Là où le bât blesse

Transcription

Là où le bât blesse
POINT DE MIRE
Salaires féminins à la traîne
Là où le bât blesse
Les différences salariales entre hommes et
femmes sont dues à raison de 60 pour cent
à un comportement discriminatoire. Et l’introduction des salaires au mérite menace
de renforcer encore cette injustice.
Gordana Mijuk
Les femmes gagnent en moyenne vingt pour
cent de moins que les hommes, mais ce n’est
pas forcément là qu’il faut s’indigner. La différence est souvent expliquée par les
facteurs suivants: les hommes sont mieux
formés que les femmes, ils travaillent davantage et occupent des postes plus élevés
dans la hiérarchie. Le fait que ces facteurs
ne justifient cependant pas vraiment la situation salariale sur le marché du travail et
que les femmes ont des raisons de relever la
tête apparaît clairement dans une étude du
bureau fédéral de l’égalité qui a examiné de
façon détaillée les différences salariales en
fonction du sexe.1
L’étude en question montre que les différences salariales sont imputables dans 60
pour cent des cas à des comportements discriminatoires. Les hommes profitent en effet davantage que les femmes d’une bonne
formation avec les mêmes filières. Et l’expérience professionnelle est également
mieux honorée chez les hommes que chez
les femmes. En outre, les hommes obtiennent un bénéfice plus
grand des mêmes promotions que leurs collègues
féminins. Et alors que le
mariage implique chez
les hommes une augmentation de salaire, il conduit chez les femmes à
une baisse de ce dernier.
Les mêmes caractéristiques, dont on ne mentionne ici que les plus importantes, ont donc des effets différents sur
les salaires masculins et féminins.
Cette situation inacceptable tant sur le
plan légal que moral est de surcroît exacerbée par le fait que les 40 pour cent restants
ne sont pas libres de toute discrimination. Il
suffit de se rappeler que le niveau de formation, la position professionnelle ou même le
temps de travail hebdomadaire ne peuvent
pas toujours être choisis librement par des
femmes. Le fait que les femmes soient sousreprésentées dans les postes à responsabilités, alors qu’elles dépassent les hommes
dans les catégories inférieures de revenus,
est imputable à des structures familiales et
de société profondes qui rendent plus difficile l’activité lucrative de la femme.
Inégalités sur le plan juridique
La situation salariale est insatisfaisante pour
les femmes, même si leur situation s’est quelque peu améliorée au cours des dernières
années. Il y a bientôt vingt ans que l’égalité
entre hommes et femmes est ancrée dans
notre Constitution. Et depuis quatre ans bien
sonnés, le droit du salaire égal à travail égal
est promu par la loi sur l’égalité. Malgré tout,
les différences salariales parlent d’ellesmêmes et peu de gens songent à s’en plaindre. Corina Müller, experte en questions juridiques au Bureau fédéral de l’égalité, attribue
la rareté des plaintes au fait que les femmes
n’aiment guère s’exposer et faire état de leur
insatisfaction vis-à-vis de leur employeur.
A travail égal salaire égal?
La plainte la plus récente qui a fait beaucoup
parler d’elle dans le grand public a montré
une fois de plus clairement combien il sera
encore difficile à l’avenir d’obtenir des progrès au niveau de l’égalité de la femme. Dans
ce cas précis, il s’agissait
d’une enseignante saintgalloise en soins psychiatriques. Elle avait
porté plainte car elle gagnait moins en comparaison avec des enseignants professionnels
orientés sur l’artisanat.
Elle voulait faire valoir le
principe ancré dans la loi
du salaire égal à travail
égal, mais elle a finalement été déboutée par
le Tribunal fédéral, lequel a argué que les
deux professions n’étaient pas équivalentes.
Le TF s’est référé pour cela à l’expertise d’un
conseiller en entreprise arrivé à la conclusion qu’un enseignant d’école profesionnelle formant par exemple des cuisiniers est
mieux formé qu’une enseignante pour les
Alors que le mariage
fait augmenter
le salaire des hommes,
il conduit chez les
femmes à une
diminution de ce dernier
28
soins médicopsychiatriques. Une deuxième
expertise d’un professeur de l’Ecole polytechnique, qui a abouti à une appréciation
diamétralement opposée, n’a été pris en
considération ni par la Cour suprême saintgalloise ni par le Tribunal fédéral.
Le TF avait également invoqué le fait
que l’enseignante serait plus mal cotée sur le
marché du travail libre. Or l’idée de justifier
un salaire au niveau du marché du travail libre a quelque chose de douteux, selon l’avis
de Marianne Geisser, experte pour l’économie au Bureau fédéral de l’égalité. Les mécanismes du marché ne sont fonctionnels
que dans une certaine mesure. Les professions typiquement féminines par exemple
sont souvent moins appréciées sur le marché du travail libre que les professions masculines. C’est ce que confirme la situation
déplorable dans les professions soignantes.
Etant donné que les deux arguments
avancés par le Tribunal fédéral sont imputables finalement à des appréciations inacceptables de la femme, l’arrêté constitue un
sérieux revers pour l’égalité des sexes. Et il
importe donc de creuser la question, en particulier quant à l’argument du marché libre
du travail.
Au marché de juger
On s’étonne du fait que le Tribunal fédéral en
réfère au marché libre, un argument qui aujourd’hui gagne de plus en plus de terrain.
Depuis le début des années 90, les entreprises introduisent davantage des formules de
salaire au mérite et de bonus. Ces types de
rémunération prétendument adaptés au
marché sont cependant problématiques du
point de vue des femmes, moins bien loties
que les hommes en ce qui concerne l’obtention des bonifications ou des composantes
de salaire au mérite.
Contrairement à une opinion largement
répandue, la performance n’est justement
pas une valeur objective et en tout cas pas un
principe de répartition équitable. C’est ce que
montrent non seulement différents sondages
en matière de salaires, mais également une
étude mandatée par le Bureau de l’égalité2.
Les processus d’appréciation apparaissent
fortement imprégnés des facteurs sociaux, et
l’étude révèle par ailleurs que les appréciations de performance ne sont pas indé-
AGENDA MT 1/2001
POINT DE MIRE
pendantes du sexe des personnes à évaluer,
car notre regard est imprégné des attentes
que l’on émet à l’adresse des hommes ou des
femmes. Si ces derniers se trouvent blessés
par un comportement non conformiste de la
personne à apprécier, ceci a souvent un effet
négatif sur l’appréciation.
Dans le comportement de communication, les attentes suivantes sont notamment
en jeu: une femme se laisse par exemple facilement interrompre dans des discussions,
elle évite les conflits et cherche le consensus
alors que les hommes sont davantage prêts à
en découdre et prennent souvent l’offensive
dans la discussion. Or si une femme adopte
un tel comportement offensif de communication, qui est considéré comme réfléchi et
même souhaitable chez les hommes, celui-ci
est alors jugé comme agressif et prétentieux.
Des modèles de comportement typiquement féminins et masculins biaisent le regard envers la performance effective. Ce qui
démontre à quel point les rôles sont strictement répartis entre les hommes et les femmes dans notre société, et combien il pourrait être difficile de vouloir échapper à ces
structures rigides.
Des mesures s’imposent
Le premier pas vers une amélioration de la
situation salariale doit d’abord consister à
aborder le sujet, considère Marianne
Geisser, même si aujourd’hui encore le salaire est un sujet tabou, portant préjudice à
la cause des femmes. Il s’agit d’étudier les
différences salariales et surtout leur causes
pour en débattre au grand jour. Seule la
transparence et la connaissance peuvent
permettre d’éviter à l’avenir de telles injustices. En outre, l’économiste recommande
que les femmes soient affiliées à des associations de femmes ou à des syndicats permettant de mieux résister aux pressions. La
situation économique actuellement favorable offre en outre aux femmes de bonnes
perspectives pour défendre leur cause.
Espérons que le jeu en vaut la chandelle. ❐
1
Auf dem Weg zur Lohngleichheit? Comparaison entre les
salaires masculins et féminins sur la base d’enquêtes sur
les structures salariales de et 1994 1996. Berne et
Neuchâtel, 2000.
2
Fried, Andrea. Wetzel, Ralf. Baitsch, Christof. Wenn zwei
das Gleiche tun... Diskriminierungsfreie Personalberatung. Zurich, 2000
AGENDA MT 1/2001
29