Dans Droit et démocratie, note Haber, « le thème de l'unité des tendances du présent historique joue désormais
une fonction plus régulatrice que constitutive » (Haber, p. 124).
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