Lettres de Bagdad - Editions Thierry Marchaisse

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Lettres de Bagdad - Editions Thierry Marchaisse
LETTRES
DE BAGDAD
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
© 2013 Éditions Thierry Marchaisse
Conception visuelle : Denis Couchaux
Mise en page intérieure : Anne Fragonard-Le Guen
Photos de couverture et intérieures : Lucas Menget
Éditions Thierry Marchaisse
221 rue Diderot, 94300 Vincennes
www.editions-marchaisse.fr
Diffusion : Harmonia Mundi
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
LUCAS MENGET
LETTRES
DE BAGDAD
CARNET DE ROUTE
éditions
THIERRY MARCHAISSE
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
À Laurence et Clea
« Écrire : essayer méticuleusement de retenir
quelque chose, de faire survivre quelque chose :
arracher quelques bribes précises au vide qui
se creuse, laisser, quelque part, un sillon,
une trace, une marque ou quelques signes. »
Georges Perec
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
LA VIE, C’EST PAS 100 %
« Avec 1 045 morts et plus de 2 000 blessés,
le mois de mai 2013 a été marqué en Irak
par le plus fort pic de violences depuis 2007,
ont indiqué les Nations Unies. »
(AFP)
À travers les dunes et les champs de mines, à 160 km/h, voilà
comment j’ai franchi pour la première fois la frontière entre le
Koweït et l’Irak. C’était en mars 2003, en voiture, avec quelques
confrères. La seconde « guerre du Golfe » venait de débuter, les
chars américains et britanniques pénétraient sur le territoire. Et
nous avec. Nous soupçonnions déjà que Saddam Hussein ne
tiendrait pas, que le régime allait s’effondrer et que les fameuses
armes de « destruction massive » n’étaient qu’un leurre destiné à
justifier une intervention militaire programmée coûte que coûte.
Mais nous ignorions une chose : l’Irak allait basculer dans une
guerre civile interminable et d’une rare violence.
Je me suis rendu en Irak pour la dernière fois en novembre 2010.
Il s’agissait de raconter et tenter de comprendre une prise d’otages
suivie d’un massacre dans une église catholique du centre de
Bagdad. C’est là que j’ai pris la photo qui sert de couverture à ce
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livre. Durant toutes ces années, l’Irak n’a jamais connu de
période sans violence. Et aujourd’hui encore, assis devant des
écrans à Paris, je vois défiler sous mes yeux, chaque jour ou
presque, des dépêches annonçant des attentats à Bagdad ou ailleurs qui n’en finissent plus de meurtrir ce pays. Dans l’indifférence quasi générale, puisque le « sujet » fait de moins en moins
recette dans les rédactions occidentales. D’autres conflits ont
surgi. Les révolutions arabes, la guerre en Syrie… L’Irak voisin
n’est plus qu’une terre qui épuise, ennuie souvent. Comme si rien
n’avait changé, comme si personne n’en voulait plus rien savoir.
En 2003, je faisais partie des rares journalistes français à penser
que l’intervention américaine était la moins mauvaise des solutions. J’étais agacé par les discours pacifistes et moralisateurs. Et
plus encore par le discours aux Nations Unies de notre ministre
des Affaires étrangères de l’époque, qui se faisait le héraut de la
civilisation française face à la barbarie américaine, tout en soutenant plus ou moins discrètement Saddam Hussein. Lui et ses fils
étaient des monstres. Le pays vivait dans la terreur. Un mot de
trop pouvait envoyer de simples citoyens dans les pires geôles du
Moyen-Orient. Je pensais, et pense encore aujourd’hui, que cette
guerre éclair de trois semaines était justifiée. Mais je ne me doutais pas une seconde que l’Amérique comprendrait aussi peu ce
pays, ses institutions, ses pratiques, ses modes de vie, sans parler
de ses religions.
Il m’a fallu du temps pour réaliser l’ampleur de la folie qui s’était
emparée des armes. Au printemps 2004, journaliste pour Radio
France Internationale, j’avais couvert longuement la célèbre
« bataille de Falloujah ». Cette petite ville à l’ouest de Bagdad,
fief sunnite d’où est partie l’insurrection dès le lendemain de la
« victoire » américaine. Les sunnites, anciens alliés de Saddam
Hussein, promettaient l’enfer aux Américains, et aux chiites.
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Embedded, c’est-à-dire incorporé dans une unité de marines
américains, je partageais le quotidien d’une section de soldats
originaires du Texas. Ces très jeunes hommes savaient à peine où
ils étaient. Mais très bien qui ils devaient combattre. La ville
n’était plus qu’un gigantesque théâtre d’opérations. Chaque
déplacement était un risque. Je me souviendrai toujours de ce
lieutenant qui, en pilotant son Humwee (un petit blindé transportant quatre à cinq soldats), m’avait dit : « Le blindage est efficace. Si on prend une mine, on ne mourra pas mais on n’aura
plus de jambes. » J’ai passé de longues heures avec eux, caché
derrière des murs, à essuyer tirs de roquettes et de kalachnikov
des insurgés, de mieux en mieux armés, déterminés et efficaces.
Les marines prenaient une rue, puis la perdaient. Nous dormions au milieu des gravats en tenant à coup de lait concentré.
L’armée américaine commençait à comprendre que la guerre
n’en était qu’à ses débuts. Elle finira par être totalement dépassée. La guerre civile s’installait pour de longues années. Et moi,
je m’installais à mon tour dans cette guerre, aux côtés des
Irakiens et des Américains, fasciné par la complexité de ce pays
et par l’absurdité de cette violence.
L’intervention américaine avait mis fin, brutalement, à une
longue domination du pays par la minorité sunnite. Les chiites,
qui avaient baissé la tête pendant plus de soixante-quinze ans,
pouvaient enfin revendiquer leur pouvoir, au moins numérique.
Mais les Américains n’avaient sans doute pas imaginé à quel
point les sunnites, notamment de Bagdad et Falloujah, ne se laisseraient pas déposséder. Infiltrées par des milices armées, financées et organisées par Al-Qaïda, certaines mouvances sunnites
avaient la volonté et les moyens de plonger le pays dans une
guerre religieuse et ethnique. Face à elles, parfois de l’autre côté
de la rue, les chiites, aidés par la puissance iranienne. Le combat
n’est toujours pas terminé, plus de dix ans après la fin de l’inter-
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vention américaine. La guerre civile entre chiites et sunnites,
après une très légère accalmie en 2010 et 2011, est toujours aussi
meurtrière. La seule différence est que les soldats américains sont
partis.
J’ai eu la chance de travailler dans des rédactions où, malgré les
prises d’otages de journalistes occidentaux, malgré le danger et le
coût de tels reportages, on m’a fait confiance. À RFI, avec Jérôme
Bouvier, puis à France 24, avec Grégoire Deniau et Vincent
Giret, j’ai travaillé en Irak aussi souvent que cela était possible.
Ces directeurs de rédaction m’ont poussé, protégé et encouragé
à tenir bon, à continuer à raconter ce que je voyais, tout simplement. Même aux pires heures de la guerre irakienne, il nous
semblait inenvisageable de ne pas aller « là-bas ». Pourtant, rien
n’était évident. À commencer par s’y rendre. Au moment où j’ai
écrit ce carnet, en 2007-2008, la « meilleure » route était un vol
très aléatoire et dangereux, entre Amman et Bagdad. Ensuite, il
fallait trouver sur place un ange gardien à la fois homme de
confiance, traducteur et protecteur. C’est sous le nom de fixer
que les journalistes désignent ceux qui, dans les pays en guerre,
font en sorte que leur travail soit possible. Confier son reportage
à un fixer, c’est aussi lui confier sa vie. À l’époque, celle d’un
Occidental valait plusieurs millions de dollars sur le marché des
otages.
Lors de mes premiers séjours en Irak, j’ai travaillé avec
Mohammed Yahya, un fixer doux, calme. Ancien pilote de
l’armée de l’air irakienne, il avait été formé en France, et rêvait
d’y revenir avec sa femme et ses deux enfants. Il vit désormais à
Paris. En 2006, Muthanna Ibrahim Ahmed est devenu mon
fixer. Et l’est resté. Autodidacte, sûr de lui, parfois têtu, mais
d’un courage exemplaire et d’une patience infinie. On le rencontrera souvent au fil de cette quarantaine de lettres. Il était capa-
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ble d’arrêter un reportage sur-le-champ s’il estimait que la situation devenait trop dangereuse, mais pouvait aussi bien partir
d’un immense éclat de rire face aux situations les plus tragiques.
Avec, toujours, une même petite phrase prononcée dans son
français approximatif : « La vie, c’est pas 100 % ! » Ce qui, pour
Muthanna, veut dire qu’on ne décide jamais de tout, surtout pas
du moment où l’on va mourir. Si j’ai pu faire correctement mon
travail en Irak, si j’ai pu y effectuer autant de séjours, et en revenir toujours sain et sauf, c’est bien grâce à lui.
Entre 2006 et 2008, à l’époque dont parlent ces lettres, nous
étions très peu à travailler en Irak ; et séparés en deux groupes de
journalistes bien distincts. Les télévisions américaines et britanniques vivaient dans un ensemble de villas protégées par des
murs et des gardes de sécurité, à proximité de la Zone verte (l’ensemble des anciens palais de Saddam Hussein et du gouvernement irakien dans lequel s’étaient installés l’administration
américaine et l’état-major de l’armée). Chaque déplacement de
cette bande-là, renforcée de plusieurs techniciens, s’accompagnait de mesures de sécurité spectaculaires.
Les autres, c’est-à-dire le magazine Time, le Washington Post,
l’Agence France-Presse et quelques autres, dont moi-même,
vivions dans ou autour de l’hôtel Hamra. Plusieurs fois cible
d’attaques à la voiture piégée, cet établissement était pourtant
relativement mal protégé. C’est là que ces Lettres de Bagdad ont
été majoritairement rédigées. Quelques-unes, les premières, ont
été envoyées depuis ce que les Irakiens appellent pompeusement
le « Sheraton », un gigantesque bâtiment brièvement affilié à la
chaîne américaine dans les années soixante-dix.
L’hôtel Hamra était laid, inconfortable et bruyant. Mais il avait
le charme de ces établissements figés dans le temps, insensibles
aux intempéries de la guerre. Se faire dénoncer par un serveur
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mal intentionné était une menace réelle, mais nous n’avions
guère d’autre option. J’avais aussi choisi de rester là car en face
se trouvait la maison des envoyés spéciaux du Time, où vivait
mon ami russe Yuri Kozyrev, immense photographe de guerre,
que je considère comme LE photographe de la guerre en Irak.
Avec lui, avec Adrien Jaulmes, du Figaro, Patrice Claude, du
Monde, Patrick Cockburn de l’Independant, et Guillaume
Martin, mon collègue caméraman de France 24, j’ai passé
d’interminables soirées à tenter de comprendre cette guerre et à
échafauder d’improbables plans pour poursuivre mon travail.
Mais aussi des journées à arpenter les rues et les routes du pays.
À patienter des heures aux barrages. À braver les couvre-feux.
Bref à faire mon métier de reporter.
Après de courtes journées sur le terrain, le couvre-feu tombait
vers 19 heures, au plus tard. Une fois mes reportages montés et
envoyés, le dîner de poulet froid englouti, je regagnais la
chambre 506 et avais le temps de lire, écrire, regarder la nuit…
À ce moment-là, la vie nocturne n’existait pas à Bagdad. Chaque
soir, j’écrivais donc pour raconter ma vie de journaliste à mes
proches, et leur expédiais ma lettre par e-mail. Les années précédentes, je m’étais contenté de prendre des notes et de les garder
pour moi. Mais de plus en plus souvent, mon entourage me
posait des questions sur « la vie en Irak ». J’étais à peu près incapable de formuler des réponses claires. J’ai donc décidé de passer
par l’écriture, d’essayer par lettres, pendant les quatre séjours que
j’ai effectués en 2007 et 2008. Certaines d’entre elles, expurgées
de détails trop précis que je ne voulais pas rendre publics pour
des raisons de sécurité, ont été alors publiées sur le site Internet
de France 24. Avec le recul, je réalise que ces textes étaient aussi
et peut-être surtout un exutoire : ils me permettaient de me soulager un peu de ce fardeau, de ne pas sombrer moi aussi dans la
folie de ces hommes que je croisais toute la journée.
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Le pays entier était un champ de bataille. Bagdad, ville gigantesque, en était l’épicentre. Pas une heure ne passait sans explosions, rafales, vols d’hélicoptères, tirs de mortiers ou attentats à
la voiture piégée. Chiites et sunnites, par le biais de milices impitoyables, s’entre-tuaient, se kidnappaient. Chaque matin, les
Bagdadis comptaient les cadavres dans la rue. Les Américains
étaient devenus les cibles de tous et les agresseurs de chacun. Plus
personne ne semblait en mesure de trouver une issue à ce conflit.
Les diplomates américains, terrés dans la Zone verte, ne sortaient qu’accompagnés de convois de voitures blindées et équipées de mitrailleuses lourdes. Les compagnies de sécurité privées
coupaient les politiques, irakiens et américains, de la réalité du
pays. Les militaires américains et irakiens se parlaient à peine : la
méfiance était encore trop grande. C’était l’époque de la toutepuissance de Blackwater, la plus importante armée privée américaine, et accessoirement alors du monde. D’anciens soldats, des
mercenaires du monde entier à qui l’armée américaine confiait la
sécurité de ses généraux et des diplomates. Des hommes qui, s’ils
tuaient un enfant sur une route, n’avaient à répondre devant
aucun tribunal militaire. Sur-armés, sur-puissants, sûrs d’eux et
de leur bon droit, ils avaient la « main ».
Il est presque impossible de faire saisir, à qui n’y a pas été
confronté, la violence et la complexité de la guerre civile irakienne pendant ces années-là. Nous n’en étions d’ailleurs que de
simples témoins. J’espère néanmoins que ces lettres réussiront à
faire toucher du doigt cette folie collective, voire à en transmettre, ici ou là, quelque chose d’essentiel. J’espère, aussi,
qu’elles laissent transparaître à quel point j’étais, et reste, attaché
à ce pays et à ses habitants.
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
LES MURS
15 - 23 SEPTEMBRE 2007
Extraits - Lettres de Bagdad - Lucas Menget - éd. Thierry Marchaisse
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15 septembre 2007. Saturday night fever.
Seuls les hélicoptères brisent le silence. Il fait nuit sur Bagdad, et
le Sheraton est vide. Enfin presque. Nous occupons trois
chambres : une pour moi ; une pour Muthanna, l’indispensable
fixer ; et une pour les gardes du corps. Il en reste neuf cent quatrevingt-dix-sept à louer. Ce n’est pas gagné.
Les immenses couloirs du Sheraton sont plongés dans le vide et
le noir. Pas de courant, pas de restaurant, pas de clients.
Les retrouvailles avec Bagdad, où je ne suis pas venu depuis plusieurs mois, sont curieuses. Impression d’être dans un mélange
de Beyrouth et de Grozny. Immeubles éventrés, ombres fugitives
dans la nuit, sirènes de police et fumée d’attentats.
Le voyage en Irak commence en fait bien plus tôt, dès le tarmac
à Amman, en Jordanie. Dix heures ce matin : des forces spéciales
américaines en civil, quelques agents français de l’ambassade peu
loquaces, et des Irakiens pas pressés de rentrer. L’avion de la
Royal Jordanian est repeint en blanc : pas d’identification, pas de
numéro, pas de logo. Seul, un nom, peint sur le nez : Jessica.
J’espère qu’elle est en forme, la Jessica.
Le pilote est russe, forcément. Le genre de pilote qui a dû poser
des avions au Kosovo, au Timor, au Congo… En se marrant, et
dans un anglais très accentué, il souhaite la bienvenue à bord,
avec une hôtesse anglaise qui doit être payée une fortune pour ce
job.
Le Fokker 28 se remplit. Et, pour une fois, tout le monde écoute
les consignes de sécurité et regarde où est « la sortie la plus
proche de votre siège ». Coup de bol, j’ai la sortie de secours.
À peine en l’air, l’hôtesse distribue des sandwichs auxquels personne ne touche. Une sonnette retentit au bout de trois quarts
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d’heure : c’est le signal de la descente vers Bagdad. Au-dessous,
les premières boucles du Tigre, la palmeraie de Falloujah, et
quelques maisons.
L’avion descend en vrille : virages de plus en plus serrés. Gauche,
droite, gauche. Le tout en piquant vers le sol. Et à toute vitesse,
pour éviter les tirs. Une Irakienne assise à côté de moi pleure en
silence. Je ne sais vraiment pas quoi lui dire.
Je branche l’iPod, et écoute à fond les manettes le dernier Manu
Chao, Rainin in Paradize, pour éviter d’entendre les vrombissements des deux réacteurs que le pilote coupe et rallume à tour de
rôle. La musique calme un peu, mais j’ai les mains tellement
moites que je ne peux plus changer de chanson.
La carlingue s’emplit d’une vague odeur de sueur apeurée. Entre
se planter et prendre un missile, chacun évalue les meilleures
manières de terminer cette descente au plus vite.
Derniers virages au-dessus d’un ancien palais de Saddam, et le
zinc se pose à toute vitesse sur la piste.
« Bienvenue à l’aéroport international de Bagdad. La température extérieure est de 47 °C ; et ça va encore monter », rigole cet
enfoiré de Russe.
En effet, l’air extérieur donne la sensation d’entrer dans un four
avec un sèche-cheveux braqué dans la bouche.
Muthanna n’a pas le droit d’entrer dans l’aéroport. Il doit
m’attendre à cinq kilomètres, à la limite de la zone sécurisée par
l’armée américaine. Un Irakien, sympa, me propose de me déposer au premier check-point. À 170 km/h, en allumant sa cigarette, il me demande ce que je fais là…
Je finis par retrouver Muthanna et nos anges gardiens : quatre
policiers, dont un major de la police en uniforme, que je vais
payer six cents dollars par jour pour nous protéger (j’accepte
assez facilement, aujourd’hui, de participer à la corruption généralisée du pays).
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On se remet en route, Muthanna et moi dans une première voiture, les flics derrière, dans une vieille Chevrolet aux vitres teintées. Au moindre pépin, ils sont supposés sortir l’artillerie, ou
négocier avec les milices, infestées de policiers et de militaires.
C’est la première fois que je rencontre cette nouvelle escorte.
Muthanna s’est chargé de la recruter. Un savant mélange de
chiites et de sunnites, d’anciens militaires et de nouveaux policiers. Policiers, militaires, peu de différence aujourd’hui. Les
policiers dépendent de l’armée. La réorganisation des services a
conduit à des « services de sécurité » qui obéissent tous à des
généraux irakiens eux-mêmes contrôlés par les généraux
américains.
Ce qui a changé, c’est qu’un Occidental ne peut plus se déplacer
quelques minutes sur une route sans risquer d’être pris en otage.
Ce qui n’a pas changé, c’est l’entrelacs de routes coupées, de
détours, de barrages : un coup l’armée, un coup les forces spéciales, un coup la police. Il nous faut une bonne heure pour arriver au Sheraton, dont quelques minutes très désagréables dans
un embouteillage, où tous les regards se tournent vers moi.
En descendant de la voiture, je goûte à cette sensation oubliée :
dix mètres à pied, et l’impression d’avoir plongé dans une piscine
brûlante tout habillé.
C’est le ramadan. Donc de l’eau, puisque Muthanna me dit que
personne ne me reprochera de boire de l’eau en public. De toute
façon, il n’y a personne pour me regarder, à part les obséquieux
serveurs, qui ont tranquillement survécu au changement de
régime.
On parle de politique, avant le premier direct. BAOUM ! Une
bombe, pas loin. Bilan, cinq morts et dix-sept blessés. Une voiture piégée. Et Muthanna : « Oui, mais il y en a vraiment de
moins en moins, tu vas voir, ça ne réveille plus la nuit. »
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Je ne sais pas s’il pleut au paradis, mais ici, il fait chaud.
Bonne nuit, bonne journée.
Lucas
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