C`est une caméra

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C`est une caméra
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1.
Cette histoire a certainement démarré comme ça :
C’est une caméra ?
Non ! Un caméscope.
Quelle est la différence ? Que comptes-tu en faire ?
J’ai ma petite idée…
Nous filmer ?
Peut-être…
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2.
Un jour ou l’autre, le quotidien, ça vous anesthésie. Cash. Ça ne vous démange même plus. La
banalité de votre train de vie, vous saisit à la gorge
d’un seul coup, et hop, vous étouffe silencieusement. Ensuite, il ne reste plus rien à faire pour
vous tirer de là. C’est un peu pour ça que ce
caméscope a pu entrer chez eux. Banalement.
Personne ne s’est aperçu de rien. Pas le temps. Ou
pas le courage. Peu importe. Même si on croit
avoir dit quelques mots avant de dîner à propos de
ce truc. D’accord, sa femme aurait pu gueuler.
Dire que ce genre de petit jeu ne l’amusait pas.
Mais comment aurait-elle pu comprendre ? Pas à
ce moment-là ! Non ! Trop tôt ! Elle était encore en
droit de se rebeller. Mais la chose s’est empressée
de squatter leur salon. Elle ne s’est pas méfiée.
Alors voilà, il faut être un peu malade pour aller
imaginer un truc pareil. C’est la maladie d’une
civilisation. Mais c’est comme ça.
Le mal du siècle entre par la grande porte.
Exit l’intime !
La chose s’impose vite.
Pas plus ordinaire pour le coup, qu’une caméra.
L’image, c’est un moyen d’expression si familier !
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Filmer la vie : quelque chose de si normal. Il faut
à peine apprivoiser l’objectif. Ah ! Oui ! Ça pourrait laisser des traces. Mais c’est si anodin une
caméra. Juste une boîte et un œil vitreux qui vous
regardent indifférents…
Là, à présent, il est tout seul. La maison est vide.
Juste lui, et son nouveau joujou. Il a l’air d’un
type tranquille. Il l’entraîne partout. Il passe tout
en revue : salon. Cuisine. Couloirs. Salle de bains…
Même les W-C ont droit à leur prise de vue. Bien
sûr, inclure les chiottes au film à venir, est encore
une hypothèse à laquelle il n’a pas vraiment
réfléchi. Il n’a d’ailleurs réfléchi à rien. Voilà comment il voit les choses : s’il filme sa vie, il en fera
peut-être un chef-d’œuvre.
Il est comme tous ces types déchaînés contre les
gens banals, les vies ordinaires ; rêves narcissiques de gloire ou de singularité intensifiés par
les médias, les panneaux publicitaires, les films de
cinéma…
Mettez-vous à sa place : vous n’êtes pas un prisonnier politique ou un type atteint d’une maladie
incurable. Vous n’avez donc aucun vrai combat à
mener. Vous n’êtes pas non plus une rock star.
Vous n’êtes pas un millionnaire…
Non ! Vous n’êtes pas exceptionnel. Et votre vie ne
l’est pas non plus. C’est juste une vie ordinaire,
sans heurts, sans passion. 97% des gens sont
dans votre situation.
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Et tout ça vous fait chier…
CQFD.
Il avance le long du corridor. Comme dans un sas
exigu. Une pièce. Une autre. Une autre encore…
Puis ce sont de vives palpitations – est-ce que ça
pourrait être autrement ? – quand il arrive vers
une porte entrebaîllée. Celle de la chambre. Il veut
peindre la vie d’un couple. Il veut savoir ce que
c’est. Cela fait cinq ans que sa femme et lui sont
à la colle. Il se souvient de leur premier rencard :
un soir de juin. Coup de foudre. Premier baiser.
Enfin, tout le bordel. Et la première nuit. Celle, où
il s’est retrouvé entrain de lui baisser sa foutue
culotte. Qu’il avait cet étrange pressentiment
qu’ils continueraient leur chemin ensemble. Que
ça n’avait rien d’une conquête passagère. En
posant son œil dans l’objectif, il a déjà en tête le
projet de ce film. Oubliez toute pornographie !
Cherchez pas ! Il n’ira pas réaliser un film de cul.
Ça l’emmerde d’ailleurs pas mal, ce genre de
trucs, où les gens ne passent leur temps qu’à se
sucer, et s’enculer. Ça n’a rien de vrai. Ça ne sera
pas une recherche désespérée de la baise. Le
samedi soir après Canal+. Rapidement, pour signaler qu’on est encore un couple. Il commence
par simuler longuement une prise de vue. Ça joue
au metteur en scène. Ça se prend pour Visconti
ou Spielberg. Il cherche le bon angle. Plan américain. Plan rapproché. Gros plan. Dans la faible
lumière, ruisselant le long des murs. Ça filme. Il
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essaye de cadrer parfaitement le grand lit à deux
places au centre de la pièce. Il lui donne la vedette.
Comme si l’acteur pouvait être un lit ! Il ne cherche
même pas à se filmer lui-même. Non ! Trop commun. Il faut que ça paraisse insolite. On peut
trouver un paquet de plaisir quand on fait des
choses pas ordinaires. Il filme tout ce qui appartient à sa vie quotidienne. Ces choses qu’il a vues
des milliers de fois. Qui l’emmerdent. Qu’il ne voit
désormais plus. Comme si ces choses, bon sang,
n’avaient plus rien à lui dire. Ne lui faisaient plus
rien. Il filme ce lit où ils se retrouvent chaque soir.
Pour dormir. Pour faire l’amour – quand ça se
produit. Il filme ce lit où le couple existe encore en
tant que couple.
Le sitcom du quotidien…
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Bien sûr, rien ne vous échappe à vous. Alors voilà.
L’histoire a débuté comme ça. Caméra au poing.
La chose a très vite avalé l’endroit. Figé chaque
moment. Aussi mince soit-il. Exit la vie privée. La
thérapie pouvait commencer. Face à face. La caméra se déclenche. Clic clic clic. Et débute l’histoire par une première image : la sienne. Tout net.
Elle se met à le filmer. Chez lui. Précisément où
son couple trouve existence et repos. Lieu sacré.
Normalement, inviolable. Acte courageux ou insensé ? Qu’est-ce que ça peut foutre ! Pour lui,
introduire cette caméra dans sa routine usée,
relève tout simplement d’un programme. Programme qui a débuté un lundi matin. 11h00. Il
était assis dans son fauteuil. Un grand vide audessus de sa tête. Et le sentiment désespéré
qu’une fin inexorable était pour bientôt. Il avait
beau tenter d’atténuer l’angoisse. Ça remuait dans
son esprit. C’était le mal vivre. Comment pouvaitil combattre ? C’était un peu comme un déterminisme. Il n’arrivait pas à comprendre qu’il puisse
souffrir autant. Il pensait à sa femme. Il vit un
chômage indemnisé par l’ASSEDIC depuis maintenant presque deux ans. Il pensait à ça. Il pensait à ses amis. Il remontait le fil de ses souvenirs
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de jeunesse. Ses années étudiantes. Mais tout le
ramenait à son angoisse. Il vivait comme un porc !
Ne répondant qu’à ses besoins naturels (manger,
déféquer, conserver sa vie). En dehors du travail,
quelques heures dans les cafés. Au théâtre. Chez
des amis. Sa vie s’étiolait en un vaste désastre. Il
avait le sentiment de ne plus vivre une quelconque
pulsion. Ni pulsion sexuelle. Ni pulsion de vie. Ni
pulsion de mort. Un ami lui avait dit un jour que
cela représentait l’angoisse moderne. Vivre comme
si le temps s’était brutalement stoppé net. Depuis
que dieu avait disparu de la scène, chacun devait,
seul, se démerder avec cette angoisse. Un mélange
de crainte de la mort, et de crainte de la vie, tout
en se débrouillant avec sa routine, et ses frustrations quotidiennes : relations avec autrui,
relations avec sa femme ou ses enfants. Pour se
désaccoutumer un moment, on avait le choix
entre le Prozac, la télévision, l’Internet. Cette
caméra dans sa maison est le fruit de cette
douloureuse matinée. Il avait le choix : un suicide
propre et simple, – par défenestration pourquoi
pas ou tenter quelque chose pour transcender ce
quotidien usé : la caméra. On peut appeler ça une
culpabilisation à l’envers. En introduisant la
caméra chez lui, c’était un peu comme franchir la
première étape. Un film. De l’insignifiant. Il n’y
aurait plus de secret. Son corps, ses sentiments,
proposés au plus offrant… S’offrir comme une
marchandise. Un clown qui s’exhibe pour enfin,
avoir le sentiment d’exister ! Pour cela : se filmer
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régulièrement. Tenir un journal de bord en images.
Ça pourrait être diffusé à la télé. Au cinéma. À
des amis ou sur Internet. Une vidéo de plusieurs
milliers de minutes. Les images en brut. Sans
censure. Dynamiter les règles. Une question de
principe. Bon sang ! Plus question de se cacher.
Plus question de faire semblant. La souffrance ça
se communique. Ça ne doit pas se taire. Il a l’impression qu’il faut le faire avant de mourir. Une
question de devoir. Certes, il ne sait pas de quelle
foutue mort il peut bien avoir peur. D’ailleurs, il
n’y pense pas. Il a juste sa chose bien en main.
Son moteur tourne dans un bruit infernal. Clac
clac clac. Passe d’une pièce à l’autre. Il se photographie. Seul. Désordonné. Ça le fait triper. Personne n’est capable de comprendre. Juste parce
que pas grand monde, comme lui, ne serait assez
taré pour aller filmer comme ça, sa plus pure
intimité. Juste un projet de barge ! Ça démarre,
quand il commence par filmer n’importe quoi.
Sans lien. Des images mises bout à bout. Un peu
comme un film qui n’a pas d’histoire. Un truc
insolite qu’on pourrait foutre dans un musée. Une
sorte de pièce d’art moderne, que personne ne
prendrait la peine de comprendre ou juste de
regarder. Scène sur scène. Toujours incompréhensibles. Certes il a tout préparé, sauf un scénar’ :
premier jour…
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